Le Roi Louis Philippe et sa liste civile/02

Le Roi Louis Philippe et sa liste civile
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 508-545).
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LE


ROI LOUIS-PHILIPPE


ET


SA LISTE CIVILE.




DERNIERE PARTIE.[1]




Le roi me disait en 1847 : « Ce n’est rien que d’être attaqué ; le mal est de ne pas être défendu. » Ces mots résument et renferment la loi fatale de tout son règne, l’histoire de chacune de ses luttes et la prédiction de son dernier jour. Le parti de la royauté de juillet était né d’une opposition de quinze ans. Malgré toute son habileté, Louis-Philippe ne put réussir à en faire un vrai parti de gouvernement. Condamné aux attaques incessantes de la calomnie, il dut encore subir les critiques habituelles de ceux-là même qui professaient pour lui des sentimens favorables et même dévoués. Les bourgeois de Paris ont crié vive la réforme ! sans être ses ennemis, et le lendemain du jour où leur indifférence et leur abandon avaient rendu la révolution inévitable, on les entendit se plaindre d’avoir été abandonnés par le prince qu’ils prétendaient aimer. Ainsi fortifiée dans ses embuscades par des auxiliaires sur lesquels elle n’aurait pas dû compter, la calomnie avait beau jeu. Le succès ne pouvait lui manquer. Le premier sentiment qu’en éprouvèrent les amis intelligens du pays et du roi fut la douleur bien plus que la surprise.


I.
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU MUSEE DU LOUVRE. – ENCOURAGEMENS AUX MANUFACTURES ROYALES, A L’INDUSTRIE ET AUX LETTRES.

On le sait : c’est principalement sur le terrain de ses affaires privées que le roi se trouvait livré presque sans défense à toutes les hostilités. Dans cette lutte plus directe et plus intime, il n’était soutenu que par un très petit nombre de ses partisans politiques. La plupart d’entre eux semblaient chercher au contraire dans les libertés de langage d’une opposition dirigée contre sa personne une espèce de compensation populaire à l’appui qu’ils accordaient par leur vote aux principes mêmes du gouvernement. Involontaire allié de la calomnie, ce génie malfaisant de la critique pénétrait jusque dans le palais des Tuileries. Tandis qu’au dehors ses ennemis accusaient le roi de thésauriser, d’augmenter incessamment sa fortune, au dedans des amis le blâmaient de dépenser sans mesure et pour l’unique satisfaction d’un goût particulier. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que le blâme s’adressait surtout aux travaux de bâtimens ordonnés par le roi dans les résidences de la liste civile et du domaine privé. « Le roi, disait-on, sacrifie tout à la manie de bâtir ; Fontaine ruine le roi ; toutes les dettes du roi sont des mémoires de bâtimens. » Ces formes diverses de la même pensée se résumaient encore en des termes plus énergiques et plus vulgaires : « Le roi aime trop la truelle. »

J’ai souvent entendu le roi discuter cette épigramme ; mais il la supportait avec plus de résignation que toutes les autres. « Je suis en trop bonne compagnie pour ne pas en prendre mon parti, me dit-il un jour : saint Louis, François Ier, Henri IV, Louis XIV et Napoléon avaient aussi beaucoup aimé la truelle. Qui le sait mieux que moi ? Ma truelle, à moi, qu’on fait si infatigable et si prodigue, est insuffisante à restaurer tous les monumens élevés par eux. D’ailleurs, ajoutait-il, c’est un beau défaut pour un prince que d’aimer à bâtir ; s’il est par là condamné aux quolibets des hommes de loisir, il en est bien consolé par les bénédictions de tous ceux qui travaillent. »

Le roi, si soudain à la réplique et si sensible à la contradiction, semblait presque se complaire à ce reproche de quelques-uns de ses amis. Il ne prenait même pas la peine de leur répondre par un fait bien simple et bien authentique : c’est que, dans le cours de son règne, il a accordé aux arts, aux lettres et à la charité trois fois la somme qu’il a donnée dans le même temps aux travaux extraordinaires des palais et des monumens de la couronne. Pour aimer les arts, Louis-Philippe n’avait qu’à se laisser aller au courant de ses souvenirs et aux goûts de toute sa vie. Enfant, il avait reçu les leçons de David[2] ; proscrit, il avait enseigné le dessin à Reichenau. Père de famille, il avait fait naître et développé par l’étude ce goût des arts qui distinguait chacun de ses enfans, et qui, chez une de ses filles, devait s’élever jusqu’au génie. Duc d’Orléans, il avait donné asile dans ses galeries aux œuvres de tous les grands artistes de l’époque ; il avait soutenu d’un patronage efficace le peintre populaire du drapeau tricolore. Il fut donc naturellement conduit à chercher dans les arts un noble refuge contre les soucis et les labeurs d’une périlleuse royauté.

Pendant les cinq mois de séjour que le roi faisait tous les hivers aux Tuileries, une partie de ses journées semblait appartenir de droit au Louvre. Ce n’est pas que le roi eût des heures parfaitement réglées pour chacune de ses occupations diverses ; son caractère, mélange singulier d’ardeur et de persévérance, se serait plié de mauvaise grace à la discipline absolue d’une régularité parfaite. Avait-il commencé un travail, il aimait à le poursuivre jusqu’au bout, sans mesurer le temps qu’il y donnait. Cependant il y avait dans sa vie des habitudes générales. Ainsi, ses matinées étaient consacrées aux affaires de famille, aux intérêts intérieurs : c’étaient les heures de l’intendant-général de la liste civile, de l’administrateur du domaine privé et de l’architecte de la couronne, M. Fontaine. Dans ces conférences du matin, le roi discutait moins les travaux à ordonner le jour même que les projets d’embellissemens réservés à l’avenir, et qu’il aurait voulu exécuter immédiatement ; ces projets faisaient naître de vives discussions, qui commençaient souvent par ces mots : « Je le veux ! » mais qui se terminaient la plupart du temps par ceux-ci : « Vous ne le pouvez pas ! » Les grandes pensées du roi venaient échouer le plus souvent contre les limites étroites et invincibles de son budget.

À midi sonnait l’heure de la politique ; le roi présidait son conseil ou travaillait avec ses ministres. Vers deux heures, lorsque les ordres du jour des chambres législatives appelaient les membres du cabinet au Luxembourg et au Palais-Bourbon, le roi, prenant place à son bureau, signait des ordonnances, examinait quelques affaires, ou s’occupait de ces correspondances intimes dont la publicité révolutionnaire a si bien servi sa renommée ; puis, quand le coup de quatre heures avait rendu au silence et à la solitude les galeries du Musée, le roi s’empressait presque toujours d’aller chercher au Louvre une distraction dont il attendait le signal avec impatience. Cet emploi des heures de l’après-midi n’était modifié de temps à autre que par des courses à Versailles, à Saint-Cloud, quelquefois à Neuilly, et plus rarement encore par quelques audiences. Pour terminer le tableau des habitudes ordinaires de la vie du roi, nous ajouterons que chaque soir, hors le mardi et le vendredi, qui, dans les deux dernières années, avaient été réservés à l’intimité de la famille, les salons des Tuileries s’ouvraient aux ambassadeurs, aux membres des deux chambres et à tous les fonctionnaires d’un rang élevé. Les visiteurs trouvaient dans le roi, de huit à dix heures et demie, un interlocuteur toujours prêt à accueillir les conversations sérieuses et utiles. À dix heures et demie, le roi reprenait le chemin de son cabinet. C’est alors, au milieu du silence et de l’isolement des premières heures de la nuit, qu’il mettait à profit les seuls momens qui lui eussent réellement appartenu dans la journée ; c’est alors qu’il se recueillait sur les affaires importantes soumises à son examen ou sur les grandes questions du moment. Ce travail, toujours prolongé, toujours abandonné avec regret, n’était le plus souvent interrompu que par les avertissemens de la reine ou de Madame Adélaïde. Enfin, vers une ou deux heures du matin, le roi consentait à prendre quelque repos, pour recommencer le lendemain le cours de sa vie laborieuse.

À quatre heures de l’après-midi, comme nous venons de le dire, la porte intérieure qui sépare le Louvre des Tuileries s’ouvrait pour la visite presque quotidienne du roi. C’était comme une frontière posée entre le domaine de la politique et le royaume des arts. Quand le roi l’avait franchie, il semblait respirer plus à l’aise ; il se livrait avec ardeur au gouvernement de cet empire, où la volonté est plus libre, le bienfait plus rapide, l’impartialité plus facile. Il n’est pas une de ses visites qui n’ait soulevé ou résolu une question d’art ; il n’en est pas une qui, en assurant à un peintre ou à un sculpteur des travaux toujours vivement ambitionnés, n’ait été pour quelques artistes un encouragement ou une espérance. À cette heure de sérieux loisirs, le royal visiteur venait, par un examen personnel, par ses indications ou ses conseils, s’associer aux œuvres qui devaient plus tard prendre place dans les palais de la couronne. Ainsi, sur plus de trois mille objets d’art commandés sous son règne, il n’en est presque pas un seul dont il n’ait inspiré la pensée, soigneusement examiné l’esquisse, et arrêté les dernières dispositions. Le roi n’était donc pas seulement architecte, comme on l’a dit souvent : c’était aussi un artiste ; seulement il l’était avec ses idées, avec ses goûts, avec sa nature particulière. Ainsi l’art, comme le style, comme la parole, n’était pas pour Louis-Philippe un but, mais un moyen, un instrument subordonné. Il dédaignait un peu la forme, quand elle ne s’attachait pas à traduire une pensée pratique, une idée vraie, un souvenir exact. Le roi n’aimait ni le roman historique dans les lettres ni le style allégorique dans les arts ; avant tout, il poursuivait les idées pratiques sur le terrain des affaires, la pensée sous le style dans les lettres, la vérité dans la peinture. Il réprouvait les poses et les scènes de convention inspirées par la superstition de certaines règles. Il allait plus loin : il voulait que les personnages fussent exactement ceux de l’époque qu’avait à retracer le peintre ; il voulait que la représentation matérielle des faits fût aussi fidèle que l’histoire. Là est l’explication de sa froideur instinctive pour les brillantes allégories de Rubens, si chères à Henri IV. En dépit de la puissance de Lebrun et de la grace de Mignard, il se sentait peu de goût pour l’Olympe et pour les Romains de 1660. Généralement, le petit-fils de Louis XIV n’avait accepté l’héritage de son aïeul que sous bénéfice d’inventaire. Dans les arts en particulier, il ne voulut recueillir d’autre legs que celui de la pensée souveraine qui avait inspiré à Rigaud ses irréprochables portraits, à Lebrun et à Van der Meulen leurs scènes historiques, leurs magnifiques batailles. Louis-Philippe faisait restaurer à Versailles avec un soin religieux les dieux et les déesses de sa famille ; cette restauration n’avait toutefois d’autre but que de conserver les souvenirs d’une époque qui avait vu le génie de l’art s’égarer et se perdre dans le délire de la flatterie. Ces souvenirs répugnaient doublement à ses goûts comme artiste, à ses opinions comme roi ; sa conscience d’artiste se raidissait contre le faux goût et les exagérations du passé ; peut-être l’emporta-t-elle quelquefois trop loin dans le mouvement contraire : c’est la loi de toute réaction, même la plus légitime. La peinture et la sculpture doivent sans doute prêter à l’histoire le secours de la forme vivante et de l’exemple en action ; mais elles ne se rapprochent d’un tel but que par de libres excursions dans le monde de la pensée.

Quoi qu’il en soit, la constante préoccupation de Louis-Philippe fut de donner à l’art une direction exclusivement historique et nationale : ni le temps ni la dépense ne lui coûtaient pour réaliser, malgré les distances et les instrumens d’exécution, cette idée, assez souvent dans son esprit voisine de l’intérêt politique. Pour être toujours à même de s’assurer que ses intentions étaient fidèlement suivies, il avait fait disposer au Louvre un certain nombre d’ateliers. Là, les peintres les plus habituellement employés par lui étaient admis à exécuter leurs œuvres ; là, pour le roi des Français comme autrefois Callot pour Richelieu, Biagetti pour Napoléon, M. Siméon Fort retraçait, dans des plans topographiques dessinés à vol d’oiseau, toute une campagne militaire ; là M. Gudin devait reproduire l’histoire entière de la marine française, si glorieuse jusque dans ses revers ; là enfin, plus qu’en tout autre lieu, il était loisible à l’observateur de saisir sur le fait cette passion de la vérité historique qui ne permettait jamais que le fond fût sacrifié à la forme.

