Le Roi Mystère/Partie 2/20

Nouvelles éditions Baudinière (p. 241-247).
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2e partie

XX

TRAQUENARDS

Sitôt qu’elle fut entrée, Robert ferma vivement la porte de l’atelier et accompagna Gabrielle jusqu’à un fauteuil où elle se laissa tomber, vaincue par son émotion trop violente.

Mais Gabrielle se remettait déjà. La jeune fille faisait de louables efforts pour reconquérir tout son sang-froid. Un instant, elle resta l’oreille attentive, écoutant les moindres bruits de l’hôtel.

Elle lui sourit et lui dit qu’il venait de se produire chez messire Thiébault une scène de la plus grande importance pour l’affaire qui les préoccupait. Elle savait l’étroite liaison qui existait entre le crime Lamblin et le crime Didier et toute l’importance qu’il y avait pour son père à ce que le premier crime fût puni, de telle sorte qu’on fût naturellement conduit au véritable auteur du second…

— Gabrielle, fit Robert, tout ce que vous venez de me raconter, je le sais… Je vous l’avais promis : vous tenez le premier maillon…

— L’assassin était là !… Vous aviez raison de dire que les preuves viendraient à nous, puisque l’assassin est venu !… La pauvre femme l’a reconnu tout de suite… « C’est lui ! s’est-elle écriée… c’est l’homme de l’escalier !… » Vous saviez donc qu’il allait venir ?

Robert ne répondit pas. Alors, Gabrielle reprit :

Mme Didier a été si émue par la vue de l’homme de l’escalier qu’on dut la transporter chez elle… Un individu, que vous connaissez certainement, Robert, pour l’avoir rencontré ici quelquefois, quand il habitait l’hôtel, la souleva dans ses bras et je les suivis tous deux. J’indiquai à cet individu la chambre de Mme Didier. Nous y entrâmes tous trois. Il y avait une faible lumière dans la chambre, je ne reconnus point tout d’abord l’homme qui déposa la pauvre femme sur son lit. Les enfants dormaient. Je me penchai sur Mme Didier et j’eus la satisfaction de constater qu’elle n’était point évanouie, mais par un phénomène dû à l’extrême fatigue et à l’extrême émotion, elle dormait, elle aussi, d’un sommeil presque régulier. Je la couvris avec soin, pour qu’elle n’attrapât point froid et je me disposais à venir vous rejoindre quand je me retrouvai en face de l’homme qui n’avait point quitté la chambre…

— Mais qui était cet homme ? demanda Robert Pascal.

— Je vous ai dit que je ne sais point son nom. Mais son regard m’effraie ! Un regard d’oiseau de proie qui ne vous quitte pas !

— Le Vautour ! murmura-t-il. Le Vautour !

Alors Robert Pascal fit signe à Gabrielle de ne point quitter sa place et, se levant, il entra dans sa chambre.

Là, il retrouva Cassecou, qui, patiemment, attendait des ordres.

— Eh bien, dit Cassecou, avez-vous réfléchi, maître ? Me livrez-vous le Vautour ?

— Non, Cassecou, non ! Moi vivant, on ne touchera point à un cheveu du Vautour !…

Il est probable que cette nuit-là Cassecou et Robert Pascal avaient encore quelques petites choses importantes à se dire, car ils ne se quittèrent point tout de suite, et ce n’est que vers onze heures et quart que l’ombre de Cassecou retraversa les terrains vagues qui s’étendaient derrière l’Hostellerie de la Mappemonde. Le sergent de R. C. revint dans la rue des Moulins et la redescendit. Il passa devant le cabaret des Trois-Pintes et colla son visage contre les vitres. Il constata que Master Bob n’était plus là. À une table, le gnome américain écrivait.

— Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il a à écrire toujours comme ça ? se demanda Cassecou. Si quelqu’un peut jamais me dire ce qu’il fiche chez nous, celui-là !… À la place du Dab, ce que je m’en serais déjà débarrassé !…

Et Cassecou reprit sa marche descendante sans se presser. Il aurait été peut-être plus inquiet s’il avait su que son visage collé à la fenêtre des Trois-Pintes avait été aperçu et reconnu par M. Macallan.

