Le Roi Louis XVII
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 99-139).
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LE ROI LOUIS XVII

V
ÉNIGMES[1]

À cette même heure où faiblit le crédit de Chaumette, un revirement radical et inattendu transforme subitement tout le système de surveillance du Temple. Le 3 janvier 1794, à la séance du Conseil général, l’appel nominal ayant permis de constater l’absence d’un grand nombre de membres « occupés dans différentes administrations, » Pache, le maire, insinue qu’aucun municipal ne devrait accepter des fonctions l’empêchant d’assister aux réunions du Conseil. Chaumette saisit l’occasion, qu’il a peut-être suscitée, pour s’élever contre l’incompatibilité des emplois : il cite Robespierre, qu’il flagorne maintenant à tout propos, et rappelle ce mot de l’Incorruptible : « Si vous accordez deux places à un homme, donnez-lui deux corps. » Sur quoi, il transforme en proposition l’observation du citoyen maire, et il est arrêté que « tout membre du Conseil général ayant une fonction ou une occupation qui l’oblige à s’absenter aux heures d’assemblée, sera tenu d’opter. » Aussitôt Coru déclare qu’il renonce à son emploi d’économe du Temple ; le Conseil, extasié de voir un de ses membres sacrifier 4 000 livres d’appointements pour la seule compensation de venir tous les soirs entendre pérorer Chaumette, décide que mention sera faite de cet acte de désintéressement et, — contradiction assez inexplicable, — que ses imitateurs « seront inscrits sur la liste des candidats désignés pour faire partie des commissions nommées par la Commune. » La question de Simon se pose : Langlois représente que « Simon occupe une place de confiance ; il serait désirable qu’elle lui fut conservée ; » mais le Conseil « passe à l’ordre du jour, motivé par la loi. »

C’était forcer la décision, du cordonnier : sous peine d’être classé dans l’opinion parmi les « repus, » il lui fallait renoncer à la prébende du Temple ; il n’hésita que très peu et, le surlendemain, il paraissait au Conseil pour la première fois depuis six mois, annonçant qu’il abandonnait sa mission d’éducateur, pour garder celle que la confiance des électeurs lui avait accordée. Plusieurs parlent de même, entre autres Véron, officier de paix, et Legrand, qui se démet de ses fonctions d’officier de l’état civil ; mais où le mystère commence c’est quand on voit le Conseil général, touché de ces beaux gestes, nommer sur-le-champ ledit Véron à l’emploi d’officier de l’état civil que, pour ne pas cumuler, vient d’abandonner ledit Legrand ; Coru est également nanti le soir même, ainsi que Bergot et Deltroit : ils sont promus tous les trois à des emplois de l’état civil. Simon, lui, restait sans place ni compensation, soit que ses collègues ne le jugeassent propre à rien d’autre qu’à former l’intelligence et le cœur du fils des Rois, soit que cette comédie du cumul n’eût été imaginée que pour se débarrasser de lui, ou pour justifier sa sortie du Temple. Il est certain que Chaumette et Hébert le virent disparaître avec satisfaction, puisqu’ils ne prononcèrent pas en sa faveur un mot qui eût été décisif. Pour la forme on consulta, au sujet du remplacement de Simon, le Comité de Sûreté générale qui déclara se désintéresser de la question : la Commune remit à trois jours la désignation du successeur, arrêtant « qu’il serait dressé à cet effet une liste de candidats. » Mais si la liste fut établie, on ne la consulta point et l’on apprit, neuf jours plus tard, et que Simon avait quitté le Temple et qu’il n’y serait point remplacé : quatre membres de la Commune, renouvelés quotidiennement, assumeraient la garde de l’enfant.

Cependant Simon, jusqu’alors si soumis, manifestait sans discrétion son mécontentement : était-il sincère dans ses récriminations, ou jouait-il une comédie commandée ? Sa conduite en ces premiers jours de janvier est étrange. On raconte que, furieux de ce qui s’est passé à la séance du 5, il refusa de reparaître à la Tour et expédia un porte-clefs à sa femme « pour lui ordonner de faire ses paquets et de descendre dans le plus bref délai. » Mais bientôt repentant de sa précipitation, il sollicita l’autorisation de rester dans l’enclos du Temple et on l’installa avec sa femme « au-dessus des écuries ; on les nourrit même aux frais de la maison. » Cependant, au bout d’une dizaine de jours, l’économe s’étant plaint de cette augmentation de dépenses, les Simon remontèrent, le 19 janvier, à leur second étage de la Tour, pour présenter le petit Capet aux commissaires de service et obtenir d’eux une décharge régulière. Après quoi, « rendus à la liberté, ils quittèrent la Tour le jour même. » Si les faits se succédèrent ainsi, le Dauphin serait donc resté sans surveillant, et les Simon sans décharge, durant douze ou quatorze jours. Etait-ce là ce que l’on souhaitait et Simon, en simulant le dépit, obéissait-il à des ordres reçus ? Peut-on admettre que, même sous l’impulsion de la colère, il abandonne, sans couvrir sa responsabilité par un reçu en règle, l’enfant qu’on lui a confié ? Si son caractère emporté et sa bêtise l’ont aveuglé sur les conséquences d’une telle imprudence, est-il, d’autre part, vraisemblable que les commissaires composant le Conseil du Temple ne l’aient pas aussitôt signalée à la Commune, afin qu’elle assurât la surveillance du petit Capet ?

Il est bien regrettable que les nombreux historiens qui ont, depuis plus d’un siècle, étudié la triste vie de Louis XVII, l’aient tous racontée avec un parti pris non dissimulé : ils avaient pour but de « prouver quelque chose, » soit l’évasion, soit la mort au Temple, soit la survivance du prince en tel ou tel des « faux-Dauphins. » Ils ont choisi, parmi les documents accessibles, les seuls avantageux à leur thèse : c’est ainsi que sont demeurés en très grande partie inutilisés tant de renseignements amassés dans les Archives de la Commune aujourd’hui disparues et où se trouvait} bien probablement, la solution de l’énigme du départ de Simon. Pour mettre actuellement en pratique le sage et vieil adage : ad narrandum, non ad probandum, on se trouve singulièrement dépourvu. Tout ce qu’il est possible de constater, c’est que le Dauphin et son précepteur se quittèrent « bons amis. » Un soir, — évidemment entre le 5 et le 19 janvier 1794, — Simon était allé retrouver au café Desnoyers, rue des Filles-Dieu, Hébert qui demeurait tout à côté, et les municipaux Jault et Lasnier, ainsi que deux autres habitués de l’endroit dont les initiales seules sont indiquées. Simon par la du petit Capet : il avait « les larmes aux yeux » en répétant un propos tenu, la veille, par l’enfant : « Simon, mon cher Simon, amène-moi dans ta boutique ; tu m’apprendras à faire des souliers et je passerai pour ton fils, car, je le prévois, ils ne m’épargneront pas plus que mon père. » « Je donnerais un bras, ajoutait Simon, pour que cet enfant m’appartînt, tant il est aimable et tant je lui suis attaché. » Il est établi aussi que le ménage Simon, exclu de la prison royale, décida de se loger dans les environs immédiats de la Tour : on possède, en effet, l’indication précise du logement que le cordonnier et sa femme louèrent « dans un bâtiment ayant vue sur la cour des Ecuries, » cour qui n’était séparée du jardin de la Tour que par une porte dont Piquet était le concierge. Les Simon avaient là deux pièces et une cuisine ; mais ce qui étonne c’est que, en même temps, ils s’étaient assurés d’une seconde installation à l’autre extrémité de Paris, dans leur ancienne rue Marat. Ils louaient là, dans le ci-devant couvent des Cordeliers, deux chambres à cheminée et à alcôve, prenant vue sur les quinconces du jardin ; ils payaient au département, propriétaire de l’immeuble, 60 francs par an ; et on demeure assez intrigué de cette double installation, en des quartiers si distants l’un de l’autre, pour de pauvres hères dont tout l’avoir mobilier valait 70 livres.

On a également toute certitude sur la date de leur départ définitif de la Tour du Temple : c’était bien le 19 janvier 1794, un dimanche ; en nouveau style, le décadi 30 nivôse de l’an II. Les quatre commissaires de service ce jour-là étaient Cochefer, Lasnier, Lorinet et Legrand ; nommés la veille au soir, ils avaient passé au Temple la nuit du 18 au 19, puis toute la journée du 19, quand, à neuf heures du soir, Simon les prévint qu’il allait partir et les invita à monter pour qu’ils lui donnassent décharge de la personne de Charles Capet. La formalité remplie, les Simon s’en allèrent, en pleine nuit brumeuse. L’enfant dormait-il ? C’est probable, car on a vu qu’il avait l’habitude de souper tôt et d’être couché pour neuf heures. Qui resta auprès de lui cette nuit-là ? Qui prit soin de lui, le lendemain, au réveil ? On ne peut le dire ; dès cet instant, c’en est fini de l’histoire du Dauphin captif. Personne, de six mois, ne dira l’avoir vu ; personne ne parlera plus de lui ; jamais, à la Commune qui, jusqu’à présent, s’est occupée, presque journellement, des prisonniers du Temple, jamais plus son nom ne sera prononcé. La comptabilité elle-même se tait à son sujet ; sa sœur et sa tante ne l’entendront plus chanter et rire ; seulement la jeune princesse notera plus tard : « Le 19 de janvier, nous entendîmes un grand bruit chez mon frère, ce qui nous fit conjecturer qu’il s’en allait du Temple, et nous en fûmes convaincues quand, regardant par un trou de notre abat-jour, nous vîmes emporter beaucoup de paquets. Les jours d’après, nous entendîmes ouvrir sa porte et, toujours persuadées qu’il était parti, nous crûmes qu’on avait mis en bas quelque prisonnier allemand ou étranger, et nous l’avions baptisé Melchisédec pour lui donner un nom. » Il y avait encore un enfant au deuxième étage de la Tour : un enfant singulièrement silencieux et tranquille, ainsi qu’on le voit par cet extrait du Journal de Madame Royale ; mais était-ce le Dauphin ? était-ce un enfant qui lui avait été substitué ? C’est là une question que contribuent mal à élucider les rares circonstances connues du radical changement apporté en ces jours-là aux consignes et aux règlements du Temple.

On remarque cependant que, le soir du 19 janvier, contrairement à l’usage très régulièrement établi, aucun commissaire ne fut désigné par le Conseil général pour venir au Temple relever de leur garde de vingt-quatre heures Legrand, Lasnier, Cochefer et Lorinet. Ils la doublèrent donc et restèrent jusqu’au lendemain soir. Le 1er pluviôse seulement arrivèrent leurs quatre remplaçants : Minier, Menessier, Mouret et Michée, qui furent eux-mêmes relevés, le jour suivant, 2 pluviôse, par Mercier, Marcel ; Warmé et Bigot. Or, la présence de ces deux derniers a de quoi surprendre : d’abord parce que leurs noms coupent de façon insolite l’ordre alphabétique habituellement suivi pour la désignation des commissaires du Temple ; en outre, parce que ni Warmé ni Bigot ne figurent sur les diverses listes des membres de la Commune[2]. Se représente-t-on l’étonnement de Marcel et de Mercier, celui-ci élu par la section du Finistère, l’autre par celle du faubourg du Nord, en se voyant adjoindre, pour une mission si grosse de responsabilités, réservée jusqu’à présent aux seuls membres du Conseil général, deux hommes qui n’ont point de titre à la partager ? Pourquoi acceptent-ils leur concours ? Comment ne protestent-ils pas ? Car il se trouve que la tâche est particulièrement pénible : on est au 21 janvier et c’est ce jour-là qu’on va emmurer l’infortuné prisonnier.

Fut-il emmuré ? C’est une tradition si fermement établie sur nombre de très attendrissants récits qu’elle est aujourd’hui promue au rang de vérité historique ; mais n’a-t-elle pas précisément son origine dans l’absolue pénurie de renseignements, concernant la vie du petit captif pour la période qui s’étend du départ de Simon au 9 thermidor, — six mois ? Les historiens de Louis XVII, embarrassés par ce silence des témoignages, n’en ont-ils pas témérairement conclu à un isolement complet, seule façon apparemment logique d’expliquer les lacunes inévitables de leur documentation ? Mais c’est expliquer l’incompréhensible par l’invraisemblable, car comment se résoudre à croire qu’on ait enfermé seul, dans une chambre dont la porte est scellée « à clous et à vis, » un enfant de moins de neuf ans, de sorte qu’on ne puisse le secourir immédiatement en cas d’urgence, ni même s’assurer de son état de santé ? Quelqu’un a-t-il pu supposer que le Dauphin, habitué, la veille encore, à être servi, saura, réduit à ses petites forces, se nettoyer, se coiffer, brosser ses vêtements, faire son lit, retourner ses matelas, cirer le carreau de sa chambre, ouvrir la fenêtre dont l’espagnolette est hors de sa portée ? Lui a-t-on fourni, dans son cachot impénétrable, brosses, balais, torchons, brocs, tout le matériel indispensable au Robinson qu’il va devenir ? C’est cela qu’auraient dû nous apprendre ses biographes, au lieu d’analyser ses pensées solitaires, de nous peindre ses farouches désespoirs, et de nous révéler, avec une inquiétante minutie de détails, sa longue descente vers la consomption et la précoce caducité. Condamner un enfant de cet âge à l’isolement complet, c’est le condamner en même temps à la crasse, à l’ordure, à la vermine… Et qui donc a pris sur soi de formuler un tel ordre ? Nulle part on n’en trouve trace ni mention ; personne, jamais, n’a découvert un texte ni même une ligne d’écrit semblant s’y rapporter.