En 1845, le roi avait donné pour programme à M. Couder la fédération de 1790. Le peintre avait choisi pour théâtre de son action les abords de la grande estrade où le roi Louis XVI et l’assemblée nationale avaient pris place en face de l’autel de la patrie. Autour de cette estrade s’agitait une foule qui semblait vouloir se précipiter vers l’autel, prête à jurer de mourir pour cette patrie, divinité favorite de l’emphase révolutionnaire ; là se pressaient, non loin des membres de l’assemblée nationale, des hommes, des femmes, des citoyens de toutes les classes, de costumes et de lieux divers : c’était un grand effet tiré d’un beau désordre ; l’artiste satisfait de son esquisse attendait avec confiance le juge royal. Le roi arriva, n’avant qu’un moment à lui ; il examina l’esquisse, et se borna à dire en souriant : « Monsieur Couder, vous aimez le désordre ; nous en reparlerons. » Le peintre, tout plein de sa pensée, ne songea même pas à interpréter ces paroles et se mit à l’œuvre. C’était au début du printemps, lorsque les premiers beaux jours appelaient d’abord le roi à Neuilly, lui permettaient d’aller plus tard s’établir à Saint-Cloud, et de se rapprocher des ateliers de Versailles, momentanément préférés à ceux du Louvre. M. Couder eut donc le temps de poursuivre son œuvre ; elle était presque achevée, lorsque le roi reparut au Louvre. Quand il vit le tableau : « C’est une belle peinture, dit-il ; mais ce n’est pas la fédération de 1790. Vous vous êtes trompé d’époque, monsieur Couder ; en 90, la minorité n’était pas encore devenue maîtresse de la révolution. Le désordre était sur le second plan ; pourquoi l’avoir mis au premier ? Tous ces gens-là semblent vouloir escalader le trône ou ébranler l’autel de la patrie : ils ne le feront que trop tôt. Où sont les cent trente mille acteurs de cette grande scène, députations accourues des divers points du territoire ? Où est cette acclamation solennelle d’une grande force organisée qui était alors plus nationale que révolutionnaire ? J’y étais, monsieur Couder, j’ai vu tout ce que je viens de vous rappeler ; cela vaut mieux que ce qui a suivi cette journée de près ou de loin. Voilà la vérité de votre sujet ; abordez-le franchement, et recommencez votre tableau. »

On comprend le désespoir de l’artiste, la lutte qu’il entama et qu’il soutint avec le roi au nom de son œuvre presque achevée, au nom des difficultés d’exécution que devaient offrir le froid aspect de la foule officielle se pressant sur l’estrade et la monotonie de ces lignes immenses se déployant parallèlement dans toute l’étendue du Champ-de-Mars. L’ancien duc de Chartres, fidèle au témoignage historique de ses souvenirs personnels, fut inébranlable et persista Cependant le directeur des musées intervint pour faire observer que le prix du tableau avait été fixé à 25,000 fr. et qu’il était presque terminé. « Eh bien ! dit le roi, Montalivet donnera 25,000 fr. de plus ; c’est une rature un peu chère, mais je la dois à l’histoire. »

Cette anecdote fera mieux comprendre que tout ce que je pourrais dire la persévérance scrupuleuse et désintéressée de Louis-Philippe à imprimer le cachet de la vérité historique aux œuvres de l’art sous son règne. Pour atteindre ce but, le roi ne reculait devant aucun sacrifice. Des doutes s’élevaient-ils sur l’époque ou les détails d’un fait, sur le lieu qui en avait été le théâtre, sur le costume ou les traits d’un personnage ; des recherches et des acquisitions de livres, de cartes, de plans ou de portraits venaient bientôt en aide aux études des peintres ou des sculpteurs ; des mouleurs habiles étaient envoyés au loin pour consulter et reproduire les monumens ; enfin les artistes eux-mêmes allaient visiter, aux frais de la liste civile, les lieux témoins des scèness qu’ils devaient reproduire[3].

Les visites que le roi faisait au Musée pendant l’hiver prenaient une activité nouvelle quand l’exposition avait ouvert le Louvre aux ouvrages des artistes vivans. Avant 1830, les expositions avaient lieu tous les deux ans. Dès la seconde année de son règne, Louis-Philippe les rendit annuelles. C’est assurément un principe fort contestable que celui des expositions annuelles substituées aux expositions biennales. Le premier système peut être plus favorable à l’activité industrielle de l’art ; mais le second ne profite-t-il pas davantage à l’art sérieux, qui préfère l’honneur au profit, la gloire à la fortune ? C’est une question toujours pendante que j’indique et que je n’entends ni discuter, ni trancher ici. Quelle que soit l’opinion qu’on professe à cet égard, on peut du moins affirmer que le roi témoignait ainsi d’une sollicitude toujours impatiente de se manifester. Le résultat inévitable des expositions annuelles était en effet de doubler au moins pour lui les dépenses qu’entraînait chacune d’elles. Ce surcroît de dépenses doit être évalué à 1 million pour la durée du règne. Louis-Philippe trouvait ainsi l’occasion d’assister en quelque sorte à la naissance et au progrès de tous les talens. Il accomplissait cette paternelle mission avec une constance religieuse et parfaitement impartiale. Là point de recommandations, point de préférences politiques, point de considérations étrangères à l’art : l’œuvre seule parlait pour l’artiste. Chaque jour, à la même heure, le roi venait reprendre, le crayon en main, la revue commencée la veille ; chaque fois qu’une œuvre d’art lui paraissait sortir de la ligne commune soit par l’exécution, soit même par la nature du sujet, il l’inscrivait sur un livret disposé à cet effet. Cette étude, qui embrassait chaque année plus de 3,500 objets d’art, poursuivie jusqu’à son terme avec une infatigable persévérance, était remise plus tard au directeur des musées pour avoir ses observations et servir de base aux propositions définitives qui devaient être soumises au roi par l’intendant-général de la liste civile.

Dans une de ces revues annuelles, le roi avait remarqué une aquarelle signée d’un nom inconnu, et qui représentait un engagement de quelques soldats français avec les Arabes. L’exécution était élégante et facile ; la scène était rendue avec tant de vérité, que l’auteur avait dû la voir de près. L’oeuvre plut au roi. Cette idée d’un peintre mêlé au combat qu’il reproduit alla droit à son cœur ; il inscrivit l’aquarelle sur son carnet. Le roi ne s’était pas trompé : c’était bien l’œuvre d’un des plus braves officiers de l’armée ; cet officier, c’était l’un de ses fils, le duc de Nemours, soldat de la glorieuse campagne de Constantine, devenu le peintre de l’un de ses brillans épisodes. Le père ému plaça l’œuvre anonyme dans le cabinet où il passait les premières heures de la journée ; les mains sacrilèges du 24 février ont profané et détruit ce touchant souvenir des visites de Louis-Philippe au musée du Louvre.

Cependant les conséquences du travail personnel du roi ne se bornaient pas aux acquisitions de tableaux, de sculptures et de dessins ordonnées par lui à la suite des expositions. Ce travail servait encore de base à une série de propositions ou de mesures qui avaient toutes pour objet d’honorer l’art ou de l’encourager. C’est ainsi qu’à la suite du rapport annuel du directeur des musées sur l’exposition du Louvre, le roi autorisait l’intendant-général de la liste civile à désigner plusieurs artistes pour la croix de la Légion-d’Honneur, à décerner des médailles d’or aux auteurs des meilleurs ouvrages, à donner des subventions aux plus malheureux. En outre, le roi lui-même faisait un grand nombre de commandes aux maîtres de l’art et à leurs plus brillans élèves. Plus de mille médailles d’or accordées et une dépense de 11 millions environ constituent la somme d’encouragemens directs que Louis-Philippe a dispensés personnellement aux artistes pendant la durée de son règne.

Les visites royales devaient être un bienfait pour le Musée lui-même. La pénurie d’une liste civile restreinte et obérée mettait le roi dans l’impuissance d’achever le Louvre à ses frais : le parlement, dans un accès d’économie mal raisonnée, lui en avait refusé les moyens ; mais, si le vieux monument devait rester inachevé, Louis-Philippe voulait du moins lui rendre la vie en tournant tous ses efforts vers les arts qui en font la gloire, vers le Musée qui en est l’ame. Au moment où Louis-Philippe est monté sur le trône, le Musée, noblement accru déjà par la munificence du roi Charles X, contenait six grandes collections. Il n’est pas une seule de ces collections qui n’ait été plus ou moins agrandie et augmentée de 1831 à 1848, pas une seule qui n’ait reçu des dispositions nouvelles, dans la pensée de favoriser les jouissances du public éclairé et les études des artistes. Pour compléter l’ensemble des écoles étrangères, le roi dota même le Louvre d’une collection de tableaux espagnols achetés à ses frais, et qui coûtèrent plus de 1,300,000 francs.

Pendant ces dix-sept années, le roi porta son attention sur l’école française, sur la collection des dessins, sur le Musée de Marine, sur l’étude de l’antiquité par les modèles, enfin sur les collections nouvelles, d’un si haut intérêt pour l’art et pour l’histoire, que pouvaient fournir les récentes découvertes faites en Assyrie, dans l’Asie-Mineure et dans l’Afrique française. Au moment de la révolution de février, la plus grande partie de ces dispositions était terminée ; ce qui restait à faire était ordonné ou déjà même en cours d’exécution.

Plusieurs salles furent spécialement consacrées à l’art français. Les unes étaient destinées aux copies des tableaux de l’école italienne par les anciens élèves de l’école de Rome, les autres devaient recevoir exclusivement les œuvres des maîtres français ; déjà pleines de chefs-d’œuvre, trois de ces salles avaient été placées sous l’invocation des noms les plus glorieux : Poussin, Lesueur, Joseph Vernet. La collection de dessins de maîtres trop long-temps négligée recevait un large développement. L’exposition de cette dernière collection, qui ne comptait que quatre cents dessins sous l’empire et sous la restauration, en présentait près de deux mille à la fin de 1847.

Le Musée de Marine, largement amélioré, fut disposé au second étage du Louvre, qui n’était, avant 1830, qu’un dépôt de décombres, et n’avait reçu depuis lors aucune destination. Enfin le rez-de-chaussée de l’antique palais, restauré et déblayé à grands frais, ouvrit au public ses vastes salles, qui avaient reçu six collections où l’art devait trouver encore de précieux modèles, où l’archéologie devait puiser de nouvelles lumières. Louis-Philippe avait veillé lui-même à ces progrès intérieurs du Louvre ; il les suivait assidûment dans ses visites quotidiennes[4]. La monarchie consacrait au Musée une dépense de 992,000 francs (année moyenne de 1838 à 1847) ; dès les premiers jours de son avènement, le gouvernement provisoire a réduit d’un tiers cette liste civile des beaux arts.

À côté du musée du Louvre, que le roi Louis-Philippe avait traité comme le sanctuaire et la grande école de l’art, venaient naturellement se placer les manufactures de Sèvres, des Gobelins et de Beauvais. Grace à de larges sacrifices, ces établissemens anciens, symboles de l’art industriel, ne déchurent pas du rang qui leur appartenait sous Louis XIV et sous Louis XV. Le roi Louis-Philippe aimait surtout à suivre les travaux de la manufacture de Sèvres et à visiter les habiles artistes qui y font revivre les succès et la renommée de leurs prédécesseurs. M. Brongniart, le vénérable et savant ami de Cuvier, avait été chargé en 1801, par le premier consul, de réorganiser et de diriger la manufacture de Sèvres ; le roi le trouva encore et le maintint à la tête de cet établissement. Il l’appelait souvent pour s’entretenir avec lui des moyens de rendre à la célèbre manufacture son ancien éclat, d’y agrandir le domaine de l’art et de la science par la résurrection des verrières et des émaux. Déjà, en 1828, de premiers essais de verrières avaient été faits à Sèvres par ordre du roi Charles X ; mais, jusqu’en 1830, la somme des nouveaux produits n’avait pas dépassé 12,000 francs. Ce n’est en réalité que sous le règne et par les soins presque personnels du roi Louis-Philippe que l’art du XVIe siècle, l’art de Jean Cousin et de Bernard Palissy, reprit un grand et véritable essor. Cent soixante-cinq verrières, dont quelques-unes de la plus grande dimension, furent successivement ordonnées et terminées ; trente-huit décorent aujourd’hui un certain nombre d’églises que Louis-Philippe en a gratifiées. La fabrication des émaux n’a été introduite à Sèvres que plus récemment, en 1845. Encouragé par le roi, M. Brongniart dirigea tous les efforts de sa verte vieillesse vers cet art presque oublié, qui avait jeté un si vif éclat en France depuis les produits de Limoges au XIIe siècle jusqu’aux grands travaux de Pierre et Jean Courteis au XVIe siècle et aux chefs-d’œuvre de Petitot sous Louis XIV.

