Le Roi Louis Philippe et sa liste civile/01

Le Roi Louis Philippe et sa liste civile
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 112-145).
02  ►

LE


ROI LOUIS-PHILIPPE


ET


SA LISTE CIVILE.




I. – LES CALOMNIES. – COMMENT ELLES ONT ETE CONFONDUES.

Henri IV avait dit à ses contemporains : « Vous ne me rendrez justice qu’après ma mort. » J’ai souvent entendu Louis-Philippe répéter ces douloureuses paroles de son aïeul.

Le roi Louis-Philippe n’est plus ; le jour de la justice a commencé pour lui. Ce n’est pas que sa mémoire réclame les honneurs du panégyrique ; elle n’en a pas besoin. C’est dans un simple exposé des faits qu’elle doit trouver à la fois son plus bel éloge et l’hommage le plus digne d’elle.

La calomnie, ce poison lent du règne de Louis-Philippe, s’est surtout attachée à ses sentimens personnels, sachant bien qu’en les dénaturant, elle attaquait dans sa source la plus pure l’autorité morale que le caractère et les vertus privées de ce prince devaient imprimer aux actes politiques de son gouvernement. Nous nous plaçons donc sur le véritable terrain de la lutte, nous visons bien au cœur même de la calomnie en parlant de la vie intime du roi. En effet, ce qu’on ne saurait trop admirer dans cette noble vie, c’est l’unité de conduite et de sentimens qui en a marqué toutes les époques. La destinée tout entière de Louis-Philippe, depuis le long exil de sa jeunesse jusqu’à l’exil suprême de ses vieux jours, peut se résumer dans ces seuls mots : — dévouement absolu à la France. Cette vérité ressortira du témoignage que nous devions à l’histoire sur des faits qui se sont développés devant nous pendant dix-huit années, et que nous avons connus mieux que personne.

Mais nous pouvons le dire tout d’abord : avant d’être vaincue par l’autorité des faits, la calomnie devait être confondue et flétrie au sein même de son triomphe. Le 24 février 1848, tous les documens qui pouvaient intéresser le passé, le présent ou l’avenir de la famille d’Orléans, depuis les épanchemens du cœur jusqu’aux combinaisons les plus élevées de la politique, tous les papiers, depuis les lettres de famille les plus intimes jusqu’aux comptes des dépenses les plus secrètes, tous, sans en rien excepter, sont restés aux mains de ceux-là même qui avaient poursuivi le roi de leur haine envenimée et de leurs clameurs hostiles. Jamais assurément catastrophe plus terrible, venant fondre sur une dynastie, n’éclaira d’une lumière plus éclatante et plus imprévue ses sentimens, ses desseins, ses intérêts. Devant un concours de circonstances dont je ne me propose pas aujourd’hui de sonder les causes et d’analyser le douloureux ensemble, la retraite du roi et de la famille royale dut être si prompte, que ni elle, ni ses serviteurs n’eurent un moment pour recueillir les premiers objets nécessaires ail départ. Le dénûment dans lequel le roi quitta Paris était tel qu’il dut emprunter 3,000 francs lors de son passage à Versailles. Comment, au sein même de cette tempête irrésistible dans sa rapidité, songer aux papiers qui encombraient le palais des Tuileries, le Palais-Royal, le Louvre et l’hôtel de la place Vendôme ? Pas un seul n’échappa aux hommes qui, dans cette journée néfaste et par un décret impénétrable de la Providence, devaient triompher sans combat et sans gloire. En vain un serviteur fidèle se hâta-t-il de jeter dans un endroit obscur et retiré deux portefeuilles précieux que sa piété se proposait de recueillir plus tard : ceux-là même ne purent échapper aux recherches du gouvernement de l’Hôtel-de-Ville, aidées par les conseils avides d’une trahison secrète. Ainsi ces calomniateurs infatigables, qui avaient accusé chaque jour le roi Louis-Philippe de conspirer contre les lois, de trahir l’honneur de la France, de spolier l’état, d’amasser des richesses à l’étranger, tenaient entre leurs mains la preuve de toutes les mauvaises pensées et de tous les crimes que leurs calomnies meurtrières avaient imputés au prince !

Il y a soixante ans que d’incessantes révolutions bouleversent la France, et tous les pouvoirs qui l’ont successivement gouvernée ont paru condamnés à se précipiter, par un enchaînement fatal dans un abîme commun que leurs ruines même ne pouvaient combler : Louis XVI, Napoléon, Louis XVIII, Charles X, avaient été entraînés tour à tour sur cette pente rapide qui semble emporter la fortune et le nom même de la France vers des écueils inconnus ; mais pas un seul de ces chefs de gouvernement n’avait été frappé d’une manière aussi soudaine, aussi imprévue, aussi fatale que le roi Louis-Philippe. Louis XVI pendant la longue et douloureuse agonie de la royauté, les princes ses frères avant de se réfugier sur le sol étranger. Marie-Louise avant d’abandonner Paris, l’empereur avant d’abdiquer à Fontainebleau, Louis XVIII pendant quinze jours (du 5 au 20 mars), Napoléon une fois encore pendant son martyre de l’Élysée, Charles X enfin à partir du jour où il avait signé ses funestes ordonnances, tous avaient pu se recueillir et garantir des profanations de la publicité leur gloire ou leurs intérêts. Pour l’auguste chef de la maison d’Orléans, la Providence eut d’autres rigueurs et d’autres dangers. Son corps devait échapper à ses ennemis ; mais son ame, mais ses sentimens secrets devaient en quelque sorte rester prisonniers entre les mains de ses accusateurs les plus acharnés.

Eh bien ! petits rhéteurs, grands dénonciateurs de rois, quatre mois durant, vous avez fouillé ces archives que vous livrait un coup de foudre ; d’un œil ardent et passionné vous avez lu ces correspondances, ces notes, ces mémoires. — Pourquoi vous être tus sur ces preuves destinées à vous absoudre de la honte qui s’attache aux calomniateurs ? Vous avez bien encore osé faire balbutier du haut de la tribune les mots de roi cupide par quelque montagnard ignorant et ignoré ; vous avez bien osé appeler encore Louis-Philippe un tyran dans les colonnes d’un journal qui a perdu le droit de parler de corruption et de tyrannie ; mais votre langue s’est glacée dans votre bouche, et votre plume s’est brisée entre vos doigts le jour où il aurait fallu prouver que pendant dix-huit ans vous n’aviez pas menti à la France et au monde ! Déjà vous aviez banni toute une race royale ; mais vous n’avez pu bannir indéfiniment avec elle la justice et la vérité, ces deux grandes consolatrices de l’exil, supérieures à vos atteintes et plus fortes que tous les décrets parlementaires. La Revue des Deux Mondes s’est noblement associée à cette croisade pacifique et sainte qui prend pour armes les documens historiques, et pour but la pureté même de l’histoire. Elle a retracé en particulier, par la plume exercée d’un écrivain placé près d’une source pure et élevée[1], les phases diverses de cette diplomatie habile et nationale qui a su faire sortir du sein de la paix plus de succès politiques que n’en ont souvent amené à leur suite les guerres les plus glorieuses. Plus tard, sans doute, la Revue portera aussi son consciencieux examen sur les résultats de notre administration intérieure pendant le règne du roi Louis-Philippe : la république, qui a tant usé les mots sans user des choses, profiterait beaucoup aux grandes leçons de cette liberté légale, de cette égalité devant la loi, de cette fraternité avare de sang humain, prodigue de clémence et de charité, qui furent les caractères distinctifs de la politique intérieure de la dernière monarchie ; mais nous nous arrêtons ici aux limites du cercle modeste qu’il ne nous convient pas de franchir aujourd’hui : le titre même de cet exposé nous en fait un devoir, et nous entrons directement dans notre sujet.

La politique seule était loin de suffire à défrayer les auteurs des attaques incessantes dirigées contre la royauté de juillet. Leurs calomnies la poursuivaient avec plus d’acharnement encore dans ses affaires infinies et privées. Dénaturer certains faits, grossir les autres, inventer enfin des faits matériellement faux, tels étaient les procédés par lesquels on s’efforçait chaque jour de pervertir l’opinion publique, en la soulevant contre l’homme et le père de famille en même temps que contre le monarque. L’avarice et la rapacité de Louis-Philippe, tel était le texte inépuisable des accusations empoisonnées que la presse démagogique et souvent, hélas ! l’opposition dynastique elle-même faisaient arriver au peuple par les mille canaux d’une immense publicité. Articles de journaux, insertions de lettres, dénonciations anonymes, pamphlets et almanachs populaires, rien n’était épargné. En vain des démentis officiels furent produits deux fois à la tribune avec une énergique indignation, développés, j’ose le dire, avec l’autorité d’une bonne foi non contestée alors et consacrée depuis par le temps. En vain des journaux : et des écrivains courageux cherchèrent à désabuser cette crédulité française, qui penche toujours du côté de la critique et de l’opposition leurs efforts réunis ne purent arrêter les ravages de ce torrent empoisonné ; le doute et l’hésitation pénétraient dans bien des esprits ; l’animosité, la haine aveugle, s’emparaient de bien des ames. La masse même de la bourgeoisie parisienne arriva par degrés à cet esprit d’indifférence et d’abandon qui, le jour du danger suprême, devait rendre toute défense impossible. Se défendre, en effet, c’était se condamner à parcourir toute une carrière de guerre civile qui faisait horreur à l’ame généreuse du roi, qui eût ensanglanté tout à la fois la France et cette ville de Paris dont il avait donné le nom à son petit-fils.

En ce qui concerne les affaires intimes et privées du roi Louis-Philippe, les documens tombés aux mains de la révolution victorieuse étaient plus nombreux et plus précis encore que ceux qui intéressaient directement la politique. Tous, sans exception, étaient répartis entre deux administrations, celles de la liste civile et du domaine privé ; et qu’on le remarque bien, ces archives se composent, par leur nature même, d’ordres de dépenses, de budgets, et de comptes qui forment autant de documens faciles à vérifier et irréfutables par eux-mêmes. Que la mauvaise foi veuille interpréter, au gré des passions qui la conseillent, le caractère et la portée des pièces diplomatiques et administratives saisies par la révolte triomphante, elle pourra le faire sans doute, et elle le fera. Certes, son succès n’est plus possible aujourd’hui, et les accusateurs de la politique des dix-huit ans, accusés à leur tour, ne peuvent échapper aux condamnations de l’histoire. Cependant la mauvaise foi ne meurt jamais de ses défaites ; elle a toujours ses écrivains, ses journaux et son peuple : elle maintiendra donc encore le bien-jugé des passions démagogiques contre la politique, du roi Louis-Philippe ; mais, s’il est un terrain sur lequel les hommes de mauvaise foi rencontreront toutes les difficultés d’une position fausse et tous les embarras de la conscience, c’est assurément celui des affaires qui se résument en chiffres, en comptes et en pièces à l’appui. Il nous importe peu, disait, il y a quelques mois, un orateur montagnard, « de savoir dans quel sens plus ou moins généreux les dettes de la liste civile ont pu être contractées. » Qu’il y a loin, messieurs. de ce langage contraint et embarrassé aux accusations que vous dirigiez autrefois contre la monarchie avec une si injurieuse assurance ! Alors vous vouliez tout connaître, ou plutôt, à vous entendre, vous connaissiez tout ; vous saviez que les revenus du domaine privé s’élevaient à une somme quatre ou cinq fois plus forte que le chiffre des aveux officiels ; vous saviez que Louis-Philippe faisait incessamment passer des fonds en Angleterre ; vous saviez que l’administration de la liste civile détruisait les forêts de la couronne ; vous saviez enfin que la munificence et la charité étaient bannies du palais des rois ! Le superbe dédain que vous affectez maintenant en présence des faits qui vous pressent de toutes parts vous semble le moyen le plus certain de conserver à vos passions leur allié le plus nécessaire, leur complice le plus sûr, l’aveuglement et l’ignorance de la foule ; mais, Dieu merci, la conscience publique a d’autres exigences, et la France sait déjà quel nom méritent les accusateurs qui ont préparé par le trouble des ames les maux dont elle souffre.