Hébert et Chaumette, dira-t-on, s’ils y trouvaient leur intérêt, étaient gens à ne point reculer devant une pareille cruauté : encore leur fallait-il pour complices les cent quarante-quatre membres de la Commune que le hasard de l’ordre alphabétique désignait chaque soir, quatre par quatre, pour assurer la surveillance du Temple, et aussi les officiers et sous-officiers de la garde nationale, en nombre incalculable, qui, tous les jours, se relevaient au commandement de la prison. Or, parmi ces hommes, de classes et d’éducation si diverses, s’il y en avait de méchants, d’indifférents et de pusillanimes, tous, assurément, n’étaient pas des bourreaux ; beaucoup avaient des enfants ; plusieurs s’étaient attachés au petit Capet, du temps de Simon, alors que, au billard, ils s’amusaient de lui ; quelques-uns même s’étaient montrés assez courageux pour témoigner à la famille royale des égards compromettants ; Dangé, Jobert, Vincent ont passé, sous l’inculpation de ce crime, devant le Tribunal ; ils reviennent au Temple durant la séquestration de l’enfant ; ils n’y reparaissent pas en simples surveillants, mais en gardiens responsables ; et pas un d’eux ne protesterait contre l’indigne traitement infligé à ce pauvre innocent ! Berthelin, exclu du Conseil en septembre parce qu’on l’accuse de trop de faiblesse et d’avoir un air trop respectueux lorsqu’il est de service au Temple, puis réintégré sur la demande de Chaumette lui-même qui se porte garant de son civisme, Berthelin est de garde le 28 janvier auprès du petit prince encagé comme une bête dangereuse, et il ne s’indigne pas ! Et Paffe, « l’honnête monsieur Paffe, » disait la Reine, — « un brave homme, » écrira Lepitre, — et qui s’est naguère exposé pour fournir aux prisonnières de la laine, des aiguilles à tricoter et autres objets interdits par un arrêté de la Commune, peut-il supporter, à six reprises, le spectacle du répugnant martyre, sans avoir le courage d’élever la voix au nom de l’humanité ? Et le maçon Barelle qui, lorsque le fils de Louis XVI était l’élève du cordonnier Simon, s’est révélé si affectueux que le Dauphin l’appelait, dit-on, « son bon ami, » Barelle qu’on a vu bien des fois amuser le petit prisonnier, doit avoir le cœur déchiré à l’odeur méphitique du cloaque où est implacablement confiné l’enfant, qu’il ne pourra apercevoir qu’au travers d’un guichet grillagé. Et Simon qui, de janvier à la fin de mai 1794, reparaîtra cinq fois à la prison où il a, durant un temps, fait la loi ? Admet-on qu’il dissimulera sa présence à son ancien pupille, qu’il ne lui dira pas un mot, qu’il ne s’étonnera pas, tout au moins, s’il ne s’en révolte, de l’état misérable où il retrouvera son petit Charles, naguère si vivant et si vigoureux ? Le silence de tant de commissaires, acceptant de participer à l’atroce et lent supplice d’un enfant auquel ils ont maintes fois témoigné de l’intérêt, serait un indice déjà probant que la réclusion du prisonnier du Temple ne fut pas telle qu’on nous l’a si souvent décrite. Ils ont peur, ces municipaux, objectera-t-on ; ils redoutent leurs maîtres Chaumette et Hébert ; mais, outre que cette renonciation coupable serait la condamnation de toute la Commune, Chaumette et Hébert n’y régneront plus longtemps, et, même après leur chute, nul ne parlera.

Si l’attitude des commissaires, étonne, celle de l’enfant reclus suggère plus de scepticisme encore : on a vu de quels soins le Dauphin était l’objet dès qu’il souffrait du moindre malaise et avec quelle assiduité le visitaient des médecins experts et attentifs. Par une coïncidence frappante, ces visites cessent précisément « dans les premiers jours de janvier, » à l’époque même où on a résolu de soustraire l’enfant à tous les regards. Avait-on attendu qu’il fût guéri pour le martyriser. On l’admet ; alors sa santé est complètement rétablie : si celui qu’on enferme est le petit Capet, turbulent, vivace, volontaire, « gâté, » a dit l’un, « robuste et fougueux, » écrit un autre, si c’est l’enfant que la population du Temple a vu sauter et courir sous les arbres du jardin et entendu chanter tout le jour, il ne va pas, dès la première heure de cachot, changer subitement de caractère et se résigner à l’isolement. Cloîtré dans l’ancienne chambre de Cléry, la plus sombre et la plus froide de toutes, il pleurera, il frappera de ses petits poings la cloison sans porte, il appellera à grands cris ses gardiens, sa maman qu’il croit toujours à l’étage supérieur, il interpellera les commissaires quand ils entreront dans l’antichambre précédant sa cellule, et les porteurs de bois qui allumeront le poêle, et les garçons servants qui déposeront sa nourriture sur la tablette de son guichet ; il n’est ni taciturne, ni timide ; il tient de Simon, on ne le sait que trop, un vocabulaire qui lui permet d’exprimer sans périphrase l’ennui qu’il va éprouver de son isolement. Sa sœur et sa tante ne cesseront pas tout à coup de percevoir l’écho de ses chants et de ses jurons. La vieille Tour du Temple est sonore, puisqu’on distingue d’un étage à l’autre le choc des pions sur le trictrac. — Rien de tout cela : les deux princesses qui guettent continuellement le moindre bruit, de nature à les renseigner sur ce qui se passe dans le donjon, déroutées par le silence qui pèse maintenant sur leur prison, seront persuadées que le jeune prince a été enlevé et qu’on l’a remplacé par un étranger. Parfois elles entendent une porte s’ouvrir : jamais ni un mot ni un cri !

Peut-on tirer quelque lumière des comptes du Temple, si abondants et si révélateurs pour la période qui précède le départ de Simon ? Pas davantage. Il a fallu cependant, pour clore la cage où le petit roi va s’étioler, recourir à des ouvriers : on ne ferre pas une porte, on n’établit pas un guichet ou un tour, sans l’assistance d’un menuisier et d’un serrurier : or les mémoires conservés dans nos archives ne nous révèlent rien de semblable. Tout ce qu’on rencontre c’est, à la date du 27 pluviôse (15 février) cette indication : « Dans le logement du petit Capet, dans un châssis de cloison au-dessus du poêle de sa chambre, fourni une pièce de verre blanc de 22 x 12 pouces… ci 7 livres, 10 sols » et, quinze jours plus tard, le 11 ventôse, — 1er mars, — la note d’un travail exécuté « au deuxième étage de la Tour pour démonter et nettoyer les tuyaux du poêle de la première pièce et les avoir remis en place en dedans, dans sa longue traverse et en dehors, dans toute la hauteur de la Tour, » renseignements très vagues d’où ressort du moins cette conclusion qu’on entrait dans la chambre du petit captif, puisqu’on y posait une vitre et qu’on y prolongeait les tuyaux du poêle de l’antichambre.

Il suffit, d’ailleurs, d’un regard à la distribution de l’appartement pour se rendre compte que la séquestration dans une pièce unique était impossible. En le supposant reclus dans l’ancienne chambre de Cléry, ainsi que le veut la tradition, l’enfant avait forcément accès au cabinet de garde-robe installé dans la tourelle sud ; par conséquent il circulait aussi dans le corridor conduisant à l’ancienne chambre de Louis XVI. Lui avait-on laissé la disposition de tout l’étage, et ce fameux guichet par le moyen duquel ses geôliers communiquaient avec lui était-il percé dans la porte de fer donnant sur l’escalier ? En ce cas, comment allumait-on le poêle de l’antichambre ? L’esprit, du reste, se refuse à l’idée d’un enfant de huit ans et demi errant toute la journée dans la solitude de ces pièces et de ces tourelles, sans qu’il lui soit arrivé une seule fois de se blesser ou de choir en essayant d’escalader ou de déplacer quelque meuble… Et, d’interrogations en hypothèses, on est amené à cette déduction : ou bien la séquestration n’a pas été aussi absolue qu’on le prétend, ou bien elle avait pour but de dissimuler que la victime d’une si rigoureuse mesure n’était plus le Dauphin. S’il est vrai qu’on a enfoui le prisonnier dans une chambre sombre, qu’on l’a muré de façon à ce que nul ne puisse, en pleine lumière, l’approcher, lui parler, distinguer ses traits, le reconnaître et constater à toute heure son identité, c’est parce qu’on ne pouvait pas le montrer. Et dès lors nait la croyance à quelque substitution ; car les partis qui se disputaient le Roi avaient trop d’intérêt à publier sa présence à la Tour du Temple pour le cacher ainsi et autoriser par là des soupçons et des doutes dont se diminuait la valeur de cet otage qu’ils convoitaient tous.


En suivant Hébert et Chaumette dans leur courbe rapidement descendante, on ne parvient pas davantage à démêler la nette vérité. On s’étonne pourtant de constater, dès que l’enfant est encellulé, la cessation de leurs visites au Temple où ils sont venus si souvent. Au Conseil général, ils ne parlent plus de la prison royale ni de ses hôtes, naguère objets d’une communication presque quotidienne. Ce mutisme est-il voulu, ou ne doit-on y voir qu’une omission justifiée par des préoccupations plus pressantes ? Hébert et Chaumette, sans être encore désignés, se sentent, en effet, serrés de près par Robespierre ; leur disgrâce est prochaine et le jour n’est pas loin où l’orage éclatera sur leurs têtes. Ici doit trouver place une anecdote, sans importance probablement, mais indicatrice des dessous compliqués du caractère de Chaumette : quelques jours après la mort de Marie-Antoinette, le procureur de la Commune était entré, rue Saint-Barthélémy, dans une boutique de tabletterie que tenaient les citoyennes Cornu, à l’enseigne de la Main d’Or : il avait sorti de sa houppelande une assiette d’étain dont la Reine s’était servie pendant sa captivité à la Conciergerie et sur laquelle elle avait tracé circulairement « en partant du centre à la circonférence, certaines phrases italiennes et allemandes. » Chaumette désirait qu’on fixât cette assiette sur un piédestal, de façon « à ce qu’on pût la voir des deux côtés ; » en même temps, il commandait un vase « pour y déposer, disait-il, les cendres d’un grand homme. » La tabletière conserva l’objet durant plusieurs mois : l’un de ses ouvriers aurait bien voulu copier les inscriptions tracées par la Reine ; mais Mme Cornu s’y opposa. Dans la première quinzaine de mars 1794, Chaumette reparut, reprit le précieux bibelot, alléguant « qu’il avait changé d’avis. » À qui destinait-il cette relique de la femme par lui poussée à l’échafaud ?

Le 14 mars, Paris apprit l’arrestation d’Hébert. Sensation de stupeur. Le Père Duchesne royaliste ! Qui l’eût cru ? Tel était son crime, en effet : il méditait « d’anéantir à jamais la souveraineté du peuple, la liberté française, et de rétablir le despotisme et la Monarchie. » Deux jours plus tard, Couthon, à la tribune de la Convention, en apportait la preuve : « On avait tenté, révéla-t-il, de faire passer au Temple un paquet contenant cinquante louis en or pour faciliter l’évasion de Capet ; car les conjurés ayant formé le projet d’établir un conseil de Régence, la présence de l’enfant était nécessaire à l’installation du Régent. » Dans la ville se répandit le bruit de l’incarcération « d’hommes qui, ne parlant que de liberté, avaient le royalisme dans le cœur : celui qui devait être nommé Régent de la République venait aussi d’être arrêté. » Le Régent ! Chaumette était pris ! Il coucha, ce soir-là, à la prison du Luxembourg et, le 28 ventôse, — 18 mars, — à l’ouverture de la séance du Conseil Général où, depuis dix-huit mois, Anaxagoras était adulé, le président donna lecture d’un arrêté du Comité de Salut public nommant provisoirement Vincent Cellier à la place de Chaumette et Jacques Legrand en remplacement d’Hébert. Sur quoi la Commune, prudente, mais peu fière, décida « qu’elle se rendrait le lendemain en masse à la Convention nationale pour la féliciter sur les mesures vigoureuses prises à l’effet de déjouer les projets des conspirateurs. » Hébert et Chaumette étaient enterrés avant d’être morts.

