Le Roi Louis XVII
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 362-396).
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LE ROI LOUIS XVII

VI[1]
HORS DU TEMPLE

C’est précisément à cette époque que la France commençait à comprendre la valeur du rôle que jouait dans ses destinées le frêle otage du Temple et l’importance des trafics dont il pouvait être le prix. Cette conviction, les chefs de partis se l’étaient, on l’a vu, transmise et dérobée l’un à l’autre depuis longtemps ; mais le gros de l’Assemblée, le chœur des naïfs et des simples, auxquels le seul mot de Roi inspirait une horreur aussi factice qu’aveugle, s’avisait seulement, depuis thermidor, que le pays possédait un gage dont il serait sage de profiter. Calmée et assagie par d’abondantes saignées, la Convention se révélait subitement modérée, tout en se défendant de l’être, et c’est sur la Vendée qu’elle s’essaya d’abord à la clémence. Le 12 frimaire an III, — 2 décembre 1794, — elle avait volé l’amnistie pour « tous ceux des rebelles de l’Ouest qui déposeraient leurs armes dans le délai d’un mois, » et nommé des commissaires chargés d’assurer, en Bretagne et dans le Bas-Poitou, l’exécution de ce décret.

Il n’y a guère dans notre histoire de plus émouvant épisode que la rencontre du 12 février 1795, au château de la Jaunaie, près de Nantes, entre les délégués de la Convention et Charette accompagné de ses généraux. Les représentants du peuple se sont rendus au lieu fixé pour l’entrevue, escortés par cent cavaliers et par deux cents fantassins que commande le général en chef Canclaux suivi de tout son état-major. Une tente a été dressée dans la lande, au Lion d’or ; les conventionnels, panache tricolore en tête, écharpe à la taille, prennent place, sur une même ligne, à une longue table, et aussitôt Charette est annoncé : ses trois cents cavaliers se massent en face des soldats de la République : il pénètre sous la tente ; il est vêtu d’une petite veste couleur de chair avec des parements rouges, des retroussis à fleurs de lys : au bas de sa ceinture est une large dentelle noire ; sur la veste, à la place du cœur, est brodé un crucifix avec cette légende : Vous qui vous plaignez, considérez mes souffrances ; sur son chapeau, orné de deux rangs de bourdalous dorés, flotte un bouquet de plumes blanches, noires et vertes, — la fidélité, le deuil et l’espérance., — Six de ses généraux, — plumets blancs, ceintures blanches, — sont entrés derrière lui, et prennent séance de l’autre côté de la table, en face des députés.

Sur cette réunion planait l’attendrissante figure du petit Roi prisonnier pour qui ces Vendéens avaient si longtemps combattu et dont le nom était brodé sur leurs drapeaux. Ce fut bien vers lui que se portèrent en ce moment solennel toutes les pensées, car aussitôt, le bruit se répandit hors la tente, au Château de la Jaunaie où les chefs de l’insurrection étaient hébergés somptueusement aux frais de la République, dans les faubourgs de Nantes, par toute la ville et bientôt jusqu’à Paris, que si le vaillant général de l’armée royale consentait, sans avoir été vaincu, à entrer en pourparlers avec les délégués de l’Assemblée régicide, sa première exigence serait, non pas le rétablissement immédiat de la monarchie, mais la remise des enfants de Louis XVI à la Vendée fidèle… Or, en réalité, des prisonniers du Temple, il ne fut même pas question !

Et sur ceci encore pèse un mystère : non point qu’il soit permis de croire à quelque convention secrète ; mais on s’étonne de voir si accommodant le fier, l’irascible, l’intraitable Charette : dès les premiers pourparlers, il adopte les formules du calendrier, républicain, le terme exécré de citoyen, parle avec respect des représentants du peuple ; Ruelle, l’un des délégués de la Convention, — et régicide I ! — devient pour lui « l’ami de l’humanité et des lois ; » les autres conventionnels sont « dignes d’estime et d’éloges ; » il proteste que « jamais plus fortement qu’en leur présence, il n’a senti qu’il était Français « et c’est dans ces sentiments qu’il déclara solennellement à la Convention nationale et à la France entière, se soumettre à la République française une et indivisible. » Bien plus, il coiffe un chapeau à plumet tricolore pour faire dans Nantes une entrée triomphale I Sans doute Ruelle fut un habile homme et sut « empaumer » le chef vendéen ; mais de celui-ci on n’exigeait pas tant, et c’est de le voir fraterniser si chaudement avec « les Bleus » que plusieurs de ses officiers, ne pouvant ajouter foi au témoignage de leurs propres yeux, imaginent, pour s’expliquer à eux-mêmes un revirement si subit et si imprévu, que leur chef a obtenu des républicains beaucoup plus et beaucoup mieux que les avantages médiocres officiellement consignés dans le traité de paix. La légende de la remise prochaine de Louis XVII à la Vendée naquit, à La Jaunaie même, de la stupeur des chefs vendéens, et peut-être Charrette lui aussi mit-il une certaine complaisance à lui permettre de se propager. Poirier de Beauvais, le commandant général de l’artillerie vendéenne, raconte que, après la fin de la troisième conférence, se trouvant dans la chambre de Charette, il osa se dire « surpris » que ceux qui voulaient la paix n’eussent pas, dès le premier article, fait la demande du Roi…« Dût-on être refusé, l’attachement à la personne du prince et la décence en faisaient une loi… » Charette détourna « avec aigreur » la conversation ; mais, le soir, à la Bézilière, un autre chef de l’armée royale, M. de la Bouère, partageant le lit de M. de Fleuriot, oncle de Charette, et manifestant combien il était dur pour les Vendéens, après s’être battus pendant deux ans sans relâche, de traiter avec les bourreaux du Roi et les geôliers de l’héritier du trône, Fleuriot lui confia, dans le plus grand secret « qu’il y avait des articles convenus qu’on ne pouvait faire connaître… ; par un de ces articles le jeune Louis XVII devait être remis entre les mains de Charette à la fin de juin ; d’ici là, et pour y parvenir…, il fallait la plus grande circonspection et un secret inviolable. « Voilà pourquoi, dans les discussions de La Jaunaie, il n’était pas question de la royauté, Charette sachant à quoi s’en tenir sur ce sujet. »

« L’inviolable secret, » circulant de bouches à oreilles, fut la fable de toute la Vendée et courut jusqu’à Paris ; la Convention s’en émut : durant si longtemps, spéculant sur sa docilité, ses comités avaient gouverné sans elle que maintenant, revenue de sa peur, elle exigeait que tout « se passât au grand jour. » Une coïncidence prêtait aux commentaires : à l’heure même où les délégués de l’Assemblée entraient en pourparlers avec Charette, on discutait à la tribune de la Convention la question de savoir si la République pouvait prendre, en traitant avec les Puissances ennemies, des engagements qui demeureraient dans le secret durant un temps déterminé et si le Comité de Salut public avait qualité pour contresigner seul ces conventions occultes. Et on était en droit de se demander de quel prix, non révélé, avait été payé l’empressement de Charette à signer sa capitulation. Plus il témoignait de satisfaction, plus on s’inquiétait ; on s’ingéniait à découvrir pourquoi, en cette affaire, il paraissait être l’obligé et quand, par une lettre adressée à Ruelle et que lut à la tribune Boissy d’Anglas, le chef vendéen annonça que pour fournir un gage de sa reconnaissance et de son attachement, il envoyait ses drapeaux en hommage à la Convention, tous les députés se levèrent en criant : Vive la République ! mais se rassirent avec le vague pressentiment d’une immense et ténébreuse duperie, et ils eurent le tact de ne pas introduire à leur barre ces émissaires des ci-devant « rebelles » et de ne point suspendre aux voûtes de la salle les drapeaux de Charette, trophées embarrassants, à la vérité, et dont les soies blanches fleur de lysées, portant l’inscription : Vive Louis XVII ! eussent été aussi déplacées parmi les emblèmes tricolores dont s’ornaient les travées du prétoire que parmi les drapeaux conquis sur les étrangers, formant faisceau derrière la tribune du président.

On osait parler maintenant du petit Roi, et la Convention, durant si longtemps muette à son sujet et désintéressée de sa triste situation, s’inquiétait de savoir ce qu’il adviendrait de lui : car il fallait opter entre ces alternatives : condamner à la détention perpétuelle cet enfant de neuf ans, — et ceci eût été dans l’histoire du monde une si extraordinaire nouveauté que nul n’envisageait comme admissible une telle solution, —ou lui ouvrir les portes de sa prison, soit pour lui permettre de vivre libre en France, soit pour le remettre à quelque Puissance étrangère, éventualités qui, l’une et l’autre, présentaient des inconvénients. Un jour, à la suite de la lecture à la tribune d’un pamphlet royaliste assez plat préconisant le rétablissement de la Monarchie et « l’exil volontaire, » grassement payé, de tous les législateurs régicides qui jugeraient prudent de se soustraire aux rancunes du nouveau souverain, Lequinio proposa l’expulsion « du dernier rejeton de la race impure du tyran : » proposition logique et fondée, qui fut renvoyée aux Comités. Le problème dut paraître à ceux-ci difficile à résoudre, car près d’un mois s’écoula avant qu’ils publiassent le résultat de leurs méditations : le 3 pluviôse seulement, — 22 janvier 1795, — Cambacérès prit la parole en leur nom.

Il faut savoir, avant d’entendre son discours, que Cambacérès était l’un des « clients » du banquier Petitval, le châtelain de Vitry : c’est lui que Petitval aurait chargé, moyennant paiement d’une somme de 95 000 livres, « de s’occuper du fils de Louis XVI et de faire la preuve juridique de la substitution. » Deux hypothèses se présentent donc : ou bien Cambacérès croit que le Dauphin est toujours au Temple, et, dans ce cas, il va instruire l’Assemblée du sort qu’on réserve à ce malheureux orphelin : dans quelques semaines il aura dix ans : la République va-t-elle le laisser sans maîtres, sans soins, sans jeux, sans compagnons ? Condamnera-t-elle cet innocent à passer dans l’isolement et dans l’inaction, son enfance, son adolescence, sa jeunesse, son âge mûr, sa vieillesse, jusqu’à la décrépitude et jusqu’à la mort ? Puisqu’on s’occupe de lui, c’est le cas de traiter nettement cette harcelante question… Si, au contraire, Cambacérès est bien convaincu de l’identité royale de l’enfant qui est à Vitry, il n’a qu’à déclarer à la Convention que, ne voulant point livrer le fils de France aux ennemis du pays ; ne pouvant, d’autre part, le détenir à perpétuité, les Comités ont pris de sages mesures pour assurer son bien-être et son éducation et fait choix, dans ce dessein, d’une demeure sûre et confortable, située en pleine campagne, mais qu’on doit, par prudence, s’abstenir de désigner plus explicitement. Il est assuré, ce disant, de l’approbation unanime de l’Assemblée.