II.
ORIGINE DES EMBARRAS DE LA LISTE CIVILE ET DU DOMAINE PRIVE. – LE ROI CHARLES X. – LA FAMILLE BONAPARTE. – LE COMMERCE ET LES OUVRIERS. – BENJAMIN CONSTANT. – AUDRY DE PUYRAVEAU. – J. LAFFITTE. – LA QUESTION DES DOTATIONS.

Le chiffre des dettes du roi au 24 février 1848 est le premier fait qui domine cette étude historique. Ces dettes, contractées soit par la liste civile, soit par le domaine privé, s’élevaient à cette époque à plus de trente-et-un millions[2].

Il n’est pas une seule de ces dettes qui ait eu pour cause un placement de fonds à l’étranger. On ne saurait trop insister sur ce fait, qui répond victorieusement à l’une des calomnies les plus opiniâtres et malheureusement les plus populaires qui aient été dirigées contre le roi Louis-Philippe. Jamais sous aucune forme, ni directement ni indirectement, ce prince n’a fait passer un seul écu hors de France ; il avait concentré sur son pays toute sa confiance comme tout son dévouement. Plusieurs fois sollicité de mettre ainsi à couvert une partie du patrimoine de ses enfans, Louis-Philippe s’y refusa toujours avec cette inébranlable fermeté qu’il apportait dans l’accomplissement de tous les desseins qui intéressaient sa conscience ou son honneur.

Un jour surtout, cette résolution fut mise à une épreuve décisive. En 1840, à l’époque de la négociation du mariage de M. le duc de Nemours avec la princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, lorsque déjà les premières paroles avaient été échangées, le duc Ferdinand, père de la princesse, demanda avec instances que la dot constituée par le roi à M. le duc de Nemours fût placée à l’étranger. — « Vous êtes dans un pays de révolutions, disait-on au roi, vous régnez sur la nation la plus mobile du monde ; son génie disposé à toutes les témérités, son cœur ouvert à toutes les passions, peuvent l’entraîner un jour hors des voies modérées dans lesquelles votre sagesse a su la maintenir jusqu’ici. La prudence exige que vous preniez des sûretés pour vos enfans, sinon pour vous, contre le retour des mesures révolutionnaires qui, en d’autres temps, ont déjà bouleversé tant d’existences. — Si la France doit souffrir, répondit le roi, nous souffrirons avec elle ; je ne séparerai jamais ma destinée ni celle de ma famille des destinées de mon pays. » Les instances redoublèrent, elles devinrent très vives. Le roi déclara qu’en constituant une dot, il y mettait pour condition absolue qu’elle serait placée sur le grand-livre de la dette publique en France, et que si cette condition n’était pas acceptée, le mariage serait rompu. Ce fut alors seulement que le duc Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha se résolut à accepter cette condition, et à conclure ce mariage qui devait donner à la reine une fille digne d’elle.

De tels sentimens, au reste, n’étaient pas nouveaux chez Louis-Philippe : à dater du jour où il est rentré pour la première fois en France, ce prince, on ne peut trop le répéter, n’a fait à l’étranger aucun placement de fonds ; tout au contraire, il retira des mains de MIM. Coutts, ses banquiers à Londres, dès 1818, une somme de 300,000 fr., pour contribuer, avec la vente de plusieurs propriétés, à la liquidation de la succession de son père. Le faible reliquat qu’il laissa chez MM. Coutts représentait le dernier reste des économies de son modeste ménage depuis son mariage avec la princesse des Deux-Siciles. C’est ce compte ancien et réduit, dont le chiffre ne s’est jamais accru que des intérêts de la petite somme primitivement placée, lui a été l’occasion et l’objet des comptes de MM. Coulis publiés par la Revue rétrospective[3]. « La branche d’Orléans, disait M. Dupin le 14 janvier 1832 à la chambre des députés, la dynastie aujourd’hui régnante s’est identifiée avec la nation française au plus haut degré. Jamais prince, jamais dynastie n’a plus lié son sort et ses destinées au sol de la patrie que la maison d’Orléans : elle a confié son avenir et tout ce qui lui appartient au sol français. Non-seulement le roi actuel n’a jamais acheté de biens qu’en France, mais il n’a jamais placé d’argent qu’en France ; tout est sous la main de la nation, comme tout est sous la garde de son gouvernement constitutionnel. »

Ainsi le roi, fidèle à lui-même, refusa constamment de faire aucun placement à l’étranger, soit sur les fonds de sa liste civile, soit sur les revenus du domaine privé. Il ne consentit pas même à prendre les sûretés qui lui étaient demandées pour les dots des princes ses fils ou des princesses ses filles. Noble témérité qui a permis au gouvernement provisoire de saisir à la fois les biens de toute espèce du roi et de la famille royale, depuis les forêts séculaires du domaine privé jusqu’à la dot de la reine des Belges, depuis le douaire de Mme la duchesse d’Orléans jusqu’à la fortune tout entière (17,000 francs de rente 5 pour 100 au porteur) de son plus jeune fils, le duc de Chartres ! Patriotique imprudence, qui a fourni aux passions démagogiques les moyens de priver en même temps le roi et tous les membres de sa famille de toute espèce de revenus pendant plus de neuf mois !

Les embarras de la liste civile et du domaine privé remontent aux greniers jours qui suivirent la révolution de 1830. À cette époque de souffrances publiques, où la cherté du pain et la stagnation des affaires précédaient de si peu de mois l’invasion du choléra et de la guerre civile, les revenus du roi furent largement employés, non pas seulement à des travaux féconds pour les ouvriers, pour les entrepreneurs et pour les artistes, mais encore d’une manière plus directe au soulagement des misères publiques et des infortunes particulières. Là fut la première et bien noble origine des dettes de la liste civile et du domaine privé.

Le premier de nos souvenirs par sa date est aussi le plus imposant par le profond respect que commande la grande infortune à laquelle il se rattache. Au moment même où il allait monter sur le trône pour épargner à la France les malheurs qui devaient fondre sur elle dix-huit ans plus tard, le duc d’Orléans apprit, par un message signé du roi Charles X, que ce prince avait besoin de six cent mille francs en or, et que le porteur devait faire en sorte de les lui procurer. (Ce sont à peu près les termes de ce message précis et laconique.) Le duc d’Orléans répondit au général envoyé par le roi Charles X que la somme d’argent qu’il venait chercher allait être mise à sa disposition. Il écrivit sur-le-champ au baron Louis, ministre des finances, pour l’inviter à remettre au général *** 600,000 fr. en or destinés au roi Charles X. « Je couvrirai, ajoutait-il, le trésor public de cette avance. » Les 600,000 fr. furent remis en effet le jour même entre les mains du général, qui put repartir aussitôt pour annoncer au roi qui s’éloignait le succès de sa mission.

Trois semaines après, le roi Louis-Philippe apprend que M. le duc d’Angoulême, pressé de supprimer les charges considérables que lui imposait l’entretien du haras de Meudon, créé par lui en 1821, s’apprêtait à le faire vendre. Inspiré par une double sympathie pour l’auguste fondateur et pour l’institution même qu’il regardait comme éminemment utile au pays, le roi Louis-Philippe donna l’ordre de l’acquérir. Dès le 15 septembre, le haras tout entier était devenu sa propriété personnelle, moyennant un prix de 250,000 francs. Cette somme fut payée comptant entre les mains de M. le duc de Guiche, naguère administrateur habile du haras de Meudon, devenu pour la vente le mandataire spécial du prince. Toutefois, en consentant à cette vente, M. le duc de Guiche avait fait la réserve de réclamer auprès de qui de droit le prix de travaux de main-d’œuvre et de construction que M. le duc d’Angoulême avait fait faire à ses frais sur les terrain du domaine de la couronne affectés au haras. Ces travaux de diverses natures avaient tous profité à l’état : par suite de la révolution récente, le domaine de la couronne faisait retour à l’état ; l’état devenait donc le débiteur naturel du prince. Les travaux avaient d’ailleurs été l’objet d’une évaluation régulière et administrative fort éloignée de celle de l’auguste vendeur. Les deux questions furent soumises au nouveau roi. Il les trancha l’une et l’autre au profit de M. le duc d’Angoulême et de l’état. Il fit payer entre les mains du mandataire, et sur les fonds de sa cassette particulière, une somme de 100,000 francs, qui s’élevait au double de l’évaluation présentée par l’administration.

En 1831, presque une année, jour pour jour, après la première preuve de la sollicitude empressée du roi Louis-Philippe pour les intérêts du roi Charles X, sa sympathie fut éveillée de nouveau par la lecture d’un journal anglais. Ce journal annonçait qu’un warrant avait été rendu en Écosse contre le roi Charles X : une portion de ses effets était déjà saisie, et sa liberté même était mise en péril. Un de ses créanciers de la première émigration, M. de Pfaffenhoffen, après avoir vainement fatigué de ses réclamations les chambres françaises pendant longues années, poursuivait maintenant son royal débiteur jusque sur le sol étranger. Il s’armait à la fois de toute la rigueur des lois de France et d’Angleterre. Profondément ému de ces poursuites qu’il avait ignorées et des conséquences qui en pouvaient résulter, Louis-Philippe manda immédiatement son trésorier, M. Jamet. Il lui donna l’ordre de rechercher, sans perdre un seul instant, M. de Pfaffenhoffen, et de traiter à tout prix avec lui. Deux conditions étaient imposées au négociateur : une promptitude qui ne ménageât rien pour le succès et le secret le plus absolu. Peu de jours après, grace aux soins du trésorier de la couronne et par les bons offices de M. Casimir Périer, dont l’intervention se cacha sous le nom d’un ami, M. Édouard Arnold, la volonté du roi était accomplie. Au moyen du paiement immédiat d’une somme de 100,000 francs et de la constitution d’une rente annuelle et viagère de 10,000 francs payable de trois mois en trois mois et par avance, le comte de Pfaffenhoffen renonça au bénéfice du jugement qu’il avait obtenu en Écosse contre le roi Charles X. Nous croyons devoir citer textuellement les termes mêmes de l’article 1er de la transaction : « M. le comte de Pfaffenhoffen renonce de la manière la plus expresse au bénéfice du warrant, et par suite à exercer actuellement et à l’avenir toute contrainte par corps qu’il pourrait avoir obtenue contre la personne de Charles X, soit toute saisie et autres actions généralement quelconques sur tous les biens et effets mobiliers de Charles X hors de France, sous la réserve de ses droits pour les exercer en France. En conséquence, il se désiste sans réserve de la saisie de ses voitures et autres effets mobiliers, et de l’action intentée à Édimbourg contre Charles X, et il renonce à donner à ces saisie et action aucune espèce de suite. » Ainsi le créancier impitoyable fut désintéressé, sans même que l’auguste débiteur pût connaître la main qui écartait l’inquiétude de sa retraite et les périls de sa personne.