Le roi mettait d’autant plus d’ardeur à encourager la manufacture de Sèvres, qu’il favorisait par là même les progrès de toutes les industries qui se rattachent à l’art céramique. C’est encore dans cette pensée qu’une subvention royale permit à MM. Brongniart et Riocreux de publier leur ouvrage intitulé : Description du Musée céramique de Sèvres, et que des acquisitions nombreuses vinrent donner à ce musée une importance toute nouvelle. Au 1er août 1830, l’inventaire du Musée céramique se composait de 4,230 numéros, en y comprenant la collection de vases grecs donnée à la manufacture par Louis XVI ; du 1er août 1830 au 24 février 1848, le musée s’est enrichi d’un grand nombre de poteries, faïences et verres antiques de presque tous les pays du monde, qui ont nécessité l’addition de 4,500 autres numéros. Plusieurs de ces acquisitions ont eu une véritable influence sur les progrès des arts industriels en France : c’est ainsi que les verres de Bohême rapportés de Francfort par M. Brongniart en 1835 peuvent être considérés comme les premiers modèles dont se sont inspirées les cristalleries de Saint-Louis, de Baccarat, les verreries de Plaine de Walsh, pour arriver en quelques années aux magnifiques produits qui ont figuré dans les dernières expositions. Je craindrais de m’être étendu avec trop de complaisance sur les effets de la généreuse bienveillance du roi pour la manufacture de Sèvres, si cette bienveillance n’attestait pas une fois de plus sa sollicitude pour l’industrie française tout entière. À peine intronisé, le gouvernement provisoire a réduit d’un quart environ le crédit des manufactures nationales : la monarchie leur avait alloué en 1847 une somme de 836,739 fr. ; la république du 24 février a fait descendre ce chiffre à 639,000 fr. Louis-Philippe se plaisait à encourager plus directement encore le commerce et l’industrie ; nous nous bornerons à constater qu’il accordait un encouragement annuel de plus de 450,000 fr. en commandes et en acquisitions aux manufactures de Lyon, de Tours, d’Amiens, en même temps qu’à l’industrie parisienne[5].

Le roi parlait souvent avec fierté des progrès que l’agriculture, le premier de tous les arts français, avait pu et devait encore accomplir sous les auspices de la politique pacifique et libérale de son gouvernement. Toutefois ce n’était pas assez pour lui de protéger l’agriculture ; il voulut descendre lui-même dans la lice et rivaliser d’efforts et de sacrifices avec les agriculteurs français. Frappé de la dégénérescence de quelques-unes de nos races chevalines, il se préoccupa surtout de cette branche importante de l’industrie agronomique. Déjà le haras de Meudon, habilement dirigé par les princes ses fils, avait rendu de grands services en popularisant les mérites du pur-sang anglais ; le roi agrandit la question en cherchant à la rendre plus pratique. Il se proposa de régénérer les races françaises de selle, de carrosse et de travail, en remontant pour ainsi dire à leur meilleure origine, c’est-à-dire en croisant les plus beaux types que l’on pourrait encore se procurer avec la race arabe la plus pure. C’était recommencer au profit de la France l’heureuse et féconde expérience que l’Angleterre avait faite au XVIe siècle. Une occasion s’offrit bientôt à lui d’entreprendre cette rouvre, qui devait donner à l’agriculture des auxiliaires plus robustes et à l’armée une cavalerie plus agile et plus durable.

À la fin de l’année 1842, Méhémet-Ali envoya en présent au roi sept de ses plus purs étalons, choisis par lui-même et issus de la race arabe la plus précieuse, l’espèce nedjdi. Dès les premiers mois de 1843, Louis-Philippe fondait un haras arabe dans le parc de Saint-Cloud, qu’il dotait ainsi d’un des plus beaux établissemens hippiques qu’on ait jamais vus. Les premiers essais eurent bientôt le meilleur résultat, et de nouveaux étalons arrivèrent de Mascate et du Maroc. Le parc de Saint-Cloud étant trop étroit pour sa nouvelle destination, le roi résolut de faire du parc de Versailles le centre des grandes expériences qu’il allait tenter pour l’utilité du pays. Un nouvel et vaste établissement hippique y fut créé ; mais ses développemens furent arrêtés par la révolution de 1848. Déjà l’état et les particuliers commençaient à recueillir les fruits de la munificence royale : le roi avait permis que trois de ces étalons arabes prissent place pour quelques années dans les haras de Tarbes, de Pau et du Pin, et beaucoup de propriétaires des contrées même les plus éloignées avaient envoyé au haras de Versailles des jumens qui y étaient reçues gratuitement. Le roi a dépensé pour les frais de premier établissement du haras arabe de Saint-Cloud et de Versailles plus de 600,000 francs. La dépense totale de l’entretien montait, en 1848, à plus de 280,000 francs. Cette subvention devait croître chaque année[6]. Un débris de ces beaux établissemens aura été du moins sauvé, grace aux efforts éclairés de M. Vavin, liquidateur de la liste civile. Quarante des plus beaux étalons du haras arabe ont été acquis par l’état le 1er août 1830, moyennant 100,000 fr. Ce prix pourtant n’était qu’illusoire pour le propriétaire, car l’entretien de ces chevaux avait été laissé à sa charge pendant près de deux ans il ne recevait en réalité que 40,000 fr. tout au plus ; mais le prince qui n’avait pas hésité à payer 350,000 fr. le haras de Meudon, qui avait dépensé en outre dans l’ensemble de ses haras plus de 680,000 fr.[7] en constructions devenues aujourd’hui la propriété de l’état, avait tout approuvé d’avance. Il n’y avait de place dans son esprit que pour le regret de voir abandonner des plans utiles et des essais intéressans pour l’agriculture française.

De tous les établissemens dépendans de la liste civile qui ont dû à la libéralité de Louis-Philippe de nombreux et précieux accroissemens, il ne me reste plus à citer que les bibliothèques de la couronne. Le roi se plaisait à témoigner sa sollicitude aux lettres ; un des premiers actes de son règne avait été de confier à l’Académie française le soin de distribuer entre les descendans de Corneille des pensions dont il faisait les fonds de ses deniers personnels. En dehors de ses largesses publiques, la discrétion de ses nombreux bienfaits ménageait toujours la dignité de l’homme de lettres et laissait intacte son indépendance. Lorsqu’il rencontrait des souffrances à soulager, il n’était arrêté ni par la divergence, ni par l’hostilité prononcée des opinions ; la main du roi s’étendait à droite comme à gauche. Qui saurait, si je ne le révélais aujourd’hui, que le républicain Fontan lui a dû de mourir tranquille, et que sans lui Charles Nodier eût été forcé de vendre la précieuse bibliothèque dont il n’allait se séparer qu’avec désespoir. Cette bienveillance, trop sceptique peut-être, peut seule expliquer la prodigieuse liberté d’esprit que Louis-Philippe apportait dans l’acquisition de tous les ouvrages qu’à défaut de titres plus sérieux une célébrité, passagère ou la popularité du moment recommandait à la curiosité des bibliophiles et des hommes d’études. Rien n’atteste mieux cette impartialité du roi que la longue liste des souscriptions destinées à venir successivement prendre place dans la bibliothèque du Louvre. À côté des noms les plus accrédités dans le parti conservateur et monarchique, on peut y lire les noms de Ledru-Rollin, Cormenin, Lamennais, Marrast, Pierre Leroux, Louis Blanc, Raspail, Michelet, Vaulabelle, Quinet, Considérant, etc., de tous ceux enfin qui, vaincus dans les sphères élevées de la discussion politique et de la morale sociale, appelaient par avance à leur aide la brutalité des masses. Je me hâte d’ajouter qu’il n’était pris qu’un seul exemplaire de ces œuvres de désorganisation, les souscriptions n’ayant pour but que de tenir la bibliothèque du Louvre au courant de tout ce qui pouvait intéresser le mouvement de l’esprit humain. Il arriva un jour où cette inaltérable impartialité mit Louis-Philippe aux prises avec la diplomatie et embarrassa son ministre des affaires étrangères. Fidèle aux intentions du roi relativement à l’acquisition des livres destinés à la bibliothèque du Louvre, j’avais souscrit à l’ouvrage intitulé La Russie en 1839, par M. de Custine. On se rappelle le retentissement de ce livre en Russie et en France ; l’éditeur s’était d’ailleurs empressé, comme à l’ordinaire, de faire publier dans les journaux la souscription royale ; le Moniteur avait innocemment répété les journaux. Le jour même où la feuille officielle avait parlé, le ministre de Russie signala au ministre des affaires étrangères cette souscription comme un mauvais procédé envers l’empereur de Russie. Le roi me manda près de lui. Pour donner une explication satisfaisante, il suffisait d’exhiber la liste des souscriptions aux livres ou aux libelles les plus hostiles à sa politique et à sa personne. « Je le vois bien, me dit le roi, il faut que je demande à l’empereur de Russie de me passer M. de Custine en considération de MM. Lamennais et Cormenin. »

Le roi employait à l’accroissement de ses bibliothèques un crédit annuel considérable, et, de même que nous avons traduit en chiffres les sacrifices qu’il n’avait cessé de faire pour enrichir le domaine de l’état en améliorant la dotation immobilière de la commune, il nous est facile de mesurer ici les efforts de chaque aimée en faveur des arts, des lettres et de l’industrie par les dépenses que lui coûtaient les établissemens placés sous son patronage aux termes de la loi de 1832, ou qu’il avait créés lui-même. Pendant le cours de son règne, Louis-Philippe a alloué aux musées, aux manufactures royales, au service du mobilier de la couronne, aux haras et aux bibliothèques une somme de 50,868,000 fr., soit en moyenne par année à peu près 3 millions. Les calomniateurs de Louis-Philippe, victorieux en 1848, ont réduit ce budget des arts, des lettres et de l’industrie à la somme de 1,500,000 fr. La république du 24 février prête ici une haute éloquence aux chiffres de la monarchie.


II. – LOUIS-PHILIPPE DANS LES DEPENSES DE SA MAISON, DANS SES RAPPORTS AVEC QUELQUES PRINCES ETRANGERS ET AVEC L’ETAT. – DERNIERE REFUTATION DE LA CALOMNIE PAR LES CHIFFRES.

La sollicitude du roi Louis-Philippe ne s’exerçait pas seulement dans le cercle des institutions groupées par la loi autour du trône. Ce cercle était trop étroit pour lui ; il se plaisait à le franchir et à étendre bien au-delà les effets d’une généreuse bienveillance. L’art dramatique et l’art musical, intimement liés à la prospérité des lettres et à la gloire du pays, trouvèrent toujours en Louis-Philippe un protecteur éclairé.

Le roi, menacé par le fanatisme révolutionnaire dès les premières années de son avènement, dut faire violence à ses goûts et renoncer à ses anciennes habitudes. La prudence de ses ministres lui imposa cette dure nécessité ; il ne l’accepta qu’à la longue et avec la plus vive répugnance. Les loges qu’il avait dans tous les théâtres royaux étaient une largesse presque gratuite ; il ne lui était plus permis de se mêler comme autrefois à la foule dans les représentations publiques. Il prit alors le parti d’appeler les théâtres à lui, et dans cette pensée il fit restaurer à grands frais les salles de spectacle des Tuileries, de Saint-Cloud, de Versailles, de Trianon et de Compiègne. De 1833 à 1847, il dépensa plus de 658,000 fr. pour faire représenter successivement sous ses yeux les chefs-d’œuvre de l’art dramatique ou musical. Louis-Philippe admirait Corneille et Racine ; il avait protégé les premiers essais de Casimir Delavigne : fidèle aux traditions littéraires du grand siècle, il était de la résistance dans les lettres comme dans la politique ; ami de l’ordre et du bon sens, il repoussait instinctivement la muse échevelée, dont la licence, s’étalant en plein théâtre, a si fatalement préparé les voies à la démagogie. Le Théâtre-Français avait surtout ses préférences. C’était celui qu’il appelait le plus souvent aux Tuileries ou à Saint-Cloud, et sur lequel il a constamment étendu sa protection la plus efficace. La Comédie-Française avait beaucoup de dettes, mais heureusement pour elle Louis-Philippe était son principal créancier. Pendant son règne, il lui a successivement remis pour 324,000 fr. de loyers ; il y a bien peu de temps encore, du fond de son exil, le roi presque mourant faisait au Théâtre de la République une nouvelle remise de 124,000 fr.

Louis-Philippe appelait souvent aussi la musique à figurer dans ses fêtes. C’était le délassement favori de son intimité. Tantôt de grands concerts, dirigés par Paër et plus tard par M. Auber, offraient, aux Tuileries, la réunion des premiers talens de l’époque ; tantôt l’Opéra, les Italiens, l’Opéra-Comique, venaient reprendre devant le roi les œuvres contemporaines de sa jeunesse. À certains jours réservés pour la vie intérieure, le mardi surtout, M. Auber faisait exécuter de petits concerts dont le programme était arrêté par Madame Adélaïde ; l’auditoire se composait uniquement de la famille royale. Ces jours-là, le directeur de la musique entourait les instrumentistes les plus habiles de vingt-quatre jeunes élèves du Conservatoire choisis parmi les plus distingués. Ces soirées avaient pour le roi le grand charme d’une liberté si constamment refusée à ses goûts : elles ont laissé de précieux souvenirs dans l’esprit des artistes témoins d’une vie intime si simple et si noble[8]. Louis-Philippe consacrait chaque année aux musiciens de ses petits concerts et aux élèves de chant du Conservatoire convoqués par M. Auber une allocation qui a dépassé 100,000 fr. en 1847.