Mais Cambacérès se garde d’être précis : du vague, des phrases, des échappatoires ; il énumère d’abord les dangers que présente le maintien à la Tour du Temple « des individus de la famille Capet : » toute la Convention se croyant, d’après cet exorde, débarrassée de ce cauchemar, applaudit frénétiquement. Sur quoi, poursuivant son discours, le même Cambacérès prouve qu’il est tout aussi périlleux de bannir « ces mêmes individus, appelés à devenir, entre les mains des étrangers, des sujets éternels de haine, de vengeance et de guerre. » Pour conclure, il parla longuement avant d’arriver, après bien des détours, à proclamer que « si Rome eût retenu les Tarquin, elle n’aurait pas eu à les combattre. » On comprit que le petit Capet resterait au Temple ; ou plutôt, on n’y comprit rien, sillon qu’on se trouvait en présence d’un inextricable imbroglio : la preuve en est que Brival, — ci-devant jacobin, mais non des plus farouches, — s’emporta contre cette situation sans issue, criant que c’était bien dommage que, parmi tant de crimes inutiles, on n’en ait pas commis un de plus pour délivrer la République de ce louveteau encombrant. Aussitôt toute la Convention révoltée poussa une clameur unanime d’horreur…

Ce qu’elle ne pouvait deviner, s’affirme aujourd’hui évident : Cambacérès savait que le Dauphin n’était plus au Temple ; mais il savait aussi qu’il n’était pas davantage à Vitry. Ici et là on ne possédait qu’un substitué. Louis Blanc estime que le rapport de Cambacérès « fut précisément tel qu’on aurait dû l’attendre d’un homme initié au secret de l’évasion ; » il est tel aussi qu’on y peut discerner presque l’aveu formel de l’ignorance du lieu où se trouve le fils de Louis XVI, en même temps que d’étranges artifices oratoires préparent l’opinion à la surprise d’une réapparition inattendue : cette phrase, par exemple, semble prémonitoire. : — « Lors même qu’il aura cessé d’exister, ou le retrouvera partout, et cette chimère servira longtemps à nourrir les coupables espérances des Français traîtres à leur pays. »

Si telle était la situation en cette fin de l’hiver de 1795, si l’authentique Dauphin ne se trouvait ni au château de Petitval ni au Temple, ils devaient vivre dans d’étranges perplexités ceux qui, après avoir cru tirer de sa prison un Roi présomptif, s’étaient aperçus qu’ils disposaient seulement d’un figurant dont ils n’osaient se servir, le véritable détenteur du rôle pouvant surgir à tout instant du refuge ignoré où il était terré. Leurs angoisses s’accroissaient de voir l’Enfant de France devenu l’enjeu de la paix européenne : l’Espagne en effet, en hostilités avec la République dès le printemps de 1793, était disposée à terminer la guerre ; depuis quelques mois, des semblants de pourparlers s’étaient engagés aux avant-postes et l’on savait déjà que la Cour de Madrid posait comme première condition la libération de Louis XVII. Le Comité de Salut public, désireux d’entrer en négociations, avait envoyé à la frontière des Pyrénées le conventionnel Goupilleau et le citoyen Bourgoing, l’ancien chargé d’affaires de France en Espagne, avec recommandation de se tenir prêts à recevoir les plénipotentiaires espagnols, mais « de ne rien entendre sur l’article du fils de Louis XVI. » Bourgoing s’installa à Figuières sous le fallacieux prétexte « d’affaires particulières, » et entra, à titre personnel, en correspondance avec le chevalier Ocariz, ancien ministre d’Espagne à Paris. Celui-ci, dès sa première lettre, posa en principe que la remise du Dauphin était la principale condition d’une entente éventuelle : « La tendre sollicitude de la Cour d’Espagne est en ce moment concentrée sur les enfants de Louis XVI ; le gouvernement français ne saurait témoigner d’une manière plus sensible les égards qu’il aurait pour l’Espagne qu’en confiant à Sa Majesté Catholique ces enfants innocents qui ne servent à rien en France. Sa Majesté recevrait une grande consolation de cette condescendance et, dès lors, elle concourrait, de la meilleure volonté, à un rapprochement avec la France. » Les représentants du peuple étaient des diplomates extrêmement novices : Goupilleau, indigné de la proposition espagnole, ordonne à Bourgoing de rompre immédiatement les pourparlers : en vain celui-ci conseille plus de prudence et de modération, représente qu’il conviendrait au moins d’en référer au Comité de Salut public ; il n’obtient rien de l’obstination du. Conventionnel et doit, à son grand dépit, informer Ocariz que « ses affaires particulières étant terminées, il se retire chez lui, à Nevers et cesse la correspondance. »

Au Comité, on déplora cette maladresse ; Merlin de Douai, qui dirigeait les négociations, s’efforça de la réparer et, après de grands éloges à Bourgoing auquel il accorde toute sa confiance, il l’invita à se rendre à Bayonne, à trouver un prétexte pour renouer la correspondance interrompue, et à témoigner au diplomate espagnol son regret personnel de ce qu’« une proposition intempestive » ait suspendu les pourparlers, tout en laissant entrevoir que « cette proposition, quoique n’étant pas de nature à être adoptée, du moins pour le moment, ne doit cependant pas empêcher l’ouverture des conférences qui seules peuvent ramener la paix entre les deux nations. »

De toute cette correspondance dont on ne donne ici qu’un très sommaire aperçu, il ressort que, en ce printemps de 1795, la Cour d’Espagne offre de reconnaître la République française et de traiter sans délai, à la condition expresse que les enfants de Louis XVI lui seront remis. Sur ce point, elle ne cédera pas. De son côté, le Comité de Salut public proteste de son grand et sincère désir de la paix ; mais il se refuse à céder l’enfant du Temple, ou, du moins, ne consentira à le livrer que plus tard… Pourquoi ? N’est-ce donc point encore parce qu’il ne dispose plus du Dauphin ? Quel autre motif justifierait ces opiniâtres atermoiements ? Il est certain que la Convention, le peuple de Paris, la France entière, — sauf peut-être quelques énergumènes, de ceux qu’on malmène et qu’on pourchasse depuis thermidor, — applaudiraient à la délivrance du petit Capet ayant pour résultat d’amener les Bourbons à reconnaître la République.

Dès lors, il semble qu’un mot d’ordre est donné : on s’ingénie à répandre l’opinion que le petit prisonnier n’est pas montrable : il a été l’objet de si odieuses et cruelles tortures « du temps de l’infâme Commune de Paris » qu’on ne peut songer à le produire. Mathieu, à la tribune de la Convention, a déjà prononcé un mot qui ressemble, soit à une menace, soit à un aveu : on parlait des assignats à face royale dont on s’inquiétait de voir renaître le crédit : « En dépit de toutes les manœuvres, dit Mathieu, le crédit national s’affermira… et le fils de Capet, ainsi que les assignats à effigie, restera démonétisé. » Qu’est-ce à dire ? Y a-t-il un simple effet oratoire, — bien maladroit, à la vérité, — ou l’intention d’insinuer que l’enfant qu’abrite le Temple n’a pas plus de valeur qu’une pièce fausse ? C’est un bruit maintenant qui circule dans les entours du gouvernement : le baron Hue a raconté que les membres du Comité disaient ouvertement : « Si, dans quelque mouvement populaire, les Parisiens se portaient sur le Temple, nous leur montrerions un petit bambin dont l’air stupide et l’imbécillité les forceraient à renoncer au projet de le placer sur le trône. » Et c’est exactement la même rumeur que recueillit Frotté, le chef de l’insurrection normande : causant, certain jour, avec un membre de la Convention, « l’un des plus prépondérants » parmi ceux des représentants chargés d’assurer la pacification de l’Ouest, — c’était en mars 1795, — Frotté témoigna le désir, si la paix se concluait, d’être admis à pénétrer au Temple « pour y servir les restes infortunés du sang qui régna sur la France. » Le Conventionnel le regarda quelque temps sans mot dire ; enfin, rompant le silence… : « — Nous ne sommes pas seuls, fit-il ; demain nous nous reverrons chez moi, si vous voulez, et je vous répondrai franchement. » Frotté fut, comme bien on pense, empressé au rendez-vous : le républicain paraissait « assez ému. » Savait-il ? Avait-il eu d’abord l’intention de tout révéler ? Il se contenta de détourner de son projet le chef royaliste, et parla en ces termes : « Je dois vous dire la vérité, parce que je crois pouvoir compter sur votre discrétion : votre sacrifice serait inutile ; vous en seriez victime et vous ne pourriez dans aucun cas servir à rien au fils de Louis XVI. Sous Robespierre, on a tellement dénaturé le physique et le moral de ce malheureux enfant que l’un est entièrement abruti et que l’autre ne peut lui permettre de vivre. Ainsi renoncez à cette idée dans laquelle j’aurais bien du regret, par intérêt pour vous, de vous voir persister, les choses étant au point où elles en sont, car vous n’avez pas idée de l’appauvrissement et de l’abrutissement de cette petite créature. Vous n’auriez en le voyant que du chagrin et du dégoût, et ce serait vous sacrifier inutilement, car vous le verriez infailliblement périr bientôt et, une fois au Temple, vous n’en ressortiriez peut être jamais. »

Si ce ne sont point-là arguments d’un homme qui veut être compris « à demi-mot, » ils paraissent de nature à exciter plutôt qu’à refroidir le dévouement de Frotté : plus le sort de l’enfant est misérable, plus lui serait utile l’assistance d’un ami empressé à le secourir… Mais le Conventionnel, en parlant ainsi, s’exprimait-il avec autant de franchise qu’il en avait promis à son interlocuteur ? Par qui donc est-il informé de l’état du prisonnier ? Non point par ses collègues de la Convention qui, depuis quelques mois, ont visité le Temple : Reverchon, Mathieu, Harmand, Goupilleau, André Dumont. Aucun d’eux, en effet, n’a constaté que l’enfant fût malade, sinon ils auraient indubitablement réclamé pour lui les soins d’un médecin. Cette obstination à rejeter toute la responsabilité sur la Commune abolie et sur Robespierre guillotiné ne peut se justifier que si les thermidoriens qui leur succèdent se montrent remplis de prévenances et d’attentions pour le pauvre petit captif, s’ils l’autorisent à se promener dans le jardin, s’ils permettent à sa sœur de passer avec lui la journée, s’ils s’efforcent enfin, par tous les moyens, de rétablir sa santé compromise et de lui rendre la prison supportable. Non ! Ils vont « constater » sa présence, ne rédigent aucun rapport, ne protestent qu’à huis clos, — s’ils protestent ! — et se contentent de propager le bruit que la faute de cet épouvantable assassinat incombe à Robespierre, mort depuis huit mois ! Ou bien le prisonnier n’est pas malade, et dans ce cas la confidence faite au baron Hue et à Frotté pour les détourner d’aller au Temple devient extrêmement louche ; ou bien les rumeurs qui courent ne sont pas imaginaires, l’enfant dépérit, il est en danger, — et alors le Comité est coupable, humainement et politiquement, de se désintéresser de son état ; les Comités se révèlent beaucoup plus cruels que « l’odieuse Commune ; » Laurent et Gomin dépassent en barbarie Simon, ce bouc émissaire, puisque, de son temps, du moins, les médecins étaient appelés à la prison dès la moindre indisposition et que le petit Capet, — c’est officiellement constaté, — fut laissé par le cordonnier en parfaite santé. Il importe donc de retourner au Temple pour tenter de savoir ce qui s’y passe.