Quelques mois plus tard, le roi Louis-Philippe luttait de toute la force de sa prérogative constitutionnelle contre l’adoption de la loi qui bannissait la branche aînée des Bourbons, et qui imposait à chacun de ses princes l’obligation de vendre dans le délai d’une année les propriétés qu’il possédait en France. Le roi avait déjà obtenu que la nouvelle loi fût dépouillée du caractère violent et de la sanction odieuse (la peine de mort) introduite dans la loi dite d’amnistie, rendue en 1816 contre la famille Bonaparte[4]. Néanmoins cette modification était loin de suffire au roi Louis-Philippe : son vœu le plus ardent eût été de rayer la loi elle-même des codes français, et de ne laisser entre les royautés déchues et la royauté nouvelle d’autres barrières que celles de la volonté de la France. Membre alors de son conseil, où j’avais l’honneur de siéger comme collègue de Casimir Périer, je fus témoin des longues luttes que le roi soutint avec une infatigable habileté contre l’énergique insistance de son premier ministre, engagé sur cette question avec, son parti dans les deux chambres, non par ses passions, mais par les nécessités de la politique. La résistance opiniâtre et prolongée du roi dut céder enfin, après cinq mois de combats, à l’argument suprême de tout ministre constitutionnel, la démission. Le roi s’arrêta devant la retraite certaine de Casimir Périer, retraite qui eût été si funeste aux intérêts de la France, et sacrifia une fois de plus ses sentimens intimes à ces intérêts sacrés. Du moins le roi ne cessa de veiller avec un soin religieux à ce que cette loi de bannissement ne fût qu’une sorte de protestation écrite, et ne devînt jamais une arme offensive dans les mains de son gouvernement.

Louis-Philippe se considérait comme le premier gardien d’intérêts que les princes exilés ne pouvaient plus défendre. Il fit bientôt proposer et adopter, pour la liquidation des dettes de la liste civile de Charles X, une loi dont l’article 1er est ainsi conçu : « L’ancienne liste civile sera liquidée, aux frais et pour le compte de l’état. » Nous citons cet article, d’une précision si généreuse et si équitable, non pour la vaine satisfaction d’adresser à qui que ce soit une leçon inutile, mais pour signaler une fois de plus cette honorable et vive sollicitude qui ne s’est jamais lassée. Ainsi seize années se sont écoulées sans que M. le comte de Chambord ait été forcé de vendre aucune des propriétés apanagères ou autres qu’il possédait en France, et dont la loi l’obligeait à se défaire avant le délai d’une année révolue. Il les possède toutes encore aujourd’hui, grace à la complicité généreuse d’un gouvernement noblement inspiré.

Il ne suffit pas cependant de raconter la lutte soutenue par le roi Louis-Philippe contre la loi de bannissement des princes de la branche aînée ; il faut aussi montrer la famille de l’empereur Napoléon protégée tantôt contre les douleurs de l’exil par l’autorisation donnée à plusieurs de ses membres de revoir la France, tantôt contre elle-même par un généreux pardon, comme à l’époque de la tentative de Strasbourg, tantôt enfin contre les embarras d’une position malheureuse, comme en 1847 et 1848, au moment où les ministres avaient reçu du roi l’ordre de demander aux chambres un crédit annuel de 150 000 francs pour constituer au profit du prince Jérôme, l’ancien roi de Westphalie, une pension réversible en partie sur son fils, Jérôme Napoléon. Il y a plus : la munificence personnelle du roi avait déjà protégé un autre Bonaparte. Le sacrifice d’argent ne fut pas considérable sans doute ; il eut du moins, par la pensée qui l’inspirait, une véritable grandeur. Un membre de la famille de l’empereur, jeune encore, éloigné des siens et voyageant en Belgique, était pressé par des créanciers exigeans et sur le point d’être mis en prison pour dettes. Il eut la pensée de faire connaître au roi Louis-Philippe les embarras d’une position qui s’aggravait chaque jour, et bientôt la cassette royale sauva la liberté du neveu de l’empereur.

Ainsi, par un privilège unique peut-être dans l’histoire, la Providence faisait du roi Louis Philippe le protecteur des familles princières au nom desquelles d’implacables factions s’efforçaient incessamment de le perdre dans l’opinion du pays.

Le cœur du roi n’était pas seulement ému par le spectacle des grandes infortunes politiques : les souffrances du peuple attiraient surtout sa sympathie et occupaient sans cesse sa pensée. Dès 1830, pendant que ses ministres proposaient par son ordre aux chambres des mesures destinées à rendre la sécurité au commerce, le mouvement aux affaires et le travail aux ouvriers, Louis-Philippe, donnant l’exemple, établissait de vastes chantiers de travail et de charité dans ses domaines privés ou dans les domaines de la couronne, dont il avait la jouissance provisoire. Sa main surtout s’ouvrait largement pour secourir toutes les misères populaires, que la cherté des subsistances rendait plus cruelles encore. Pendant l’hiver de 1830 à 1831, une somme de plus de 2 millions fut consacrée par lui à des distributions de pain, de soupes, de viande, de vêtemens, de literie et de secours en argent à la population indigente de Paris et des départemens qui souffrait le plus de la disette et de la stagnation des affaires. Ah ! si cette charité, systématiquement enveloppée dans une simplicité discrète, mérite jamais que quelques critiques viennent se mêler aux louanges de l’histoire, c’est pour n’avoir pas souvent fait une part plus large à la publicité, que lui conseillait la politique. Dans ses bonnes œuvres comme en toutes choses d’ailleurs, Louis-Philippe réprouvait le charlatanisme et l’apparat ; le secret lui paraissait le plus indispensable auxiliaire de la charité royale.

On sait que les souffrances du commerce avaient fixé, dès les premiers jours de son avènement, toute l’attention du roi. 30 millions avaient été consacrés par une loi spéciale à faire des avances au commerce en général, surtout aux industries dont la stagnation momentanée mettait en péril l’existence des grandes populations ouvrières. Cependant plusieurs établissemens industriels n’avaient pas seulement un pressant besoin d’avances : quelques-uns, et des plus considérables, ne pouvaient se maintenir qu’à l’aide de subventions permanentes. Le principe de ces subventions n’avait pas été admis par la loi, qui n’autorisait que des avances remboursables à échéances fixes. Le roi n’hésita pas à venir au secours de l’état, et à compléter les bienfaits de la loi par des sacrifices personnels qui s’élevèrent à plusieurs millions.

D’autres malheurs restaient encore à soulager. Justement avare des deniers publics, la loi ne dispensait, ainsi que nous venons de le dire, ses générosités qu’au commerce et à l’industrie : l’ébranlement de certaines fortunes particulières n’y trouvait aucun appui. La bonté de Louis-Philippe ne resta pas sourde à de douloureuses confidences. Dans cette première crise, le roi consacra plus de 1,200,000 francs à réparer des ruines honorables, à soutenir certaines existences menacées. Parmi ses obligés de cette époque, nous pouvons, sans inconvénient aujourd’hui, citer en première ligne Benjamin Constant. Dès long-temps détourné de ses intérêts personnels par les travaux de la pensée, et plus tard par les luttes de la tribune, Benjamin Constant voyait arriver à la fois les infirmités de la vieillesse et les angoisses d’une pauvreté qu’il n’avait pas prévue. La liberté de ce brillant esprit pouvait y périr. Le secret de ces embarras fut mal gardé pour le roi, qui envoya immédiatement au grand publiciste un bon de 200,000 fr. sur sa cassette.

Deux autres noms bien connus figurent encore parmi ceux des capitalistes ou des négocians qui durent à Louis-Philippe de ne pas subir les rigoureuses conséquences d’un naufrage commercial ce sont ceux de MM. Audry de Puyraveau et Jacques Laffitte. M. Audry de Puyraveau, associé d’un honorable négociant, M. Gallot, avait vu sa maison de commerce ébranlée par la secousse révolutionnaire. Des indemnités reçues de la ville de Paris pour réparation des dommages éprouvés pendant les journées de juillet, une part dans la distribution du fonds de 30 millions accordés par la loi spéciale, n’avaient pas suffi à raffermir son crédit. Une main secourable pouvait seule l’arrêter sur le penchant de sa ruine : cette main fut celle du roi, qui, par une largesse de 200,000 francs, sauva la maison Audry de Puyraveau, Gallot et compagnie.

La situation de M. Laffitte offrait à la générosité du roi une occasion encore plus digne d’elle. Ici, par une rare exception, l’intérêt général se liait étroitement à l’intérêt privé. L’avenir d’un grand nombre d’établissemens financiers et commerciaux dépendait du sort que les événemens feraient à la maison Laffitte. Sa ruine eût été une nouvelle et grave atteinte au crédit public, une nouvelle calamité pour le commerce. La Banque de France avait long-temps accordé toute confiance au célèbre banquier, si puissant encore par le crédit en 1830. La révolution de juillet vint démontrer tout ce qu’il y avait eu de factice dans cette grande prospérité, et exposer au grand jour les plaies jusqu’alors ignorées de la maison Laffitte. La Banque de France, au milieu de ses inquiétudes et de ses embarras particuliers, dut renoncer à continuer les énormes avances qu’en dehors même des limites posées par ses statuts elle avait consenties à M. Laffitte. Pour sauver les débris de l’immense fiction qui s’écroulait, il fallait trouver dans les délais les plus restreints une somme de 10 millions en argent ou en engagemens à courtes échéances, et une garantie de 6 millions, en tout 16 millions. Demander une telle avance à la loi des 30 millions était chose impossible. La loi était applicable à l’universalité des négocians français ; un seul homme ne pouvait donc en usurper le bénéfice ; de plus, M. Laffitte était lui-même un des membres du gouvernement chargé de répartir sous sa responsabilité la somme allouée par les chambres.

En vain M. Laffitte cherchait à vendre ses belles propriétés de Maisons et de Breteuil ; les capitaux fuyaient effrayés par l’orage révolutionnaire, qui, de la France, commençait à se propager en Europe ; toute vente, même à vil prix, était impraticable.

Le roi n’hésita point à sauver M. Laffitte.

Malgré les embarras personnels qui allaient en résulter pour lui, malgré des frais d’actes estimés à près d’un million, malgré la dépréciation d’une propriété dont, à une époque des plus prospères, M. le comte Roy avait refusé de donner 5 millions et demi, le roi consentit à se rendre acquéreur de la forêt de Breteuil, et il en offrit tout d’abord un prix qu’on ne lui demandait pas, les 10 millions que M. Laffitte avait jugés indispensables à son salut. En même temps le roi accordait à M. Laffitte une garantie de 6 millions, moyennant laquelle la Banque consentit à proroger un prêt antérieur de pareille somme. Cette garantie devait se résoudre encore en nouveaux sacrifices pour le roi. Le temps empirait de plus en plus la situation de M. Laffitte, impuissant à remplir aucune des conditions qu’il avait souscrites par l’acte de prêt du mois d’octobre 1830. En 1832, la Banque de France, ne recevant ni capital ni intérêts, s’adressa à l’administration de la liste civile, et réclama le bénéfice de la garantie souscrite par le roi. L’intendant général se retrancha dans le droit commun, en vertu duquel une caution ne peut et ne doit être poursuivie qu’après la discussion du débiteur principal. Bientôt ce principe, admis en général par la Banque pour les cautions ordinaires, mais contesté par elle dans le cas de la garantie royale, telle qu’elle l’entendait, fut admis et consacré par les tribunaux. Il ne restait plus à la Banque qu’à poursuivre son débiteur, et les poursuites allaient commencer. Le péril était aussi menaçant que celui des derniers mois de 1830 ; la faillite de M. Laffitte semblait inévitable et prochaine. À des créances pressantes et toutes exigibles, il ne pouvait offrir qu’un actif de propriétés foncières dépréciées, d’actions alors sans valeur, et de recouvremens à long terme plus ou moins discutables. Le roi n’ignorait pas cette situation, qui n’avait d’ailleurs rien de secret pour l’opinion publique.