Celui-ci, une minute plus tard, était dans la rue.

— Qu’est-ce que Cassecou est venu faire ici ce soir ? se demanda M. Macallan. Il a certainement vu Robert.

La silhouette de Cassecou disparaissait à ce moment à l’angle de la rue des Moulins…

— Je le suivrais bien, fit Macallan tout haut, se parlant à lui-même, mais je n’ai pas le temps.

Il paraissait fort perplexe et très ennuyé d’avoir aperçu la figure de Cassecou dans ces parages.

— Allons, il faut savoir ce qu’ils font à la Porte-Saint-Martin. Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé de cela ? C’est étrange… Bizarre !… On ne me roule pas, moi !

Un fiacre passait au coin de la rue de l’Abbaye ; il le héla. Avant de monter dans la voiture, il menaça le cocher de son bâton, lui promettant une raclée magistrale, s’il ne le déposait point dix minutes plus tard à la Porte-Saint-Martin. Le cocher rit et le modeste équipage partit comme le vent, sur la promesse d’un bon pourboire. L’automédon eut cinq sous et injuria l’avorton qui pénétrait déjà dans le théâtre.

On en était au quatrième acte des Martyrs. La pièce en comptait cinq. Macallan était donc arrivé avant le dernier entracte. Il prit un fauteuil de première galerie et immédiatement y grimpa. De là, il pouvait voir sans être vu. Son regard plongeait dans la salle et fit le tour des baignoires. L’une d’elles avait sa grille complètement levée. Il se dit : « Elle est là derrière. »

Sur la scène, le drame du cirque se déroulait. Néron, penché au bord de la loge de pourpre, écoutait avec épouvante la prophétesse, à demi-nue, prête au supplice, qui, debout sur le sable de l’arène, annonçait au maître de l’empire sa fin misérable et prochaine. Au dernier plan, les esclaves commençaient à allumer les chrétiens, torches vivantes, flambeau rayonnant sur le monde romain. Dans la lueur sinistre des flammes dévoratrices, Mlle Marcelle Férand lançait l’imprécation avec un tel enthousiasme de la mort, que la salle tout entière se levait dans une tempête de bravos et de clameurs, dans une ovation sans pareille. Et c’était ainsi tous les soirs. L’œuvre n’avait, au fond, rien que de banal. Mais, la tragédienne faisait passer sur cette œuvre médiocre un souffle tel qu’elle l’avait sacrée chef-d’œuvre aux yeux de tous.

Le rideau tomba. Les spectateurs, debout, transportés, des flammes au cerveau, le faisaient relever dix fois, et le gnome Macallan vit que la grille dorée de la baignoire qu’il fixait d’un regard curieux ne put résister plus longtemps. Elle fut baissée d’un geste fébrile. Macallan s’attendait à ce que ce geste fût celui d’une femme, mais il reconnut aussitôt dans la personne qui avait baissé la grille et qui se penchait hors de la baignoire pour encore applaudir Marcelle Férand, Téramo-Girgenti lui-même. Derrière lui se tenait Liliane d’Anjou et le procureur impérial.

— Oh oh ! dit Macallan, qu’est-ce que tout cela signifie ?

Et il songeait :

— Comment a-t-il fait pour être déjà là ?

Teramo-Girgenti continuait d’applaudir follement, hors de lui. En le voyant si noblement « emballé », le gnome eut une moue suprême de mépris.

— Ah ! tu ne changeras pas ! dit-il à mi-voix, tu ne changeras pas !… Quelle misère !…Regardez-le applaudir… Quelle misère !… Avoir dépensé tant d’argent !…

La salle se vidait. Macallan gagna les couloirs.

— Bah ! fit-il, nous allons toujours tenter l’opération de la dent creuse. Après on verra.