Il ne s’y passe rien : Laurent, il est vrai, s’en est allé. Après avoir porté absolument seul durant trois mois, et assisté de Gomin durant cinq autres mois, la charge de la surveillance, il juge sa tâche remplie : les jaloux de sa section n’ont cessé de le harceler et de le dénoncer comme « peu sûr ; » est-ce à ces tracasseries qu’il veut échapper, ou bien préfère-t-il être loin le jour où les négociations avec l’Espagne aboutiront à une enquête approfondie et à la pleine lumière sur les événements du Temple ? Peut-être encore tient-il à profiter de l’influence grandissante de Barras qui, en effet, le placera à la police et, plus tard, recommandera « particulièrement » au ministre ce jeune homme « que j’ai employé, écrira-t-il, dans plusieurs missions très importantes qu’il a remplies avec zèle et intelligence. » Laurent quitta la Tour le 31 mars 1795 : il était remplacé auprès de Gomin par Étienne Lasne, peintre en bâtiments de son état et commandant de la force armée de la section des Droits de l’homme : c’était « un assez brave homme, » parlant sec ; mais, si l’on s’abstient de puiser aux bavardages qu’on lui a prêtés dans sa vieillesse, on reste, comme pour Gomin, dépourvu de renseignements sur ce personnage ; Madame Royale le qualifie de « bien bon homme, » et n’en dit pas davantage.

Peut-on puiser dans le journal de la Princesse quelque indication sur ce qu’était, à cette époque, la vie du petit prisonnier ? Non, car on la tenait complètement isolée de lui ; elle ne fut informée que beaucoup plus tard, lorsqu’une demi-liberté lui fut rendue : encore n’apprit-elle rien que par Lasne et par Gomin, et l’on continue à s’étonner que, durant ces mois d’avril et de mai, elle n’ait pas réclamé et obtenu de ses deux gardiens la faveur de voir « son frère. » Et qui donc imposait cette inflexible consigne ? Barras assure qu’il donna des ordres contraires ; Harmand de la Meuse réitéra ces instructions ; jamais on n’en tint compte ; durant plus d’un an, seuls dans la triste Tour, ces deux enfants vécurent à quelques pas l’un de l’autre sans que l’ingéniosité charitable des geôliers suscitât au moins l’occasion d’une rencontre fortuite sur l’escalier ! La gérance commune de Lasne et de Gomin auprès de Marie-Thérèse et de celui qu’on appelle Monsieur Charles a laissé, dans les dossiers d’archives, moins de traces encore que celle de Laurent. Le mutisme des documents est absolu. Cet enfant dont s’occupent et s’inquiètent tous les cabinets étrangers est déjà retranché du monde, sans qu’on sache quelle autorité assume la responsabilité d’une si atroce et inexplicable soustraction. Certains journaux annoncent qu’un royaume est constitué pour lui au centre de l’Europe et qu’il va être élu souverain de la Pologne ; son long martyre attendrit tous les cœurs ; Paris pense à lui, Paris, joyeux et vibrant, ensoleillé et fleuri à l’éveil de l’été ; rien de toute cette gaité de la vie, de tous ces rayons, ne perce les murs derrière lesquels on tient encagé, comme une bête méchante, cet abandonné de dix ans ; dans la grande ville, depuis des siècles jour et nuit frémissante, le lieu où il est forme un îlot de mort, tant le silence qui l’enveloppe est profond, tant il y a de barrières, de murs, de grilles, de sentinelles et de geôliers pour empêcher que pénètrent jusqu’à lui les regards des vivants.

Pourtant, comme un mécanisme remonté à heure fixe, le service du Temple fonctionne méthodiquement : le commissaire civil, qu’envoie chaque jour l’une des quarante-huit sections, se présente à midi et demeure là vingt-quatre heures ; des deux cent dix hommes qui prirent ainsi la surveillance de la prison, depuis le 29 octobre 1794 jusqu’à la fin de mai 1795, pas un n’a laissé un bout de récit, une ligne de rapport, un mot, un indice, une impression, si fugitive soit-elle, de son séjour de vingt-quatre heures au Temple. Pas un n’a dit avoir vu le Dauphin. On sait qu’ils arrivent en même temps que la garde montante et qu’ils s’en vont le lendemain, la corvée faite ; rien d’autre. Nul des officiers de la garde nationale qui sont là, chaque jour également, au nombre de trois, — commandant, capitaine, adjudant, — et qui passent leur journée à la salle du Conseil s’il pleut, dans les cours et dans les jardins s’il fait beau temps, n’a consacré, dans un agenda ou dans une lettre intime qui nous soient parvenus, le souvenir de cette faction mémorable. Sans les comptes du cuisinier, on pourrait croire que le prisonnier n’est plus là et que, comme disent les commères du quartier, « on l’a fait partir bien loin. » L’économe Liénard, — plus muet encore, plus mystérieux, plus fantôme que tout ce qui l’entoure, — tient ces comptes avec une précision et une exactitude minutieuses. On pourrait presque y relever ce qu’ont mangé, à chacun de leurs repas, les détenus ; ils sont bien nourris, d’ailleurs : du 1er germinal (21 mars), « deux poulets pour les prisonniers ; » du 8, du 11, du 18, même mention ; du 29, « deux livres de confitures et une livre de chocolat pour les prisonniers ; » le 21, « une botte d’asperges et du poisson ; » — le comptable, peu lettré, écrit asperches et poisont ; — le 28, « des merlans et deux brioches. » Or, le 21 et le 28 germinal de l’an III correspondent aux vendredis 10 et 17 avril 1795. Il y a donc quelque part, au fond des cuisines, un brave homme soucieux d’établir la concordance des calendriers pour servir, aux jours d’abstinence, des menus maigres au pauvre enfant qui, depuis longtemps, a perdu, dans sa solitude et son ombre, la notion des saisons et des mois. On constate qu’une serviette, renouvelée tous les jours, est fournie à chacun des détenus. Les dépenses d’entretien pour Madame Royale ne paraissent pas avoir été réduites : « Pour la fille Capet, 5 aunes de toile à 20 livres l’une, 9 aunes de rubans à 6 livres l’aune, 16 busqués à 10 sols pièce, 8 aunes de lacets à 5 sols l’un, façon de quatre corsets à 18 livres l’un. » Voici « quatre paires de bas de coton pour la fille Capet à 16 livres la paire, » fil, aiguille, ruban et un dé, une livre de poudre, de la pommade, une livre de fil de Cologne à tricoter, « 66 livres au Gon Frétillot, horloger, pour avoir raccommodé deux montres d’or a la fille Capet. » Le nom du prisonnier revient plus rarement ; pourtant on voit, en vendémiaire, « quatre paires de bas de coton pour le fils Capet ; » et aussi, en germinal, reparait cette rubrique, négligée depuis longtemps : « un boisseau de vesche pour les pigeons du fils Capet, 20 livres. » Parfois : « deux livres de tabac » ou « des pantoufles : » c’est pour Tison, qui continue à se morfondre et à gémir dans son oubliette.

Matériellement ce régime n’a rien de pénible ; ce qui épouvante, c’est l’oisiveté où demeure l’enfant solitaire. Membres des comités, conventionnels, gardiens, geôliers, tous affectent de se désintéresser de son éducation ; on ne sait à quoi il occupe ses longues journées, puisqu’aucun de ceux qui ont pu l’aborder n’a rien raconté que l’histoire doive recueillir. Du temps qu’il vivait avec ses parents, le Dauphin savait lire ; il écrivait déjà correctement ; il apprenait l’histoire de France et le calcul…. De l’enfant qui végète au Temple depuis le départ de Simon, nul ne peut montrer une ligne d’écriture, une signature, un « gribouillage : » est-ce qu’il ne sait pas tenir une plume ? Est-ce qu’il ne demande jamais à ses gardiens, — si pleins d’attentions pour lui, à ce qu’ils assureront plus tard, — le crayon et le feuillet de papier blanc que tout enfant réclame dès qu’il en a fait une seule fois usage ? Est-ce pour cela aussi qu’on ne lui donne pas de maîtres ? Puisque rien n’indique et nul ne signale qu’il est malade, pourquoi ne pas s’occuper de son instruction ? La Convention, qui a proclamé et décrété le droit du plus humble aux bienfaits du travail et de l’étude, veut-elle condamner à l’abêtissement le seul être dont elle ait collectivement la tutelle ? Elle est donc bien résolue à ne jamais livrer cet enfant aux Puissances étrangères, puisqu’elle exige que son intelligence s’atrophie dans l’inaction ? L’honneur de la République est engagé cependant à ce que, le jour inévitable où sera rendu à la liberté le fils de France, l’état physique et intellectuel de celui-ci témoigne des soins qu’il aura reçus et de la générosité du peuple qui, par raison d’État, l’aura trop longtemps gardé captif. Plus on retourne ces questions, plus s’affirme cette conviction que l’enfant retenu au Temple n’est pas le fils de Louis XVI ; le gouvernement, ignorant ce qu’est devenu l’enfant royal, attend d’un hasard qu’il se révèle ou qu’on découvre sa retraite, afin de décider de son sort et de prendre à son sujet une décision conforme à l’intérêt du pays.