C’était en 1834. Devenus, antérieurement déjà, les adversaires passionnés de la politique du roi, MM. Laffitte et Audry de Puyraveau s’étaient bientôt rangés parmi les ennemis déclarés de la royauté de juillet. M. Laffitte, pour sa part, avait déjà demandé pardon à Dieu et aux hommes de ce qu’il avait fait pour elle. Le souvenir des bienfaits passés aurait bien pu, dans sa légitime amertume, dresser une barrière infranchissable entre le cœur de Louis-Philippe et la détresse de M. Laffitte : il n’en fut rien, et le roi, qui, de tous les rois, a le plus souvent pardonné, donna l’ordre à l’intendant général de la liste civile de tout faire pour sauver son ancien ministre. À la suite de laborieuses conférences avec les fonctionnaires supérieurs de la Banque, l’intendant général conclut enfin une convention par laquelle, moyennant un dernier paiement consenti par le roi aux lieu et place de M. Laffitte, la Banque s’obligeait à accorder tous les délais convenables à son débiteur pour la réalisation des diverses valeurs composant son actif. Le roi paya donc encore à la Banque 1,200,000 fr. Cette somme, réunie à celle de 300,000 francs d’intérêts déjà payés pour lui en mars 1832, portait au chiffre total de 1,500,000 fr. le nouveau sacrifice accompli par une sollicitude supérieure à toutes les passions du cœur humain. C’est ainsi qu’il a été donné à M. Laffitte de terminer avec calme et profit une liquidation qui, sans l’aide de la générosité royale, eût été deux fois sa ruine.

En racontant pour la première fois de tels faits dans tous leurs détails, loin de nous la pensée d’exhaler un ressentiment que désavouerait la tombe de Weybridge ! Dans un récit destiné à dégager des nuages de la calomnie la figure de Louis-Philippe, les noms de MM. Laffitte et Audry de Puyraveau prenaient naturellement leur place. La moralité historique explique ici les préférences de notre mémoire pour de bienfaits voués d’avance aux honneurs de l’ingratitude.

Il convient maintenant de grouper ces divers faits et de les traduire en chiffres. Indépendamment de toutes les dépenses consacrées à seconder la renaissance du travail, indépendamment de tous les frais d’une représentation qui rendait la royauté accessible et profitable à toutes les classes de la société, le roi Louis-Philippe, dès les premiers temps de son règne, s’était généreusement grevé d’une dépense absolument imprévue de près de 16 millions. Il avait en outre souscrit une garantie de 6 autres millions, qui se changea plus tard en une nouvelle charge de 1,200,000 francs : l’ensemble de ces sacrifices s’éleva à plus de 17 millions. Pour unique compensation, le domaine privé avait recueilli un accroissement de revenu net qui n’a pas atteint 110,000 fr. en 1831 et 1832.

Il y avait bien là de quoi faire réfléchir le roi et le père de famille. Son premier souci aurait dû être de combler les déficits qu’une période si courte avait suffi à creuser ; mais le roi avait pour principe que tous les revenus versés entre ses mains par le trésor public devaient retourner au pays par toutes les dépenses propres à favoriser ses intérêts et sa gloire. Soulager les infortunes, réparer les injustices du sort, encourager les lettres et les arts, favoriser l’industrie, se mettre incessamment en rapport avec les grands corps de l’état, avec la garde nationale et l’armée, rétablir enfin la dotation de la couronne dans tout l’éclat qui convient au chef d’une grande nation, tels étaient les termes dans lesquels ce prince définissait lui-même le noble mandat de la royauté. Quant au père de famille, il pensait que le roi devait plus encore que le duc d’Orléans, contribuer, par des travaux et des améliorations, au bien-être des populations qui entouraient les anciennes résidences de sa maison.

On pouvait donc prévoir dès-lors que les économies de l’avenir ne viendraient pas réparer les prodigalités d’un passé déjà si généreux. Une nouvelle cause devait bientôt d’ailleurs ajouter aux embarras de la situation personnelle du roi. En effet, la loi du 2 mars 1832, qui régla le chiffre et les conditions essentielles de la liste civile, réduisit à 12 millions l’allocation royale que le ministère de MM. Laffitte et Dupont (de l’Eure) avait proposé de fixer à 18 millions, et sur laquelle le roi avait compté pour faire face à toutes les charges de la couronne. L’esprit de défiance et de crédulité qui devait miner insensiblement et ruiner enfin plus tard les institutions monarchiques s’était déjà fait jour dans plusieurs articles de la loi nouvelle. Contrairement au droit historique et au texte même du titre primitif, rappelés et consacrés de nouveau par la loi du 15 janvier 1823, la chambre des députés supprima l’apanage de la maison d’Orléans, sans admettre en même temps le principe fixe et assuré, soit d’un nouvel apanage, soit de dotations princières, et cependant voici comment M. Dupin, dans une discussion sans réplique, caractérisait le droit de la maison d’Orléans : « Ainsi, comme on le voit par les lettres patentes de l’édit de Louis XIV de mars 1661, enregistré au parlement le 10 mai de la même année, l’apanage de la maison d’Orléans n’a pas été constitué à titre gratuit, mais à titre successif, pour tenir lieu au chef de cette branche, alors mineur, de sa part héréditaire dans la succession du père commun. Cet apanage constituait la légitime de la branche d’Orléans ; il formait le prix de sa renonciation au profit de l’aîné (Louis XIV) aux domaines, terres et seigneuries, meubles et effets mobiliers échus par le trépas de feu leurdit seigneur et père. — Par là, le vœu de la nature avait été rempli, et la royauté avait acquitté ses obligations, comme le dirent plus tard les lettres patentes du 7 décembre 1766[5]. ». C’est en s’appuyant aussi sur la science de l’histoire et sur l’étude du contrat primitif que Casimir Périer disait à la tribune de la chambre des députés le 3 octobre 1831 : « Les biens apanagers sont ceux que Louis XIV avait constitués en faveur de son frère mineur pour lui tenir lieu de sa part héréditaire dans la succession du roi leur père. » La chambre, surprise par un amendement improvisé, se borna à voter un article qui statuait que des dotations seraient accordées aux princes et aux princesses de la famille royale en cas d’insuffisance du domaine privé[6].

L’expérience a prouvé que cette disposition législative contenait en germe les plus grands dangers pour la politique et les plus graves embarras pour les affaires privées du roi. Les mauvaises passions ne tardèrent pas à s’emparer de ce terrain, si bien préparé pour elles par la légèreté et la défiance parlementaires. C’est de ce moment surtout que datent les exagérations systématiques de la valeur du domaine privé, produites avec tant d’impudence et acceptées avec une si étrange crédulité. C’est alors aussi que commencèrent à se produire avec une odieuse opiniâtreté les accusations d’envois et de placemens de fonds à l’étranger. On disposait ainsi d’avance les esprits à accueillir avec défaveur toute demande de crédits pour l’exécution loyale de la loi du 2 mars 1832 ; on ébranlait la fermeté des ministères appelés à réclamer des chambres les dotations nécessaires à l’indépendance et à l’établissement des princes et des princesses de la famille royale ; enfin on parvenait à créer pour la liste civile et pour le domaine privé de nouvelles charges et de nouveaux embarras. Le tableau des passions, des fautes ou des faiblesses qui ont fait de la question des dotations princières l’une des plus funestes à la royauté de juillet n’entre pas dans notre cadre ; c’est dans l’exposé général de la politique intérieure des dix-huit années de règne du roi Louis-Philippe qu’une telle étude doit trouver sa place. Il faut toutefois signaler à l’opinion une vérité acquise dès ce moment à l’histoire : jamais, à aucune époque, le roi n’a fait une condition à un seul de ses ministres de la présentation d’une loi de dotation, jamais il n’a formé ou dissous un cabinet dans l’intérêt de cette question de famille ; au contraire, il s’est toujours empressé de la subordonner aux exigences de la politique générale, et même à la durée des divers cabinets.

Un seul ministère a vu son existence brisée par le rejet d’une loi de dotation ; mais il est tombé devant un vote de la chambre des députés, et non devant une exigence ou un mécontentement de la couronne. Ce ministère, imposé au roi, le 12 mai 1839, par le triomphe de la coalition, avait pu croire qu’un gage particulier de dévouement rachèterait, en partie du moins, le vice de son origine. Dans cette pensée, il avait offert au roi de présenter une loi de dotation dont le cabinet conservateur de M. Molé n’avait pas cru pouvoir prendre l’initiative ; mais le ministère du 12 mai n’avait subi à cet égard ni conditions ni contrainte. Sa conviction et son habileté avaient seules déterminé la présentation de la loi à la chambre des députés. La dotation échoua devant l’incurable défaut de tous les ministères de tiers-parti, devant le doute et l’inaction du pouvoir aux jours de lutte et de péril. Cependant le roi, que le silence des ministres parlementaires dans une question aussi personnelle pour lui avait pu justement offenser, reçut avec une vive répugnance les démissions volontaires qui lui furent offertes, et ne se résigna qu’avec peine à les regarder comme irrévocables.

Un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire de plusieurs des ministères qui se sont succédé depuis 1830 rend plus palpable encore la vérité que nous avons proclamée, à savoir, que le roi Louis-Philippe, malgré la conviction profonde du droit de sa famille qu’il se plaisait à proclamer, a toujours mis un soin religieux à séparer la politique générale de ses intérêts personnels et spécialement de la question des dotations princières.

Ainsi que je l’ai déjà dit, le premier ministère qui s’occupa de la liste civile et de la situation de la famille roule fut celui qui avait M. Laffitte pour président, et dans lequel M. Dupont (de l’Eure) siégeait comme garde-des-sceaux. C’était au mois de décembre 1830. Ministre de l’intérieur dans ce cabinet, j’ai pris part à toutes ses délibérations sur ce grave sujet. Je puis donc rendre à MM. Laffitte et Dupont (de l’Eure) cette justice de dire qu’ils résolurent les questions qui leur étaient soumises avec un entrain monarchique qui ne laissait rien à désirer. M. Laffitte, en sa qualité de président, avait pris l’initiative du projet de loi devant le conseil des ministres. Ce fut d’accord avec M. Dupont (de l’Eure) qu’il le porta à la chambre des députés le 15 décembre 1830.

Ce projet fixait la liste civile à dix-huit millions, reconnaissait le principe de l’apanage, en accordait la jouissance à l’héritier du trône quand il aurait atteint l’âge de dix-huit ans, et statuait enfin que des dotations seraient allouées à tous les princes et à toutes les princesses de la famille royale. Aucun président du conseil n’eût été plus propre que M. Laffitte à assurer par ses relations avec la gauche l’adoption de ce projet si conforme aux désirs personnels du roi. S’il restait au pouvoir, la loi ne semblait devoir rencontrer aucune difficulté sérieuse ; s’il quittait les affaires, elle courait les plus grands dangers. Le roi le savait ; mais la politique de M. Laffitte, se rapprochant de plus en plus de celle de l’opposition, menaçait à la fois la paix et le crédit public. Le roi n’hésita pas, et, sans prendre souci du sort de la loi de dotation, il se sépara de M. Laffitte pour contracter avec le parti conservateur, dans la personne de son chef le plus illustre. Casimir Périer, cette indissoluble alliance à laquelle il est resté fidèle pendant dix-huit années de règne. Sous le ministère de M. Périer, et de son consentement, la liste civile fut réduite de 18 à 12 millions, le domaine de la couronne restreint, le principe de l’apanage écarté, et les dotations rendues éventuelles, et cependant jamais ministre put-il compter sur un appui plus énergique et plus constant de la part du souverain ?

En renonçant à discuter toutes ces questions, Casimir Périer blessait les intérêts de Louis-Philippe, comme il blessa plus tard ses sentimens en le forçant à sanctionner la loi qui bannissait les princes de la branche aînée. Louis-Philippe ressentait vivement de telles blessures, qui pénétraient jusqu’au fond de son ame et portaient atteinte à ses convictions les plus enracinées. Je l’ai souvent entendu s’en plaindre non sans amertume ; mais le roi n’en conserva pas moins à Casimir Périer une fidélité à toute épreuve : il savait bien en effet que le salut du pays dépendait alors du maintien au pouvoir de ce grand adversaire des utopies et des témérités de la gauche.