Il descendit, se mêla à la foule et arriva non loin de la porte de la baignoire qui paraissait tant l’occuper. Il était là depuis quelques instants quand cette porte fut poussée et il vit Liliane qui sortait, au bras de Teramo-Girgenti. Celui-ci était habillé comme aux plus grands soirs, en habit, portant au cou, sur la cravate blanche, la croix de commandeur de Sainte-Anne. Ce vieillard paraissait ainsi, malgré son grand âge, de la plus jeune élégance. Macallan se demandait, anxieux, s’il allait suivre le couple ou rester à surveiller les gestes de Sinnamari, quand il vit celui-ci sortir également de la baignoire et suivre Liliane et Teramo, à quelques pas. Soudain, Teramo fit un signe à l’ouvreuse, qui apporta les fourrures, et tous trois descendirent sous le porche. Sinnamari se tenant toujours derrière, sans doute parce qu’il ne voulait point causer ce scandale public de se montrer trop ouvertement avec la courtisane. M. Macallan crut remarquer que Sinnamari était fort préoccupé.

Le procureur s’arrêta un instant au contrôle, et M. Macallan, qui le surveillait de près sans qu’il s’en doutât, l’entendit préciser au chef de contrôle, l’un de ses correspondants sans doute :

— Je souperai à la Maison Dorée. Surtout, qu’ils ne perdent pas une minute.

Macallan en avait entendu sans doute plus qu’il n’espérait en savoir, car il sortit aussitôt et sauta dans un fiacre qui le conduisit devant la Maison Dorée. Ainsi, il put voir arriver Liliane et Teramo-Girgenti dans le coupé de la demi-mondaine ; ils entrèrent dans le vestibule, éblouissant de lumière du restaurant à la mode. Cinq minutes s’écoulèrent, et ce fut le tour de Sinnamari de pénétrer dans le restaurant. Il marchait vite, le nez dans le col de sa fourrure. Il donna, en passant, un ordre bref au portier.

— Je ne sais pas ce qu’il prépare ! Indeed ! faisait tout haut dans son fiacre le gnome. Je donnerais bien un penny que Teramo va se faire jouer par Sinnamari ! Ah ! by Jove ! Quelle misère !… Et ce Sinna ! Quel homme ! Le vrai dab, c’est lui !

Et le gnome fut pris d’une rage qu’il traduisit cependant par quelques jurons sonores, interrompus soudain par l’apparition de deux ombres solidement emmitouflées qui entraient dans la lumière du vestibule et qui étaient arrêtées un instant par le portier. Le gnome bondit hors du fiacre.

— Le préfet de police ! Le chef de la Sûreté ! Oh ! oh ! Ça devait finir comme ça avec ce terrible sentimental fellow ! My patience is exhausted. Ma patience est à bout !

Et, haletant, cherchant le parti qu’il devait prendre, il commença par s’arracher une mèche de ses cheveux filasses. Puis il pénétra directement dans le restaurant et grimpa hâtivement un escalier. La porte d’un des cabinets était entrouverte. Il passa devant cette porte, jeta un coup d’œil dans ce cabinet et vit qu’il était occupé par les deux personnages qui avaient eu le don de déchaîner dans sa petite personne un si furieux émoi. Un garçon arrivait. Il lui demanda si le cabinet qui se trouvait à côté de celui où se tenaient le chef de la Sûreté et le préfet de police était libre ; on lui répondit affirmativement ; il y pénétra, disant qu’il attendait quelqu’un et demandant qu’on le laissât seul jusqu’au moment où il sonnerait. La porte fermée, il constata qu’une autre porte, dont les verrous étaient tirés, faisait communiquer le cabinet où il se trouvait avec celui d’à-côté… Il colla son oreille contre cette porte et il montra une mine désillusionnée, car il n’entendit rien. Il se releva en poussant un soupir et, à nouveau, il se tira les cheveux. Mais, tout à coup, un éclat de voix, qu’il reconnut, le fit tressaillir et il courut à la porte de communication. C’était Sinnamari qui venait d’entrer et qui parlait, mais s’il n’arrivait au gnome que des bribes de cette conversation, encore eurent-elles le don de l’exaspérer au plus haut point. Il entendait :

— J’ai juré que je le saurais ce soir… Il faut tenter le coup… Nous ne savons pas ce qui nous attend demain… La fête de Teramo est un traquenard dont nous ignorons tout… Si ce Teramo et le roi ne font qu’un, il y a du bon !…

Mais la voix du préfet de police se faisait entendre :

— C’est impossible ! Impossible que ce soit le même homme… Et si nous nous trompons, les conséquences peuvent être incalculables.