Les choses ne traînèrent pas : le 24, le Père Duchesne, perclus d’épouvante, est traîné à l’échafaud ; le 5 avril, c’est le tour de Danton et de ses amis, convaincus, eux aussi, d’avoir tenté « le rétablissement de la monarchie, la destruction de la représentation nationale et du gouvernement républicain ; » le 10 du même mois commence le procès de Chaumette, rapidement bâclé, comme les précédents. Il semble que l’ex-procureur de la Commune n’avait pas encore perdu tout espoir de sauver sa tête, soit qu’il comptât sur un regain subit de sa popularité abolie, soit qu’il entrevit prochaine la probabilité de cette restauration monarchique, hantise de tous les politiciens d’alors et dont on l’accusait d’être le principal fauteur. À la prison du Luxembourg, très penaud et piteux d’abord, il avait accepté bientôt avec assez de bonne grâce et même de l’esprit les railleries des aristocrates emprisonnés. Il comptait sur un revirement proche : on vit, dans la cour de la prison, sa femme lui faire de loin signe que « tout allait bien ; » et des témoignages recueillis il ressort que, au Luxembourg même, se poursuivait le complot « d’assassiner les membres du Comité de Salut public, les patriotes, et de placer le Petit Capet sur le trône, » Même Fouquier-Tinville assura que, dans la nuit précédant la comparution de Chaumette devant le Tribunal, « se manifestèrent dans différentes maisons d’arrêt de Paris des mouvements de sédition et de révolte au cours desquels on avait crié Vive le Roi ! » À moins de considérer le Tribunal révolutionnaire comme un abattoir, il faut bien prendre au sérieux ces incriminations et ces dépositions ; les autres griefs invoqués, tels que l’accusation de prêcher l’athéisme et d’affamer Paris, demeurant des plus vagues et figurant seulement pour enfler le réquisitoire. C’est bien pour avoir formé le dessein « de rétablir la Royauté et de donner u-n tyran à l’État, » que Pierre-Gaspard dit Anaxagoras Chaumette, « reconnu auteur et complice de cette conspiration, » s’entendit condamner à mort. En supposant qu’il fût effectivement coupable de ce forfait contre-révolutionnaire et qu’il eût, en prévision, escamoté le fils de Louis XVI pour en disposer sans obstacle au moment opportun, peut-on s’étonner qu’il n’ait pas, in extremis, révélé cette soustraction ? Avant le verdict, c’eût été se livrer au bourreau ; la condamnation prononcée, c’était léguer à ceux qui l’envoyaient à la mort le talisman sauveur dont, en se taisant, il les frustrait, par vengeance posthume, à tout jamais.


Sans émettre la prétention de trancher la question, il est manifeste que l’hypothèse du Dauphin enlevé sur l’ordre de Chaumette, au départ de Simon, son docile agent, n’est pas incompatible avec les rares et laconiques documents qui nous renseigneront désormais sur l’attristante histoire de l’Enfant du Temple. Car de toute certitude, il y a un enfant dans la Tour sombre, au-delà des corps de garde, des murs d’enceinte, des guichets, des portes de fer ; un enfant de neuf ans, tout le jour solitaire, silencieux, désœuvré, concentré dans son abandon et dans ses pensées. Si c’est le Dauphin, transformé par l’isolement au point d’être méconnaissable, si c’est le fils de Marie-Antoinette, le garçonnet espiègle et volontaire qu’on a vu tenant tête aux Conventionnels, aux Municipaux et aux officiers de la Garde du Temple, si c’est lui, quelle déchéance ! Quel poids écrasant charge sa jeune âme ! Revoit-il, dans le court recul de ses souvenirs, les frais jardins de Trianon tout réjouis de chants d’oiseaux et de frémissements d’ailes ; la terrasse de Versailles peuplée de marbres alignés sous la coupole en fleurs des marronniers, alors que les gens, courbés par le respect, l’appelaient Monseigneur et que de belles dames en falbalas l’entouraient de soins et d’hommages ? Songe-t-il à son jardin des Tuileries, sous le grand soleil, où la foule attendrie, tenue par les soldats à distance respectueuse, crie Vive Monsieur le Dauphin ! dès qu’elle l’entrevoit à travers les lilas, avec sa petite épée au côté, son cordon bleu, et, sur la poitrine, l’étoile de diamant, l’étoile du Saint-Esprit ? Pourquoi le laisse-t-on seul, maintenant, toujours seul ? Pourquoi le monde est-il devenu si méchant ? Pourquoi plus jamais de récréations, de jeux, de lectures, de devoirs ? Pourquoi l’a-t-on mis en si longue pénitence ? De quoi est-il puni ? Où est sa maman, la belle reine dont il était si fier ? Où sont sa sœur, sa tante ; où sont ses oiseaux et son chien ? N’aurait-on pu lui laisser son chien ? Tant de problèmes insolubles pour ce petit cerveau, jadis si diversement occupé, et si attentif ; aujourd’hui toujours vide, toujours obsédé.

Si c’est un autre que le petit Roi, un enfant du peuple qu’on lui a substitué, victime de la raison d’État, quel cauchemar continu plus angoissant peut-être ! Quelle est cette maison si triste où on le tient enfermé, et quels sont ces hommes, jamais les mêmes, dont il entend les voix à travers les barreaux de sa cage ? Au dehors Paris vibre, les gens circulent dans les rues ; il y a des marchands, des gamins qui courent, des voitures, des soldats, des femmes jacassant autour des fontaines, de la joie, des rires, du bruit… Mais tout meurt aux alentours du vieux donjon ; si, du fond de la chambre sans clarté on perçoit quelque bruit, c’est celui d’une porte qui retombe ou les commandements brefs des officiers de la Garde montante. Imagine-t-on ce que ces choses ont d’effrayant pour un enfant qui ne sait pas où il est, qui ignore comment on l’a transporté là, à qui, sans doute, on interdit, sous peine des pires châtiments, de proférer une plainte, de prononcer un mot, de poser une question et qui, tout le jour, guette, essaie de deviner, s’inquiète, se morfond dans l’attente de quelqu’un qui viendra lui rouvrir les portes de la vie ? Dans l’un et l’autre cas, quel drame ! À peine croyable.

D’autres énigmes se greffent sur ce mystère : Simon a quitté le Temple, le 19 janvier, très mortifié en apparence et grondant fort contre l’ingratitude de Chaumette et de la Commune. Or, dès le lendemain, il s’en va vers le pauvre logement où vivent dans la retraite deux vieilles dames nobles, toutes deux ci-devant religieuses, et qui reçoivent chez elles un prêtre échappé comme elles aux policiers de la terreur : on célèbre la messe dans leur mansarde ; et c’est pourquoi, entendant des coups frappés à leur porte, elles ont grand peur : elles ouvrent, cependant, et se trouvent en présence d’un homme qu’elles ne connaissent pas. Voyant leur émoi : « Ne craignez rien, dit-il ; je sais que vous recevez ici un prêtre ; je viens lui demander qu’il dise une messe, demain, pour le Roi, pour la Reine, pour Madame Elisabeth et Mme de Lamballe. Je suis Simon ; mais je ne vous trahirai pas et je viendrai même assister à cette messe… » Le trait est inattendu, trop gros d’effet théâtral ou « feuilletonesque » pour mériter, pensera-t-on, d’être examiné par l’histoire. Avant de le taxer d’invraisemblance, il importerait de pouvoir, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, pénétrer les sentiments intimes du peuple de France aux jours les plus tourmentés de la Révolution. Nombre des plus chauds et des plus sincères partisans de la République demeuraient attachés aux vieilles croyances et respectueux des traditions du passé : songe-t-on que, jusqu’en 1792 tout au moins, la grande majorité de ceux qui furent les Conventionnels, les Jacobins, les membres de la Commune, avaient fréquenté les églises, assisté aux offices, accompli leurs devoirs religieux ? La rupture fut très brusque et le revirement tumultueux ; mais combien durent garder au fond de leurs cœurs, malgré les fanfaronnades et les hâbleries, le sentiment religieux, empreinte d’un long atavisme ! Témoin ce membre du Comité de sûreté générale, Voulland, qui, en pleine Terreur, « allait dans les caves et dans les greniers assister pour son compte » aux messes des prêtres réfractaires que, officiellement et « par devoir, » il persécutait. Le fait qu’on vient de lire, si surprenant soit-il, montre que Simon était de ceux-là ; et comment le mettre en doute puisqu’il a été révélé par la petite-fille même de la marquise de Tourzel, gouvernante du fils de Louis XVI, par la fille de Pauline de Tourzel, la compagne de jeux du Dauphin, par la petite-nièce des deux vénérables femmes auxquelles Simon s’était présenté, par Mme Blanche de Béarn, enfin, en religion sœur Vincent, « qui le tenait directement de son père ? »

À l’époque de la mort de Chaumette, Simon fut nommé à une place d’inspecteur des charrois ; cet emploi ne l’éloignait pas de Paris puisqu’on verra encore l’ex-cordonnier monter, de temps à autre, sa garde au Temple ; quant à « son épouse, » elle n’a cessé de fréquenter à la prison. Dans cette geôle si bien gardée, on entre à son gré « sans carte ; » il suffit de ne point se présenter au grand portail où sont les sentinelles, mais « de frapper à la porte des écuries au moyen d’une pierre disposée à cet effet sur une penture de la porte, — à gauche. » C’est un signal convenu entre le concierge Piquet et les gens du quartier. Le citoyen Lelièvre, l’économe actuel, s’étant aperçu de la manœuvre, en informe le Conseil du Temple, et les Commissaires, voulant, en faire l’expérience, sortent de l’enceinte, viennent cognera ladite porte : « deux citoyens qui passaient leur disent : il y a une pierre à gauche ; frappez avec et l’on vous ouvrira. » Ce qu’ayant fait, ils entendirent Piquet venir, disant : « C’est de nos gens. » Et il ouvrit aussitôt. Les Commissaires apprirent de la sorte que, entre autres personnes, la citoyenne Simon logée, comme on l’a vu, dans une maison voisine de la Tour, se procure ainsi le passage. Que vient faire là l’épouse du savetier ? Comment, à la rencontrer dans les cours de la prison, personne ne s’étonne-t-il de sa présence ? Pourquoi cette tolérance pour elle et tant de sévérité pour Tison, l’ancien valet de chambre des princesses ? Car celui-ci est maintenant au secret, dans une chambre de la petite Tour ; une chambre sans air et sans jour qu’éclaire seulement une meurtrière donnant sur l’escalier du donjon. Quel crime a commis Tison ? Nul ne le sait ; en décembre 1793, Hébert a demandé au Conseil Général que la question fit l’objet d’un rapport. Ce rapport, rédigé par Godard, concluait à la mise en liberté du détenu, « l’examen le plus minutieux n’ayant rien dévoilé qui fût à la charge du dit Tison. » Mais quelqu’un a intérêt à ce qu’il demeure reclus et obtient du Comité de Salut public l’ordre d’ôter au malheureux « toute communication et de réduire son traitement de 500 livres par mois au simple nécessaire. » Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il vu cet homme que la Commune garde captif, au secret, durant de longs mois, sans l’informer des causes de sa détention, sans écrou, sans procès, sans jugement ? Au moins les prisonniers d’État internés jadis à la Bastille avaient la consolation de ne pas ignorer qu’on les incarcérait parce que tel était « le bon plaisir du Roi.. »