Quelques années plus tard, en 1837, une circonstance de famille fit naturellement renaître la question de dotation sous les auspices d’un nom sympathique et populaire. La princesse Marie venait de se marier : le roi, toujours prêt à céder aux exigences de la politique, mais toujours résolu à reproduire les questions qu’il considérait comme liées étroitement à son honneur ou à son droit, invita son ministère à s’occuper de la dot stipulée dans le traité de mariage et du projet de loi qui devait y pourvoir. M. le comte Molé était alors président du conseil. J’avais l’honneur de siéger encore comme ministre de l’intérieur dans ce cabinet qui avait débuté par l’amnistie, et qui devait finir deux ans plus tard par les luttes de la coalition. Le ministère était complètement d’accord avec le roi sur le droit des dotations princières ; en obtenant des chambres l’allocation de la dot de la reine des Belges, il en avait déjà fait triompher le principe. Cependant des circonstances parlementaires nouvelles et l’hostilité déjà déclarée de plusieurs membres éminens du parti conservateur firent penser à M. le comte Molé et à ses collègues que le moment n’était pas opportun pour la présentation d’un nouveau projet de loi de dotation si rapproché du premier.

Je fus chargé par mes collègues d’aller faire connaître au roi la résolution du cabinet. Aucun d’eux, on le comprendra sans peine, n’était pressé d’aller porter à Saint-Cloud une résolution qui devait y être reçue avec un vif déplaisir. Ils pensèrent d’ailleurs avec raison que mon dévouement bien connu pour la famille royale donnerait à leur délibération le caractère qui lui appartenait réellement, celui d’un ajournement prononcé à regret, et inspiré seulement par l’intérêt bien entendu de la couronne. Après m’avoir entendu, le roi fit appeler la reine et Mme Adélaïde, et m’imposa la pénible mission de leur faire connaître moi-même la résolution du cabinet, en reproduisant devant elles tous les motifs qui l’avaient dictée. Ce fut le seul témoignage du mécontentement que lui avait causé ma démarche. Au moment où je me retirais : « Je ne me rends, me dit tristement le roi, à aucune des raisons que vous avez exposées pour justifier une décision qui me blesse et me cause un profond chagrin ; mais, ajouta-t-il en relevant la tête, que le ministère fasse bien les affaires du pays, tout le reste sera bientôt oublié. » On se souvient que, peu de temps après, le roi soutint énergiquement le comte Molé dans sa lutte glorieuse contre les ambitions parlementaires coalisées, qu’il lui accorda deux dissolutions successives, et qu’il fit encore, au dernier moment, les plus grands efforts pour le retenir, lui et ses collègues. Le ministre qui avait porté à Saint-Cloud la décision du cabinet relative à la dot de la princesse Marie reprit alors près du roi ses anciennes fonctions d’intendant général de la liste civile, recevant ainsi de nouvelles marques d’une confiance qui sera l’honneur de sa vie.

De tels actes, les paroles que nous avons citées, et qui en résument si bien le caractère, démontrent mieux que nous ne saurions le faire avec quelle conviction profonde Louis-Philippe cherchait à faire triompher le droit de sa famille, avec quelle fermeté d’ame il savait le subordonner aux intérêts de son gouvernement.

Cependant cette victoire du roi sur lui-même ne faisait qu’accroître ses embarras personnels, en retardant l’exécution de la disposition légale qui du moins avait assuré des dotations et des dots aux princes et aux princesses de la famille royale, en cas d’insuffisance du domaine privé. Cette insuffisance avait été démontrée et admise en principe par les chambres, lorsqu’elles avaient alloué la dot de la princesse Louise d’Orléans devenue reine des Belges ; mais, par une contradiction étrange ou plutôt par l’effet de certaines combinaisons parlementaires, d’autres dispositions se firent jour dans la chambre des députés. La dotation de M. le duc de Nemours vint échouer tout à coup devant la ligue d’intérêts divers réunis contre le roi ou contre le ministère. À dater de ce moment, tout le poids des dotations dut retomber sur la liste civile et sur le domaine privé, contre toute convenance et contre toute équité, car, on ne peut trop le répéter, le domaine privé était réellement et absolument insuffisant pour y faire face.

En janvier 1832, M. Dupin portait le revenu net du domaine privé à 1,300,000 francs ; encore, pour que le produit net de cette année et des années suivantes pût être regardé comme parfaitement liquide ; il aurait fallu admettre cette supposition, contraire au bon sens comme à la vérité, que le roi ne ferait dans ses anciennes résidences princières d’autres dépenses de bâtimens, de parcs et de mobilier que celles absolument indispensables pour leur conservation. Il eût entièrement renoncé à ces travaux d’embellissement qui devaient être une des gloires de son règne, comme elles avaient déjà fait l’honneur du duc d’Orléans. De 1840 à 1847, en ne portant au compte des charges du domaine privé aucun des travaux neufs faits dans les résidences de Neuilly, d’Eu, de Bizy, de La Ferté-Vidame et de Dreux, mais seulement les travaux de conservation et d’entretien, on trouve que le produit net du domaine privé n’a pas atteint 1,500,000 francs. Rapprochons maintenant de ces chiffres les dépenses qu’occasionnaient au roi les princes et les princesses de la maison royale ; ces dépenses étaient de deux sortes :

1° Celles de la vie commune ou intérieure, qui consistaient en dépenses de bâtimens, de mobilier, de nourriture, de chauffage, d’éclairage, etc.

2° Les pensions, les services d’honneur, les services personnels, les écuries, les voyages, les présens, les encouragemens et les dons de bienfaisance accordés par les princes.

Les dépenses de cette dernière catégorie étaient régulièrement constatées par des pièces à l’appui et par des comptes exactement tenus, qui nous permettent d’en mettre le tableau pour plusieurs années sous les yeux du public :


fr.
1843 2,479,592
1844 2,970,871
1845 2,720,410
1846 3,201,266
1847 2,392,293

Les dépenses de la vie commune échappaient, par leur nature même, à la spécialité et à la division par personnes ; l’évaluation en semblerait donc fort difficile, s’il n’existait un terme de comparaison qui conduit à une appréciation convenable. Le roi Charles X, de 1825 à 1830, avait évalué à 1,800,000 francs les dépenses de la vie commune pour les princes et princesses de sa maison ; chaque année, cette somme était versée dans les caisses de la liste civile, après avoir été retenue par ses ordres sur la dotation de 7 millions affectée par la loi du 15 janvier 1825 aux princes et princesses de la famille royale pour leur tenir lieu d’apanage. En adoptant le chiffre de 1,800,000 francs pour représenter les dépenses de la vie commune des princes et princesses de la maison d’Orléans, nous nous bornerons à faire remarquer combien ce chiffre est modéré, si l’on considère la proportion du nombre des princes et princesses dans chacune des deux familles royales. On peut donc établir le tableau définitif des charges totales supportées par la liste civile et par le domaine privé, pour les dépenses des princes et des princesses de 1843 à 1847 inclusivement, en ajoutant 1,800,000 francs à chacun des chiffres du tableau précédent,


fr.
1843 4,279,592
1844 4,770,871
1845 4,520,410
1846 5,001,266
1847 4,192,293

ce qui donne par année une dépense moyenne de 4,552,886 francs, et, en rapprochant ce chiffre du revenu net du domaine privé, estimé moyennement à 1,500,000 francs, on voit que l’insuffisance du domaine privé pouvait et devait se traduire, de 1843 à 1847, par le chiffre de 3,052,886 francs, c’est-à-dire 3 millions environ. Posée dans ces termes précis et authentiques, la question n’est plus douteuse. Par l’article 21 de la loi du 2 mars 1832, l’état s’était engagé à doter les princes et les princesses de la famille royale en cas d’insuffisance du domaine privé. Or, cette insuffisance s’élevait à 3 millions. La loi n’a donc pas été exécutée, et l’état, en manquant à des engagemens sacrés, compliquait gravement les affaires personnelles du roi dès les premiers mois de 1832.

D’après tout ce qui précède, on peut dire que les embarras financiers du roi Louis-Philippe avaient une double origine, facile à résumer en peu de mots et en ces termes : le roi avait fait plus qu’il ne pouvait, l’état moins qu’il ne devait.


III.
GALERIES HISTORIQUES DE VERSAILLES. – RESTAURATION ET DECORATION DES PALAIS. – CHAPELLES DE SAINT-LOUIS A TUNIS. – PARCS ET JARDINS. – FORÊTS. – ACCROISSEMENT DU DOMAINE DE L’ETAT AUX FRAIS DU ROI LOUIS-PHILIPPE.

Pour réparer les effets d’une situation doublement onéreuse, Louis-Philippe avait à choisir entre deux conduites : ou bien il pouvait jouir de la dotation de la couronne comme d’un usufruit tel qu’il est défini par le code civil, sans faire ni plus ni moins que ce qui est permis ou ordonné par cette charte du droit commun ; dans ce cas, les palais de la couronne étaient conservés, mais non pas embellis et accrus ; les forêts entretenues, mais non pourvues de plantations nouvelles ; les manufactures royales maintenues dans les anciennes limites de leurs budgets ; les arts soutenus, mais non royalement encouragés ; la charité exercée dans le cercle restreint des fortunes privées. — Suivant l’autre conduite, Louis-Philippe pouvait jouir de la dotation en roi, conformément au droit exceptionnel et spécial consacré par la loi du 2 mars 1832. Dans ce cas, les palais de la couronne, trop long-temps négligés, reprenaient leur ancienne splendeur ; les forêts, percées de routes d’exploitation ou d’agrément, garnies de nombreuses constructions destinées à en mieux assurer la conservation, améliorées enfin par une foule de travaux de toute espèce, s’augmentaient encore par des semis et des plantations considérables ; les manufactures royales concouraient, par de larges travaux, à la restauration des monumens et des palais ; enfin la charité prenait vraiment des proportions royales. Par le premier des deux systèmes (et il pouvait assurément se croire en droit de l’adopter), le roi entrait dans la voie des grandes économies et s’assurait des ressources personnelles considérables. En s’attachant au second, il perpétuait une situation difficile et embarrassée ; mais il restait fidèle aux termes dans lesquels il avait lui-même défini sa mission dès les premiers jours de son avènement au trône. Louis-Philippe n’hésita pas, et il voulut poursuivre jusqu’à la fin l’œuvre qu’il avait déjà commencée.

L’attention du roi se porta d’abord sur les palais de la couronne, qui tous réclamaient plus ou moins une large et intelligente restauration ; mais l’entreprise était trop vaste pour qu’on pût de prime-abord l’embrasser tout entière. Les réparations et l’achèvement du Louvre et des Tuileries constituaient seuls une œuvre immense. Des travaux considérables étaient à exécuter sans délai dans les autres palais de la couronne, surtout dans ceux de Versailles, de Saint-Cloud et de Fontainebleau, depuis trop long-temps négligés. Il fallait choisir. Le roi opta pour les travaux que lui seul pouvait concevoir, entreprendre et terminer.