Car l’Espagne insiste : à chacun des nouveaux pourparlers, elle cède sur tous les points, sauf sur un seul : la remise des deux enfants du Roi. C’est à Bâle maintenant, dans la maison de M. Ochs que, depuis la fin de floréal, se sont transportés les négociateurs : M. d’Yriarte, le plénipotentiaire espagnol, et le citoyen Barthélémy, porte-parole de la République, « ont passé en revue tous les articles des deux projets contradictoires ; » aucun ne leur paraît inconciliable : l’écueil, c’est le prisonnier du Temple. Yriarte fait valoir que la mort de Louis XVI ayant donné le signal des hostilités entre les deux nations, la délivrance de son fils doit être le gage de leur réconciliation. Le Comité de Salut public veut « qu’on évite de s’expliquer » là-dessus ; mais comment Barthélémy pourrait-il écarter comme accessoire la question qui, pour son interlocuteur, est la principale ? Yriarte, d’ailleurs, ne veut rien écouter : « Ce sont des intérêts de famille et des motifs d’honneur qui obligent la Cour de Madrid à réclamer les enfants de Louis XVI ; non seulement l’Espagne, mais la Cour de Sardaigne ne pourront jamais consentir à un arrangement avec la France avant d’avoir obtenu à cet égard une satisfaction fondée sur les sentiments les plus forts de la nature. » Le porte-parole de la République se voit donc vivement pressé : il est vrai que ses instructions l’autorisent à promettre, s’il le faut absolument, la libération du jeune prince pour après la paix générale, et cette préoccupation de « gagner du temps » indique encore que le Comité n’a pas perdu tout espoir de découvrir le lieu où le Dauphin est caché. Encore recommande-t-il à Barthélémy « d’en parler le moins possible ; » et Yriarte ne parle pas d’autre chose ! — « Le désir de voir les prisonniers du Temple libres à Madrid, dit-il, porte plus qu’aucune autre considération à rechercher la paix. C’est de notre part un devoir, une religion, un culte, un fanatisme, si vous le voulez ! Nous placerait-on entre les enfants de Louis XVI et l’offre de quelques départements voisins de notre frontière, nous demanderions les enfants de Louis XVI. Mes instructions parlent d’apanages, de pensions ; mais ce n’est pas là la véritable question. Nous recevrons les prisonniers sans conditions, si l’on veut… Enfin ce n’est pas dans les détails de la paix générale, c’est immédiatement après l’échange des ratifications de notre paix particulière, que nous vous les demandons. » Barthélémy se défendait encore ; mais ses arguments étaient faibles : le Comité de Salut public lui soufflait que « les républicains, unanimes sur tout le reste, divergeaient d’opinion sur ce point spécial. » À quoi l’Espagnol répondait en citant le grand nombre de Conventionnels qui, soit pour un motif, soit pour un autre, avaient opiné pour qu’on renvoyât les prisonniers hors du territoire de la République. « Au surplus, concluait-il, on pourrait, afin de rassurer la France, insérer au traité une convention publique ou secrète par laquelle l’Espagne s’engagerait à ne pas laisser les enfants de Louis XVI sortir de son territoire et à ne jamais permettre qu’ils pussent devenir un centre inquiétant pour le gouvernement français. »

Barthélémy était acculé à un oui ou à un non : l’insistance du plénipotentiaire, espagnol durait depuis près d’un mois et celui de la République se trouvait dans un très grand embarras, quand, le 27 prairial, il reçut, par courrier du Comité de Salut public, une dépêche datée du 21 et par laquelle on lui envoyait le traité récemment signé avec la Prusse. Quelques lignes ajoutées en post-scriptum étaient ainsi libellées : « On a annoncé ce matin à la Convention nationale la nouvelle de la mort du fils de Capet, qui a été entendue avec indifférence, et de la capitulation de Luxembourg qui a été reçue avec les plus vifs transports. »

Dans les conditions où l’on se trouvait, cet incident « par lequel la politique du Comité se croyait mise à l’aise » parut au monde entier trop opportun. « Personne ne s’attendait à cet événement ; » généralement on jugea « cette fin peu naturelle et précipitée » et on se livra à de « hideuses conjectures. » Du moins le Comité de Salut public se trouvait délivré de pressantes difficultés, et le seul obstacle s’opposant à la paix avec l’Espagne étant escamoté, le traité fut signé un mois plus tard.


C’est donc à la prison du Temple qu’on doit suivre les péripéties de ce dénouement plein d’à-propos, avec l’espoir de constatations moins fuyantes que celles jusqu’à présent recueillies : on serait en droit de croire, en effet, que, malgré l’indifférence affectée par le gouvernement français, il comprend l’importance de l’événement et que, ne fût-ce que par déférence pour les Puissances étrangères avec lesquelles il traite, la surprenante disparition de l’enjeu si âprement discuté va être éclairée et authentiquée de façon à jamais inattaquable. — Erreur ! Soit inexcusable négligence, soit volonté très arrêtée de rendre le mystère impénétrable, on ne trouvera autour du petit cadavre que confusion, obscurité, incertitudes, affecta-lion de fausse publicité, dissimulation et détours manifestes.

Harmand de la Meuse et ses collègues du Comité sont venus au Temple le 19 décembre 1794. Le récit de leur inspection est la dernière relation qu’on possède émanant de visiteurs « ayant vu » le prisonnier vivant : il était, à cette époque, bien portant, et l’on sait, par les menus consignés aux comptes de l’économe Liénard, que jusqu’à la fin de germinal, tout au moins, le régime de l’enfant indique un parfait état de santé. Doit-on accepter un témoignage très différent, émanant d’un voyageur anglais, dépourvu de toute préoccupation historique, qui, au temps de la Restauration, fit, par hasard, rencontre d’un commerçant de Paris, ancien commissaire civil en 1795. Ce sectionnaire, de garde au Temple, avait obtenu, disait-il, de Lasne et de Gomin, l’autorisation de pénétrer dans la chambre du prisonnier, « à condition expresse de ne pas lui adresser la parole. » L’enfant était au lit et demeura une heure sans bouger : enfin, devinant la présence d’un étranger, il demanda d’une voix faible « qui c’était. » N’ayant pas reçu de réponse, il se dressa, sortit ses jambes des couvertures, s’assit sur le bord du matelas et demeura là « dans une posture stupéfiante. » Le commissaire fut très étonné de la grande taille du détenu et « de ce qu’elle aurait pu être, s’il se fût tenu debout. » Le visage du malheureux était couvert d’ulcères et de boutons et il paraissait aussi qu’il y avait « des croûtes de gale derrière la tête. » Il rentra dans son lit, gardant toujours un silence farouche, se couvrit jusqu’au nez, tenant fixés sur le visiteur ses yeux qu’il fermait à diverses reprises durant plusieurs minutes. Deux ou trois fois il remua les lèvres comme s’il voulait parler ; mais l’articulation n’était qu’un souffle où l’on ne pouvait rien distinguer : « Le plus pitoyable être humain que j’aie jamais vu, » ajoutait le narrateur.

Si tel était l’état du prisonnier, il n’est pas étonnant que, dans les premiers jours de mai, Lasne et Gomin se fussent décidés à aviser le Comité de Sûreté générale. L’enfant Capet, d’après leur rapport, éprouvait une indisposition et des infirmités qui paraissaient prendre un caractère grave. Le Comité arrêta que « le premier officier de santé de l’hospice de l’Humanité se transporterait auprès du malade pour le visiter et lui administrer les remèdes nécessaires ; » mais il ordonnait que le médecin ne pourrait le voir « qu’en présence des gardiens. » Le Comité faisait bien les choses : celui que, en jargon révolutionnaire, il désignait sous ce titre d’officier de santé, n’était autre que le médecin en chef de l’Hôtel-Dieu, le docteur Pierre-Joseph Desault, qui passait à cette époque pour être le premier praticien de Paris. Il se rendit le jour même, ou le lendemain, au Temple. De ses visites, de l’attitude que tint en sa présence le petit malade, on a trouvé le moyen de faire de longs et attendrissants récits sans qu’aucun document authentique serve de base à ces développements. On sait seulement que Desault revint plusieurs fois à la prison, qu’il ordonna simplement des infusions de houblon et des frictions à l’alcali sur les articulations. Aux boutons, aux ulcères, à la gale, pas une allusion. L’enfant adressa-t-il la parole au médecin ? Quel fut le diagnostic porté par celui-ci ? On ne sait pas, le rapport de Desault au Comité de Sûreté générale, — s’il y eut rapport, ce qui est probable. — n’ayant jamais été découvert.

Le 29 mai, Desault fait au Temple sa dernière visite ; ce n’est pas que le malade soit guéri, c’est le médecin qui va mourir. Le 1er juin, il succombe, et l’enfant reste, durant une semaine, sans autres soins que ceux de ses gardiens. On en pourrait conclure que le diagnostic de Desault n’avait pas été alarmant : Lasne et Gomin étaient par lui rassurés, sans quoi, — à moins qu’ils s’acquittassent de leur mission avec une insouciance et une dureté en désaccord avec la sensibilité qu’ils témoigneront plus tard, — ils n’auraient pas, durant six jours pleins, assumé la responsabilité de traiter, sans les conseils d’un docteur, l’enfant moribond. Le 3 juin seulement, la Commission des secours publics fit remplacer pour le service du Temple Desault par Pelletan « connu pour ses talents et chargé de la démonstration à l’Ecole de santé ; » et, à dater de cette nomination, la brume de mystère qui, depuis tant de mois, enveloppe le Temple, se dissipe quelque peu.