Mais hâtons-nous de suivre le roi sur un autre terrain. Que n’a-t-on pas dit sur ses empiétemens intéressés à l’égard du trésor ! Eh bien ! la vérité est que plus d’une fois Louis-Philippe est venu en aide à l’état en payant sur sa cassette certaines dépenses non prévues par les chambres, ou qui n’étaient pas couvertes par des crédits suffisans. Ses sacrifices volontaires en ce genre remontent jusqu’aux premiers jours de 1830. On se rappelle que le 29 août, à l’issue d’une revue solennelle, le roi avait distribué lui-même les drapeaux de la garde nationale aux légions de Paris et de la banlieue. Bientôt après des députations de gardes nationales affluèrent au Palais-Royal de tous les points de la France, et vinrent aussi recevoir leurs drapeaux des mains du nouveau roi. Les demandes en paiement adressées au général Lafayette ne se firent pas non plus attendre ; mais aucun crédit n’était ouvert pour y faire face. Un des premiers jours de septembre 1830, le général se rendit au Palais-Royal pour solliciter du gouvernement les moyens de payer cette dépense. Le conseil était réuni ; le général Lafayette se contenta de faire passer une note au roi, expliquant l’objet de sa visite : il demandait une solution. Cette note était écrite de la main de l’aide-de-camp de service sur un papier portant en marge ces mots imprimés : maison militaire du roi. La note revint bientôt, mais avec deux décisions pour une. La marque imprimée était biffée et remplacée par ces mots : « Je ne veux pas et je n’aurai pas de maison militaire, » et plus loin : « Je me charge de payer les drapeaux. » Tracés d’un seul trait de plume, ces derniers mots équivalaient à une obligation de 600,000 francs souscrite par le roi personnellement, à la décharge du trésor public.

Peu de temps après la révolution de 1830, les chambres rayèrent presque entièrement du budget le crédit affecté aux présens diplomatiques. Le roi n’hésita pas à combler cette lacune dont pouvaient souffrir les intérêts ou la dignité de la France ; il a employé à cette dépense, pendant son règne, plus de 800,000 francs. L’occasion s’offrait-elle d’envoyer des présens aux souverains de l’Asie où de l’Afrique ? il avait toujours soin d’y faire figurer des armes, des draps, des bronzes et des bijoux achetés dans nos principales fabriques, avec l’indication des noms des fabricans ; il s’efforçait ainsi de populariser les produits nationaux dans les contrées lointaines, où l’industrie française a tant de conquêtes à faire.

Les présens diplomatiques n’étaient pas, à beaucoup près, les seuls témoignages de la courtoisie du roi envers les souverains étrangers ; il ne négligeait pas une occasion de leur offrir, à ses frais et au nom de la France, une magnifique hospitalité dans les palais de la couronne. C’est ainsi que les princes africains, dont les bonnes relations avec le gouvernement français intéressaient au plus haut degré l’avenir de nos possessions algériennes, Ibrahim-Pacha et le bey de Tunis sont venus successivement occuper l’Élysée-Bourbon, toujours accompagnés d’un nombreux cortège d’officiers et de serviteurs. Dès que les princes étrangers qui acceptaient l’hospitalité royale avaient franchi la frontière française, il y avait ordre du roi d’acquitter les frais de poste, de mettre à leur disposition, dans le palais qui leur était destiné, une garde d’honneur, une domesticité nombreuse, des chevaux, des voitures, tout un service de table, de les défrayer en un mot de toutes dépenses, eux et leur suite[9].

Dès les premières années de son règne, Louis-Philippe avait voulu que le budget de l’état ouvrît de plus larges ressources à l’entretien et à la conservation des monumens religieux. Grace à son active intervention, la subvention annuellement applicable aux églises les plus modestes et les plus pauvres fut portée de 700,000 fr. (crédit de 1832) à 1,200,000 (crédit de 1847). Indépendamment des dons nombreux en argent qu’il ajoutait chaque année à cette subvention du trésor public, il a employé plus de 1,100,000 fr. à les doter d’ornemens et d’objets d’art. C’est ici le lieu de consigner un fait que j’enregistre simplement comme un nouvel exemple de l’impartialité politique du roi. À la fin de l’année 1839, Louis-Philippe apprit que le chapitre de Notre-Dame manquait de ressources suffisantes pour faire à l’archevêque de Paris, M. de Quélen, des funérailles dignes du rang que ce prélat occupait dans l’église. Il mit aussitôt à la disposition de M. Affre, premier vicaire-général capitulaire, les fonds nécessaires à l’accomplissement de ce pieux devoir ; mais la famille de M. de Quélen avait résolu de prendre à sa charge tous les frais des obsèques, moins certaines dépenses qui concernaient spécialement le chapitre. Le roi autorisa alors M. Affre à combler la différence et à distribuer le reste en bonnes œuvres ; comme il l’entendrait. M. de Quélen avait été l’adversaire constant de la royauté de juillet, et M. Affre, choisi par la volonté personnelle de Louis-Philippe pour succéder à M. de Quélen, devait, huit ans plus tard, du haut de la chaire de charité, jeter la première pierre au roi proscrit et malheureux ! Mais je veux étouffer l’amertume de tels souvenirs : les passions humaines doivent faire silence sur un tombeau, et je ne vois plus que le prêtre mourant pour la paix de l’Évangile sur les barricades de l’anarchie sociale.

Les sentimens généreux de Louis-Philippe ne tenaient pas au rang suprême ; sa probité scrupuleuse eût commandé l’estime et le respect, quelque part que le sort l’eût placé ; nous citerons encore deux faits. En quittant la France, le roi laissait derrière lui pour plus de 31 millions de dettes. Ses biens personnels, ses ressources de toute espèce offraient, pour y faire face, un actif qu’il eût été téméraire d’estimer, en ce moment de dépréciation générale, à plus de 18 millions[10]. Le séquestre rigoureux dont ces biens étaient frappés laissait planer sur lui la confiscation, sur ses créanciers une ruine complète. La confiscation n’aurait profité qu’à l’état créancier de Louis-Philippe pour 3 millions. À tous ceux dont il restait encore le débiteur, elle eût enlevé le gage de leurs créances, et ce gage même était insuffisant. Eh bien ! il faut le dire à l’honneur des créanciers du roi Louis-Philippe comme au sien : il n’en est pas un seul qui lui ait adressé l’expression d’une autre douleur que celle que tous éprouvaient comme Français. Pour le reste, ils s’en remettaient à la Providence et à la famille royale, et cependant ces créanciers en immense majorité étaient des ouvriers, des commerçans, des entrepreneurs, des artistes, tous frappés par la révolution dans leur crédit et leur travail. Leur confiance était bien placée. Dès les premiers jours de leur exil, les fils du roi, loin de s’abriter sous les principes formels d’un droit incontestable, formaient entre eux un pacte solidaire pour garantir le paiement intégral de dettes qui leur étaient de tous points étrangères. En même temps le roi, plus généreux peut-être du fond de l’exil qu’aucun de ses prédécesseurs sur le trône, allouait, de son propre mouvement, 5 pour 100 d’intérêts annuels à tous ceux que leurs travaux avaient fait les créanciers de la liste civile ; le compte d’intérêts en leur faveur s’est élevé à 900,000 francs environ. Les sentimens qui inspiraient Louis-Philippe dans cette circonstance se peignent tout entiers dans le passage d’une lettre qu’il m’écrivait le 16 août 1848 : — « Mes enfans ont partagé le vœu de mon cœur pour atténuer les souffrances de mes créanciers autant, que le permettent les ressources qui nous restent ; mais j’espère que l’engagement que prennent mes fils et les garanties hypothécaires qu’ils accordent donneront assez de crédit à mes créanciers pour les préserver d’un malheur (qui en serait un de plus pour moi), celui de se trouver hors d’état de faire honneur à leurs affaires. C’est une de mes peines les plus douloureuses que celle de voir tant d’hommes honorables menacés dans leurs plus chers intérêts pour avoir mis leur confiance en moi. »

Le désintéressement du roi ne se démentit pas envers la république elle-même, lorsqu’elle eut à traiter plus tard avec lui pour un intérêt assez considérable. D’après la loi du 2 mars 1832, la portion du mobilier de la couronne acquise depuis 1830, moyennant une somme de neuf millions, était exclusivement sa propriété personnelle. Louis-Philippe n’avait qu’un mot à dire pour priver de leurs meubles les plus précieux les palais enrichis par ses soins ; il pouvait les faire transporter dans les habitations de son domaine particulier et placer ainsi l’état entre la nécessité de remeubler à grands frais la plus belle partie des monumens nationaux, ou la honte de les exposer nus aux regards des visiteurs français et étrangers. Telle ne fut pas la pensée du roi proscrit il donna à ses mandataires l’autorisation la plus large de traiter avec l’état et de lui abandonner sur cette plus-value une somme considérable qu’il les laissait libres d’arbitrer ; tout sacrifice était approuvé d’avance par lui.

À côté de ces faits, témoignages irrécusables de l’injustice des contemporains, il convient de citer les œuvres d’une charité qui ne voulait rester étrangère à aucune des misères humaines. Pour mieux atteindre toutes les infortunes, pour mieux se placer en dehors de la politique, la charité royale avait multiplié les canaux par lesquels elle devait s’épancher. Les secours dont la liste civile faisait les fonds étaient alloués soit par le roi lui-même sur des bons particuliers de sa cassette, soit par les princes sur les fonds que le roi mettait annuellement à leur disposition, soit sur les crédits du cabinet du roi, soit enfin sur divers autres crédits ouverts à l’intendant-général de la liste civile. En cas de voyage, ils étaient prélevés sur des fonds spécialement remis à cet effet aux aides-de-camp du roi. Enfin la reine détournait pieusement la plus grande partie de sa pension royale pour la distribuer au nom du roi. Dans l’intérieur même de sa maison, Louis-Philippe ne se contentait pas d’aider secrètement ceux dont les familles étaient dans la détresse ; il avait aussi voulu qu’un asile spécial fût ouvert à ses serviteurs blessés ou malades. Cet établissement, fondé dans l’ancien hôtel des Pages, rue du Faubourg-du-Roule, coûtait plus de 75,000 francs par an ; il était confié aux soins d’un habile médecin aidé de deux internes et au dévouement des saurs de saint Vincent de Paul.

Louis-Philippe tenait surtout à honneur de s’élever au-dessus des mauvaises passions du cœur humain. Souvent on l’a vu marcher droit sur la haine et tendre une main secourable à un ennemi souffrant. Il était né clément aussi bien que charitable : ces deux instincts de sa nature semblaient s’encourager et grandir l’un par l’autre. Le jeune avocat défenseur du régicide Darmès avait écrit au roi que la mère du condamné, pauvre et âgée, était dénuée de toutes ressources. Quelques jours plus tard, cette femme voyait s’ouvrir un asile sûr pour les souffrances de sa vieillesse. Le régicide Lecomte avait été condamné à mort par la cour des pairs ; le chef de l’état avait vainement plaidé dans son conseil la cause de l’assassin. Lecomte était résigné à mourir ; mais il laissait une sœur tendrement aimée. Le jour même où le roi constitutionnel dut se soumettre à la juste décision de ses ministres, il m’écrivit : « Venez me voir ; j’ai le malheur de n’avoir pu sauver Lecomte, je veux du moins aider à vivre la sœur qu’il soutenait. » Peu d’heures après, je faisais connaître à M. Martin (du Nord), alors garde-des-sceaux, que je tenais à sa disposition toute somme d’argent qu’il jugerait nécessaire pour subvenir aux besoins de la sœur du régicide[11].

Un souvenir touchant, que la reine Marie-Amélie me pardonnera de révéler, doit trouver sa place ici, en associant deux noms que la mort seule pouvait séparer. J’attendais un jour la reine dans le salon qui précédait son cabinet ; son secrétaire des commandemens s’y trouvait, feuilletant quelques papiers dont l’un attira mon attention. C’était un cahier contenant un grand nombre de noms disposés suivant l’ordre alphabétique. Je fis une question indiscrète, à laquelle le secrétaire des commandemens répondit : « Puisque vous m’avez surpris, lisez ; mais, je vous en supplie, n’en dites rien à la reine. » Je tenais entre mes mains la liste de plus de trois cents enfans que le roi et la reine faisaient élever dans les collèges et dans les écoles de Paris.

Pour traduire les faits en chiffres, Louis-Philippe a consacré, durant le cours de son règne, à des actes de munificence plus de 21,200,000 fr. et aux secours de charité proprement dite, plus de 21,650,000 ; total 42,850,000[12].

Bâtimens, forêts, domaines, musées, manufactures, mobilier, bibliothèques, j’ai successivement parcouru toutes les parties dont se composait la dotation de la couronne ; j’ai fouillé les secrets de la charité royale : sur tous les points, j’ai répondu à la calomnie par des documens et des chiffres authentiques. Pour compléter ma tâche, je réunis maintenant dans un tableau général la totalité des dépenses faites par le roi Louis-Philippe dans toutes les parties de sa liste civile, non pour sa personne, non pour sa famille, ni même pour l’entretien de la maison royale, mais uniquement dans l’intérêt de l’état, qui a profité de tout.