L’achèvement du Louvre n’intéressait pas seulement la couronne, mais aussi l’état, et Paris lui-même, siège de tous les grands pouvoirs, particulièrement fier de ce palais comme d’un monument plus parisien que tous les autres. En refusant de s’associer, dès 1833, à la pensée de M. Thiers, qui lui proposait de voter un crédit pour les travaux du Louvre, la chambre des députés céda seulement à des considérations de détail qui ne touchaient en rien au fond des choses. Le roi avait, si je puis m’exprimer ainsi, rempli son devoir envers le Louvre en demandant à l’état de l’aider à poursuivre cette œuvre nationale, trop forte et trop lourde pour les seules ressources de la liste civile. Un pressentiment intime lui disait d’ailleurs que tôt ou tard le Louvre serait achevé. Cette pensée d’achèvement, si elle ne devait pas être suggérée par l’intérêt de l’état ou l’orgueil des bourgeois de Paris, prendrait inévitablement naissance quelque jour dans l’esprit d’opposition, jaloux d’exécuter surtout ce que le roi aurait voulu, mais n’aurait pas pu entreprendre. Le roi tourna donc principalement ses efforts du côté des palais qui, situés à une certaine distance de Paris, entourés de populations faibles ou pauvres, ne pouvaient rien attendre de l’intervention de l’état. Il voulut faire et il fit ce que nul prince et nul gouvernement n’eussent fait après lui.

Le palais de Versailles occupa surtout la pensée du roi. Dans cet admirable monument du règne de Louis XIV, la première république avait plus d’une fois poursuivi les plus grands souvenirs de la monarchie française. Dépouillé, en 1794, de ses meubles et de ses ornemens les plus précieux, le palais de Versailles fut successivement destiné à devenir une succursale des Invalides, ou à être morcelé et vendu. Plus tard, en 1808, l’empereur Napoléon exprimait la volonté de le faire disposer comme résidence impériale pendant l’été. En 1814, une des premières pensées de Louis XVIII, à son avènement au trône, fut de rétablir la cour à Versailles ; il recula bientôt, comme avait reculé l’empereur lui-même, devant les dépenses qu’auraient entraînées l’arrangement intérieur et l’ameublement du palais, et il se borna à faire restaurer les peintures et les dorures des grands appartemens. Enfin, dès les premiers mois de 1831, la pensée d’établir à Versailles des invalides militaires fut reproduite et faillit triompher. La résistance énergique du roi, aidée de l’opinion de quelques-uns de ses ministres, refoula ce projet dans le passé révolutionnaire.

Louis-Philippe résolut alors de sauver pour toujours l’ancienne demeure de son auguste aïeul, si souvent menacée par l’incessante mobilité du pouvoir et des idées ; il voulut la mettre hors de l’atteinte des révolutions par la grandeur d’une destination nouvelle, et il atteignit ce but en consacrant le palais de Versailles à toutes les gloires de la France. La révolution de février a mis le trône en poudre, et cependant la grande œuvre de Louis-Philippe reste debout, destinée à vivre autant que la civilisation même, sans autres ennemis que les réformateurs modernes et la barbarie qui leur fait cortége. Dès que la pensée créatrice du roi se révéla, le pays comprit qu’il y avait dans l’œuvre projetée un grand intérêt d’honneur national, et répondit par une immense acclamation. Les partis semblèrent tomber une fois d’accord, et la haine même fut réduite à se courber sous la pression du sentiment universel. Ce jour-là, le roi eut comme un avant-goût des grandes justices de l’histoire.

Le vaste musée de Versailles est, en effet, l’œuvre personnelle de Louis-Philippe. Pendant plusieurs années, il y a consacré à la fois tous les loisirs que lui laissait la politique et presque toutes les ressources de sa liste civile. Lui-même il a discuté et tracé le plan de toutes les salles, de toutes les galeries, qui contiennent plus de quatre mille tableaux ou portraits et environ mille œuvres de sculpture. Il a désigné lui-même la place qui devait être attribuée à chaque époque, à chaque personnage. Dans ce vaste classement de tous les souvenirs glorieux pour le pays, le royal ordonnateur ne reculait devant aucun acte de l’impartialité même la plus fondée. Du haut d’un esprit libre de toutes passions et de tous préjugés, Louis-Philippe décida, dès le début, que tout ce qui était national devait être mis en lumière, que tout ce qui était honorable devait être honoré. Les témoins nombreux ne manquaient pas aux visites royales, et les témoins restaient souvent étonnés de ces décisions fort supérieures à la sphère d’une politique vulgaire et égoïste. Le roi avait coutume d’exprimer tout haut sa pensée, donnant ses ordres devant les nombreux ouvriers occupés aux travaux du palais, comme devant les fonctionnaires de tous rangs qui l’accompagnaient dans chacune de ses visites. C’est ainsi que beaucoup de personnes se rappellent encore le jour de l’année 1833 où Louis-Philippe désigna plusieurs salles destinées à recueillir, avec les portraits de Louis XVIII et de Charles X, les souvenirs glorieux de la restauration. Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis l’insurrection de la Vendée. Une prudence bien naturelle lui donnait des conseils d’abstention ou d’ajournement ; on lui rappelait la fureur populaire, naguère encore si ardente à se ruer sur des emblèmes historiques qui avaient eu aussi leur part de la gloire française. « Non, répondit le roi, je ne reculerai pas devant la passion populaire, et je la ferai taire en la bravant. » Les salles de la restauration furent ouvertes ; la passion s’inclina et se tut.

La haute impartialité du roi Louis-Philippe ne s’appliquait pas seulement aux époques anciennes ou récentes de nos annales : c’est avec la même liberté d’esprit qu’il faisait la part de son propre règne. Nous reproduisons encore ici textuellement sa pensée et ses paroles profondément gravées dans nos souvenirs et recueillies par d’autres témoins fidèles.

Dans la pensée d’élever, en le ranimant, le travail des manufactures des Gobelins et de Beauvais, le roi avait décidé que plusieurs salles des palais de la couronne seraient entièrement décorées de tentures et de tapisseries dues à l’art savant de leurs ouvriers. À cet effet, deux peintres[7], connus par de belles œuvres, furent chargés, comme autrefois Van der Meulen et Lebrun, de préparer des cartons-modèles. L’une des salles était réservée au règne de Louis-Philippe : les deux artistes avaient choisi, pour en consacrer la mémoire, les victoires remportées en Afrique sous le commandement ou en présence des fils du roi. Ces faits militaires étaient retracés dans des médaillons supportés par de grandes Renommées. Les cartons furent soumis au roi. « Je vous remercie, dit-il, d’avoir choisi mon règne comme objet de vos travaux ; mais je ne saurais admettre la manière dont vous l’avez caractérisé. Les victoires d’Afrique appartiennent moins à ma propre gloire qu’à celle de mes fils et de l’armée. D’ailleurs, vos Renommées sont trop grandes : quelle serait donc la taille de celles que vous destineriez à Marengo, à Austerlitz ou à Wagram ? Restons ce que nous sommes, nous n’en serons pas plus petits. Du côté de Napoléon, l’éclat des victoires et la grandeur des conquêtes ; du mien, les douceurs de la paix et les bienfaits de la liberté. Représentez l’industrie et l’agriculture protégées, les monumens achevés et restaurés, d’immenses travaux publics entrepris, les sciences et les arts encouragés ; placez en face de la Paix se reposant sur l’épée de la France la Loi dominant toutes les situations, même la mienne, et j’ose espérer que la postérité reconnaîtra les principaux caractères de mon règne. » Obéissant désormais au nouveau programme, les deux peintres exécutèrent d’autres cartons, et la pensée de Louis-Philippe a été depuis magnifiquement réalisée par l’industrie des Gobelins.

On sait que des esprits ombrageux ont signalé la création du musée de Versailles comme une témérité grosse de dangers pour l’avenir. Cette glorification éclatante des armées de la république et du génie de Napoléon leur paraissait un aliment nouveau pour les passions qu’ont laissées après eux la république et l’empire. Depuis lors, ils ont cru voir la justification de leurs craintes dans le triomphe de la faction républicaine au 24 février, et plus tard dans la renaissance du bonapartisme, se réveillant au bruit de nos discordes civiles. Il y a là une question de philosophie historique très digne assurément d’être étudiée à fond ; mais cette étude nous entraînerait hors des limites de notre cadre. Nous nous bornerons en ce moment à dire que l’accueil fait par le public tout entier et par les partis eux-mêmes à la création du musée de Versailles est une réponse péremptoire à la critique que nous venons de signaler. L’unanime applaudissement sorti de tous les rangs et de toutes les opinions prouva, dès l’origine, que l’appel fait par la royauté à l’apaisement des passions avait été entendu. La république est née d’un jour sans pouvoir ; le bonapartisme, déjà né une fois de la république, s’est montré à sa suite comme une protestation historique de l’ordre contre l’anarchie ; mais la glorification des grandes choses de la république et de l’empire n’est pour rien ni dans le retour des misères républicaines ni dans l’apparition de l’ombre impériale. Si le musée de Versailles a été une témérité, cette témérité fut heureuse : elle ne compromit pas la politique du roi, et elle sauva pour toujours le plus beau monument du siècle de Louis XIV.

Tous les détails relatifs à l’exécution de cette œuvre immense, tous les faits qui constatent l’intervention active et incessante du roi, sont consignés dans une collection de trois cent quatre-vingt-dix-huit procès-verbaux des visites royales ; M. Nepveu, l’habile architecte du palais, les adressait régulièrement au directeur des bâtimens de la couronne. Dans les premiers mois de 1833, le roi avait fait à Versailles trois courses préliminaires ; mais la première visite vraiment sérieuse, celle qui eut pour but de donner aux travaux une direction précise, remonte au 2 décembre de la même année : la dernière (c’était la trois cent quatre-vingt-dix-huitième) eut lieu le 10 décembre 1847. On peut donc dire que, pour l’unique satisfaction de léguer à l’état cet immense musée, Louis-Philippe a consacré presque une année entière de son règne à ordonner et à suivre pied à pied tous les travaux de restauration du palais de Versailles. L’état a recueilli ce legs en 1848, et, puisqu’il s’est chargé de l’apurement des comptes du roi, l’état sait aujourd’hui ce qu’a coûté à Louis-Philippe l’usufruit du palais de Versailles et de ses dépendances[8].

Comme le public ne saurait être trop tôt fixé sur ces questions d’histoire contemporaine, nous dirons tout de suite que les sommes dépensées par le roi pour la création qu’il avait tant à cœur s’élèvent en bloc à 23,494,000 francs[9].

Le roi ne croyait cependant pas avoir assez fait encore. De nouveaux plans avaient été dressés par son ordre pour compléter l’œuvre dans un sens conforme au caractère particulier de son règne. La gloire militaire, les victoires des armées françaises sur terre et sur mer, occupaient la totalité des salles et des galeries du palais successivement ouvertes au public. Le roi voulut que des galeries nouvelles fussent consacrées à la gloire politique et aux vertus civiles. Déjà l’emplacement de ce musée nouveau était désigné dans la partie du palais qui s’étend parallèlement à la grande aile du midi, sur l’un des côtés de la rue de la Surintendance, lorsque la révolution de février vint opposer un fatal obstacle à la réalisation de cette patriotique pensée.

Enfin le roi n’aurait pas cru lui-même à l’achèvement de son œuvre, si la pensée créatrice du musée de Versailles n’avait pas été complétée par un grand travail historique, et si l’art de la gravure n’avait pas été appelé à rendre, par une reproduction fidèle, le nouveau musée accessible à ceux-là même qui ne pouvaient venir l’admirer de tous les points de la France et de l’Europe. La plus grande partie du travail historique avait paru avant le 24 février 1848, sous le titre de Galeries historiques du palais de Versailles[10]. Il avait été confié par le roi aux savantes recherches de M. À Trognon, ancien précepteur de M. le prince de Joinville. L’impression était faite aux frais de la liste civile par l’imprimerie royale. Le roi n’a pas cessé de suivre de l’œil cette importante publication ; il en a même écrit quelques pages. Neuf cent soixante exemplaires étaient gratuitement distribués, et chaque volume, aussitôt après avoir paru, était envoyé spécialement et sans exception à toutes les bibliothèques de France. Quant à l’œuvre de gravure, la liste civile n’en faisait pas directement les frais ; le roi est venu seulement en aide à un habile éditeur, M. Gavard, au moyen d’une subvention totale de 1 million environ, consacrée bien moins à l’éditeur qu’à l’art de la gravure, aux artistes qui le cultivent, à toutes les industries qui s’y rattachent et aux nombreux ouvriers qu’elles font vivre[11]. C’est ainsi que la résurrection de Versailles a été à la dois un accroissement du domaine de l’état, un encouragement pour les arts, et une nouvelle source de prospérité pour le travail national.