Pelletan, au dire de Mallet du Pau, était un « révolutionnaire féroce, » qui servait d’espion au Comité de Sûreté générale dans la prison de Saint-Lazare pour y former des listes de victimes à guillotiner. Cette incrimination paraît aussi vague que difficile à admettre ; les opinions plus ou moins avancées d’un médecin importent peu, d’ailleurs : ses aptitudes professionnelles sont seules à considérer. Or Pelletan avait alors grande réputation : sa science et son expérience l’imposaient comme digne successeur à Desault : on doit donc croire que le petit malade était en bonnes mains. Par malheur, le récit que Pelletan a laissé de sa première visite au Temple fut écrit à l’époque de la Restauration, — en 1817, — sur un mode chevaleresque et éploré qui dénote une transposition. On y rencontre pourtant des détails précieux qui ne sont point imaginaires : le médecin, en pénétrant dans l’ancien appartement de Louis XVI qu’habitait l’enfant, et qui lui parut « propre et commode, » trouva le malade entouré de jouets tels que « une petite imprimerie, un petit billard, des livres, etc.. » Lasne et Gomin, ainsi que le commissaire civil de service ce jour-là ; « lui prodiguaient des soins presque paternels. » Pelletan, ayant observé que « le bruit des verrous et des serrures paraissait affliger l’enfant chaque fois qu’on ouvrait la porte de son appartement, demanda qu’on amortit le grincement de ces ferrailles inutiles ; et comme les gardiens s’empressaient d’y consentir, il insinua que si le prisonnier pouvait être transporté, au moins pendant le jour, « dans le salon du concierge » (sic) prenant vue sur le jardin, « il y trouverait plus de consolation. » Jusqu’ici le témoignage peut être accepté sans conteste ; Pelletan devient légèrement suspect lorsqu’il ajoute : « Malheureusement tous les secours étaient trop tardifs… on ne pouvait concevoir aucun espoir ; » c’est là, manifestement, opinion rétrospective d’un médecin qui, pour expliquer un insuccès, proteste « qu’il n’a pas été appelé à temps. » Non, Pelletan, à sa première visite du 6 juin, ne jugea pas le cas désespéré : son ordonnance en est une preuve : elle consiste en l’indication d’un régime destiné à être suivi pendant longtemps et qui n’a rien de particulièrement sévère : « Le malade déjeunera sur les dix heures avec du chocolat ou du pain et de la confiture de groseilles. Au diner, il mangera du potage gras et quelquefois du potage maigre, un peu de viande bouillie, rôtie ou grillée, des légumes ou herbages, tels que des asperges, des épinards, etc. Pour le goûter, des confitures de pommes, de groseilles, d’abricots, de vignes, etc…. Au souper, il pourra manger un peu de viande rôtie ou grillée, mais surtout des légumes ; on pourra enfin lui donner un peu de salade avec de la laitue, la petite chicorée verte, le cerfeuil, le cresson de fontaine ou de jardin. Il boira un peu de vin à ses repas. Il faudra le faire coucher à neuf heures et le faire lever à six du matin. » Une seule injonction thérapeutique : Pelletan recommande les décoctions de houblon déjà ordonnées par Desault et dont l’enfant boira tous les matins trois tasses « dans lesquelles on ajoutera une cuillère de sirop antiscorbutique. » Quatre repas par jour, — de la viande, de la salade, du vin, des potages gras et quelquefois des potages maigres, ce qui établit nettement que ce régime réconfortant doit se prolonger durant un temps indéterminé. Ces prescriptions, écrites et signées par Pelletan immédiatement après l’examen de l’enfant, infirment manifestement son récit de 1817 où il assure avoir jugé du premier coup d’œil que le petit prisonnier, « dont le ventre était d’un très gros volume, » et qu’il reconnut « atteint d’une diarrhée chronique, » n’avait que peu de jours à vivre.

Le pauvre reclus sortit donc de sa prison et fut conduit « dans le salon du concierge : » Pelletan entend sans doute par-là, la chambre de Gomin, ce « petit salon du bas » dont a parlé Madame Royale et qui n’était autre que la pièce de la petite Tour qu’avait naguère habitée la Reine : cette chambre était en effet la seule qui prit « directement vue sur le jardin. » Pour s’y rendre, il fallait s’engager dans le long escalier de pierre, passer devant la porte du corps de garde installé au premier étage et toujours rempli de soldats, continuer à descendre presque jusqu’au niveau de la salle du Conseil, pour s’engager dans l’embranchement de l’escalier conduisant à l’entresol de la petite Tour. Parvenu là, on avait encore à monter l’escalier de bois intérieur, avant d’atteindre le salon désigné, salle claire et gaie, assez vaste, d’où, certainement, on n’avait pas retiré les beaux meubles en lampas bleu et blanc appartenant à M. Barthélémy. Peut-être la couchette à fleurettes roses qu’on y avait montée pour le Dauphin, dans la journée du 14 août 1792, s’y trouvait-elle encore. Pelletan avait demandé que le petit malade passât là les journées : l’y laissa-t-on pour la nuit ? la tradition le veut ; mais ce n’est que la tradition, fondée sur une série de récits dont l’élégiaque poésie est supérieure à la documentation. Il paraît inadmissible que le commissaire et les officiers de garde eussent osé enfreindre leur consigne au point de permettre que le prisonnier passât la nuit en une pièce dont le balcon était à portée facile du jardin et si éloignée, d’ailleurs, de la Chambre du Conseil, quartier général de leur surveillance. Il était, croit-on, d’habitude que l’enfant restât seul du soir au matin ; on verrouillait sa porte le soir, et, même dans les derniers jours, ses gardiens ne s’occupaient plus de lui jusqu’au lendemain. Il passa la journée du 6 juin, — 18 prairial, — dans le salon bleu et blanc de la petite Tour ; ceci paraît hors de doute, puisque Pelletan écrit : « Le succès de cette translation fut tel que l’enfant manifesta de la gaieté et se livra davantage à l’intérêt qu’on prenait de lui. » Mais ce texte n’implique pas qu’il fût installé à demeure dans la jolie chambre.

Il faut le remarquer : un changement radical s’est produit dans le régime du Temple, depuis les six jours de profond silence écoulés entre la dernière visite de Desault et la première consultation de Pelletan. On ne craint plus de montrer le petit captif : il n’est plus reclus ; la garde tolère qu’il circule d’une tour à l’autre ; les gens de service, les soldats peuvent enfin l’apercevoir à loisir, soit lorsqu’il descend les escaliers, soit quand il prend l’air à son balcon, qui n’a ni hotte ni abat-jour. Et, chose plus surprenante, la nature même de l’enfant paraît s’être subitement modifiée ; il s’émeut du bruit sinistre des verroux, lui qui doit y être cependant accoutumé depuis tant et tant de mois qu’il l’entend ; il joue avec une imprimerie, il a des livres : c’est donc qu’il n’a pas oublié son alphabet et qu’il reprend goût à la lecture. Il ne se condamne plus au mutisme ; et c’est à cette époque, — et à cette époque seulement, — que feront plus tard allusion Lasne et Gomin disant qu’il leur a souvent parlé, mais seulement « dans les derniers temps de sa vie. » Ils sont en cela d’accord avec Pelletan, puisque, d’après celui-ci, le malade « manifeste de la gaieté : » ce n’est pas seulement dans sa mimique, mais certainement dans ses propos. Grande nouveauté et constatation qu’il importe de noter pour ne point obstruer la voie aux chercheurs de l’avenir, — il y en aura toujours ! — soucieux d’élucider cette suprême énigme de la captivité royale.

L’inconvénient notable que présente le parti pris de ne rien emprunter qu’aux documents authentiques dépouille l’histoire du prisonnier du Temple du mélancolique et douloureux attrait qui l’a faite si populaire. Point d’attendrissement au contact des rares et laconiques pièces d’archives prises pour seuls guides ; points de mots touchants tombés des lèvres blêmes du moribond ; nulle occasion de développements émus sur le contraste déchirant entre la pompe abolie de Versailles et du Trianon d’autrefois et le grabat où agonise, absorbé dans son rêve, le descendant de tant de rois. Rien d’autre que quelques notes administratives, indifférentes et sèches comme l’esprit des bureaux et dont on pressurerait en vain le texte aride dans l’intention d’en tirer de quoi fournir une larme. La Révolution exigeait que ce roi-là ne laissât point de traces dans nos annales et que sa fin ne fût pas pleurée. Aussi est-on réduit, si l’on s’interdit les commentaires, à un froid horaire où les lacunes abondent et qui prête peu à la compassion.

Le 7 juin, Pelletan fait une seconde visite et laisse une nouvelle ordonnance : il ne change rien au régime indiqué la veille ; mais il recommande qu’on procure au malade « du pain blanc de pur froment » et que le bouillon « soit fait avec du bœuf et de la poule. » Manifestement, la vie de l’enfant n’est pas menacée : c’est seulement au cours de la soirée de ce même jour que Gomin et Lasne s’alarment : ils envoient chercher Pelletan, en pleine nuit. Que s’est-il passé ? On ne sait ; mais le médecin, lui, ne croit pas au danger, car il s’abstient de se déranger et répond : « L’état du malade ne peut pas être rendu très inquiétant par les circonstances que vous me détaillez… quoique je sois extrêmement fatigué de mes travaux du jour et qu’il soit onze heures du soir, je me transporterais sur-le-champ auprès de l’enfant, si je savais lui être de la moindre utilité… » Il annonce par le même billet que le chirurgien Dumangin, médecin de l’hôpital de la Charité, le secondera désormais dans ses visites au Temple, et il promet de venir avec ce confrère dès le lendemain matin.

Ce lendemain-là était le 8 juin, — 20 prairial.

Les deux médecins arrivèrent à onze heures du matin : l’état du malade s’était aggravé ; ils ordonnèrent de continuer la décoction blanche en l’alternant avec du petit lait ; le malade prendra « un bouillon de quart d’heure en quart d’heure » et des lavements médicinaux, dont l’un immédiatement, le second dans la soirée, et un autre encore « le lendemain, en attendant l’arrivée des médecins. » Dumangin signa le premier, Pelletan après son confrère ; jugeant indispensable la présence d’une garde auprès du mourant livré aux soins inexpérimentés de deux commandants de la garde nationale, Pelletan écrivit une note qui devait être portée d’urgence au Comité de Sûreté générale : « Nous avons trouvé, déclarait-il, le fils de Capet ayant le pouls déprimé, le ventre tendu, douloureux et météorisé ; il y avait eu dans la nuit, et encore le matin, plusieurs évacuations vertes et bilieuses. Cet état nous ayant paru très grave, nous avons résolu de revoir l’enfant ce soir… Il est indispensable de mettre auprès de lui une femme garde-malade intelligente… » Une estafette partit aussitôt pour porter ce bulletin au Comité. À midi et demi, les médecins quittèrent le Temple ; le commissaire civil du jour venait d’arriver : c’était le citoyen Damont, de la section du faubourg du Nord. Introduit dans la Tour, il entre dans la chambre où le prisonnier est alité ; il le juge si malade qu’il demande à Gomin et à Lasne « s’il n’y a pas une garde et des officiers de santé. » Lasne et Gomin, manifestement peu désireux de divulguer ce qui se passe au Temple, répondent « qu’il est venu un médecin ces jours-ci, mais des femmes, non. » Ils hésitent encore, semble-t-il, à introduire dans la prison une étrangère dont ils redoutent quelque indiscrétion. Pourtant, Damont insistant, on décida Gomin à se transporter jusqu’aux Tuileries pour aviser de la situation le Comité de Sûreté générale ; Gomin se mit en route un peu après que le cavalier expédié au Comité fut revenu, rapportant l’autorisation « de placer auprès du fils de Capet une femme intelligente et honnête que les médecins désigneraient ; » il fallait donc attendre leur visite promise. Lasne et Damont demeurèrent auprès de l’enfant, s’ingéniant à suivre l’ordonnance et à lui « administrer » les remèdes prescrits. Mais, vers deux heures, après avoir pris une cuiller de la potion, le pauvie petit fut secoué d’une sorte de râle ; une sueur froide mouillait son front ; il semblait qu’il allait mourir. Pris de peur, Lasne et le commissaire dépêchèrent à Pulletan un cavalier encore, porteur de ce mot pressant : « Citoyen, une crise des plus violentes vient de prendre au malade ; il est de la plus indispensable nécessité que vous vous rendiez sur-le-champ auprès de lui… »

Pourtant l’alerte prit fin : Damont quitta la chambre, soit que l’heure du diner l’attirât à la salle du Conseil, soit qu’il s’y rendit pour mettre au courant le registre-journal de la prison. Ce n’était pas une sinécure, car il y fallait non seulement consigner les moindres incidents du service, mais y copier intégralement la correspondance échangée avec le Comité, les lettres expédiées et reçues, les bulletins des médecins… Soit donc que Damont s’occupât à ce travail, soit qu’il se fût attablé à l’heure ordinaire pour ne point donner l’alarme au personnel de la prison, Lasne était seul dans la chambre du malade ; après une heure environ de repos, celui-ci fut repris de suffocations ; il fit signe à son gardien « qu’un besoin le tourmentait. » Lasne le souleva dans son lit ; le mourant lui passa les bras autour du cou ; un grand soupir sortit de sa poitrine et « il passa… » Il était trois heures moins quelques minutes.