Depuis l’exode de Simon, un silence absolu enveloppe donc le Temple : des deux prisonnières du troisième étage on parle encore quelquefois : au Conseil général, un jour, Daujon, indigné, réclame contre la dépense exorbitante qu’occasionnent à la Commune les bouillons médicinaux fournis à la fille du tyran ; une autre fois Godard expose que « ayant fait la visite des appartements, la femme Elisabeth lui a présenté son dé à coudre, percé et hors d’usage. » Il remarque que « ce de est en or et demande à le déposer avec son étui sur le bureau. » La Commune, grande et généreuse, arrête que cet objet sera vendu au profit des indigents et qu’il sera fourni « à la femme Élisabeth un dé de cuivre ou d’ivoire. » Du petit Roi, nul ne fait mention. Une fois cependant, — c’était après la mort de Chaumette et d’Hébert, — des municipaux dénoncent leur collègue Crescend ; « il s’est présenté très souvent pour être de service au Temple, quoique son tour ne soit pas venu, et il s’est apitoyé sur le sort de Charles Capet, » prétendant que « cet enfant est mal élevé. » Crescend est aussitôt expulsé du Conseil et « envoyé à la police. » Et voilà un incident déconcertant : les Commissaires ne se contentent donc pas de jeter par le judas un coup d’œil au prisonnier cadenassé dans son taudis ; ils l’approchent ; ils causent avec lui ; il leur répond puisqu’ils peuvent juger de sa mauvaise éducation ? Et pourquoi Crescend ne dit-il mot ? L’occasion est belle pourtant de dévoiler l’horrible infection du cachot, le déplorable état du « louveteau, » « crasseux, rongé de vermine et disputant aux rats le pain qu’on lui jette. » Personne n’oserait préconiser le prolongement d’un si sordide supplice ; d’autant que Chaumette n’est plus là pour détourner la discussion. L’Hôtel de Ville a perdu en lui son pitre et son prédicateur favori : un nouveau venu, austère et grave, remplace Anaxagoras au Parquet : c’est Payan, un protégé de Robespierre, Payan qui, né d’une famille honorable et aisée de la Drôme, est venu de sa province pour servir la Révolution, d’abord en qualité de secrétaire du Comité de Salut public, puis de juré au Tribunal révolutionnaire : le voilà maintenant, agent national de la Commune et, sous son impulsion, celle-ci, soigneusement recrutée, va se faire désormais, avec une souplesse notoire, l’instrument docile de l’Incorruptible. Par elle, Robespierre sera donc le maître du Temple plus encore que ne l’a été Chaumette : n’est-il pas, d’ailleurs, en ce printemps de l’an II, maître de toute la France ? Il commande au Comité de Salut public ; on l’acclame à la Convention ; il a terrassé tout ce qui le gênait ou lui faisait obstacle, Girondins, Hébertistes, Dantonistes, les réacteurs comme les exagérés, pour parler le jargon du temps ; et l’on est d’accord avec ses panégyristes en affirmant que, libre enfin d’orienter à son gré sa politique, il incline maintenant vers la modération et cherche, à fixer sur une base indestructible les conquêtes de la Révolution.

On aurait mine de forcer le paradoxe en insinuant que Robespierre, à cette époque de son apogée, préméditait un retour à la royauté constitutionnelle ; mais que rêvait il ? On ne le sait pas : à coup sûr, il rêve quelque chose : le soin qu’il apporte à s’entourer de gens dévoués, sa recherche continuelle de patriotes « ayant des talents plus ou moins, » l’aversion, de jour en jour plus accentuée, qu’il professe pour les politiciens compromis ou corrompus, son besoin d’être renseigné par des policiers à sa dévotion, ses manifestations déistes contrastant volontairement avec les dévergondages sacrilèges des sectateurs de la Raison, tout indique qu’il prépare une évolution : il n’ignore pas que le peuple, las de sang, de misère, de discours et de désordre, acclamera l’homme assez influent et assez hardi pour clore la Terreur, assurer la paix et rendre à la France sa quiétude abolie. En politique avisé et réfléchi, Robespierre ne pouvait se désintéresser plus que bien d’autres du petit Roi que l’on croyait toujours conservé au Temple pour être, à l’heure opportune, l’atout péremptoire des parties décisives. Le lendemain de l’exécution de la Reine, Saint-Just, reflétant la pensée de son maître, avait dit : « La guillotine a coupé là un puissant nœud de la diplomatie des cours de l’Europe. » À défaut de la mère, le fils pouvait avantageusement servir de gage ; qui parlerait en son nom aux Puissances coalisées serait certain d’être écouté, et ce patriotique espoir était d’ailleurs le seul motif qui justifiât la longue détention de l’enfant.

Du groupement de certaines indications, jusqu’à présent si disséminées qu’elles sont demeurées inaperçues, ressort, très plausible, la présomption que Robespierre ne déprisait pas l’otage dont il se flattait de pouvoir à l’occasion disposer : c’est d’abord une note de l’espion anglais écrivant pour lord Grenville, à la date du 25 avril : « On ne doute pas que, dans la position actuelle des choses, Robespierre n’ait un de ces deux projets : d’emmener le Roi dans les provinces méridionales, si les armées (ennemies) s’approchent de Paris, — et c’est là le projet du Comité ; —- ou d’emmener le Roi à Meudon et de faire son traité personnel avec la puissance qui s’approcherait de Paris, — et c’est là le projet dont on accuse Robespierre. » Il fallait, pour le mener à bonne fin, s’assurer la possibilité d’extraire du Temple, avec toute la discrétion possible, l’enfant prisonnier. Il semble bien qu’on s’en soit occupé : parmi les papiers trouvés chez Robespierre fut découvert un carnet « garde-notes » ayant appartenu à Payan et sur lequel celui-ci griffonnait en phrases rapides le rappel de ce qu’il avait à faire dans sa journée : on y rencontre ce feuillet, non daté, mais qui, d’après l’examen de ceux qui le précèdent et de ceux qui le suivent, doit se rapporter à mai 1794. La chose, au premier abord, paraît assez hiéroglyphique ; la voici textuellement reproduite :


1o Cuisinier à nommer ; 2o faire arrêter l’ancien ; 3o Villers, ami de Saint-Just, à employer ; 4o charger le maire et l’agent municipal de l’exemption ; 5o Nicolas instruira Villers ; 6o opium ; 7o un médecin ; 8o nomination des membres du Conseil ; 9o placer, les deux ou trois premiers jours, des nouveaux ; 10o procès-verbal nous présents (sic).


Si l’on se rappelle que, de tous les serviteurs importants du Temple, le cuisinier Gagnié restait le seul qui n’eût pas été renvoyé ; que Villers est le nom d’un jeune homme, ancien officier de dragons, qui avait partagé avec Robespierre, au début de sa carrière, le modeste logement de la rue de Saîntonge ; qu’après l’avoir perdu de vue, Robespierre, « au moment de sa plus haute fortune, » s’informa de lui ; que Nicolas, l’imprimeur, juré au tribunal révolutionnaire, était un fanatique de l’Incorruptible et comptait parmi ses « gardes du corps ; » si l’on observe que cette nomination des membres du Conseil « où l’on placerait les deux ou trois premiers jours des nouveaux, » paraît bien se rapporter au Conseil du Temple et ne peut même se rapporter qu’à lui ; que l’opium servira à endormir quelqu’un, et le médecin à surveiller l’effet de ce narcotique, on constate que toutes ces précautions, notées sur le carnet de Payan, semblent indiquer un projet qu’on ne veut pas ébruiter, pour l’exécution duquel on n’aura recours qu’à des confidents très sûrs, mais dont on dressera cependant procès-verbal — « nous présents » — preuve que l’affaire est d’importance et que le « constat » exige une rédaction sans équivoque.

Mai 1794. L’époque est bien choisie : seule des princesses demeure au Temple Madame Royale, qu’il sera facile d’abuser, au cas où quelque bruit de l’événement viendrait jusqu’à elle ; on est débarrassé de Madame Elisabeth dont la méfiante perspicacité aurait pu être gênante : en vingt-quatre heures, elle a été enlevée du Temple, jugée, condamnée, exécutée… Le soir de ce même jour, qui était le 10 mai, Robespierre entra, comme il le faisait souvent, dans la boutique du libraire Maret, au Palais-Royal. En feuilletant les livres nouveaux, il s’informait des nouvelles : comme il demandait sur quoi roulaient les conversations, Maret, royaliste et catholique convaincu, ne put, malgré l’indifférente bonhomie qu’il affectait d’ordinaire, réprimer son indignation : « On murmure, on crie contre vous, dit-il ; que vous avait fait Madame Elisabeth ? Pourquoi avez-vous envoyé à l’échafaud cette innocente et vertueuse personne ? — Je vous garantis, mon cher Maret, répliqua Robespierre, que, loin d’être l’auteur de la mort de Madame Elisabeth, j’ai voulu la sauver : c’est ce scélérat de Collot d’Herbois qui me l’a arrachée. » Sa visite au libraire, la question qu’il lui pose, en un tel jour, sont révélatrices de ses préoccupations du moment : car, vers ce même temps, il visita le Temple. Madame Royale a noté dans son journal : « Il vint un homme que je crois qui était Robespierre : les municipaux avaient beaucoup de respect pour lui et sa visite fut un secret ; les gens de la Tour ne savaient pas qui il était. Il vint chez moi, me regarda insolemment, regarda les livres, et, après avoir chuchoté avec les municipaux, il s’en alla. » Ce n’était pas seulement pour « regarder insolemment » la fille de Louis XVI que Robespierre risquait cette inspection au Temple, où il n’était venu qu’une fois, près de deux ans auparavant ; il ne monta pas chez Marie-Thérèse, sans s’arrêter, bien certainement, au second étage. Vit-il le Dauphin ? Descella-t-on pour lui cette porte « fermée à clous et à vis, » qui séparait des vivants l’enfant séquestré ? Ici, comme tout au long de l’histoire de la captivité du Temple, on se heurte à des constatations inconciliables : le fait même de la visite de Robespierre devrait être rejeté si on n’en trouvait, en quelque sorte, le corollaire dans un rapport de l’agent de lord Grenville écrivant : « Dans la nuit du 23 au 24, — mai, — Robespierre alla chercher le Roi au Temple et le conduisit à Meudon. Le fait est certain, quoiqu’il ne soit connu que du Comité de Salut public. On croit être assuré qu’il a été ramené au Temple dans la nuit du 24 au 25, et que ceci était un essai pour s’assurer de la facilité de s’en emparer. » Plus loin, l’Anglais affirme que « le Roi était rentré au, Temple le 30 mai. »

On comprend bien Robespierre, soucieux de la dignité et de l’intérêt de la France, soustrayant le petit prisonnier à l’horreur de sa réclusion et l’installant au château de Meudon, séjour convenable et salubre qui, depuis longtemps, aurait dû être choisi comme lieu de détention du fils de Louis XVI. C’était faire à la fois acte d’humanité et de bonne politique. Mais pourquoi, aussitôt le difficile transfèrement accompli, permettre la réintégration au Temple ? Dans l’esprit déconcerté par une combinaison si inutile, si hasardeuse et si compliquée, s’affirme la croyance d’une substitution préalable dont Robespierre n’avait jusqu’alors aucun soupçon. Il entreprend de mettre fin au martyre de cet innocent, et constate tout à coup que quelqu’un a « fait le coup » avant lui ! L’enfant qu’il vient de tirer de l’infecte prison n’est pas le petit Roi ! Il s’en aperçoit dès qu’il l’examine à loisir, dès qu’il le presse de questions. Que faire ? Publier le fait, ébruiter la déconvenue ? Mais c’est apprendre à l’Europe entière que la République a perdu le gage sur lequel elle fonde depuis si longtemps l’espoir d’entrer en composition avec ses ennemis. Mieux vaut ne rien dévoiler et réincarcérer l’anonyme, pour qui le Temple est une investiture et qui, à condition de ne jamais le produire, pourra encore servir à des négociations éventuelles. Ce n’est là qu’une hypothèse, ou, pour mieux dire, une induction, — périlleux procédé de raisonnement, interdit aux historiens, mais qui trouve en ce sujet son excuse dans l’obscurité où l’on se débat. Et cette induction, poussée plus avant, éluciderait encore peut-être le revirement singulier qui s’opère, à cette même époque, dans l’attitude de Robespierre : dès les premiers jours de juin, il est visiblement désemparé ; il déserte le Comité de salut public ; « il résigne complètement sa part d’autorité dictatoriale et abandonne à ses collègues l’exercice du gouvernement. » Son plus fervent apologiste, Ernest Hamel, cherchant à discerner les causes de ce renoncement subit, avoue « qu’il est assez difficile de se prononcer bien affirmativement à cet égard, » et Robespierre lui-même, dans ce beau et ténébreux discours qu’on a appelé « son testament de mort » se contentera de donner comme le motif de sa retraite volontaire l’impuissance de faire le bien et d’arrêter le mal. » Piètre excuse pour un homme politique qui se replie après avoir engagé dans son jeu tant de partisans choisis et déterminés. Cette impuissance, n’en avait-il pas eu la nette vision le jour où il s’était vu frustré, alors qu’il croyait le saisir, de l’enfant royal, but secret de sa politique ? Conjecture qui semblera paradoxale, — fantaisiste, peut-être, — et que les historiens n’ont pas jusqu’ici envisagée, parce qu’aucun d’eux n’a encore évalué justement l’importance de ce bambin de neuf ans qui, comme on l’a dit, ne pouvait sortir de sa prison « sans être le premier des Français, le Roi. »