Pendant que le palais de Versailles reprenait son ancienne splendeur, les autres monumens de la couronne avaient aussi leur part d’améliorations annuelles et d’embellissemens progressifs. Le palais de Fontainebleau voyait renaître ses magnificences historiques : depuis le vestibule de saint Louis et les galeries de François Ier et de Henri II jusqu’à la galerie de Diane et au cabinet où Napoléon signa son abdication, toutes ses parties reprenaient une vie nouvelle sans rien perdre de la physionomie particulière à chaque époque.

Le palais de Saint-Cloud, ancienne propriété de la maison d’Orléans acquise par Louis XVI et devenue depuis la résidence affectionnée de Napoléon ; Saint-Cloud, ce témoin muet de la chute d’une première république et de deux monarchies, devenait, grace à l’architecture et aux arts, plus digne des souvenirs qu’il rappelle[12].

Le roi n’avait jamais pu visiter le château de Pau, mais là était le berceau, là vivaient tous les souvenirs de son aïeul Henri IV ; l’antique château fut restauré, à la grande joie des populations béarnaises.

Louis-Philippe ne se bornait pas d’ailleurs à honorer la France par des travaux d’art exécutés au sein du pays même : il voulut encore perpétuer un saint nom et de glorieux souvenirs en élevant à ses frais sur la terre étrangère un monument français. Par un article secret du traité de 1830 conclu à Tunis peu après la prise d’Alger, Hussein-Bey, oncle du bey actuel, s’était engagé à céder à la France, sur les ruines de Carthage, un emplacement pour y ériger un monument à la mémoire de saint Louis ; mais la guerre sainte que les Arabes organisèrent contre nous, la prise de Tripoli par les Turcs, l’avènement d’Achmet au trône de Tunis, et certaines alliances hostiles à nos intérêts africains ne permirent pas de profiter de cette cession, et la firent même tomber dans l’oubli. La pensée nationale du gouvernement français sous le roi Charles X n’avait pas été perdue pour le roi Louis-Philippe : il la reprit dans une occasion favorable que lui fournit l’année 1840, et réclama l’exécution de l’engagement pris dix années auparavant par le gouvernement tunisien. M. de Lagau, nouvel agent du roi à Tunis, reçut bientôt l’ordre d’entamer une négociation qui amena immédiatement le bey à renouveler la promesse de 1830.

Cependant, pour élever un monument digne à la fois du saint roi et de son descendant, le ministère n’avait pas, comme on dit en style de finances, de crédit ouvert ; il fallait faire aux chambres une proposition spéciale. Ainsi qu’il arrive trop souvent, le ministère montrait de l’hésitation et prononçait le grand mot d’inopportunité. Le roi trancha la difficulté en déclarant qu’il se chargeait personnellement de la dépense. Peu de jours après, le roi confiait à un jeune architecte, M. Jourdain, la mission d’aller construire le monument sur le sommet de la colline qui domine les lieux où fut Carthage, et où la tradition veut que saint Louis ait rendu son ame à Dieu. Dès le 29 juillet 1840, M. de Lagau prit officiellement possession de tout le plateau de cette colline ; le 25 août suivant, il posa la première pierre du pieux monument, et l’inauguration de la chapelle de saint Louis[13] put avoir lieu à pareil jour de l’année 1841, en présence d’une division navale qui voyait avec joie la croix du Christ reparaître, après six siècles, sur le point le plus apparent d’un rivage musulman.

Quelques jours avant cette solennité, le transport de la statue de saint Louis, destinée à la chapelle, avait été marqué par un incident digne d’intérêt. Le chariot construit à cette occasion n’ayant pu être mis en mouvement par douze chevaux de trait, le bey fit mettre à la disposition du chargé d’affaires de France trois cents nizams. On vit alors les fils des infidèles que saint Louis était venu combattre s’atteler à ce chariot et le conduire, tambour en tête, jusqu’au sommet du mont Louis-Philippe. Cet hommage rendu à l’un de nos plus grands rois produisit une telle impression sur les indigènes, qu’ils ne tardèrent pas à considérer la chapelle royale comme un marabout ou lieu d’immunités, et l’on a vu plus d’une fois des familles musulmanes menacées par des ennemis puissans aller dresser leurs tentes près de la demeure du saint français, pour y chercher une sécurité qu’elles y trouvent toujours. C’est qu’en effet le caractère de cet épisode des travaux ordonnés par le roi ne fut pas seulement d’avoir honoré dignement la mémoire de son héroïque aïeul, mais encore d’avoir fortifié l’influence française à Tunis. Grace à cette influence, l’épiscopat de Carthage a été rétabli, l’hôpital et le collége Saint-Louis se sont successivement élevés à l’ombre de la croix qui surmonte la chapelle, et les premiers pas ont été faits vers l’abolition de l’esclavage, qui a été décrétée depuis dans toute l’étendue de la régence.

L’ensemble des travaux ordonnés par le roi pendant les dix-huit années de son règne, dans le service des bâtimens de la couronne, a exigé une dépense de près de 53 millions et demi ; mais il importe de décomposer ce chiffre et de distinguer les dépenses d’entretien ordinaire, qu’on pouvait regarder comme obligatoires, des dépenses purement facultatives, auxquelles le roi n’était pas tenu de pourvoir, qu’il pouvait ajourner, modifier ou supprimer entièrement, suivant les seules inspirations de sa volonté. En effet, c’est là qu’il faut chercher l’étendue de ses libéralités envers l’état et la mesure des calomnies dont il a été l’objet ; nous poursuivrons successivement cette recherche dans toutes les parties de la dotation immobilière de la couronne.

Le chiffre total des dépenses dans les palais et bâtimens du domaine royal se décompose ainsi qu’il suit :

Entretien ordinaire et grosse réparation : 19,800,000 fr.
Travaux extraordinaires et facultatifs : 33,615,000 fr.[14].

Cette somme de 33,600,000 fr. est une de celles dont le roi a gratifié l’état dans un seul des services de sa liste civile, et nous employons ici le mot propre, car il n’est pas une seule des dépenses représentées par ce chiffre qui n’ait eu pour objet une amélioration ou un accroissement dans les bâtimens domaniaux de la couronne, et qui par là n’ait profité au fond même de la propriété.

Ce n’est pas tout : sur les fonds que le roi allouait chaque année à la direction des musées, les palais et leurs collections s’enrichissaient d’un grand nombre de tableaux, de sculptures et d’objets d’art. Tout cela devenait immédiatement, pour parler le langage du droit, immeuble par destination. L’article 7 de la loi de 1832 sur la liste civile statuait en effet « que tous les monumens et objets d’art que le roi placerait dans les maisons royales aux frais de la couronne seraient et demeureraient dès ce moment propriétés de la couronne. » Ce nouvel accroissement du domaine de l’état a donné lieu à une dépense de plus de 10 millions et demi.

Les parcs et les jardins ont eu aussi leur part dans les travaux extraordinaires et facultatifs ordonnés par le roi. Indépendamment de tous les frais d’entretien, il a consacré plus de 1,560,000 fr. à les améliorer et à les embellir.

Parler ici des forêts de la couronne, c’est de nouveau regarder en face une des accusations les plus violentes, les plus acharnées qui aient poursuivi le roi dans les dix dernières années de son règne. Ces accusations peuvent se résumer ainsi : le mode de jouissance auquel étaient soumis les cent trois mille six cent quarante-quatre hectares composant les forêts domaniales enrichissait illégalement la couronne d’un revenu fort supérieur à celui qu’ils auraient dû produire. Le ministère des finances procède déjà depuis long-temps à une grande enquête sur cette grave question. Une commission, composée de notabilités de l’assemblée législative, du conseil d’état et de l’administration des finances, se livre, sous la présidence d’un magistrat éminent, à l’examen de ce mode de jouissance et de ses résultats. Attendons avec confiance : le triomphe de la vérité et la confusion des calomniateurs n’en seront que plus éclatans et plus complets. Pour ceux toutefois qui se laissent étourdir par de violentes clameurs, pour ceux qui ont pu croire de bonne foi que le roi Louis-Philippe avait tiré des forêts de la couronne un revenu abusif, nous consignons ici un fait bien simple : de 1831 à 1847, le revenu des forêts de la couronne a été inférieur de plus de 8 pour 100 au revenu des forêts de l’état, en comparant entre elles les forêts situées dans les mêmes départemens et en partant de bases identiques. En 1849, après la réunion du domaine royal à celui de l’état, les anciennes forêts de la couronne ont, au contraire, rapporté un peu plus que les anciennes forêts de l’état. La conclusion à tirer de ce double fait est assurément claire et décisive.

Les forêts de la couronne ont d’ailleurs reçu de Louis-Philippe des améliorations considérables ; nous indiquerons les plus importantes en les résumant ensuite par le chiffre total qui les représente. Un des premiers soins du roi, en 1832, fut d’interdire les coupes annuelles qui détruisaient périodiquement l’ombre déjà trop rare dans les bois de Boulogne et de Vincennes. Cette interdiction fut absolue dans la première de ces deux promenades et partielle seulement dans la seconde. Le roi avait coutume d’appeler ces deux forêts les parcs de Paris, et il voulut qu’elles fussent soignées et traitées comme les parcs royaux. À Boulogne surtout, l’aménagement ne consista plus qu’en quelques éclaircies destinées à favoriser la croissance des taillis en futaie. Grace à ces dispositions arrêtées par le roi en personne, le bois de Boulogne donnait chaque année 12,000 fr, de produit en regard d’une dépense de 31,000 fr.

Dans l’ensemble des forêts, de 1831 à 1848, le roi a fait planter ou semer 8,800 hectares, receper et repiquer 1,350 hectares des anciens tirés des chasses. C’était donc comme une forêt nouvelle de plus de dix mille hectares que le roi faisait sortir du sol pour en doter, à l’aide de sacrifices actuels, l’avenir du domaine de la couronne. C’était plus de quatorze fois le bois de Boulogne, plus de deux fois et demi les bois de Senart, de Vincennes et de Boulogne réunis ; c’était une fois et demie la forêt de Coucy ; c’était presque autant que la forêt de Compiègne tout entière.

Les routes de toute nature que Louis-Philippe a fait exécuter dans les forêts de la couronne constituent un admirable ensemble. Le mode de percement adopté par le roi assurait à la fois l’agrément des promeneurs et les facilités de l’exploitation. Un grand nombre de routes forestières furent pavées ou macadamisées à grands frais ; à Compiègne spécialement, le roi en a fait empierrer quarante kilomètres ou dix lieues[15].

Le roi complétait ainsi par des travaux à la portée des populations rurales répandues sur la surface de six départemens (Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Loiret, Oise et Aisne) l’immense atelier qu’il avait ouvert à la fois dans toutes les parties de la dotation de la couronne, au profit des intelligences élevées et des misères laborieuses.

Après avoir couvert les forêts de plantations nouvelles, après les avoir sillonnées de routes d’agrément ou d’exploitation, il restait encore à en assurer la conservation par un système plus complet de postes forestiers mieux coordonnés entre eux[16]. Tous ces travaux d’amélioration[17], profitables seulement pour l’avenir, ont occasionné une dépense totale de 4,150,000 fr. Les simples frais d’administration et d’entretien pendant le même espace de temps ont dépassé 25 millions[18].