D’après Damont, Gomin rentrait à ce moment-là au Temple, revenant du Comité de Sûreté générale ; il pénétra dans la chambre comme l’enfant venait de mourir. Celui qui aurait pu entendre les paroles échangées à ce moment entre les deux gardiens du Temple connaîtrait peut-être le mot de l’énigme historique que ce trépas presque subit allait tout à coup élucider, à moins qu’il ne la rendît à jamais indéchiffrable. Ni Gomin, ni Lasne n’avaient prévu la fin du prisonnier, malade seulement « depuis deux jours » et qui n’était alité que depuis quelques heures. Comment l’idée vint-elle à l’esprit de ces deux subalternes, — qui n’avaient montré jusqu’alors aucun esprit d’initiative et n’agissaient en tout que par ordre, — comment l’idée leur vint-elle de tenir secrète la mort de cet enfant, comme si elle eût posé un problème dont la solution dépassait leur compétence ? Avaient-ils donc reçu des instructions préventives, ou bien, durant leur surveillance, — Gomin depuis sept mois, Lasne depuis six semaines, — avaient-ils conçu des soupçons dont ils voyaient avec terreur éclater l’échéance ? Si l’on n’accepte pas l’une de ces deux suppositions, leur conduite est inexplicable.

Leur premier soin est d’enfermer, dans une des chambres de la Tour, le porte-clefs Gourlet, que le hasard de son service a conduit dans l’appartement du petit Capet au moment du décès et qui, pour cette seule raison, va rester consigné, sans communication d’aucune sorte avec les autres employés de la maison. Cette précaution prise, de concert avec Damont qui vient pour la première fois au Temple et dont l’inexpérience et la naïveté manifestes, loin de gêner les deux gardiens, les servent, au contraire, par le semblant d’autorité que le commissaire représente, Lasne et Gomin écrivent au Comité de Sûreté générale une lettre que Gomin portera lui-même et par laquelle on annoncera l’événement et on sollicitera des ordres. Pendant l’absence de son collègue, Lasne s’astreint à jouer la plus étrange et la plus macabre des comédies : il s’enferme avec le cadavre, ne se montre, de temps à autre, que pour envoyer chez le pharmacien chercher des médicaments, comme si l’enfant vivait encore ; même, de quart d’heure en quart d’heure, suivant l’ordonnance des médecins, il commande à la cuisine le bouillon destiné au « malade, » reçoit lui-même la tasse à la porte extérieure de l’appartement, afin qu’aucun garçon servant ne pénètre dans la chambre mortuaire ; et si l’on imagine la complication de cette bizarre combinaison, si l’on suppute le nombre de mensonges qu’elle nécessite, — car il faut forcément affecter le calme, distribuer des paroles rassurantes à tout ce personnel qui s’intéresse à Monsieur Charles et demande de ses nouvelles, annoncer que « ça va mieux, » qu’il « s’en tirera, » prétexter qu’il dort pour éviter que les officiers de garde manifestent le désir de le voir, jouer la confiance en une guérison prochaine, — si l’on évalue surtout l’inutilité d’un si insolite stratagème, ses dangers même au cas qu’il soit éventé, on arrive à conclure que Lasne, l’homme à la rondeur et à la franchise toutes militaires, doit obéir à quelque redoutable et pressant motif pour trahir ainsi son propre caractère.

À quatre heures et demie arrive Pelletan, mandé avant le décès, par estafette. Lasne le reçoit à la porte de la chambre et l’introduit auprès du mort ; puis, le temps normal d’une consultation étant écoulé, Lasne se voit obligé d’aviser le médecin qu’il ne peut le laisser partir et qu’il va le garder prisonnier, consigné dans la Tour, comme le porte-clefs Gourlet, jusqu’à ce que le Comité ait arrêté les mesures à prendre. Pelletan, dont le temps est précieux, va-t-il protester, exiger sa libération immédiate, s’enquérir au moins des raisons de cet invraisemblable internement ? Non pas. Il est vrai que, le matin même, il a reçu directement d’un des secrétaires du Comité de Sûreté générale, Houdeyer, le conseil d’un mutisme absolu sur ce qu’il aura l’occasion de voir ou d’entendre lors de ses visites au Temple. Étonnante recommandation d’un bureaucrate de rang inférieur, adressée au médecin en chef du premier hôpital de Paris ! Pelletan, déjà averti, — c’est le mot dont s’est servi le secrétaire du Comité, — ne s’étonne donc pas d’être à son tour gardé à vue dans cette Tour tragique où tant de surprises sont réservées à ceux qui en franchissent le seuil ; pourtant il a ses malades qui l’attendent, ses services qui le réclament, et le voilà commençant une lettre qu’un cavalier portera au Comité et par laquelle le médecin sollicite, — oh ! bien timidement ! — sa mise en liberté.

Tandis que Pelletan rédige sa supplique, Gomin revient des Tuileries ; il est allé au Comité ; les membres présents auxquels il annoncé la mort de Charles Capet ont décidé, — sous le prétexte vrai ou faux que la Convention venait de lever sa séance, — de remettre au lendemain la publication du décès. Gomin qu’accompagne le citoyen Bourguignon, secrétaire du Comité de Sûreté générale, rapporte un arrêté invitant les gardiens du Temple à prévenir Pellelan et Dumangin qu’ils eussent à « s’adjoindre deux de leurs confrères les plus éclairés pour procéder à l’ouverture du corps et en constater l’état. » Pelletan se trouvait donc libre : il quitta le Temple non sans avoir assuré Gomin et Lasne « de la plus entière discrétion. » Et, assistés de Damont, ravi, semble-t-il, d’être mêlé à un événement de cette importance et qui paraîtra plus tard n’avoir rien compris à l’intrigue qu’il aura côtoyée, les deux gardiens continuent à illusionner le personnel de la prison, montant à la chambre de l’enfant mort les médicaments que le pharmacien vient des livrer, et les repas que fournit la cuisine de la Tour. À huit heures du soir se présente le docteur Dumangin, qui ne sait rien encore : Lasne et Goniin le reçoivent, lui apprennent, en grand mystère, le décès, lui transmettent l’arrêté du Comité concernant l’autopsie et l’invitent à s’entendre au plus tôt avec Pelletan : sur quoi, ils le congédient après lui avoir recommandé un silence absolu.

Lasne, Gomin et Damont respirent enfin : ils sont seuls dans la Tour à savoir que le prisonnier n’est plus. Le porte-clefs qui partage leur secret, Gourlet, est enfermé, ne communiquant avec personne : et il faut que, pour dissimuler, les gardiens et le commissaire soupent comme à l’ordinaire avec les officiers de garde qui, eux, ne se doutent de rien, preuve évidente que la comédie est bien conduite. Là-haut, le petit mort, verrouillé dans sa chambre sombre, repose, abandonné, sans que la flamme d’un cierge vacille auprès de lui, sans qu’une fleur caresse sa joue livide, sans qu’aucun de ceux qui l’ont servi ose lui donner une larme. On éprouve une sorte de gêne à présenter ce froid tableau, si différent de ceux que la légende a composés : plus rien de ce concert des anges, ni de la voix de la Reine appelant du ciel son enfant, ni des oiseaux de la Tour prenant leur vol pour ne plus revenir ; plus rien de Gomin qui suffoque, ni de Lasne gardant pour la vie l’obsession de ce dernier souffle qui a effleuré son front, ni de ce défilé pieux des employés du Temple venant contempler une dernière fois les traits du petit captif dont l’âme est enfin délivrée…

Si les membres du Comité, si les gardiens du Temple savent ou soupçonnent que celui qui vient de mourir n’est pas l’Enfant de France, cette indifférence et cette dissimulation sont justifiées : dans le cas contraire, comment aucun de ces hommes ne songe-t-il à la jeune fille que frappe un nouveau deuil, après tant d’autres ? Ni Lasne, ni Gomin, si « bons pour elle, » n’auront la pensée, quand tout sera silencieux dans le Temple endormi, de l’amener auprès du lit de son frère, afin, du moins, que le cadavre du petit Roi ne parte pas sans une prière pour la fosse commune qui l’attend ? Comment ne pas s’indigner que, dans toute cette correspondance incessante, échangée entre le Comité et le Temple, nul ne s’inquiète de l’orpheline ni n’autorise ou ne sollicite une infraction à l’impitoyable consigne qui, depuis vingt mois, a séparé ces deux enfants ! Non ! Rien que l’exigence farouche de cacher, à tout prix, la mort du prisonnier, jusqu’au moment où on pourra l’ébruiter sans danger.

Ce qu’on veut, c’est gagner quelques heures. Dans la nuit Lasne et Gomin s’adressent encore au Comité : « tout est dans la plus grande sécurité ; » mais une angoisse subsiste : que faire, le lendemain, à midi, quand le Commissaire civil qui doit remplacer Damont, se présentera au Temple ? Il faudra bien lui apprendre le décès de l’enfant : peut-être sera-t-il moins complaisant ou plus perspicace que Damont ? « Nous vous prions, écrivent les gardiens, de nous instruire de la conduite à tenir à l’égard de ce commissaire. » Le Comité répond : Le service doit se continuer « comme à l’ordinaire, jusqu’à ce qu’il en soit autrement délibéré, » car il n’a plus d’inquiétude quand le nouveau commissaire arrivera, on pourra lui montrer le cadavre : les mesures sont prises pour que, à ce moment, l’enfant mort soit méconnaissable.