Le 8 thermidor, Dorigny, officier municipal de la section de Popincourt, disait à des citoyennes de son quartier : « Vous seriez bien étonnées si, demain, on vous proclamait un Roi. » Le jour suivant, Robespierre tombait et la Commune de Paris s’effondrait avec lui. Barras, porté par les circonstances au poste de général en chef de l’armée de l’intérieur et du commandement de Paris, avait aidé au triomphe de la Convention : il se trouvait hériter soudainement de l’autorité prépondérante de celui qu’il venait d’abattre, et il semble bien qu’il ne tarda pas d’une heure à viser le même objectif. Comme tous ceux qui l’ont précédé au gouvernail du vaisseau ballotté de la Révolution, il met le cap sur le Temple, afin de s’assurer de la personne du petit Capet. Le bruit de l’évasion du jeune prince s’est répandu pendant la nuit et a trouvé des crédules jusque dans les Comités de la Convention. Le 10, à six heures du matin, Barras est à la prison : il ordonne qu’on lui montre le fils de Louis XVI, Enfin ! On va donc connaître les conditions de cette séquestration de six mois, et percer l’obscurité qui la couvre…

Non ! On ne saura rien. Voici textuellement la courte relation que Barras a laissée de cette visite : « Je fus au Temple, je trouvai le jeune prince dans un lit à berceau au milieu de sa chambre, il était assoupi ; il s’éveilla avec peine ; il était revêtu d’un pantalon et d’une veste de drap gris ; je lui demandai comment il se trouvait et pourquoi il ne couchait pas dans le grand lit ; il me répondit : « Mes genoux sont enflés ; et me font souffrir aux intervalles lorsque je suis debout ; le petit berceau me convient mieux. » J’examinai les genoux ; ils étaient très enflés, ainsi que les chevilles et que les mains ; son visage était bouffi, pâle ; après lui avoir demandé s’il avait ce qui lui était nécessaire et l’avoir engagé à promener, j’en donnai l’ordre aux Commissaires et les grondai sur la mauvaise tenue de la chambre… Je me rendis au Comité de Salut Public : l’ordre n’a pas été troublé au Temple ; mais le prince est dangereusement malade ; j’ai ordonné qu’on le fit promener et fait appeler M. Dussault (sic). Il est urgent que vous lui adjoigniez d’autres médecins, qu’on examine son état et qu’on lui porte tous les soins que commande son état (sic) ; le Comité donna des ordres en conséquence. »

On le voit : rien n’indique que, pour parvenir jusqu’au prisonnier, il fût nécessaire de convoquer des ouvriers, d’employer le pic ou la tenaille, ni de « desceller » aucune porte : le récit contient, il est vrai, une allusion à la « mauvaise tenue » de la chambre, mais rien encore n’évoque l’idée d’un cloaque où les ordures, les débris de nourriture, les immondices accumulées rendent l’air irrespirable. Si leur auteur n’était le fourbe le plus avéré de l’Histoire, ces quelques lignes suffiraient seules à détruire la légende de la séquestration. En outre, dans cette relation, pourtant si précieuse puisqu’elle émane de celui qui, le premier, a vu le prisonnier après deux cents jours d’une mystérieuse réclusion, il y a des lacunes impardonnables mais certainement voulues : Barras reconnut-il le fils de Louis XVI dans l’enfant qu’on lui présenta ? Il ne le dit point. Il n’était jamais allé à la Cour ; mais il pouvait avoir aperçu le jeune prince dans les jours qui précédèrent le 10 août 1792, et il conçut certainement un doute en trouvant sur ce grabat ce garçonnet mal éveillé, bouffi et ankylosé qui ne pouvait ressembler en rien ni à l’enfant charmant et vif des Tuileries, ni à ses portraits naguère répandus à profusion. Barras, pour s’assurer de l’identité du captif, dut l’interroger avec quelque insistance, et ne se contenta pas de lui demander pourquoi il préférait le berceau au grand lit. Il est singulier qu’il n’aborde pas dans son récit ce point essentiel. Quelque insensible qu’il fût aux souffrances d’autrui, la curiosité, à défaut d’autre sentiment, la surprise de ce qu’il voyait, la vanité de se poser en libérateur, l’incitèrent à prolonger son enquête. Chez Madame Royale, où il monta après sa visite au deuxième étage, il fut beaucoup plus loquace et précautionneux : « Il me parla, m’appela par mon nom, me dit beaucoup d’autres choses… » écrit la jeune princesse, et il prolongea sa visite au point que Marie-Thérèse dut le congédier d’un mot poli. Du reste, si Barras crut ce jour-là avoir été mis en présence du Dauphin, sa conduite postérieure prouve qu’il ne tarda pas à être détrompé.

Les derniers commissaires désignés par la Commune pour présider à la surveillance du Temple, furent nommés dans la soirée du 8 thermidor. Le Conseil général était, le 9, trop tragiquement occupé pour songer à déléguer trois de ses membres à la prison royale. Les municipaux de garde depuis le 8 au soir, restèrent donc à leur poste le 9, le 10 et le 11, ce qui les sauva de la guillotine. Mais ils ne pouvaient demeurer là indéfiniment, — la Commune, — qui finissait comme elle avait commencé, par l’insurrection, se trouvant dissoute et tous ses membres mis hors la loi. Il fallait donc au plus tôt s’ingénier à trouver des gardiens pour les deux enfants prisonniers et, dans la journée du 10, le Comité de sûreté générale confia cette mission délicate à Jérôme, membre du Comité révolutionnaire de la section de Bondy, et à Albert investi d’un mandat similaire par la section de l’Unité. Mais le général Barras voulait là un homme à lui. Durant « la bataille » du 9 il avait remarqué le zèle un peu turbulent d’un jeune patriote, créole de la Martinique, Christophe Laurent, qui avait eu la perspicacité de faire montre, durant la crise, d’un enthousiasme ardent pour la cause Conventionnelle et d’une animosité non moins accentuée contre la Commune. Laurent avait d’ailleurs, auprès du général un répondant en la personne du secrétaire intime de celui-ci, Botot, titulaire de la justice de paix de la section du Temple, dont Laurent était le greffier. L’arrêté du 10 fut donc rapporté : Albert et Jérôme restèrent chez eux et, le 11, le créole fut nommé gardien provisoire des enfants de Capet. Il se rendit au Temple à neuf heures et demie du soir, fut reçu par les trois commissaires survivants de la Commune anéantie, qui l’installèrent, le conduisirent aux chambres des deux prisonniers et disparurent.

Laurent était intelligent, actif, d’esprit délié et d’extérieur agréable ; il s’exprimait bien, écrivait avec facilité, et ses manières contrastaient avantageusement avec celles des sans-culottes à bonnet rouge et à façons grossières qui, depuis près de deux ans, avaient régné sur le Temple. Il doit uniquement sa nouvelle situation à la protection de Barras, il est tout dévoué au « général : » il va donc suivre scrupuleusement ses instructions. C’est dire qu’il « promènera » le prisonnier ; qu’il invitera le docteur Desault, chirurgien en chef du grand hospice de l’Humanité, — l’Hôtel-Dieu, — à examiner le petit malade ; qu’il fera nettoyer et aérer la chambre et prendra le plus grand soin de l’enfant dont il est le seul surveillant responsable ?… Rien de tout cela ! Laurent se garde d’appeler le médecin ; le pauvre captif ne sort pas de son cachot ; bien plus, son nouveau gardien redoute tant de le laisser voir qu’il ne se permet pas même d’introduire dans la chambre des hommes de peine pour l’approprier. Quelle raison à cette inexcusable incurie ? N’était-ce pas que Laurent vient d’acquérir, dès le premier contact avec le détenu, la certitude que celui-ci n’est pas le Dauphin ? Une pièce d’archives, conservée parmi les papiers du Temple, semble confirmer cette hypothèse : c’est l’ordre donné par Laurent lui-même, le surlendemain de son entrée au Temple, d’apposer d’urgence les scellés sur les papiers de Simon ; et ce document, insignifiant en apparence, est singulièrement démonstratif. Le 11 au soir, en arrivant à la prison, le créole trouve l’enfant endormi : le lendemain matin seulement, il s’occupe de lui, le questionne. Depuis le départ de Simon, il est le premier qui puisse causer à loisir avec le petit abandonné ; le premier qui prenne la peine et le temps de lui inspirer confiance, de le dorloter, d’éveiller sa mémoire, de le confesser : et il ne lui faut pas longtemps pour s’assurer que cet enfant n’est pas le fils de Louis XVI. Barras est avisé aussitôt : le Dauphin a été enlevé. Qui le détient ? qui peut indiquer le lieu où on le cache ? La révélation est un trait de lumière : voilà donc expliqués cette relégation du prisonnier, cet isolement de six mois. Six mois ! Ce laps de temps concorde avec l’époque de la retraite de Simon, l’aveugle agent de Chaumette et d’Hébert. Tous deux sont morts depuis longtemps ; Simon vient de finir sur l’échafaud de Robespierre ; mais peut-être subsiste-t-il chez lui quelque indice dont il faut s’assurer au plus vite. Voilà pourquoi Laurent, usurpant des attributions tout à fait en opposition avec son emploi de geôlier, Laurent que, légalement, ça ne concerne en rien, prend sur soi de requérir l’apposition des scellés sur les effets du cordonnier. De cette façon, si l’on y découvre quelque chose, tout restera entre Barras et ses deux créatures, Laurent, promoteur de la mesure, et Botot, juge de paix de la section qui présidera à l’opération. L’ingérence du créole en cette affaire serait absolument inexplicable, si elle n’impliquait une corrélation entre un incident de ses fonctions actuelles et la gestion depuis longtemps périmée de Simon.

Le raisonnement paraîtra-t-il trop subtil et la conséquence arbitraire ? On a d’autres présomptions de la conviction née dans l’esprit de Laurent : et d’abord, apprécie-t-on à sa valeur la conception de cet étourdi de Barras qui donne pour garde du corps ce créole de vingt-quatre ans à une jeune fille de seize ans ? Tout le jour et toute la nuit, il peut entrer chez elle ; elle ne voit que lui d’être humain, pas une femme ne pénètre à la Tour ; il dispose de toutes les clefs et ouvre toutes les portes ; plus un commissaire pour partager la surveillance, et, comme il se montre d’une politesse à laquelle Marie-Thérèse n’est plus accoutumée, comme il est respectueux et complaisant, — étranges nouveautés pour la jeune princesse, — il n’est pas interdit de penser qu’une sorte de camaraderie s’établit entre eux. Certes, on a la certitude que la fierté de la fille de Marie-Antoinette la garde contre toute surprise de sa jeune imagination ; mais, depuis le départ de Madame Elisabeth, elle ne s’est entretenue avec personne : il y a un an qu’elle n’a aperçu d’autres hommes que les commissaires exécrés de la Commune, les porte-clefs brutaux ou les domestiques chargés de déposer à sa porte l’eau, le bois ou le linge rapporté par la blanchisseuse : et dans sa vie monotone l’apparition de ce jeune créole discret et de bonne éducation doit éveiller sa curiosité. Quant à lui, il n’est pas possible qu’il n’éprouve pas pour son attachante pupille un sentiment de vénération attendrie : le fait d’être enfermé dans une sombre tour avec une jeune princesse persécutée constitue une situation courante dans les contes bleus ou les tendres romans de galante chevalerie, mais extrêmement rare et délicate dans la vie réelle. Car Laurent est reclus, lui aussi : il ne sort pas du Temple et sa seule distraction est de retrouver, aux heures des repas, à la chambre du Conseil, les deux officiers commandant la garde et Liénard, le nouvel économe, nommé le 12 thermidor en remplacement de Lelièvre, mis en arrestation. Quoi d’étonnant à ce qu’il manifeste de l’empressement quand il entend l’appel de la sonnette de la prisonnière, appel qui retentit peut-être un peu plus fréquemment qu’il n’est strictement indispensable au bon fonctionnement du service ?