— Je suis bien de votre avis, reprenait Sinnamari, voilà pourquoi je tiens à tenter ce coup-là… Nous verrons bien ce qu’il fera ! Et ce qu’il fera nous renseignera !… Nous saurons du coup à quoi nous en tenir !…

Ici les voix se firent tellement basses que Macallan n’entendit plus rien. On ne saurait exprimer la fureur qui envahit le petit corps de l’avorton quand il entendit Sinnamari émettre cette hypothèse : « Si Teramo et le roi ne font qu’un… »

Puis, la voix du chef de la Sûreté se fit entendre, mécontente :

— Jamais ! C’est une invention de Dixmer !… Je m’en fiche pas mal de ces gens-là et ils peuvent jaboter tout leur soûl… Comprenez donc que Dixmer encore une fois ménage la chèvre et le chou… Vous avez eu beau lui promettre ma place…

— Vous êtes ridicule, mon cher, répliquait Sinnamari.

Et puis encore du silence.

Sinnamari se faisait à nouveau entendre :

— Je suis si bien de votre avis sur Dixmer que, me méfiant de son jeu, je ne dirai rien à son agent qui doit venir nous chercher ici… Sans quoi, j’aurais attendu l’arrivée de cet agent pour vous faire prévenir… Ah ! c’est un coup !… Quand j’ai su que le hasard me mettait au théâtre en face de Teramo et me l’amenait jusque dans ma baignoire, je me suis dit : Il ne faut plus le lâcher, il faut l’emmener coûte que coûte avec nous et tenter le coup !

En entendant ces derniers mots, M. Macallan se releva, tremblant, le front en sueur.

— N. d. D. !… s’écria-t-il, lui qui ne jurait jamais que par le dieu des Grecs. Quel coup vont-ils donc tenter ?

Et il sortit du cabinet, dans un tel état de fureur, d’humeur et de terreur qu’il en oublia son bâton…

— Oh ! si je pouvais savoir où il est !…

À tout hasard, il ouvrit deux portes de cabinets particuliers, mais ne réussit qu’à troubler des desserts plus ou moins intéressants. Un garçon le bouscula, lui demanda ce qu’il voulait. Il fit la description de Liliane, et on le conduisit dans le cabinet de Sinna.

— Pourvu, se disait-il, que le procureur ne vienne pas tout de suite !

Quand la porte du cabinet de Sinnamari fut poussée, il aperçut Liliane qui écoutait tranquillement Teramo-Girgenti. Le comte semblait fort galant et allumait une cigarette d’Orient aux lèvres de la jeune femme ; mais, quand il aperçut M. Macallan, il bondit littéralement sur lui et le prit au collet.

L’autre balbutiait :

— J’ai voulu te prévenir !… Un traquenard… Sinnamari !… Prends garde !… Ne va pas où tu dois aller !…

Mais Teramo le secouait sans l’écouter.

— Encore toi ! Encore toi !…

— Pour te sauver ! râlait le gnome.

— Oh ! fit Teramo avec un immense soupir… Tu mériterais bien de ne pas voir demain !

Et il le jeta comme un paquet dans le couloir, ordonnant au garçon de reconduire tout de suite ce mendiant sur le trottoir. Trois domestiques arrivèrent au bruit et s’emparèrent de Macallan qui, malgré les coups dont était accompagnée la bousculade, trouva encore le moyen de souffler à Teramo :

N’y va pas !…

Mais Teramo avait déjà refermé la porte.

Et si le comte n’alla pas cette nuit-là au cabaret de l’Ange Gardien, ce ne fut pas pour suivre le prudent avis du gnome. Sinnamari avait eu l’intention de l’y entraîner, mais trop peu sûr que R. C. et Teramo ne fussent qu’un, il s’était laissé convaincre par le Préfet de Police et le Chef de la Sûreté de ne rien précipiter.

Selon eux, R. C. ne pouvait pas manquer de faire un faux pas, qu’ils guettaient.

Macallan avait rejoint son fiacre. Lui aussi guettait. Il suivit Teramo qui raccompagna Liliane après le souper ; plantant là le procureur impérial qui en parut très dépité.

— Ah, cette dent creuse ! gémit le nain.