En effet, le lendemain 9 juin, la matinée se passe au Temple sans que rien soit modifié au thème de la comédie commencée dès la veille ; mais, à onze heures et quart, Pelletan et Dumangin, accompagnés de leurs collègues Lassus et Jeanroy, se présentent pour procéder à l’autopsie. Lasne et Gomin les introduisent aussitôt dans la chambre mortuaire : avec eux y pénètrent Damont et aussi le porte-clefs Gourlet, le seul des employés de la Tour qui soit instruit du décès. Les médecins interrogent Lasne et Gomin : « Cet enfant est-il le fils de Louis Capet ? Est-ce celui qu’on leur a donné à garder ? » Tous deux répondent affirmativement. Damont questionné ensuite, affirme que c’est bien là l’enfant qu’il a vu la veille « malade et vivant » et qu’il le reconnaît pour l’avoir rencontré plusieurs fois jadis aux Tuileries, quand l’y amenait son service de garde-national., Gourlet atteste qu’il connaît le petit Capet « depuis son arrivée au Temple, » en août 1792. — « Ces interpellations faites, les officiers de santé ont procédé à leur opération. »

Vers cette même heure, à l’autre extrémité de Paris, la Convention vient d’entrer en séance et, tout de suite, paraît à la tribune, Achille Sevestre, représentant d’Ille-et-Vilaine, membre depuis deux mois du Comité de Sûreté générale. Il donne lecture d’un très court rapport annonçant, — en termes d’une sécheresse concertée, — que le fils de Capet, incommodé depuis quelque temps par une enflure au genou droit et au poignet gauche, est mort la veille et que le Comité en a reçu la nouvelle à deux heures et quart de l’après-midi. « Le Comité, ajoute-t-il, m’a chargé de vous en informer. Tout est constaté. Voici les procès-verbaux qui demeureront déposés aux archives. » Puis il passe, sans transition, à la lecture d’une lettre de Nice relatant l’arrestation d’une centaine d’émigrés…

Sevestre, ancien greffier au tribunal de Rennes, avait perdu certainement, dans l’exercice de ses fonctions de législateur, le respect de la précision minutieuse chère aux procéduriers, car son rapport comporte autant d’inexactitudes que de lignes. Il assure, par exemple, que le Comité apprit, le 20, à deux heures et quart, la mort du fils Capet ; pourquoi n’expose-t-il pas les raisons qui ont empêché le dit Comité d’en faire part aussitôt à la Convention, laquelle n’avait pas levé sa séance avant quatre heures ? Simple étourderie. Ce qui est moins excusable, c’est le geste de Sevestre, faisant mine de manier une liasse de papiers et disant : « Tout est constaté… Voici les procès-verbaux… » Au moment où il parlait, le Comité n’était encore en possession ni de la déclaration, ni de l’acte de décès, ni du certificat d’autopsie, ni de la copie du Registre du Temple, ni de rien qui ressemblât à un procès-verbal ou à une constatation quelconque, et il ne semble même pas qu’il eût jamais l’intention de former un dossier de pièces officielles confirmatives de l’événement. Mais on voulait se montrer péremptoire afin de couper court à toute discussion. Les députés, ébahis à l’énoncé de cette nouvelle inattendue, restèrent « muets d’étonnement. » — « Pas une voix de pitié, pas un regret ne s’éleva dans cette enceinte de scélérats, impénétrables à tout sentiment, à tout honneur, à tout remords. » C’était le second régicide que la Convention portait à son actif ; car, quel que fût l’enfant, — anonyme ou Bourbon, — dont le cadavre était au Temple, quels que fussent les doutes désormais ancrés en nombre d’esprits, c’était bien la personnalité royale de Louis XVII qui venait de disparaître avec ce prisonnier douteux, sacré, à défaut de titres authentiques, par le malheur, les deuils, l’unanime et secrète pitié du peuple, la grandeur tragique de sa courte histoire ; investiture trop émouvante pour n’être pas inébranlable, au regard de laquelle toute compétition était d’avance condamnée à demeurer vaine.

Au Temple on travaillait à ce que l’escamotage prémédité s’effectuât sans esclandre. Quand, à midi, la garde fut relevée, arriva le nouveau commissaire de service : c’était Darlot, délégué de la section de la Réunion. Après les formalités d’usage, on le fit entrer à la salle du Conseil où Damont, Lasne et Gomin, laissant les chirurgiens à leur besogne, étaient descendus pour le recevoir. Soit qu’ils éprouvassent quelque embarras, soit qu’ils cherchassent à s’accorder encore du répit, il se passa « quelque temps » avant que Lasne et Gomin exposassent au nouveau venu « le motif grave » pour lequel Damont, qui aurait dû quitter le Temple à l’arrivée de Darlot, s’y trouvait encore, » bien que son service fût terminé » : — « le fils de Louis Capet était mort la veille sur les trois heures de relevée. » Et aussitôt on invita Darlot à monter au second étage ; il y consentit, pénétra dans l’antichambre où « quatre citoyens, occupés à écrire, se levèrent dès qu’il parut ; » c’étaient les médecins notant déjà leurs observations ou rédigeant les préliminaires de leur procès-verbal : ils conduisirent Darlot dans la pièce voisine : le petit cadavre était là, sur un lit de sangle ; un drap le recouvrait ; l’un des chirurgiens souleva ce linceul et Darlot, « vivement frappé » à l’aspect de ce visage « qui n’était encore nullement défiguré, » attesta « très franchement qu’il remettait très bien cet enfant mort pour l’avoir vu plusieurs fois se promener au jardin des Tuileries, avec tout l’appareil du fils de Louis Capete et dans le petit jardin où il y avait des lapins. » Cette déclaration si nette parut à ce point opportune que, à peine redescendus à la salle du Conseil, Lasne et Gomin pressèrent Darlot d’en consigner les termes par écrit dûment signé et paraphé. Précaution bien singulière qu’on s’expliquerait seulement si quelque incrédulité s’était manifestée chez le personnel de la prison ; il n’en était rien, puisque personne au Temple n’était encore informé de la mort du prisonnier : on allait l’apprendre en même temps que le résultat de l’autopsie ! Comment les gardiens prirent-ils sur eux d’inviter à cette déclaration formelle, mais maladroite, ce commissaire obligeant ? Bien maladroite, en effet, car le souci d’authentiquer ainsi par un témoignage d’occasion la personnalité du mort, établit qu’on était autorisé à la mettre en doute ; en outre, cette attestation de Darlot permet de supposer que Damont et Gourlet, ayant comme lui reconnu le Dauphin, ont été pareillement invités à rédiger une déclaration similaire : ils ne l’ont pas fait : est-ce donc qu’ils s’y sont refusés ? Et puis, on se rappelle aussi les propos tenus naguère devant Hue et devant Frotté par des conventionnels importants ; ils dépeignaient le prisonnier du Temple comme étant transformé par l’abêtissement, « dénaturé au physique et au moral, » devenu objet de dégoût. Si, vivant encore, il eût été méconnaissable pour Frotlé et pour Hue qui, lui, avait vécu avec le Dauphin, au Temple même, comment un petit bourgeois de Paris qui ne l’avait jamais aperçu que de loin, au temps des Tuileries, pouvait-il retrouver les traits du petit prince sur ce visage figé par la mort ?

Cependant les quatre praticiens poursuivent leur funèbre travail : Lasne, Damont entrent de temps à autre. Pelletan procède seul à l’ouverture du corps étendu sur une table dans cette antichambre où, jadis, le Dauphin a si souvent joué ; c’est lui qui scie, « au niveau des orbites, le crâne préalablement dépouillé de tous ses cheveux et de sa peau, coupée et rabattue en quatre sections triangulaires ; » c’est lui aussi qui, l’opération terminée, « répare » le cadavre, replace les viscères, éponge, tamponne, serre les bandes. Comme ses collègues, ainsi que « les gardiens », sans doute pour se soustraire à l’odeur méphitique, se tiennent dans la profonde embrasure de la fenêtre, Pelletan profite de leur éloignement pour s’emparer subrepticement de « quelques restes précieux ; » il roule le cœur de l’enfant dans une serviette et le met dans sa poche. Pour finir, il rabat sur le crâne les lambeaux de peau disjoints, les rapproche par d’habiles sutures, enveloppe toute la tête « chauve » d’un linge ou d’un bonnet de coton qu’il fixe « au-dessous du menton ou de la nuque ; . » et, les boucles de cheveux du mort reslant là, destinées aux balayures, il laisse Damont s’en saisir et les emporter sans qu’aucun autre des assistants ait paru s’aviser de cette soustraction. À quatre heures et demie, tout était terminé, et le corps reporté dans la chambre à coucher fut déposé sur l’un des lits ; les médecins quittèrent le Temple où leur visite, qui ne put rester inaperçue ni des officiers, ni des soldats de garde, ni de l’économe Liénard, ni des employés ou serviteurs de la maison, fut sans doute adroitement présentée comme une simple, mais très longue consultation.