Qu’on n’imagine pas que s’amorce ici une idylle romanesque dont la seule supposition serait aussi imaginaire que déplacée ; mais il importe de connaître l’altitude affectée par Laurent quand Marie-Thérèse lui parle de son frère. Etant admise cette espèce d’intimité, née forcément entre la jeune fille et son surveillant, elle lui demande certainement à voir le Dauphin. Il ne peut arguer de sa consigne pour repousser cette requête, puisque Barras, à sa première visite, d’autres Conventionnels plus tard, ont donné l’ordre qu’on réunisse le frère à la sœur et qu’on les fasse promener ensemble. La clémence règne : en ce thermidor ensoleillé où s’ouvrent toutes les prisons de France, qui protesterait si, durant une heure ou deux, les enfants du tyran jouaient ensemble sous les marronniers du jardin ? Comment donc Laurent résiste-t-il aux prières de la prisonnière ? Puisqu’il est seul maître à la Tour, puisque nul ne contrôle ses actes, puisqu’il ne transgresserait aucun règlement en leur permettant de s’embrasser, comment a-t-il le courage de ne point leur accorder cette immense joie ? Qu’a-t-il pu dire à Marie-Thérèse pour se débarrasser de ses instances ? Elle note, dans son Journal, qu’il témoigne de la pitié au petit prince, qu’il le lavé, qu’il le baigne ; elle sait qu’il lui procure un lit propre, mais elle sait aussi que le pauvre petit est « toujours seul dans sa chambre » et qu’ « il resta ainsi durant tout l’été. » « Laurent, écrit-elle, entrait chez lui trois fois (par jour) ; mais, par peur de se compromettre, il n’osait pas (sic). » Ainsi, voilà qui est avéré : ou bien Laurent ment à Madame Royale ; il lui laisse croire que rien n’est changé depuis le 9 thermidor, que la Terreur sévit toujours, et qu’il risquerait l’échafaud s’il lui permettait de voir son frère ; il ne dit rien des ordres qu’il a « de réunir les Enfants de France ; » — ou bien ces ordres ont été révoqués aussitôt que reçus, et on en revient toujours au même mot : Pourquoi ? sinon parce qu’on ne peut montrer, surtout à la princesse, l’enfant qu’on détient. Laurent doit mentir encore aux gardes nationaux, aux gens de service qui, eux aussi, s’étonnent de cette réclusion anormale ; ils ne se laissent pas duper comme Madame Royale ; mais, à ceux-là, le créole raconte que le petit Capet est trop malade pour profiter des autorisations accordées : comment parvient-il à leur faire croire que cet enfant de neuf ans, enfermé depuis six mois, refuse de sortir au grand air, de retrouver ses jeux de naguère, ses ballons, ses palets, ses raquettes ? qu’il n’a pas, — si c’est lui ! — réclamé son chien, manifesté le désir de retrouver ses chers oiseaux ?

Mais non ! Quoique l’intérêt bien entendu de l’État exige qu’on produise le fils de Louis XVI, qu’on proclame sa présence, personne n’est admis à l’entrevoir, fût-ce un instant. Des trois garçons servants, Caron, Vandebourg et Lermouzeau, qui montent à heure fixe les repas depuis les cuisines jusqu’aux étages, aucun ne témoignera jamais l’avoir directement servi. Laurent demeure inflexible et la prison reste impénétrable : nul geôlier ne fut moins communicatif, plus silencieux, plus « fermé. » Ce mutisme, cette réserve circonspecte et méfiante, contrastait si singulièrement avec l’âge du personnage, son origine coloniale et son passé mouvementé, que sa transformation parut louche à ceux qui l’avaient connu précédemment. On s’en émut dans le quartier et ses anciens collègues de la section du Temple rendirent un arrêté portant que Laurent avait perdu leur confiance, et qu’ils considéraient comme « impolitique et même dangereux pour l’intérêt public » qu’un tel homme « demeurât chargé de la garde du fils de Capet. » Sûr de lui et confiant en son protecteur, Laurent ne sourcilla pas : il porta crânement plainte au Comité de sûreté générale, protestant que si justice ne lui était pas rendue, il était prêt à se démettre de l’emploi « qu’il n’avait sollicité en aucune manière. » Il ne changea rien, d’ailleurs, à sa façon d’agir et parvint à séquestrer si parfaitement son prisonnier que les soldats-citoyens, convoqués chaque jour au Temple pour y assurer la garde de la Tour, s’étonnaient de ne jamais apercevoir le fils du tyran, prétexte du dérangement qu’on leur imposait, et se plaignirent un jour de ne pas savoir « s’ils gardaient des pierres ou autre chose. »

Si, à défaut de preuves, ces constatations de détail autorisent à admettre que le fils de Louis XVI avait quitté le Temple au départ de Simon, pour une destination demeurée inconnue, et était remplacé dans sa prison par un autre enfant, toutes les péripéties dont l’aperçu sommaire va suivre se succèdent et s’enchaînent intelligiblement. Si, au contraire, on persiste à penser que le Dauphin est toujours là, que c’est bien lui dont Laurent assume la rigoureuse surveillance, il faut renoncer à saisir une relation quelconque entre les divers épisodes composant la fin de l’histoire du Temple et dont la juxtaposition chronologique forme, dans ce cas, le plus extravagant des imbroglios.

Le premier en date de ces épisodes est l’enlèvement, ou, pour dire plus exactement, le transfèrement du petit prisonnier dans le mois qui suivit le 9 thermidor. Barras, ainsi qu’on va le voir, s’était, dès avant cette date fameuse, engagé à tirer de leur prison les enfants de Louis XVI et à les établir dans une résidence plus convenable à leur âge et à la dignité de la République : il avait payé de cette promesse certains concours indispensables à la préparation de sa campagne contre Robespierre. Jusque-là, rien que d’admissible : car ce qui surprend, ce ne sont pas les tentatives faites pour assurer aux deux enfants un sort moins misérable et moins injuste, mais, au contraire, l’obstination de ceux, — s’il en est de sincères, — qui réclament pour ces orphelins inoffensifs la détention indéfinie. Le projet du Barras n’était pas d’opérer clandestinement la translation des détenus ; elle devait être effectuée avec l’assentiment tacite et la connivence de certains de ses amis de la Convention ; Laurent avait été choisi pour en préparer discrètement les moyens.

Mais la découverte inopinée et stupéfiante faite par le créole constatant que l’enfant laissé au Temple par la Commune n’était pas le fils du Roi, plaçait Barras dans une intense perplexité. Qu’allait-il faire ? Proclamer l’escamotage accompli ? Il n’y fallait pas songer : l’aveu eut diminué la France aux yeux de ses ennemis. La politique, sinon la droiture, commandait d’agir comme si l’on ne s’était pas aperçu de la substitution, — de remettre aux Conventionnels auxquels on l’avait promis le prisonnier du Temple tel qu’on en héritait de la Commune défunte, quitte à n’en rien publier, dans l’espoir que, en gagnant du temps, le vrai Dauphin sortirait de l’ombre avant que la supercherie de son remplacement intérimaire eût été ébruitée. Barras résolut donc de garder pour lui seul le secret que lui avait révélé Laurent, se réservant d’en jouer, le cas échéant, au mieux de son intérêt personnel ; mais cette comédie interdisait de faire sortir du Temple, ainsi qu’on en était convenu, Marie-Thérèse en même temps que son pseudo-frère : il importait, en effet, de prévenir l’esclandre inévitable qui résulterait de sa réunion avec un inconnu. Il était donc de toute nécessité de ne point laisser vide au Temple la place de l’enfant qu’on allait en extraire, et d’y mettre un nouveau substitué qu’on choisirait plus taciturne encore que le premier.

De cette combinaison louche on ne connaît aucune circonstance : la date de la translation n’est pas indiquée ; mais on la doit fixer antérieurement au 14 fructidor, — 31 août 1794. Quant à sa réalité, il faudrait, pour la mettre en doute, récuser un document dont il est difficile de contester l’autorité et qui n’est autre que le procès-verbal d’une séance secrète du Directoire[3] au cours de laquelle on voit les cinq Directeurs, Carnot, Rewbel, La Revellière-Lepeaux, Letourneur et Barras, s’entretenir de l’enlèvement du Dauphin « comme d’un fait avéré et approuvé par eux tous. » Tous cinq ont fait partie, à diverses époques, des Comités de la Convention ; ils connaissent donc à fond les dessous de la politique et les intrigues de tout genre, nées, depuis plusieurs années, du conflit des partis tour à tour triomphants et vaincus. Or, en cette séance secrète, ils parlent entre eux d’un certain banquier, nommé Petitval, très honnête homme selon l’avis unanime, à la caisse duquel Barras puisa largement « quand il fallut préparer la révolution thermidorienne. » Il avait, en effet, pour abattre Robespierre, « acheté » un certain nombre de Conventionnels, et Petitval l’avait sûrement guidé en cette délicate manœuvre, étant possesseur de la liste de ceux des représentants du peuple « qui recevaient des subsides de l’Angleterre. » Avant de mourir, Louis XVI avait remis ses instructions concernant son fils à M. de Malesherbes ; celui-ci, à son tour, avait confié à Petitval, qu’il tenait en haute estime, le soin « de recouvrer des sommes dues à la famille royale. » En retour de l’aide pécuniaire apportée à « l’opération » de thermidor, Petitval avait obtenu que le Dauphin séjournerait chez lui, au château de Vitry ; Barras et « ses amis » y avaient consenti à la condition que l’enfant « demeurerait toujours à la disposition de la Convention » et que des précautions seraient prises « pour qu’on ne put l’enlever. » Si on ne l’avait pas laissé au Temple, c’est « parce qu’il ne pouvait pas y recevoir les soins que réclamait son état, » et, d’autre part, on ne pouvait rendre le fils de Louis XVI à une liberté complète ; Barras l’avait déclaré nettement « aux représentants de la droite, à la veille de thermidor, » alors, sans doute, qu’ils réclamaient la délivrance du petit Roi comme prix de leur coopération.

Cet aveu de Barras est très favorablement entendu par ses collègues du Directoire ; nul n’en paraît surpris ni formalisé : il ne leur apprend rien qu’ils ne connaissent et qu’ils n’approuvent. L’intègre La Revellière estime « qu’il était contraire au principe républicain d’enfermer les enfants de Louis XVI ; cette mesure ne se justifiait à aucun point de vue ; on n’avait pas à faire supporter à ces enfants les fautes de leurs parents ; leur emprisonnement ne pouvait s’éterniser ; on eût toujours été dans l’obligation d’y mettre un terme ; » et Rewbel opine également, disant : « J’ai la prétention d’être aussi bon républicain que quiconque ; mais je n’aime pas beaucoup que l’on persécute les femmes et les enfants. » Et La Revellière conclut : « On s’aperçoit aujourd’hui combien la politique des anciens comités de gouvernement a été funeste ; tous nos embarras viennent de cette politique[4]. »


Ainsi donc, d’après la déclaration de Barras lui-même et le témoignage affirmatif de ses quatre collègues, l’enfant du Temple se trouvait, — depuis, la fin d’août I794, — chez Petitval, au château de Vitry, belle construction datant de vingt ans à peine, qu’entourait un vaste parc clos de murs. Qui donc Laurent gardait-il si jalousement au Temple ? Quel enfant exhibait-il aux membres du Comité de Sûreté générale qui, de temps à autre, inspectaient la prison ? Etaient-ils donc tous dans le secret ? Si le remplacement du Dauphin par un substitué explique de façon satisfaisante l’isolement imposé à ce malheureux, il est bien difficile d’admettre que les Conventionnels se laissassent duper tour à tour avec tant de docilité.