Dépenses de conservation, de surveillance et d’entretien de toutes les parties de la dotation de la couronne 112,540,000 fr.
Dépenses facultatives faites dans la dotation immobilière de la couronne 38,270,000
Décoration des palais, encouragemens aux arts, aux lettres, à l’industrie et au commerce 28,967,000
Munificence royale et charité 42,850,000
Total 222,627,000[13]

En regard de ce chiffre de 222,627,000 francs, nous placerons un autre chiffre et un fait :

Un chiffre : — le roi appliquait chaque année à son service personnel moins de 17,000 fr., et à sa dépense purement personnelle 10,000 fr. au plus.

Un fait : — le roi n’a jamais permis que le trésor public dépensât rien pour les princes ses fils dans leurs commandemens ou dans leurs missions. Généraux, amiraux, montrant à l’armée le chemin de Constantine, voguant vers Sainte-Hélène pour y recueillir les cendres de l’empereur, commandant à l’Algérie tout entière, le duc de Nemours, le prince de Joinville et le duc d’Aumale n’ont jamais ambitionné d’autre récompense que l’approbation de l’armée, de la marine et l’estime du pays. Ils n’avaient ni traitemens, ni frais de représentation, comme officiers-généraux ; ils revendiquaient surtout, comme princes, le privilège d’atteindre par leurs bienfaits tous les malheurs immérités et toutes les souffrances honorables.

En consultant le premier chiffre du tableau, on voit que, pendant dix-sept ans et demi de règne, Louis-Philippe a consacré annuellement à la conservation et à l’entretien de la portion du domaine de l’état dont il avait la jouissance une dépense moyenne de plus de 6,400,000 fr. Le budget de la république ne destine au même objet qu’une somme inférieure à 5,350,000 fr. Louis-Philippe était donc plus que scrupuleux envers l’état dans l’accomplissement de ses devoirs d’usufruitier.

Si l’on considère ensuite le chiffre total du tableau, on arrive aux résultats suivans : Louis-Philippe a dépensé, dans l’intérêt de l’état, une somme supérieure (année moyenne) à 12,700,000 fr., c’est-à-dire plus des deux tiers du revenu brut de la liste civile et de toutes les parties du domaine de la couronne ; ce revenu a été annuellement de 18,984,000 fr. environ[14]. Il a employé seulement 6,300,000 fr., c’est-à-dire moins du tiers de sa liste civile et du produit de la dotation immobilière de la couronne, aux dépenses réelles de la royauté, au service personnel et d’honneur, à l’entretien d’écuries qui contenaient trois cent quatre-vingts chevaux, à toutes les dépenses de maison, à celle d’une table qui recevait jusqu’à vingt-huit mille invités dans le cours d’une année, aux voyages royaux, à ceux des souverains étrangers, aux dépenses des princes de la famille royale dans leurs voyages ou dans leurs commandemens, enfin au paiement des dots stipulées par les traités de mariage, et que l’inexécution de la loi du 2 mars 1832 avait laissées à sa charge. Cette somme est d’ailleurs inférieure de 1,650,000 fr. à celle que le budget de l’état alloue aux dépenses du nouveau souverain, personnifié aujourd’hui dans le président de la république et l’assemblée nationale, et doté à ce titre d’une somme de 7,930,000[15], prélevée sur les impôts du pays.

En résumé, le roi avare, usufruitier d’une portion du domaine de l’état, l’a entretenu avec plus de soin et à plus grands frais que ne le fait l’état rentré en possession de son domaine.

Le roi cupide a affecté à des améliorations, à des encouragemens, à des dons de toute espèce, une somme de 110 millions environ, dont l’emploi sans contrôle appartenait tout entier à son libre arbitre, à sa volonté absolue.

En résumé, le monarque a puisé beaucoup moins largement dans le trésor public pour les besoins intérieurs de sa royauté et de sa famille que le nouveau souverain pour ses dépenses personnelles.

Le roi Louis-Philippe a répondu sur tous les points par des bienfaits aux accusations incessamment dirigées contre sa parcimonie, si bien que le public, s’éclairant chaque jour davantage, ne sait déjà ce qui doit l’étonner le plus, de l’impudence des calomniateurs, ou de sa propre crédulité.


III. – ETUDE SUR LOUIS-PHILIPPE. – SON HUMANITE. – SA CLEMENCE. – DEUX MOTS SUR LE 24 FEVRIER.

En poursuivant les calomniateurs sur le terrain de la liste civile, je me suis efforcé de mettre en relief l’esprit pratique propre au roi Louis-Philippe dans l’administration de ses affaires, surtout les habitudes de sa vie, la tendance de ses idées, les traits saillans de son caractère. L’étude serait toutefois incomplète, si, de la direction des intérêts positifs, où se prouve un grand esprit, elle ne s’élevait aux sentimens qui peignent une grande ame, et qui marquent à Louis-Philippe le rang particulier que lui gardera l’histoire. Dieu l’avait fait bienveillant et doux. L’apaisement des passions humaines, la préservation universelle par l’anéantissement progressif du mal moral, avaient été les rêves philosophiques de sa jeunesse. Le plus bel attribut de sa royauté fut pour lui de les réaliser dans la mesure de ses forces et, les ermites de sa puissance. Sous ce rapport, la vie tout entière de Louis-Philippe présente le double et essentiel caractère de la persévérance et de l’unité.

Dès sa jeunesse, le duc de Chartres développa dans ses entretiens et dans ses correspondances[16] cet amour éclairé de la paix qui devait plus tard sur le trône guider sa politique. Au moment même de s’honorer par son courage dans la guerre, le brillant officier la regardait dès-lors comme un des plus grands fléaux de l’humanité. L’âge et l’expérience avaient profondément enraciné dans son ame cette conviction précoce, et plus tard le roi m’a souvent parlé de la douleur véritable où l’avait toujours jeté la vue d’un champ de bataille. En jour de visite à Versailles, il parcourait les salles du rez-de-chaussée de l’aile du midi, consacrées aux victoires de l’empire. Il avait entamé avec moi cette thèse inépuisable de la paix et de la guerre, sur laquelle il aimait à revenir pour justifier sa politique. Il me conduisit devant le magnifique tableau de la Bataille d’Eylau, par Gros ; on se rappelle cette plaine immense couverte de débris et de morts, cette neige souillée de sang, ces cadavres à demi ensevelis dans un vaste sépulcre de glace ; la figure mélancolique et sombre de l’empereur Napoléon domine cette scène de désolation. « Tenez, me dit le roi, regardez ce visage de conquérant ; Napoléon s’y connaissait, et il est de mon avis : ses yeux n’ont point de larmes, mais son ame s’amollit à l’aspect de ce champ de bataille. Il a fallu que la mort frappât à Eylau des coups aussi terribles pour ébranler cette ame toute guerrière. Ce jour-là, Napoléon a douté non de sa gloire, mais de son système. » Puis il ajouta : « Vous me comprendriez mieux, si vous aviez jamais vu un champ de bataille. C’est un spectacle qui n’a jamais passé sous mes yeux sans déchirer mon cœur, et l’ardeur même de l’action était impuissante à comprimer cette impression douloureuse. Je me rappellerai toute ma vie celle que j’éprouvai à Jemmapes : c’était au moment où, saisissant dans mes bras les drapeaux de plusieurs bataillons en déroute, je les ramenais au feu mêlés tous ensemble sous le nom de bataillon de Mons, que je venais de leur donner à l’instant. Pour s’opposer à l’irrésistible élan de mes soldats et protéger la seconde ligne des redoutes ennemies, les cuirassiers autrichiens se mirent en mouvement, présentant un front formidable. Ils avançaient en bon ordre. Une batterie d’artillerie que j’avais sous la main reçut l’ordre de laisser approcher l’ennemi pour le recevoir à bout portant par une décharge de mitraille. J’étais tout rapproché de cette scène, et j’en avais de sang-froid préparé le terrible dénoûment. Je pouvais compter le nombre des cavaliers, et j’étais frappé de leur air martial, de leur belle contenance. Tout à coup le canon gronde ; je vois tomber devant moi des rangs entiers de ces hommes tout à l’heure pleins de vie ; le flot de la cavalerie autrichienne recula devant la digue de feu que je lui opposais. Ma première pensée fut pour la joie du succès ; la seconde, aussi rapide et plus profonde, fut pour tous ces malheureux que la guerre moissonnait avant le temps, pour toutes ces familles que je venais de priver d’un fils ou d’un frère. C’est au sein même de la victoire que je jurai d’épargner au monde, si jamais tel était mon pouvoir, l’horreur de ces jeux cruels. »

Dans ce souvenir est l’explication tout entière de la politique de Louis-Philippe. Il n’a jamais voulu la paix en roi qui aurait craint la guerre : il la voulait en philanthrope et en philosophe, comme il voulut, plus tard, l’abolition de la peine de mort. À peine monté sur le trône, Louis-Philippe entreprit de faire triompher le principe de cette abolition conforme aux opinions de toute sa vie. Il se déclara en même temps l’adversaire de toutes les peines irrémissibles dont la perpétuité lui semblait une usurpation de l’homme sur les décrets de la bonté divine. Dès le 19 octobre 1830, il saisissait avec bonheur la première occasion de proclamer devant la chambre des députés son adhésion au vœu solennel d’humanité qu’elle venait lui apporter. Ses paroles, dans cette circonstance, sont comme le programme fidèle de tout son règne. « Messieurs, dit-il, le vœu que vous m’exprimez était depuis bien long-temps dans mon cœur. Témoin, dans mes jeunes années, de l’épouvantable abus qui a été fait de la peine de mort en matière politique, et de tous les maux qui en sont résultés pour la France et pour l’humanité, j’en ai constamment et bien vivement désiré l’abolition. Le souvenir de ce temps de désastre et les sentimens douloureux qui m’oppriment. quand j’y reporte ma pensée, vous sont un sûr garant de l’empressement que je vais mettre à vous faire présenter un projet de loi qui soit conforme à votre voeu. Quant au mien, il ne sera complètement rempli que quand nous aurons entièrement effacé de notre législation toutes les peines et toutes les rigueurs que repoussent l’humanité et l’état actuel de la civilisation. »

Le roi avait trop compté sur l’efficacité du vœu parlementaire et sur la force de sa propre volonté pour déterminer son ministère à prendre l’initiative dans la question de la peine de mort. D’ailleurs, ce ministère (le premier qui fut formé après la révolution de juillet) comptait alors parmi ses membres M. Laffitte et Casimir Périer ; il allait bientôt se dissoudre par l’impossibilité de concilier plus long-temps des tendances politiques diamétralement contraires. Dès cette époque, le procès des ministres du roi Charles X inquiétait gravement l’opinion, et portait le trouble et l’hésitation dans les ames. Les passions populaires, armées contre M. de Polignac et ses collègues d’une législation sévère que le roi était impuissant à réformer, en appelaient à grands cris l’application rigoureuse.

C’est en vue des graves événemens qui semblaient se préparer que le roi chargea M. Laffitte de former un nouveau cabinet. Si j’évoque ici un souvenir personnel, c’est pour faire pénétrer avec moi le lecteur dans l’intimité de Louis-Philippe et le mettre à même de saisir sur le fait les sentimens qui inspiraient sa politique.

Le général Sébastiani avait été chargé, le 2 novembre 1830, de me proposer le portefeuille de l’intérieur. Un premier refus m’amena bientôt au Palais-Royal, où j’avais été mandé. Le roi me reçut dans le petit salon qui séparait son cabinet du salon d’attente. Madame Adélaïde était près de son frère. J’avais à peine connu le duc d’Orléans avant 1830 ; j’étais donc mal préparé à résister aux séductions de son esprit et de sa raison. Cependant je fis bonne contenance : j’invoquai surtout mon âge, qui ne me permettait même pas de prendre part aux scrutins de la chambre des pairs ; comment pourrais-je délibérer dans le conseil et présenter aux chambres des lois que je n’aurais même pas le droit de voter au Luxembourg ? Toutes les instances de Louis-Philippe et de Madame Adélaïde avaient échoué, lorsque le roi s’écria : « Vous ne voulez donc pas m’aider à sauver les ministres ? » Profondément ému par ces paroles, je sentis ma résistance fléchir. Le roi venait de me découvrir son ame. La situation s’offrit dès-lors à moi sous un aspect tout nouveau. Je ne voyais plus seulement devant moi les difficultés redoutables des affaires et la perspective imposante de la tribune ; je voyais surtout l’honneur de la lutte contre des passions désordonnées, et ma jeunesse cédait à l’appât d’un danger personnel. Il s’agissait bien moins de me vouer à un système politique qu’à une pensée de clémence et d’humanité, ou plutôt cette pensée même constituait tout un système politique vers lequel je me sentais invinciblement entraîné. J’acceptai le portefeuille dans les conditions où il m’était offert, et dès ce moment je pris place aux côtés du roi, que je ne devais plus quitter pendant dix-huit années.

Les jours d’angoisses et de périls ne tardèrent pas à venir. On se rappelle le courage impassible de la cour des pairs et de son illustre président, M. Pasquier ; la première magistrature du pays répondit par l’arrêt d’une justice sévère et humaine tout à la fois aux injonctions d’une multitude égarée. Suivant le vœu du roi, les ministres de Charles X furent sauvés.