Car, — ceci est presque incroyable, — le secret tenait toujours ! « La mort fut cachée, écrit Damont, le restant de la journée, — du 8, — et le lendemain jusqu’à l’arrivée de quatre députés… » Or, les députés n’arrivèrent que le 9, à onze heures du soir : ils n’étaient pas au nombre de quatre, mais bien de deux seulement, Kervelégan et Burgoing, délégués par le Comité de sûreté générale « pour s’assurer de l’exécution de différents arrêtés concernant Capet fils. » Ils entrèrent à la salle du Conseil, examinèrent le registre, collationnèrent avec l’original en leur possession la copie du procès-verbal d’autopsie qui y était déjà consignée, et, ayant constaté la bonne tenue des écritures, ils jugèrent le moment venu de donner « à l’événement la plus grande publicité. » Comme le bruit aussitôt répandu que le petit Capet était mort mettait le personnel en grand émoi, les représentants protestèrent « qu’il ne fallait pas mettre tant d’importance, qu’on l’enterrerait tout simplement ; » et, ayant réuni l’état-major, commandant, adjudant, capitaine, lieutenant, sous-lieutenant et sergent de garde, ils les invitèrent à défiler devant le corps et prirent la tête de la colonne qui s’engagea dans l’escalier. Tous ensemble pénétrèrent dans la chambre, entrevirent, à la lueur d’une chandelle ou d’un falot, le mince cadavre serré dans ses bandelettes et dont « toute la tête était couverte d’un linge ou d’un bonnet de coton fixé au-dessous du menton ou de la nuque. » Souleva-t-on cette cagoule ? C’est peu probable. Tous les assistants, interpellés de déclarer s’ils reconnaissaient en cette lamentable dépouille le fils du tyran, proclamèrent qu’ils le reconnaissaient « pour l’avoir vu, précise Damont, au jardin des Tuileries et ailleurs ; » ils signèrent complaisamment leur attestation ; et ce qui surprendra plus encore, c’est que la déclaration de ces militaires a été présentée, — et accueillie, — comme un argument décisif, abolissant toute incertitude, et démonstratif de la mort du fils de Louis XVI au Temple ! Puisque le Comité de Sûreté générale attache tant d’importance à ce que l’identité du petit Roi soit solennellement constatée, que n’a-t-il convoqué, avant l’autopsie, les témoins qu’il a sous la main : Mme Royale, d’abord, dont l’affirmation eût été péremptoire ; Tison, qui a vécu avec le Dauphin durant quatorze mois ; Meunier, le chef de cuisine, Baron, le portier de la Tour, tous deux de service au Temple depuis le début de la captivité. De ceux-là on se cache pour faire appel à des passants qui n’ont pas vu le Dauphin depuis quatre ou cinq ans, et on le montre dans l’obscurité, la tête tondue, le crâne scié ou le visage couvert !

Maintenant la République est débarrassée : Louis XVII est officiellement mort : le reste n’est qu’une formalité ; c’est comme fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette que le mort va être inscrit, le 10 juin, au Temple même, sur le registre de l’officier de l’état civil chargé, aux termes de la loi « de vérifier le décès par l’inspection du cadavre. » Ce jour-là, le brave Meunier qui, consciencieusement, gardait toujours prêt sur ses fourneaux le consommé de bœuf et de poule ordonné au petit malade, apprenant que son bouillon était inutile, le donna au père Lefèvre qui tenait une buvette dans la grande cour du Palais. La nouvelle de la mort se répandit vite dans le quartier du Temple : elle trouva beaucoup d’incrédules, et les journaux, en l’annonçant, ne manquèrent pas de signaler les bruits étranges qui circulaient : « Les uns prétendent que cette mort est un fait à plaisir, que le jeune enfant est plein de vie, qu’il y a très longtemps qu’il n’est plus au Temple… L’authenticité de la mort secrète et naturelle d’un enfant que, malgré toutes les déclamations démagogiques, on ne peut regarder comme un enfant ordinaire, puisque, au lieu de courir librement dans les rues comme le fils d’un sans-culotte, il était gardé par une force armée considérable veillant jour et nuit sur sa prison, aurait peut-être dû, je ne dis pas pour l’honneur de la Convention, mais pour la tranquillité générale, être solennellement et publiquement constatée… » Un bulletin de police du 22 prairial, — 10 juin, — disait : « Si les bulletins de sa maladie, ainsi qu’il est d’usage, avaient été tous les jours rapportés à la Convention, on aurait évité une infinité de propos médisants ou même calomnieux… » Ce qui étonnait, c’était la soudaineté du décès : personne ne savait que le Dauphin fût indisposé ; on n’avait parlé de sa maladie, ni à la Convention, ni dans les Gazettes, ni même au Temple dont toutes les rumeurs étaient connues et commentées par suite du grand mouvement de gardes nationaux et de fournisseurs qui s’y renouvelait quotidiennement, et on apprenait tout à coup qu’il était mort, que les chirurgiens l’avaient ouvert… Cela paraissait louche et l’imagination populaire se donnait libre cours.

Le 10, à midi, le service de Darlot finissait : il était remplacé par Guérin, commissaire civil de la section de l’Homme armé. Lasne le reçut à la salle du Conseil, suivant le protocole, et lui apprit la mort du prisonnier. Plus avisé que ses deux précédents collègues, Guérin remarqua, dès les premiers instants de son installation, que « la nouvelle de cette mort n’ayant été précédée d’aucune annonce de maladie et pouvant donner lieu à des conjectures fâcheuses, les deux gardiens, — Lasne et Gomin, — cherchaient à en détourner l’effet par tous les moyens que la prudence pouvait leur suggérer. » Ils étaient très affairés, en effet, car le Comité de Sûreté générale, après tant de subtilités et d’irrégularités, affectait maintenant un grand respect des formalités légales et donnait l’ordre qu’elles fussent strictement observées. Dans l’après-midi, vers quatre heures et demie, arrivait, par express, au Temple, un arrêté qu’il venait de rendre ordonnant au Comité civil de la section du Temple de « faire donner la sépulture au fils de Louis Capet dans le lieu et suivant les formes ordinaires, en présence du nombre de témoins désignés par la loi, et renforcé de deux membres du Comité civil de la dite section. » Tandis que Lasne ou Gomin prévenait la section, on avisait en même temps Voisin, le conducteur des convois qui remplissait les fonctions d’ordonnateur des cérémonies funèbres : il alla donc requérir du citoyen Bureau, concierge du cimetière Sainte-Marguerite, une bière « pour une jeune fille, » et Bureau lui fournit un cercueil « de bois blanc, » long de quatre pieds et demi.

À sept heures et demie tout était disposé : l’officier public Robin se présenta porteur de son registre et accompagné des deux commissaires supplémentaires chargés d’assister à l’inhumation : ils s’appelaient Arnoult et Godet. La déclaration du décès fut consignée en présence du cadavre ; Lasne et Gomin y figurèrent en qualité de déclarants ; les autres signèrent ; puis, « pour s’entourer encore d’un plus grand nombre de témoignages, » l’état-major des troupes de garde depuis midi fut amené au lit mortuaire et on invita les officiers « de déclarer s’ils reconnaissaient le fils de Louis. » Comme leurs camarades de la veille, tous le reconnurent et en signèrent au registre l’attestation. À ce moment, un inspecteur de police vint avertir que, dans l’attente de l’enterrement du petit Capet, un rassemblement considérable se formait à la porte du Temple. Guérin adressa en hâte à la section l’ordre d’envoyer « deux détachements de vingt à vingt-cinq hommes, » pour écarter la foule. Le jour tombait. L’ordonnateur Voisin prit le petit cadavre dans ses bras et descendit, portant ce léger fardeau, jusqu’au bas du long escalier de pierre : la bière était déposée la ; il étendit le corps dans le cercueil qui resta découvert durant une heure, en attendant que la troupe eût dispersé les badauds que « la curiosité ou peut-être quelque autre motif » amassait dans la rue du Temple. À neuf heures du soir seulement, presque à la nuit close, Dusser, le commissaire de police, donna l’ordre du départ. Voisin cloua le couvercle de la bière, jeta sur elle un « drap mortuaire » et la remit aux porteurs : ils étaient au nombre de quatre et devaient, en cours de route, se relayer « deux par deux. » Lasne et Gomin suivaient, ainsi que le chef de brigade Garnier et le capitaine Wallon commandant la garde de la prison, le commissaire de jour Guérin, les deux commissaires occasionnels Arnoult et Godet, Dusser, le commissaire de police. Et il y avait là aussi un personnage dont la présence injustifiée, et qui passa, semble-t-il, inaperçue, a suscité, depuis lors, bien des commentaires, demeurés, d’ailleurs, sans solution utile : c’était Remy Bigot. Bien que son nom ne figurât sur aucune des listes de la Commune, on l’avait vu prendre la garde au Temple, en qualité de membre du Conseil général, le 21 janvier 1794, alors que commençait, après le départ de Simon, la séquestration du petit prisonnier. Bigot reparaissait, — à quel titre ? — pour l’inhumation, comme si quelque nécessité mystérieuse imposait son ingérence dans les circonstances importantes de la captivité du Temple. Il signa, ce soir-là, le procès-verbal de la levée du corps ; et, deux jours plus tard, Bigot surgira de nouveau pour figurer comme témoin à l’acte de décès, où il se déclarera « employé, âgé de cinquante-sept ans, demeurant rue Vieille-du-Temple, no 61, ami du défunt ! »

Le petit cortège qu’escortaient huit soldats commandés par un sergent, sortit du Temple par le grand portail et tourna presque aussitôt à gauche dans la rue de la Corderie : la troupe contint la foule par un barrage ; deux détachements de vingt-cinq hommes suivaient les porteurs du cercueil « à distance assez éloignée, sans paraître former cortège » et l’on parvint sans difficulté au cimetière attenant à l’église Sainte-Marguerite, distante du Temple de près d’une demi-lieue. Le parcours s’était effectué très rapidement, car il était neuf heures et demie à peine quand le convoi, débouchant de la rue Basfroy, atteignit la rue Saint-Bernard. Il passa devant la porte fermée du cimetière et entra dans l’église, transformée en école pour « les élèves du salpêtre. » Une porte, dans le bas-côté de gauche, ouvrait sur le cimetière où l’on pénétra à la nuit presque close, une belle nuit pure de fin de printemps.

C’était un petit enclos verdoyant de cette herbe drue qui pousse sur les morts et de vieux arbres alignés le long des murs. Une masure à toit de tuiles, à fenêtres protégées de barreaux de fer, se terrait dans un angle et servait d’habitation au fossoyeur Bétrancourt et à sa femme. La fosse commune, — la « tranchée, » comme l’appelaient les professionnels, — s’étendait de l’Est à l’Ouest au milieu du terrain, passant au pied d’une haute et vieille colonne de pierre naguère surmontée d’une croix qui devait être abattue et jetée quelque part dans l’épais gazon. L’inhumation du prisonnier fut sans cérémonial : la femme du fossoyeur, vingt ans plus tard, racontait : « On l’enterra à la brune : il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; il y avait très peu de monde ; je pus facilement m’approcher ; je vis le cercueil comme je vous vois. On le mit dans la fosse commune qui était la fosse de tout le monde, les petits comme les grands, les pauvres comme les riches, tous y allaient, parce que, soi-disant, tout le monde était égaux… » Le commissaire de police Dusser plaça un factionnaire près de la fosse, un autre à l’entrée du cimetière ; les huit assistants signèrent. À dix heures du soir, tout était terminé. Lasne et Gomin reprirent le chemin de la prison. Quelles confidences, quelles réflexions échangèrent-ils le long de la route ? Quels que fussent leurs doutes, dont leur conduite fournissait tant d’indices, ils possédaient du moins une certitude : c’est que le petit Roi, — que peut-être ils n’avaient jamais eu à garder, — était maintenant bien décidément hors du Temple.


G. LENOTRB.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1919, 1er janvier et 1er février 1920.