Ces visites des représentants du peuple à la prison sont, pour bien des mois, les seuls incidents dont on puisse attester la certitude ; tout le reste est légende ou roman. À n’emprunter qu’aux documents incontestablement authentiques, l’histoire du prisonnier du Temple va se réduisant et s’appauvrissant de jour en jour. Le 14 fructidor, — 31 août, — deux membres du comité de Sûreté Générale se présentent à la prison le matin, vers dix heures. Ils viennent s’assurer que l’explosion de la poudrière de Grenelle qui mit en émoi toute la ville « n’a en rien troublé la tranquillité et la sûreté du Temple. » D’après une lettre de Laurent datée du jour même, ils ont fait la visite de la Tour, « constaté l’existence des deux enfants de Capet, » donné l’ordre de doubler la garde, ce qui a été exécuté sur-le-champ et avec le plus grand zèle par un détachement de la section du Temple. » Laurent profita de leur présence pour solliciter l’autorisation « d’introduire des hommes sûrs dans l’appartement du petit Capet afin de l’approprier et de faire disparaître la vermine occasionnée par la malpropreté. » Ainsi, malgré les instructions formelles dont se targue Barras, on avait attendu plus d’un mois avant de procéder à ce nettoyage. Attendu quoi ? Que la nouvelle substitution fut opérée ?…

Un mois plus tard, le 18 septembre, — deuxième jour des sans-culottides, — c’est à la tribune de la Convention qu’on parle du petit Capet. À la suite de la lecture d’une lettre de province annonçant un soulèvement au nom de Louis XVII, Jourdan (de la Nièvre) demande pourquoi il existe encore au cœur de la République « un point de ralliement pour L’aristocratie. » — « Le fœtus capétien » sert aux méchants de prétexte à leurs exécrables exploits ; et Duhem, renchérissant, s’étonne à son tour « qu’un peuple qui a eu le courage d’envoyer son tyran à l’échafaud conserve encore dans son sein un rejeton, héritier présomptif de la Royauté. » Il propose donc que le petit Capet soit « vomi » hors du territoire français et l’Assemblée renvoie la question à ses Comités. Ceci n’était pas sans inquiéter Laurent : si la Convention décrétait le bannissement du petit prince et de sa sœur, qu’arriverait-il le jour où l’on viendrait solennellement au Temple constater, — sérieusement cette fois, » — l’identité du prisonnier avant de le livrer aux Puissances étrangères ? Soit qu’il fût bien conseillé, soit que, de lui-même, il jugeât urgent de mettre sa responsabilité à couvert, dès qu’il eut connaissance de la proposition de Duhem, il écrivit au Comité de Sûreté générale exposant que, depuis son entrée au Temple, il a plusieurs fois réclamé le concours d’un ou de deux collègues et n’a jamais reçu de réponse. « Aujourd’hui qu’on parle de royalistes et que les précautions ne sauraient être portées trop loin, » il renouvelle ses instances. « S’il arrivait en ce moment quelque événement, ajoutait-il, je ne pourrais pas vous en instruire moi-même… » Le Comité ne prêta aucune attention à cette missive, (pourtant presque comminatoire : le prisonnier du Temple est évidemment le plus mince de ses soucis, et tout ici fleure la comédie concertée entre Laurent et le Comité, — ou du moins quelqu’un d’influent au Comité, — car jamais ne se rencontrèrent si crâne désinvolture chez un subalterne et si incomplète insouciance chez des gouvernants responsables.


Malgré l’embarras qu’on éprouve à enchevêtrer tant d’intrigues, l’ordre chronologique des faits commande ici l’introduction de nouveaux acteurs qui vont, comme tant d’autres, entrer en scène, jouer confusément un bout de rôle et disparaître aussi déçus et décontenancés que les précédents personnages de cette action obscure. Une Anglaise, riche et entreprenante, Mme Atkins, étant parvenue naguère à pénétrer dans le cachot de la Reine lorsque celle-ci était à la Conciergerie, avait juré à la souveraine de tenter, par tous les moyens possibles, la délivrance du Dauphin. Rentrée en Angleterre, elle s’occupa activement à remplir sa promesse, et peut-être le fit-elle avec plus d’ardeur et de dévouement que de méthode. Mme Atkins était intimement liée avec le comte Louis de Frotté, le valeureux promoteur des insurrections de Normandie ; elle avait aussi « engagé » dans sa tentative le baron de Cormier, ci-devant procureur au présidial de Rennes, personnage déterminé et remuant, en dépit de sa goutte et de son embonpoint. Tels étaient les deux confidents de la généreuse Anglaise, les deux fortes têtes du complot. Or, après nombre de pourparlers, de tâtonnements, de projets avortés, de combinaisons aussi vite abandonnées que conçues, au début de ce mois d’octobre 1914, Cormier jeta à celle qui l’employait ce cri de triomphe : « Il faut que je vous écrive un petit mot à la hâte… Je crois pouvoir vous assurer, vous affirmer bien positivement que le Maître et sa propriété sont sauvés ; et cela indubitablement… Partagez ma sécurité ; je ne peux rien détailler ; ce ne peut-être qu’entre deux yeux que je pourrai vous ouvrir mon cœur… » L’heureuse nouvelle qu’il annonçait en ces termes ambigus à Mme Atkins, il la répétait quelques jours plus tard à Frotté ; on en a la preuve par une lettre de Frotté lui-même : « Vous êtes le seul à qui je parlerai avec franchise, lui dit Cormier,… je vous parle comme à un ami dont je connais la loyauté et les sacrifices… Tout est fini ; tout est arrangé ; en un mot je vous donne ma parole que le Roi et la France sont sauvés… et nous devons être heureux. »

Elles sont apitoyantes les angoisses, les espérances, les déceptions et les joies de ces naïfs conspirateurs qui, s’ingénièrent et s’évertuèrent, s’imaginant jouer leurs têtes, gaspillant par milliers les guinées de Mme Atkins, achetant les consciences, frétant des navires, corrompant les geôliers et se consumant en trépignements d’impatience, au profit d’un enfant qui n’est pas le petit Roi pour le salut duquel ils ont dépensé tant d’efforts. Après toute une année d’atermoiements, de déboires, de certitudes du succès prochain, de déceptions et de perplexités, Cormier sera obligé d’avouer à la noble Anglaise : « Nous avons été trompés ! Cela est malheureusement trop certain… » Et il paraît bien que Mme Atkins vit clair dans l’intrigue qui ruinait ses espoirs sans pourtant l’éveiller tout à fait de son rêve, puisqu’elle notait : « J’étais très opposée de mettre un autre enfant à la place du Roi… J’observais à mes amis que cela pourrait avoir une suite fâcheuse et que ceux qui gouvernaient alors, après avoir touché l’argent, enlèveraient l’auguste enfant et diraient après qu’il n’est jamais sorti du Temple. » Et plus tard encore, bien persuadée que le fils de Louis XVI n’est plus dans sa prison, elle dira tristement, songeant à tous ses sacrifices : « Un pouvoir supérieur au mien s’en était emparé. » Avait-elle alors deviné la machination dont elle croyait Barras le bénéficiaire, tandis qu’il n’était, lui aussi, qu’une dupe ? Lui du moins portait sa déconvenue avec une crânerie superbe et audacieusement jouée : il avait été tenu au courant, par Laurent, de toutes les tentatives des agents de Mme Atkins ; bien sûr que ceux-ci n’enlèveraient pas du Temple le Dauphin, qui n’y était plus depuis longtemps, il s’amusait à les laisser faire : « On a offert, disait-il, une somme d’argent assez forte à Laurent, qui l’a, d’ailleurs, refusée ; et cette somme lui fut offerte lorsque l’enfant était déjà sorti de sa prison. »

Pourtant quelque chose dut s’ébruiter : soit que trop souvent mise à l’épreuve et toujours déçue, la curiosité se fût, à la longue, lassée ; soit que le silence imposé sur ce petit Roi qu’on ne voyait jamais et auquel jamais non plus les gazettes ne faisaient allusion, eût détourné de lui l’attention, il venait tant de monde au Temple, — deux cent quarante soldats y montaient quotidiennement la garde, — et Laurent, payé 6 000 livres par an pour vivre dans une apparente oisiveté, suscitait tant de jaloux, que, dans le nombre, il se trouva quelqu’un pour s’aviser qu’il se passait d’étranges choses dans cette prison muette. Le 28 octobre 1794, deux lettres urgentes de la Commission administrative de la police de Paris parviennent au Comité de sûreté générale : on ignore leur contenu, car, jusqu’à présent, malgré d’activés recherches, elles n’ont pas été retrouvées. Il faut que la chose soit d’importance, car le Comité dépêche, en pleine nuit, deux de ses membres, Reverchon et Goupilleau de Fontenay, pour « se rendre à l’instant au Temple, vérifier et constater la présence des deux prisonniers… et prendre les mesures que la sûreté publique paraîtra exiger. » Comment les reçut Laurent ? Les mit-il en présence de son pensionnaire ? La personne de l’enfant, — endormi peut-être, — ne leur inspira-t-elle aucun soupçon ? On ne sait pas. Par Madame Royale seulement on est quelque peu renseigné sur les circonstances de cette insolite inspection : « À la fin d’octobre, écrit-elle, comme je dormais, à une heure du matin, on ouvrit ma porte ; je me levai ; j’ouvris (sic) et je vis entrer deux hommes du Comité avec Laurent ; ils me regardèrent et sortirent sans rien dire. » Quelle anomalie avait donc inquiété les deux Conventionnels, au cours de leur visite à l’étage inférieur, pour qu’ils témoignassent chez la prisonnière une hâte si laconique ? Ce réveil d’une jeune fille en pleine nuit, sans un mot d’excuse ou d’explication, le silence gardé le lendemain, au sujet de cette visite, par Laurent, d’ordinaire si prévenant et si empressé envers la détenue, — qui dut pourtant le questionner, — indiquent tout au moins de l’étonnement, voire de l’émotion, dont le compte rendu des délégués du Comité ne révèle point la cause : on voit seulement que, sur leur rapport, le Comité de sûreté générale « requit le commandant de la force armée parisienne de donner les ordres les plus sévères pour prévenir même l’apparence de possibilité d’évasion ; » et ce texte, volontairement obscur, montre seulement que l’alarme avait été chaude.

Laurent s’en tirait, cependant, sans dommage : seulement, il fut décidé qu’on lui adjoindrait, dans le délai de deux jours, un « républicain éprouvé » pour l’assister dans sa besogne et que, dorénavant, les Comités civils des sections de Paris enverraient tour à tour au Temple un de leurs membres pour y monter la garde durant vingt-quatre heures ;, » mais « de manière que chacun de ces commissaires ne puisse faire le service plus d’une fois dans l’année, » précaution singulière dont les motifs demeurent aussi troubles que les autres incidents de cette visite nocturne.

Le service des commissaires civils commença aussitôt ; dès le 29 octobre, les sectionnaires vinrent, un par un, s’ennuyer durant vingt-quatre heures au rez-de-chaussée de la Tour ; mais le « républicain éprouvé » n’arriva que le 8 novembre. C’était un petit bourgeois de trente-huit ans, Parisien de naissance, nommé Gomin ; et si l’on pouvait s’étonner de quelque chose dans cette inextricable histoire, ce serait de ce que le Comité de sûreté générale n’eut pas, en dix jours, trouvé dans tout Paris, un républicain plus « éprouvé » que celui-là. Quoiqu’il eût été, de son propre aveu, commandant du bataillon de la section de la Fraternité, jamais homme ne fut plus timide, jamais figure plus effacée ; même après les longues et fréquentes conversations dont il gratifia, vers 1837, Beauchesne, le plus célèbre des historiens de Louis XVII, à qui Gomin « révéla les vieux troubles de son âme en mettant sa conscience à découvert, » on ignore tout, absolument tout de son passé, si ce n’est qu’il habitait rue Saint-Louis-en-l’Isle et que son père était tapissier. L’histoire de Gomin pourrait finir là ; si l’on néglige tout ce que les chroniqueurs lui ont attribué, on ne trouve que désir de passer inaperçu, réticences, sournoiseries et contradictions. On ne sait même pas qui le signala au Comité de sûreté générale, ni comment expliquer sa nomination. Madame Royale parle de Gomin comme d’un très brave homme auquel l’état du petit prisonnier causa, dès l’abord, tant de peine « qu’il voulut tout de suite donner sa démission ; » il resta « pour adoucir les tourments du malheureux enfant, » s’astreignit à l’amuser chaque jour durant quelques heures et « le fit descendre dans sa chambre, en bas, dans le petit salon ; » — « ce que mon frère aimait beaucoup, ajoute-t-elle, parce qu’il aimait à changer de lieu ; » — toutes choses que la princesse ne sait que par Gomin lui-même : il ne raconte que ce qu’il veut et l’on serait plus curieux de connaître les artifices dont se sert cet homme si bon pour détourner la prisonnière du désir de voir celui qu’elle croit être son frère. Si l’enfant aime tant à « changer de lieu, » que ne lui fait-on gravir les marches qui séparent son logement de celui de la princesse, et pourquoi Gomin s’associe-t-il docilement, dès le premier jour de son service, à cette rigoureuse consigne d’une séparation que personne n’a imposée ; puisque, au contraire, l’ordre est de nouveau donné de réunir les deux enfants ?