Les opinions de Louis-Philippe venaient de recevoir une première et solennelle consécration par l’arrêt de la cour des pairs : il ne s’arrêta pas là, et poursuivit plus vivement que jamais dans le conseil des ministres l’abolition de la peine de mort, au moins en matière politique. Cette lutte intérieure paralysa plus d’une fois le cours de la justice ; l’exécution des arrêts de condamnation demeura souvent suspendue entre les sévérités d’une loi que la royauté trouvait trop rigoureuse et les nécessités d’une répression que réclamait impérieusement l’intérêt de la société. Cette situation était devenue telle au mois d’avril 1831, que le ministère de Casimir Périer dut la prendre en sérieuse considération. Ce fut alors que. M. Barthe, garde-des-sceaux, présenta au conseil une large réforme du Code pénal. Cette réforme, votée par les deux chambres après une discussion approfondie, supprimait la peine de mort dans neuf cas différens ; elle abolissait la confiscation, la marque, le carcan, et faisait intervenir dans chaque verdict du jury les circonstances atténuantes réservées jusque-là à un petit nombre de cas exceptionnels. Cette dernière disposition était comme une porte éternellement ouverte à la miséricorde ; il y avait là provocation directe à la générosité nationale ; les mœurs publiques pouvaient désormais effacer la peine de mort des arrêts de la justice par la voix souveraine du jury. Nos codes conservaient sans doute encore trace de cette peine terrible que Louis-Philippe aurait voulu proscrire ; mais l’application du moins en était subordonnée à la conscience désormais plus libre des jurés ; le roi surtout se réservait de la restreindre encore par l’intervention active et personnelle de sa prérogative. Celle-là, celle du droit de grace, lui était plus chère que toutes les autres, auxquelles cependant on ne l’a jamais accusé de faillir : il n’en est pas une seule qu’il ait mieux étudiée, plus souvent pratiquée, et qu’il ait entourée de plus solides garanties.

En même temps que la réforme du Code pénal pour adoucir les rigueurs judiciaires, Louis-Philippe voulut la réforme du droit de grace pour reculer les bornes de la clémence. Celle-ci appartient tout entière à sa volonté personnelle. Le droit de grace, tel que le roi le recueillit en montant sur le trône, n’avait ni l’autorité d’une application habituelle, ni la puissance de l’initiative. Hors quelques occasions rares et solennelles qui pouvaient donner lieu à des amnisties, le droit de grace, avant 1830, sommeillait quand il n’était pas invoqué ; il attendait toujours la prière du condamné avant de tendre une main secourable au repentir. Le roi Louis-Philippe en fit un droit actif, spontané, toujours présent dans ses conseils, plus fort même que l’inflexibilité du condamné, s’il eût voulu mourir ou perpétuer sa peine, Tout arrêt prononçant la peine capitale devait être soumis aux lumières de la conscience royale, éclairée par le plus scrupuleux examen. Aucune juridiction n’était soustraite à cette règle généreuse, qui s’appliquait à la France africaine et coloniale aussi bien qu’au continent. De plus, tous les ans à deux époques, en février et en juin, les procureurs-généraux devaient envoyer à la chancellerie un travail sur les condamnés qu’ils jugeaient dignes de pardon. Le roi trouvait ainsi l’occasion régulière d’exercer sa clémence le 1er mai et le 9 août de chaque année.

Pour les peines capitales, le roi se faisait remettre par le garde des sceaux l’exposé des faits de la cause, la délibération du jury, l’avis du président des assises, l’avis du procureur-général et enfin celui du ministre de la justice. Si l’arrêt avait été rendu par un conseil de guerre ou par une cour coloniale, le rapport devait contenir en outre l’opinion du ministre de la guerre ou du ministre de la marine. L’examen fait par le roi de chacune de ces affaires était ainsi préparé par tous les éclaircissemens nécessaires et entouré de toutes les garanties désirables. Il n’est pas arrivé une seule fois, en dix-huit années, que le roi ait fait attendre vingt-quatre heures au garde des sceaux un dossier contenant un avis favorable à la grace ; il n’est pas un rapport proposant l’exécution d’une peine prononcée qui n’ait été lu, relu et discuté par lui. Quand Louis-Philippe, voulant faire grace, trouvait dans le garde des sceaux une résistance persistante, il exigeait que la discussion fût portée au conseil des ministres. Par ses ordres, le conseil a toujours délibéré sur les arrêts qui frappaient ses assassins. Dans l’un et l’autre cas, il ne cédait qu’à la dernière extrémité devant une délibération solennelle et unanime de ses ministres ; encore fallait-il que la délibération s’accordât avec le cri de sa conscience. Du reste, personne ne peut avoir la prétention de peindre Louis-Philippe mieux qu’il ne se peignait par ses paroles et par ses actes. Laissons-le donc parler et résumer lui-même les combats qui se livraient alors dans son ame.

Le 8 juillet 1836, en sanctionnant la sentence de la cour des pairs qui condamnait Alibaud à la peine capitale, il écrivait de sa main : « Le droit de remettre ou de commuer les peines infligées par l’application des lois n’étant dans mes mains qu’un dépôt sacré dont je ne dois faire usage que pour le bien général et l’intérêt de l’état, ce serait méconnaître mon devoir et le cri de ma conscience que de l’exercer pour mon avantage personnel ou la satisfaction de mon cœur. Je reconnais donc le pénible devoir que m’impose l’arrêt de la cour des pairs, et j’ai seulement voulu me donner la consolation de déclarer que je ne suis mû que par ce sentiment, et que j’aurais regardé comme un beau jour dans ma vie celui où j’aurais pu exercer le droit de grace envers l’homme qui a tiré sur moi. »

De nombreuses notes et des décisions développées, toutes de la main du roi Louis-Philippe, indépendamment de sa correspondance particulière avec les divers gardes des sceaux, témoignent de ses religieux scrupules. On en peut suivre les traces dans deux affaires criminelles.

Un sieur Ripon avait été condamné pour crime d’incendie à la peine de mort par la cour d’assises de la Creuse le 1er août 1844. Dans un rapport adressé au roi, le garde des sceaux proposait l’exécution de l’arrêt ; le ministre appuyait son opinion sur un rapport du président des assises. Le magistrat disait que « l’exécution de la sentence satisferait à deux considérations puissantes, l’intérêt social et la destruction de ce préjugé, trop commun dans les campagnes, que la peine de mort est supprimée. » En marge du rapport et à côté de ce passage, le roi écrivit : « Cet argument, tiré de l’opinion de la suppression de la peine de mort, me paraît absurde, vu le nombre douloureux des exécutions qui ont lieu continuellement ; mais je remarque qu’on le reproduit à chaque fois qu’on croit devoir insister sur une exécution capitale. » Cette note peint fidèlement la disposition d’esprit que Louis-Philippe apportait à l’examen des affaires criminelles sur lesquelles il avait à se prononcer. Le roi se révolte contre l’argument opposé à sa clémence ; sa généreuse impatience de toute contradiction éclate par une double exagération, contraire tout ensemble à ses habitudes bienveillantes et à la vérité des faits. Il qualifie durement l’opinion du président des assises ; enfin, quand il parle d’exécutions continuelles, il oublie que l’exercice du droit de grace rend chaque jour plus rares les applications de la peine capitale ; il est injuste envers son gouvernement et envers lui-même.

Contrairement à l’avis du garde des sceaux, le roi se déclara pour la commutation de la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité. On peut lire au bas du rapport les considérations suivantes, écrites entièrement de sa main : « Je commence par dire que, dans mon opinion personnelle, la commutation que je prononce pèche plutôt par excès que par insuffisance de sévérité. J’arrive d’Angleterre, et j’y ai appris que le crime d’incendie n’y est plus puni par la peine de mort, qu’on y a trouvé cette peine disproportionnée à ce genre de crime, et que des peines inférieures le réprimaient efficacement. Je ne prétends pas établir que ce principe de la législation anglaise actuelle doive servir de règle à toutes les décisions que je puis être dans le cas de donner sur les condamnations pour incendie ; mais je crois devoir l’appliquer spécialement à Ripon : 1° parce que Ripon n’est condamné que pour le seul crime d’incendie, sans aucune complication de vol, d’assassinat ou même de vengeance individuelle ; 2° parce que sa condamnation a été motivée sur la déclaration unique de Lavaud, son complice ; 3° parce que ce complice Lavaud, tout aussi coupable, selon moi, que Ripon, a obtenu, au moyen de cette déclaration, du moins je le présume, de n’être condamné qu’à six ans de fers, disproportion énorme non-seulement avec la peine de mort à laquelle Ripon a été condamné, mais même avec celle des travaux forcés à perpétuité, que la commutation applique à Ripon, et que ma conscience m’interdit d’exercer.

« LOUIS-PHILIPPE. »

« Au château d’Eu, le 22 octobre 1844. »


Un Arabe, nommé Ben-Saïd, avait été également condamné à la peine de mort par la cour d’Alger le 30 août 1843, pour avoir porté un coup et fait une blessure à un agent de la force publique, avec intention de donner la mort. Le garde des sceaux, d’accord avec le ministre de la guerre, proposait la commutation de la peine de mort en celle de vingt ans de travaux forcés. Le motif qui déterminait le ministre était puisé dans cette circonstance, que Ben-Saïd avait donné le coup de couteau au moment où il était conduit en prison par quatre miliciens portant le sabre nu. « Il a pu croire, disait le ministre, qu’on le menait au supplice, et, pour me servir de ses expressions, qu’on allait lui couper le cou. » Le roi écrit en marge du rapport : « Je ne doute pas que ce ne soit ainsi, et cela me paraît évident en considérant les habitudes et les idées des Arabes. Je reconnais donc d’abord l’équité et même le devoir de remettre la peine capitale. Quant à la peine que la commutation doit y substituer, mon opinion diffère un peu de celle que mes deux excellens ministres me présentent. Je crois qu’elle doit être sévère, mais qu’il faut prendre garde que cette sévérité ne soit outrée, et que le degré adopté ne puisse être l’objet d’un blâme consciencieux. Aussi j’admets les travaux forcés, mais en limitant le terme à dix ans, au lieu de celui de vingt, qui me parait hors de toute proportion avec les diverses exigences du cas. J’ajouterai en outre le vœu que, si la conduite de ce condamné dans le bagne le comporte, il me soit proposé, au bout d’un an, une commutation de la peine en celle d’une année d’emprisonnement, après laquelle, si rien ne s’y oppose, il sera rendu à ses pénates et à son pèlerinage de la Mecque, qui, je n’en doute pas, avait été son véritable but. »

Non content d’avoir si largement étendu l’exercice du droit de grace, le roi, lorsqu’il avait dû sanctionner les arrêts de la justice, soumettait encore sa conscience à une dernière et solennelle épreuve : le hasard m’en a fait le confident. Un soir ou plutôt une nuit, à cette heure avancée qu’il consacrait aux affaires les plus graves, j’entrai sans être annoncé, sans être entendu, dans le cabinet du roi. Louis-Philippe était penché sur un cahier dont plusieurs pages étaient déjà chargées de son écriture. J’avais entendu dire plus d’une fois au roi que la résolution de 1830 et les soins du gouvernement avaient complètement interrompu la rédaction de ses mémoires ; ma première pensée fut qu’il avait repris l’histoire de cette vie si variée et si dramatique. Je ne pus m’empêcher d’adresser au roi, qui venait de m’apercevoir, une question respectueuse. « - Mon Dieu, non, me dit-il ; vous me trouvez occupé d’un travail bien plus triste ; sur ce cahier que vous voyez, j’enregistre les noms des criminels condamnés à la peine de mort, de ceux que mon droit de grace n’a pu protéger contre le cri de ma conscience ou les décisions de mon cabinet. J’y inscris le fait, les circonstances principales, les avis divers des magistrats, l’opinion de mon conseil, quand il a délibéré. J’y expose les motifs impérieux qui ne m’ont pas permis de faire grace, chaque fois que ma prérogative laisse à la justice son libre cours. J’ai besoin de me justifier à mes propres yeux et de me convaincre moi-même que je n’ai pu faire autrement. De là cette dernière et douloureuse épreuve à laquelle je soumets mon ame ; je veux que mes fils sachent quel cas j’ai fait, quel cas ils doivent faire de la vie des hommes. Parce qu’on dit vulgairement le droit de grace, je n’ai jamais cru que la clémence fût seulement un droit ; c’est encore, c’est surtout un devoir qui ne peut être limité que par des devoirs d’un ordre supérieur. Je veux prouver à mes fils que je ne l’ai jamais compris autrement : là est ma consolation, quand la justice a frappé[17]. »

Il était des occasions dans lesquelles la clémence du roi ne pouvait être vaincue même par la raison d’état. S’il n’obtint pas, au début de son règne, l’abolition de la peine de mort en matière politique, il réussit du moins à l’abolir en fait. Pendant dix-huit années, il a sauvé de la peine capitale tous les conspirateurs, sans, en excepter un seul, qu’avait justement frappés la loi du pays. C’est un hommage que les partis eux-mêmes seront forcés de rendre à la mémoire du roi Louis-Philippe, à moins qu’ils ne revendiquent la solidarité des attentats de Fieschi, Alibaud, Lecomte, et de leurs tristes imitateurs. En vain les ministres représentaient-ils à Louis-Philippe la nécessité d’une répression plus sévère dans l’intérêt de la société menacée : appuyé sur les douloureux souvenirs de sa jeunesse et sur les convictions de toute sa vie ; le roi restait inébranlable. L’abolition en fait de la peine de mort en matière politique était de toutes les gloires celle qu’il voulait surtout conserver à son règne. Un jour même sa conscience fut vivement troublée par la lecture d’un journal qui imputait à la politique l’exécution de paysans bretons condamnés à mort par le jury. Sans perdre un moment, il adressa au garde des sceaux, M. Barthe, une lettre dans laquelle éclatait l’anxiété de son ame. L’affirmation d’un ministre qui possédait sa confiance, le souvenir invoqué par M. Barthe de tous les faits de la cause, des appréciations unanimes du président des assises, du procureur-général et du jury, purent seuls lui rendre le calme. Les prétendues victimes des passions politiques et d’un gouvernement irrité n’étaient autres que des assassins de l’espèce la plus cruelle, des chauffeurs déjà frappés par la justice pour vingt crimes différens.