Maintenant que nous pouvons réunir tous les élémens dont se composait l’ensemble des dépenses de la liste civile dans le domaine de la couronne, il devient facile de traduire en un chiffre la dette morale de l’état nu-propriétaire envers l’usufruitier royal. Indépendamment d’une dépense de plus de 105 millions, au moyen de laquelle le roi a largement pourvu à la conservation et à l’entretien de ce domaine, il y a consacré, en travaux d’embellissement et d’amélioration entièrement facultatifs, la somme de 48,770,000 francs, dont voici le détail :


Bâtimens de la couronne 33,615,000 fr.
Domaines 1,560,000
Décoration des palais et collections 10,500,000
Forêts 2, 715,000[19]
Acquisitions on dons de terrains 380,000
Total 48, 770,000 fr.

C’est donc une somme de plus de 48 millions et demi que le roi a dépensée en sus des obligations de l’usufruit dans la partie immobilière de la dotation de la couronne ; c’est une somme de plus de 48 millions et demi dont la libéralité de Louis-Philippe a gratifié la nation, quand il avait le choix et le pouvoir de l’employer pour son avantage particulier ; c’est une somme de plus de 48 millions et demi que l’état devrait à Louis-Philippe, si le nu-propriétaire comptait avec l’usufruitier.

Et cependant, quinze mois après la révolution de février, alors que les passions commençaient à s’amortir, alors que l’état devait bien connaître toute la valeur du legs qu’il avait recueilli, le gouvernement faisait prendre sur les biens du domaine privé une hypothèque de 25 millions pour représentation du tort que ce prince aurait fait au domaine de l’état. On obéissait ainsi aux suggestions d’une tactique parlementaire qui voulait être habile, on faisait acte de complaisance pour les violences d’une partie de l’opposition, tout en conservant l’arrière-pensée de rendre plus tard hommage à la justice et à la vérité ; mais n’est-ce pas ainsi qu’on égare et qu’on pervertit l’opinion publique ? L’opinion ne se rend pas compte des subtilités d’une tactique dont elle ne reçoit pas la confidence, et, quand elle voit les premiers fonctionnaires de l’état proclamer par une décision solennelle que le roi tant accusé d’avoir dilapidé les ressources de la France a bien pu en effet les détourner à son profit, elle ne doute pas, elle commence par croire. Plus tard, ceux-là même qui ont favorisé cette croyance sans la partager perdront toute autorité pour la détruire, et ils trouveront la punition d’une première faiblesse dans l’impuissance même d’en maîtriser les résultats.

Louis-Philippe ressentit non pas le mal, mais bien plutôt l’injure qui lui était faite, et cependant il sut, comme toujours, imposer silence à la juste amertume de ses sentimens. « Ils semblent prendre à tâche, » m’écrivait-il à ce sujet, « de me faire regretter tout l’argent que j’ai employé à embellir et à augmenter le domaine qui a fait retour à l’état ; mais ils auront beau s’y donner du mal, ils ne parviendront pas à me faire repentir du bien que je leur ai fait. »

Pour nous qui ne dominons pas de si haut la calomnie, pour nous qui avons des devoirs à remplir, non pas envers nous-même, mais envers une grande mémoire, nous nous placerons en face des calomniateurs, et nous leur dirons en résumant la première partie de notre travail :

Vous aviez accusé Louis-Philippe d’astuce et de déloyauté ; ses correspondances les plus intimes vous ont répondu.

Vous aviez accusé Louis-Philippe d’égoïsme et d’avarice ; sa sollicitude pour d’augustes infortunes et sa munificence prodigue envers plusieurs de vos amis vous ont répondu.

Vous avez accusé Louis-Philippe d’avidité dans la question des dotations ; il vous a répondu en se montrant dans les conseils de son gouvernement roi constitutionnel bien plus que père de famille.

Vous avez accusé Louis-Philippe d’avoir dilapidé le domaine de la couronne ; il vous a répondu en dotant volontairement l’état de 48 millions et demi dont vos amis ont pris possession en 1848 au nom de la république.

Dans une dernière partie, nous poursuivrons cette lutte de la vérité contre l’erreur et la calomnie.


COMTE DE MONTALIVET.

  1. M. le comte d’Haussonville, gendre de M. le duc de Broglie.
  2. L’administration de la liquidation de l’ancienne liste civile et du domaine privé à laquelle j’ai été complètement étranger, et dont on ignore encore les résultats définitifs, fera bientôt connaître ce chiffre dans son exactitude précise. Jusque-là, c’est au moyen des anciens documens restés dans mes mains que je suis arrivé au chiffre minimum de trente-et-un millions.
  3. La Revue rétrospective était une publication qu’on peut caractériser plus ou moins sévèrement, mais que, pour ma part, je suis disposé à absoudre de toute complicité avec les passions du gouvernement provisoire. Les lettres du roi et les documens relatifs à la famille royale publiés par ce recueil ont été en fait le plus bel hommage que l’on pût rendre au patriotisme, à la loyauté, à la pureté de sentimens des princes exilés. C’est ainsi qu’après avoir lu la correspondance du roi des Français avec le roi des Belges de 1831 à 1834, il n’est plus permis de croire à la calomnie de la paix à tout prix, et qu’après avoir lu les lettres écrites par le roi Louis-Philippe à l’occasion des mariages espagnols, et surtout son exposé du 14 septembre 1846 à la reine des Belges, il est impossible, en France comme en Angleterre, de croire encore à l’accusation d’ambition de famille et de déloyauté envers un allié fidèle.
  4. L’article 5 de la loi du 9 décembre 1816 excluait à perpétuité du territoire français tous les membres ou alliés de la famille Buonaparte, sous la peine portée par l’article 91 du code pénal ainsi conçu : « L’attentat ou le complot dont le but sera d’exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres seront punis de la peine de mort, et les biens des coupables seront confisqués. » Le roi Louis-Philippe fit disparaître de cet article et de la législation française la peine de mort et la confiscation des biens. — Loi du 27 avril 1832, art. 12.
  5. Dupin, Traité des Apanages, troisième édition.
  6. Article 21, loi du 2 mars 1832.
  7. M. Couder, membre de l’Institut, et M. Alaux, directeur de l’école de Rome.
  8. Les deux Trianons sont compris dans les dépendances du palais de Versailles.
  9. Le tableau suivant en fait connaître le détail :
    Entretien des bâtimens et du système des eaux et grosses réparations indispensables 2,640,000 fr.
    Travaux neufs et extraordinaires 12,419,000 15,059,000 fr.
    Commandes, acquisitions et restaurations de peinture et de sculpture 6,625,000
    Acquisition et restauration de mobilier 1,810,000
    Total 23,494,000 fr.


    Ce tableau ne comprend ni les frais de garde et de surveillance journalière du musée, du palais et de ses dépendances, ni les dépenses des potagers, orangeries, pépinières, parcs et jardins, dont l’ensemble s’est encore élevé, pendant dix-sept années et demie, à plusieurs millions.

  10. Neuf tomes, dont le sixième en deux volumes, avaient déjà reproduit la plus grande partie du musée de Versailles ; le dixième tome, déjà commencé, devait être consacré aux portraits du règne de Louis XIV ; le onzième, aux portraits des règnes de Louis XV, de Louis XVI et de la révolution française ; le douzième, aux portraits du consulat, de l’empire et des règnes de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe ; le treizième, aux sculptures, et le quatorzième, aux résidences royales et aux plans ; enfin un quinzième volume de supplément devait être réservé pour les galeries et les salles qui pourraient être ultérieurement construites.
  11. Pour donner une idée de l’étendue de ces divers encouragemens, il suffira de dire que M. Gavard a payé pour les trois éditions in-f°, in-40 et in-8o seulement des Galeries historiques, et sans y comprendre en rien les dépenses relatives aux parties détachées et publiées à part :
    Au commerce de papier 456,000 fr
    Aux imprimeurs et typographes 70,000
    Aux imprimeurs en taille-douce 102,000
    Aux graveurs et aux dessinateurs environ 1,000,000
    Total 1,818,000 fr.
  12. Les travaux de Fontainebleau et de Saint-Cloud ont été exécutés sous l’habile direction de M. Dubreuil, architecte du roi.
  13. Cette chapelle fut construite par M. Jourdain, d’après les plans de son vénérable maître, M. Fontaine, dont le nom est si honorablement lié, par ses travaux, aux règnes de Napoléon et de Louis-Philippe.
  14. Tableau des dépenses extraordinaires et facultatives ordonnées par le roi dans les bâtimens de la couronne.
    Dépenses par détail du1err janvier 1831 au 24 février 1848.
    Dépenses en bloc pendant les cinq derniers mois de 1830 346,875 fr. 30 c.
    Palais des Tuileries 5,291,410 fr. 38 c.
    Palais du Louvre 1,507,967 fr. 87 c.
    Palais-Royal 1,408,667 fr. 14 c.
    Palais de Versailles, Trianon et dépendances, service des eaux de Versailles 12,118,278 fr. 39 c.
    Palais de Compiègne 409,510 fr. 28 c.
    Palais de Saint-Cloud et dépendances 4,157,624 fr. 54 c.
    Palais de Meudon 557,374 fr. 11 c.
    Palais de Fontainebleau et dépendances 3,431,914 fr. 68 c.
    Château de Pau 562,899 fr. 42 c.
    Chapelle Saint-Louis, près Tunis 218,389 fr. 56 c.
    Palais de l’Elysée-Bourbon 30,840 fr. 81 c.
    Manufactures royales 546,870 fr. 70 c.
    Bâtimens divers 1,592,849 fr. 18 c.
    Bâtimens forestiers 1,433,622 fr. 80 c.
    Total 33,615,095 fr.16 c.
  15. On ne lira pas sans intérêt le résumé général des travaux de cet immense réseau établi aux frais du roi sur toutes les forêts de la couronne.
    Première catégorie Nombre total des chemins forestiers de toute nature ouverts, prolongés ou redressés 701
    « Longueur totale 917,100 mètres, ou 229 lieues environ
    Deuxième catégorie Nombre de chemins vicinaux restaurés ou redressés, en tout ou en partie, aux frais du roi 129
    « Longueur totale 157,200 mètres, ou 39 lieues environ


    En tout, 830 chemins restaurés et complétés sur une étendue de 1,074,300 mètres, ou 269 lieues environ.

  16. De 1831 à 1848, le roi fit construire dix-sept corps-de-garde, soixante-six postes forestiers, et agrandir vingt-et-un autres postes : ce fut encore une dépense de 1,433,000 fr. dont l’état recueillera toits les fruits.
  17. Nous n’avons pas dû nous étendre davantage sur les travaux forestiers ordonnés par le roi ; cependant nous ne saurions abandonner ce sujet sans mentionner encore, au moins pour mémoire, la belle école d’arboriculture et de sylviculture qui a été fondée au centre du bois de Boulogne par les soins de M. le baron de Sahune, conservateur des forêts de la couronne pendant seize ans.
  18. Aux dépenses faites volontairement par le roi dans l’intérêt public exclusivement, il convient d’ajouter encore l’abandon gratuit de 3 hectares 46 ares 19 centiares du parc de Neuilly pour la construction des fortifications, qu’on peut évaluer à 200,000 fr., et, l’acquisition de divers terrains et servitudes faite au nom de la couronne et de l’état sur les fonds personnels du roi, ci… : 180,000 fr.
  19. Les dépenses extraordinaires faites aux frais de la liste civile dans les forêts de la couronne ont coûté 4,150,000 francs, ainsi que nous l’avons établi ; mais, comme déjà nous avons porté au compte des améliorations faites dans les bâtimens de la couronne une somme de 1,433,000 francs dépensée en constructions forestières, nous avons dû pour ne pas faire de double emploi, la retrancher du compte des dépenses d’amélioration, des forêts dans le tableau général des sacrifices faits par le roi.