Ceci advint le 19 décembre : ce jour-là trois membres du Comité, Mathieu, Reverchon et Harmand de la Meuse se présentent au Temple « afin de constater l’état du service ; » l’un d’eux, Harmand, a laissé de cette visite un long récit qui serait un document de première importance s’il ne l’avait écrit vingt-deux ans plus tard, à l’époque de la Restauration, et très soucieux alors de ne rien dire qui pût déplaire au pouvoir. Cette relation devient donc éminemment suspecte par son ton de parti pris apologétique ; les délégués du Comité de sûreté générale ne manifestaient pas, en 1794, même après thermidor, tant d’attendrissement et d’indignation. D’abord Harmand fait erreur sur la date : il fixe sa visite au Temple « dans les premiers jours du mois de pluviôse an III, qui correspond au courant de février 1795 ; » or elle eut lieu deux mois auparavant, le 19 décembre 1794. Il se trompe plus complaisamment sur l’émotion qu’il éprouva en pénétrant dans la prison royale : il ne dut, ni tant « pâlir, » ni tant sentir « palpiter son cœur, » ni tant faire d’efforts pour retenir ses larmes, ni témoigner tant d’obséquieuse politesse aux prisonniers. Mais certains détails topographiques sont assurément exacts : « Déjà nous avions monté quelques marches de l’escalier de la Tour à l’Ouest de l’horrible prison, lorsqu’une voix lamentable, sortie par un guichet placé sur cet escalier et qui eût plutôt annoncé la retraite d’un animal immonde que celle d’un homme, suspendit notre marche… Cette voix fit, sur mes collègues et sur moi, un effet que rien ne peut exprimer. Nous nous arrêtons, nous nous interrogeons, et nous apprenons que cette loge, que ce cachot obscur renfermait un ancien valet de chambre du roi Louis XVI. J’ai oublié son nom. »

C’était Tison ; Tison enfoui depuis quinze mois dans une soupente de la petite Tour, sans que lui ni personne connût le motif de sa réclusion ! Harmand continue : « J’atteste que le fait était absolument ignoré des Comités de gouvernement. Le prisonnier nous exposa sa plainte ; il demanda sa liberté : nous lui observâmes que nos pouvoirs ne s’étendaient pas jusque-là. Alors il demanda à changer au moins de lieu, provisoirement : nous y consentîmes, non seulement sans peine, mais les larmes aux yeux… » Ces Conventionnels, à les en croire, — pendant la Restauration ! — étaient les plus sensibles des hommes.

Mais quand les pleurs ne suffoquent pas Harmand, sa narration prend un tour assez précis. On peut accepter sa description de la chambre du prisonnier, chambre qui n’était autre que celle naguère habitée par Louis XVI : « La clef tourne avec bruit dans la serrure et la porte ouverte nous offre une petite antichambre fort propre, sans autre meuble qu’un poêle de faïence qui communiquait dans la pièce voisine par une ouverture dans le mur de séparation et que l’on ne pouvait allumer que par cette antichambre ; les commissaires nous observèrent que cette précaution avait été prise pour ne pas laisser de feu à la discrétion d’un enfant. Cette autre pièce était la chambre du prince : elle était fermée en dehors ; il fallut encore ouvrir… Le prince était assis auprès d’une petite table carrée, sur laquelle étaient éparses beaucoup de cartes à jouer ; quelques-unes étaient pliées en forme de boîtes et de caisses, d’autres étaient élevées en châteaux ; il était occupé de ses cartes lorsque nous entrâmes et il ne quitta pas son jeu. Il était couvert d’un habit neuf à la matelot d’un drap couleur ardoise ; sa tête était nue, la chambre propre et bien éclairée. Le lit se composait d’une couchette en bois sans rideaux ; les couches et le linge nous parurent beaux et bons. Ce lit était derrière la porte, à gauche en entrant ; plus loin, du même côté, était un autre bois de lit, sans couches, placé au pied du premier ; une porte fermée entre les deux communiquait à une autre pièce que nous n’avons pas vue. »

Si l’on ajoute foi au reste du récit, on est obligé de conclure que l’enfant exhibé aux Conventionnels est un sourd-muet. Aucune objurgation, aucun ordre, aucune instance, ne parviennent à lui arracher un seul mot. Durant plus d’une heure, les trois délégués du Comité s’ingénient à obtenir de lui un oui ou un non. Ils lui proposent des jouets, des gâteaux, la compagnie d’un camarade de son âge, la promenade au jardin, un chien, des oiseaux ; ils en viennent à le supplier, à lui représenter qu’il rend très pénible par son obstination l’accomplissement de leur mission. Lui « les regardait avec une fixité étonnante qui exprimait la plus grande indifférence. » On lui apporta son souper composé, écrit Harmand, « d’un potage noir couvert de quelques lentilles, d’un petit morceau de bouilli « retiré » et six châtaignes brûlées, » — en quoi sa mémoire le trompe, car le menu du Temple comportait ce jour-là des œufs, un morceau de viande aux pommes de terre, des salsifis et des fruits. L’enfant mangea en présence des représentants, mais gardant toujours un silence absolu : « ses traits ne changèrent pas un seul instant, pas la moindre émotion apparente, pas le moindre étonnement dans les yeux, comme si nous n’eussions pas été là. »

Les Conventionnels se retirèrent enfin : ils demeurèrent « un quart d’heure dans l’antichambre à se communiquer leurs réflexions, » convenant que, « pour l’honneur de la Nation qui l’ignorait, pour celui de la Convention qui, à la vérité, l’ignorait aussi mais dont le devoir était d’en être instruite, ils ne feraient pas de rapport en public, mais en Comité secret seulement : « ce qui fut fait ainsi, » ajoute Harmand. Avant de quitter le Temple et sur la demande de Madame Royale réclamant des nouvelles de son frère, il ordonna que les deux enfants communiquassent ensemble aussi souvent qu’ils le souhaiteraient. « Le gouvernement mit le plus grand zèle à acquitter les promesses que nous avions faites en son nom et à réaliser les espérances que nous avions données ; au moins cela fut arrêté le soir même. Je devais être chargé de l’exécution de ces détails,… mais une intrigue me fit nommer commissaire aux Grandes Indes et je partis peu de jours après, sans savoir si le jeune prince avait parlé dans ses entrevues avec son auguste, sœur, ce qui est probable. » Ainsi le Comité ordonnait que les enfants de Louis XVI « communiquassent entre eux, » et ils ne communiquèrent jamais : il se trouvait donc quelqu’un pour intercepter, en ce qui concernait le Temple, les arrêtés du gouvernement, ou pour les faire annuler.

On ferait peu d’honneur à la perspicacité d’Harmand de la Meuse si l’on hésitait un seul instant à croire qu’il sortit du Temple persuadé de la substitution au Dauphin d’un enfant sourd-muet ; son envoi aux Indes orientales dut le confirmer dans la conviction qu’on l’invitait ainsi à la discrétion. Il se tut donc jusqu’en 1814 et s’il parla à cette époque en termes enveloppés et gros de réticences, c’était à seule fin de montrer qu’il n’était pas dupe, mais qu’il savait garder un secret. Cette habileté ne profita pas à l’ancien Conventionnel : « vers la fin de 1815, il fut trouvé mourant de misère dans les rues de Paris et transporté à l’Hôtel-Dieu où il rendit le dernier soupir. » Quel regret de ne pouvoir estimer complètement digne de foi la seule relation autorisée que l’on possède d’une visite au Temple pour l’époque écoulée entre le départ de Simon et la mort prochaine, du prisonnier ! Quel est cet infortuné dépeint par Harmand ? Un muet ? C’est possible : Barras est assez madré pour avoir recommandé à ses agents d’exécution ce surcroît de précaution. Il y a, en tout cas, une analogie assez frappante entre le récit d’Harmand de la Meuse et la déclaration de Lasne, le dernier gardien du Temple que l’on va voir bientôt entrer en scène, déposant, en 1840, devant le tribunal de la Seine : « Le prince montrait une impassibilité extraordinaire ; aucune plainte ne sortait de sa bouche et jamais il ne rompait le silence. » Quant à Gomin, en 1834, à la Cour d’assises, il affirmait que le petit prisonnier parlait quotidiennement, et toujours « sur des sujets graves et élevés. » — « Ces conversations, ajoutait-il, ont laissé en moi de profonds souvenirs… Je surprendrais l’auditoire si je voulais répéter ce qu’il me disait. » On éprouve, en confrontant ces témoignages, l’impression que quelqu’un ment ; qu’il y a des choses qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais… Entre le Joas de neuf ans qu’évoque Gomin et l’obstiné taciturne de son compère, auquel croire ?

Muet ou non, peu importe : il y a là, au second étage de la Tour, un enfant qui en remplace un autre, celui qu’on a enlevé du Temple pour le déposer à Vitry. Et de celui-ci pourquoi ne parle-t-on jamais ? Ceux qui ont cru sauver en lui le fils de France sont-ils aussi désabusés ? Reconnaissent-ils qu’ils avaient été devancés : que, longtemps avant le 9 thermidor, le véritable Dauphin était déjà disparu, caché, — comme tant d’autres enfants orphelins de par l’émigration ou l’échafaud, — dans quelque faubourg populeux, ou au fond d’une province éloignée, chez des gens grossiers, ignorants, incapables de comprendre ses protestations et ses plaintes : et que Chaumette étant mort, — Chaumette qui voulait « faire perdre au petit Capet l’idée de son rang, » et qui y a peut-être réussi, — personne ne connaît plus le sort du petit roi fantôme que, depuis le 21 janvier, tous les partis successivement ont eu pour axe secret de leur politique et qui fut l’appât de tant d’ambitions ?


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1919, 1er janvier et 1er février 1920.
  2. Ni dans les listes, si complètes, données par Braesch, des membres de la Commune du 10 août, ni dans celle de l’Almanach national de 1793, non plus que celle de 1794, ni dans la liste, fautive sur certains points, mais précieuse en ce qu’elle indique les remplaçants, publiée par Lebas dans son Dictionnaire pittoresque de la France. Le Moniteur signale Warmé comme « membre de la Commune » en mars 1794 et guillotiné avec Robespierre. La Liste générale et très exacte… des conspirateurs… la mentionne ainsi : — » Jacques-Louis-Frédéric Wouarmé (est-ce la véritable orthographe du nom ? ), — 29 ans, ex-commis aux domaines, puis employé à la Commission du Commerce et approvisionnements. » En mai 1793, Warmé (sic) signe comme président de la nation ; du Théâtre français : c’était la section de Chaumette et de Simon. — On trouve à la Commune du 10 août un Bigaut Jean-Baptiste, et à celle de juillet 1793 un second Bigaud, différent du premier (Braesch, 247), mais il ne s’agit ici ni de l’un ni de l’autre : le pouvoir des Commissaires du Temple du 2 pluviôse désigne le nom de Bigot, (d’abord écrit Bigaut, puis surchargé, de façon à préciser : BIGOT. Ce Bigot, dont le prénom était Remy et que l’on reverra plus tard au Temple, a fini employé à la préfecture de police.
  3. Celle du 28 avril 1796. Le procès-verbal de cette séance a été intégralement publié par la Revue historique, mai-juin 1918. Le titre seul de cette Revue, ainsi que les noms de ses directeurs, sont des garanties suffisantes de l’authenticité des documents qu’elle reproduit ; cependant celui que nous analysons ici est en si grand désaccord avec ce que l’on croyait savoir de l’histoire révolutionnaire, qu’on regrette de ne point connaître à quel fonds d’archives publiques ou privées il est emprunté. Je ne doute point de la bonne foi de l’éditeur de ce procès-verbal ; mais celle de Barras demeure éminemment suspecte : n’était-il pas homme à conserver dans ses dossiers des pièces « de fantaisie, » afin que leur publication posthume le vengeât des adversaires que, par prudence, il n’avait osé attaquer de son vivant ? En ce qui concerne la question Louis XVII, ce document s’adapte parfaitement à ce que nous connaissons des agissements de Barras au Temple ; néanmoins, jusqu’à ce que la lumière qu’on nous promet soit complètement faite sur son authenticité, on ne doit l’utiliser que « sous réserve. »
  4. La séance secrète se poursuit sur d’autres sujets auxquels nous reviendrons plus tard. Mais avant de quitter ce procès-verbal, il n’est pas inutile de remarquer sa précision : la plus insignifiante interruption des interlocuteurs y est notée ; manifestement, cet entretien a été recueilli par un sténographe, aucun des cinq directeurs n’ayant pu s’astreindre à cette besogne. Voilà donc six personnes, dont un subalterne, instruites du transfèrement, du Temple à Vitry, d’un enfant qu’on a cru d’abord être le Dauphin, mais sur l’identité duquel elles conçoivent maintenant des doutes. Elles supposent donc que le fils de Louis XVI a disparu. Elles savent, en tout cas, qu’il n’est plus détenu au Temple. Comment ce secret ne fut-il pas ébruité ? Comment La Revellière ne fait-il pas, dans ses Mémoires, allusion à cet événement ? Comment n’en est-il pas parlé dans les Mémoires sur Carnot ? Comment, à l’époque de la Restauration, alors que Letourneur était exilé à Bruxelles, ne l’a-t-il pas confié à ses anciens collègues, comme lui proscrits et comme lui pleins de rancunes contre Louis XVIII ? Et quelle imprudence commettait ce roi en exilant des hommes qui possédaient le secret de son usurpation ! Dans l’histoire de Louis XVII, chaque fois que sort un document se présentant comme étant précis et probant, on est obligé de le tenir en suspicion, tant il soulève de problèmes plus insolubles que ceux qu’il élucide.