Les mêmes sentimens dictèrent au roi, en 1839, la grace du condamné Barbès. À ses yeux, Barbès était un conspirateur armé contre les institutions du pays bien plus que l’auteur d’un meurtre odieux, et il opposa une résistance invincible à la délibération unanime du conseil des ministres. Je ne siégeais pas alors dans le conseil ; mais une circonstance personnelle me permet de parler en témoin de cette victoire de l’humanité sur les rigueurs de la politique. Mme Karl, sœur de Barbès, avait eu l’idée de recourir à mon intervention. À la cour des pairs, j’avais été juge sévère j’accueillis Mme Karl comme je le devais, et j’écrivis au roi que la sœur de Barbès allait arriver en suppliante près de lui. Avant d’avoir reçu ma lettre, Louis-Philippe avait fait cette réponse que l’on connaît : « Ma pensée a devancé la vôtre. Au moment où vous me demandez cette grace, elle est faite dans mon cœur ; il ne me reste plus qu’à l’obtenir. » La prière et les larmes de Mme Karl n’avaient donc été pour rien dans le mouvement spontané qui portait le roi à protéger les jours d’un grand coupable ; mais c’était un argument nouveau qu’il appelait à son aide. « Il n’est plus possible, s’écria-t-il, que la main arrosée des larmes de la sueur de Barbès signe l’arrêt qui l’envoie à la mort ? » Barbès fut sauvé, et le lendemain la haine des partis reprit son œuvre contre le prince qui avait si généreusement pardonné.

En dehors de cette application si fréquente du droit de grace, le roi a honoré son règne par le grand acte de l’amnistie en 1837. Dès les premiers mois qui suivirent la révolution de 1830, les passions démagogiques avaient poussé dans les sociétés secrètes une foule d’ouvriers ennemis du travail, d’esprits fanatisés par les doctrines anti-sociales et d’ambitieux déçus : c’était déjà l’armée organisée du désordre, avec ses finances, ses chefs et ses soldats. Les conspirateurs marchaient dès-lors sous le drapeau républicain. Deux fois, en 1832 et en 1834, les anarchistes avaient offert le combat à la garde nationale, clairvoyante alors, et à l’armée, toujours fidèle : deux fois les sociétés secrètes furent vaincues. Un arrêt solennel de la cour des pairs du 23 janvier 1836 vint mettre le sceau à cette victoire en frappant la vaste organisation de la démagogie dans son comité central. La royauté résolut aussi de lui porter un grand et dernier coup. De toutes les combinaisons qui s’offraient pour achever la défaite de ses ennemis, elle choisit la plus décisive et la plus hardie : la clémence appuyée sur la force, la clémence qui rendait à la liberté les ministres du roi Charles X et les chefs des sociétés secrètes, la force qui restituait au même instant à la religion vengée l’un des plus antiques monumens de la piété catholique, l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le premier, le plus illustre complice de cette noble audace était M. le comte Molé, dont l’opinion sur l’amnistie était depuis long-temps connue. L’amnistie était la condition de M. Molé pour entrer aux affaires, elle était la condition du roi pour la formation du nouveau cabinet. Cette grande question était donc décidée en principe le 15 avril, le jour même où le roi changea son ministère. Son cœur paternel s’ouvrait d’ailleurs à l’espérance d’en faire le gage de la réconciliation des partis au moment où sa famille allait puiser de nouvelles forces dans le mariage du duc d’Orléans. La liberté de trois cents condamnés politiques, le retour de cent exilés, la joie de quatre cents familles, lui paraissaient le présent de noces le plus digne de la princesse qui allait devenir sa fille. Cependant quelle devait être l’étendue de l’amnistie ? où en seraient posées les limites ? Tel fut le grave objet des délibérations du conseil dans lequel j’avais l’honneur de siéger comme ministre de l’intérieur. C’est le 8 mai 1837 que M. Barthe, garde des sceaux, soumit définitivement au roi le projet d’ordonnance, délibéré d’abord entre les ministres. Nous avions entouré l’amnistie d’un très petit nombre de précautions restrictives. L’une, la plus grave, concernait seulement deux condamnés, Boireau, complice de Fieschi, et le régicide Meunier. Le roi avait déjà écarté de la tête de Meunier la peine de mort, prononcée par la cour des pairs. L’amnistie ne devait profiter à tous deux que pour une commutation de peine. Les autres restrictions avaient uniquement pour objet l’application de la surveillance de la haute police aux chefs des sociétés secrètes condamnés par l’arrêt de la cour des pairs du 23 janvier 1836.

Le roi garda le projet d’ordonnance, qui devait être renvoyé avec sa signature au garde des sceaux et inséré au Moniteur du lendemain. Tous les ministres regardaient cette affaire comme terminée, lorsque, vers dix heures et demie du soir, nous fûmes tous mandés aux Tuileries. Les ministres ne s’étaient pas placés comme d’habitude autour de la table du conseil ; lorsque j’arrivai, je trouvai le roi debout et expliquant avec vivacité qu’il avait des objections à faire contre le projet d’amnistie. Le projet, selon lui, n’était pas assez large : il ne pouvait ainsi donner et retenir tout à la fois ; il ne voyait aucun motif plausible pour soumettre certains amnistiés à la surveillance, et surtout pour ne pas rendre entièrement la liberté au régicide Meunier. Les termes presque passionnés de ce plaidoyer, s’ils provoquèrent chez nous tous la même émotion, rencontrèrent chez tous aussi la même résistance. Ce ne fut qu’après une longue discussion et à une heure avancée de la nuit que l’ordonnance, telle que nous l’avions délibérée, put être envoyée au Moniteur. Onze ans plus tard cependant, la liste des amnistiés donnait un chef à la révolte armée du 23 février, deux dictateurs au gouvernement républicain du 24 février, ses tribuns les plus violens à l’assemblée qui a proscrit le roi Louis-Philippe et sa famille. On le voit, l’ingratitude ne devait pas plus manquer à la clémence de 1837 qu’aux bienfaits de 1830.

Ce qu’on ne sait pas assez, ce qu’il faut dire, c’est que, dans sa propre cause, le roi pardonnait toujours sans effort. Là où son influence personnelle, ses idées, son système et ses prérogatives étaient en jeu, au milieu même de la lutte il absolvait d’avance les hommes qui s’étaient faits ses adversaires politiques. Au mois de juillet 1847, au moment même où les instigateurs d’une croisade passionnée contre ce qu’ils appelaient si injustement le gouvernement personnel parcouraient le pays dans tous les sens, semaient partout l’agitation soi-disant légale et préparaient les funestes banquets, le roi, puissant encore, dont ils provoquaient les ressentimens, leur pardonnait en ces termes, que j’extrais d’un acte solennel où il déposait alors ses pensées intimes et ses dernières volontés : « Ce dont la France a besoin, c’est de bannir de son sein ces craintes, ces rivalités, ces jalousies réciproques, que la malveillance ne se fatigue jamais de semer, d’exciter ou d’entretenir entre les différens pouvoirs ou les institutions de l’état, afin de les affaiblir les uns par les autres, et de les renverser ensuite plus facilement ; c’est d’empêcher la propagation de la funeste idée dont j’ai vu surgir tant de déplorables conséquences, et qui leur fait supposer que leurs forces respectives s’accroissent par l’amoindrissement de celles des autres. La vérité est que la force et la stabilité des institutions et du gouvernement en général ne peuvent s’accroître que par la force et la stabilité de chacun des pouvoirs qui les composent, et que par conséquent ce qui amoindrit l’un amoindrit nécessairement tous les autres. Dieu sait que, dans le cours de ma vie, j’ai souvent vu la royauté, comme les assemblées électives, payer bien cher l’entraînement de ces illusions, et pourtant, malgré le consciencieux scrupule que j’ai toujours mis à m’en tenir complètement exempt, il n’est que trop vrai que depuis mon avènement j’ai eu trop souvent à en souffrir, particulièrement quand on pouvait croire que mes intérêts personnels ou ceux de ma famille étaient en jeu. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas m’appesantir sur de semblables récriminations, je ne veux rien reprocher à personne ; je ne veux me ressouvenir que des intentions dont la plupart étaient bonnes, même quand elles m’infligeaient des plaies aussi cruelles. »

Ce pardon devait emprunter plus tard aux douleurs de la persécution et de l’exil un caractère plus touchant encore. Le décret de bannissement contre tous les membres de la famille d’Orléans venait d’être proposé à l’assemblée constituante ; cette nouvelle arrivée à Claremont y avait jeté une douleur profonde. Le cœur du roi saigna plus cruellement peut-être de cette blessure que de celle du 24 février ; le 24 février semblait en effet recevoir du décret de bannissement une sanction froide et réfléchie. Le roi m’écrivait à ce sujet le 16 mai 1848 : « Ce qui me révolte, ce qui fait bouillir mon sang, c’est de me voir, moi et les miens, voués au bannissement ! moi, qui, comme roi, n’ai jamais fait la plus légère infraction à la charte et aux lois jurées ! moi, le doyen de ces vétérans qui, dans les plaines de la Champagne, ont sauvé la France de l’invasion des armées étrangères !… Ne s’élèvera-t-il donc pas dans le sein de l’assemblée nationale quelque voix généreuse qui rappelle les glorieux services que tous mes enfans ont eu le bonheur de rendre à la France, eux qui, dès leur jeune âge, n’ont connu d’autre ambition que celle de lui consacrer leur vie et de verser leur sang pour elle ? Et ce serait eux que la France repousserait ainsi de son sein ! La récompense de leur dévouement serait donc le bannissement sur la terre étrangère ! »

Quelques jours après, Louis-Philippe, entouré de ses enfans et de quelques amis fidèles, écoutait la lecture des journaux qui venaient d’arriver de France ; l’émotion la plus douloureuse était empreinte sur tous les visages : la loi de bannissement avait été adoptée ; on lisait la longue liste des membres qui y avaient attaché leur nom. Le lecteur s’arrête tout à coup devant le nom d’un représentant à qui ses antécédens personnels semblaient devoir commander au moins la pudeur d’un vote contraire : « N’allez pas plus loin, dit le roi ; ne lisez que les noms des membres qui ont voté contre le bannissement. Mes enfans, ne vous ressouvenez que de ceux-là ; oubliez les autres. »

Depuis cette nouvelle épreuve si dignement supportée, au mois de juillet 1848, le roi exilé écrivait une note historique sur les causes et les circonstances de la révolution de février ; la note est exempte de toute amertume contre ceux qui avaient préparé sa chute sans le vouloir et sans le savoir ; on n’y trouve pas même une malédiction pour ceux qui n’ont profité de l’amnistie que pour en combattre et proscrire le royal auteur. Louis-Philippe amnistiait de son silence les factions qui l’avaient poursuivi, et jusqu’à cette démagogie sensualiste qui, prenant le gouvernement pour un champ d’exploitation, le pouvoir pour un moyen de jouissances, s’était ruée avec tant de frénésie dans les palais et sur les propriétés personnelles de la famille d’Orléans. L’histoire mettra en regard de la simple grandeur et de la prospérité du règne de Louis-Philippe les hontes et les misères de la révolution de 1848 : ce sera tout à la fois le châtiment de notre temps et l’enseignement de l’avenir.

Pour moi, dans ce cadre restreint, dois-je tracer la première page de ces douloureuses annales ? Dois-je montrer les salons du Palais-Royal et de Neuilly envahis par une foule furieuse venant, comme autrefois les barbares dans Rome, briser les vases précieux et les statues, déchirer ou livrer aux flammes les tableaux et les manuscrits ? Dois-je raconter les hauts faits de cette journée glorieuse qui détruit en quelques heures une galerie magnifique (1,050 tableaux sur 1,500), enveloppant dans la même proscription Holbein, Mignard, Reynolds, Gros, Géricault, Léopold Robert, les grands maîtres de tous les siècles ?

Dresserai-je le long catalogue des manuscrits et des livres à jamais perdus pour les lettres ? Parmi ces précieux recueils, il se trouvait un ouvrage, fruit de trente années de soins, de recherches et de travail cent vingt volumes in-folio contenant la plus belle collection de portraits gravés qui existât au monde. Un puissant intérêt historique s’attachait à cette collection : elle avait été formée par Louis-Philippe lui-même à travers les vicissitudes de ses fortunes diverses, comme une pensée anticipée des galeries de Versailles. La même pensée avait présidé à la création d’une autre collection non moins riche : à côté de 1,073 médailles antiques de quatre-vingt-trois peuples ou villes, Louis-Philippe avait placé les médailliers complets des règnes de Louis XIV, de Louis XV, de Louis XVI, de Louis XVIII, de Charles X et de Napoléon. Les manuscrits et les livres furent anéantis ou maculés par la brutalité des envahisseurs ; les médailles en or, en argent et en bronze devinrent la proie de la rapacité plus intelligente de leurs complices. En quelques instans, tout avait disparu.

Les hordes qui avaient pénétré dans le palais de Neuilly ne s’arrêtèrent même pas devant le cabinet de la reine, devant ce sanctuaire de la prière et de la charité, où l’épouse et la mère avait disposé sous quarante-sept cadres la couronne décernée à Vendôme au courage et à l’humanité de l’ancien duc de Chartres, et les prix obtenus par ses fils au collège Henri IV ! Un cri a retenti, je le sais : « Respectez la reine ! » mais ce vain bruit se perdit dans la tempête ; les pieux souvenirs ont péri pour toujours !

Dois-je enfin, après l’immense destruction d’un seul jour, montrer la tyrannie officielle et les profanations organisées du lendemain ?

Non, étouffons les ressentimens ; inclinons-nous devant le pardon qui sort d’une tombe. Le roi lui-même, au milieu d’un exil chaque jour plus douloureux, ne trouvait dans son cœur que des vœux pour la France. Au mois de mai 1849, il écrivait dans l’un de ses codicilles : « Fasse le ciel que la lumière de la vérité vienne enfin éclairer mon pays sur ses véritables intérêts, dissiper les illusions qui ont tant de fois trompé son attente, en le conduisant à un résultat opposé à celui qu’il voulait atteindre ! Puisse-t-elle le ramener dans ces voies d’équité, de sagesse, de morale publique et de respect de tous les droits, qui peuvent seules donner à son gouvernement la force nécessaire pour comprimer les passions hostiles, et rétablir la confiance par la garantie de sa stabilité ! Tel a toujours été le plus cher de mes voeux, et les malheurs que j’éprouve avec toute ma famille ne font que le rendre plus fervent dans nos coeurs. »

Lorsqu’un vieillard auguste fait entendre de telles paroles devant Dieu même, lorsqu’en regard de cette vie si clémente et si patriotique, on évoque le souvenir des trois exils de Louis-Philippe, des six assassinats dirigés contre sa personne, de sa chute au 24 février, de sa mort sur la terre étrangère, l’ame demeure muette sous les décrets impénétrables de la Providence, et l’esprit n’a plus qu’un doute cruel sur les conditions nécessaires du gouvernement des sociétés humaines ! La générosité de Louis-Philippe fut sans doute excessive. Que d’autres osent blâmer ce noble cœur, que d’autres imputent à cette générosité téméraire l’ébranlement de la société et la chute de la monarchie ! je repousse ce blasphème au nom du roi que j’ai servi, et, pour compléter à la fois son portrait et sa défense, je m’écrie avec Bossuet :

« Il était juste, modéré, magnanime, très instruit de ses affaires et des moyens de régner ; jamais prince ne fut plus capable de rendre la royauté non-seulement vénérable et sainte, mais encore aimable et chère à ses peuples. Que lui peut-on reprocher, sinon la clémence ? Je veux bien avouer de lui ce qu’un auteur célèbre a dit de César, qu’il a été clément jusqu’à être obligé de s’en repentir : Coesari proprium et peculiare sit clementiœ insigne, quâ usque ad poenitentiam omnes superavit[18]. Que ce soit donc là, si l’on veut, l’illustre défaut de ce prince aussi bien que de César ; mais que ceux qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus ne pensent pas, pour cela, nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. »


MONTALIVET.

  1. Voyez la première partie dans la livraison du 1er octobre.
  2. Louis-Philippe, duc de Chartres, avait eu pour maîtres de dessin Carmontelle et Bardin, qui lui donnaient des leçons sous la surveillance de David, toujours présent.
  3. Plusieurs artistes ont fait ainsi des excursions lointaines aussi profitables à l’histoire qu’aux arts ; nous citerons en première ligne M. Horace Vernet, qui figure pour 843,000 francs dans les acquisitions ou les commandes ordonnées par Louis-Philippe. M. Horace Vernet avait reçu du roi l’honorable mission de perpétuer sur la toile la mémoire des récentes et glorieuses campagnes de nos armées de terre et de mer en Afrique et au Mexique. Il n’est pas une seule de ces grandes scènes que M. Vernet n’ait reproduite à l’aide de dessins faits pendant l’action par des témoins oculaires ou recueillis par lui-même sur le terrain.
  4. Le tableau suivant embrasse le développement successif des collections du Louvre.
    DÉPENDANCES DU MUSÉE :


    SOUS L’EMPIRE SOUS LA RESTAURATION SOUS LOUIS-PHILIPPE
    La Grande-Galerie idem idem
    La Galerie des Antiques idem idem
    La Galerie des Dessins 5 salles de sculpture moderne idem
    Le Musée Charles X, composé de 10 salles Galeries assyriennes
    La Galerie des Dessins Plâtres antiques dont le Musée ne possède pas les originaux
    Le Musée de Marine, composé de 4 salles Antiquités algériennes
    Monumens de l’Égypte
    Moulage de divers monumens du moyen-âge
    Le Musée Charles X, composé de 10 salles
    Galerie des Dessins (11 salles)
    Musée espagnol (5 salles)
    Collection Standish (7 salles)
    École française
    Copies faites par les élèves de l’école de France à Rome
    Musée de Marine (11 salles.)
    Le nombre des gardiens s’élevait à 17 Le nombre des gardiens s’élevait à 25 sous Louis XVIII, et à 34 sous Charles X Le nombre des gardiens s’élevait à 67 sous le règne de Louis-Philippe


    L’accroissement des collections antiennes et le classement des nouvelles ont eu lieu par les soins et sous la direction de M. le comte de Forbin de 1830 à 1841, et de son digne successeur, M. de Cailleux, de 1841 à 1848.

  5. Ces encouragemens étaient prélevés sur le million que Louis-Philippe consacrait chaque année au service du mobilier de la couronne.
  6. Le roi avait décidé que le nombre des chevaux serait successivement porté jusqu’à cinq ou six cents ; la dépense annuelle devait donc bientôt s’élever à un million environ.
  7. Cette somme se subdivise ainsi :
    Haras de Saint-Cloud Travaux extraordinaires de 1832 à 1846 249,979 fr
    Haras de Versailles Travaux extraordinaires de 1846 à 1847 217,000
    Haras de Meudon Travaux extraordinaires de 1830 à 1846 219,872
    Total 686,851 fr.
  8. M. Plantade, secrétaire de la musique du roi, a écrit jour par jour les procès-verbaux des grandes fêtes musicales et des petits concerts exécutés depuis 1840 sous la direction de M. Auber.
  9. A plus de vingt reprises, de 1830 à 1847, le Palais-Royal et l’Élysée-Bourbon ont reçu des princes étrangers. Les faits suivans donnent une idée des dépenses que supportait ainsi l’hospitalité royale.
    La liste civile a payé pour ces augustes visiteurs plus de 400,000 fr. de frais de poste.
    Le bey de Tunis avait amené avec lui treize grands officiers et quatorze domestiques. Les ordres du roi mirent à sa disposition, pendant son séjour en France, un service spécial composé ainsi qu’il suit : un colonel aide-de-camp et un officier d’ordonnance, vingt-quatre personnes du service intérieur, vingt-quatre du service de la bouche, un piqueur, quatre cochers, six postillons, huit garçons d’attelage, trente chevaux, dix voitures.
  10. Il ne faut pas oublier que le roi, en vertu de la donation du 7 août 1830 et du testament de Mme Adélaïde, avait seulement l’usufruit de la plus grande partie du domaine privé ; la nue-propriété appartenait aux princes et aux princesses de la maison d’Orléans. Je comprends d’ailleurs dans la fortune personnelle du roi les encaisses de la liste civile et du domaine privé au 24 février.
  11. Du reste, un document authentique fera mieux comprendre encore ce qu’accomplissait sous ce rapport le chef de la dynastie de juillet : c’est la récapitulation des secours accordés en 1832 sur les crédits du cabinet du roi. Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt cette pièce, échappée à la destruction de février. Les papiers qui intéressaient la politique et l’intimité de la famille royale ont été plus ou moins respectés ; mais des mains acharnées ont livré systématiquement aux flammes les archives de la bienfaisance, qui renfermaient sans doute plus d’une révélation contre les vainqueurs.
    Secours accordés en 1832 sur le crédit ouvert au cabinet du roi :
    A d’anciens serviteurs de la maison d’Orléans et à des personnes de la maison actuelle 20,091 fr.
    Bourses, pensions et trousseaux dans les maisons d’éducation 6,255
    Hommes de lettres et artistes 59,900
    Pensionnaires de la liste civile de Charles X ou de la caisse de vétérance, anciens pensionnaires de la maison de Monsieur 73,635
    Décorés de juillet 20,740
    Combattans de juin blessés, veuves et orphelins de combattans 61,050
    Blessés d’Anvers 10,000
    Militaires, veuves et enfans de militaires 40,400
    Choléra (indépendamment du crédit spécial ouvert au ministère du commerce) 77,650
    Établissemens de bienfaisance, villes et communes 28,150
    Indigens de Paris 202,750
    Indigens des départemens 72,656
    Secours en nature et d’urgence 132,500
    Crédit de secours pour le choléra 500,000
    Total 1,305,777 fr


    Et ici il est écrit de la main du baron Fain, l’ancien secrétaire de Napoléon et de Louis-Philippe, mort en 1836 : « C’est plus que la dixme sur la subvention de la liste civile. »

  12. Je dois faire remarquer que j’ai compris dans la première somme de ce tableau les 10 millions donnés par le roi à M. Laffitte en échange de la forêt de Breteuil. J’appelle d’ailleurs l’attention du lecteur sur l’observation suivante : aucun des chiffres de cet exposé ne s’applique aux dépenses de même nature faites par M. le duc ou par Mme la duchesse d’Orléans sur la dotation allouée au prince royal ou sur le douaire. Ces dotations spéciales étaient administrées en dehors de la liste civile. Je n’ai donc pu les faire entrer en ligne de compte. Mes chiffres eussent été bien autrement élevés, s’ils avaient dû se grossir de toutes les libéralités du prince que la France a pleuré, de la princesse que tous les partis honorent et respectent.
  13. Tous les chiffres qui ont concouru à la formation de ce tableau proviennent de moyennes calculées sur un espace de temps qui varie de quatorze à dix-sept années. Les résultats ont d’ailleurs été exprimés en chiffres ronds de manière à rester toujours en-deçà de la vérité. C’est la condition que je me suis invariablement imposée dans tout ce travail, œuvre de bonne foi et de vérité.
  14. Cette moyenne a été calculée sur dix-sept années et demie ; elle peut varier, mais d’une quantité tout-à-fait insignifiante, par suite de la rentrée de quelques produits non encore recouvrés sur 1847.
  15. Nous n’avons pas fait entrer dans nos calculs le crédit supplémentaire de 2,160,000 f. voté le 25 juillet 1850 en faveur du président.
  16. Voici en quels termes il s’exprimait en 1792, dans une lettre à M. Th. de Lameth,
    Valenciennes, octobre 1792.
    « Mon cher monsieur, me voilà ici depuis hier ; j’y ai trouvé une nouvelle mission. Comme le plus ancien colonel de la division, j’ai dû prendre le commandement de la place, et je suis fort occupé.
    « Je viens de recevoir l’avis du décret rendu contre les princes français. Quelle que soit mon opinion sur cet acte, je m’y soumets avec le respect que j’aurai toujours pour les lois de mon pays ; mais je crains bien que les princes de ma famille, qui n’ont rais été élevés comme j’ai eu le bonheur de l’être, ne voient dans ce décret une occasion d troubles, et que dans leur intérêt même ils ne soient disposés à le combattre par la guerre étrangère, la guerre que je regarderai toujours comme le plus terrible fléau de l’humanité. Je ne sache pas de plus grand malheur pour une nation.
    « Adieu, monsieur ; vous connaissez tous les sentimens de votre affectionné. »
  17. La Providence n’a pas permis que ce précieux carnet pérît au milieu du pillage et de l’incendie. Une main fidèle a pu le remettre au roi, pur et intact des atteintes du 24 février.
  18. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, livre VII, chap. XXVI.