◄   I III   ►


M. de Miraval ne s’était pas trompé dans ses conjectures ; les choses s’étaient passées à peu près comme il l’avait pensé. Le comte Horace de Penneville avait fait au Caire la connaissance d’une belle blonde, et pour la première fois de sa vie son cœur s’était pris. On s’était rencontré au New-Hotel ; dès les premiers jours, Mme Corneuil s’était mise en frais pour attirer sur elle les regards et les pensées du jeune homme. M. Corneuil ayant paru se ranimer et pouvant se passer de sa garde-malade, on avait profité de ce mieux trompeur pour visiter ensemble le musée de Boulaq, les souterrains du Serapeum, les pyramides de Gizeh et de Saqqarah. Horace avait pris au sérieux son métier de cicérone ; il s’était fait une affaire et un plaisir d’expliquer l’Égypte à Mme Corneuil, et Mme Corneuil avait écouté toutes ses explications dans un profond recueillement, avec une attention émue, à laquelle se mêlaient par intervalles d’aimables transports. Elle était comme saisie et toute palpitante ; au fond de ses yeux s’allumait une flamme sombre ; elle possédait mieux que personne l’art d’écouter avec les yeux. Elle n’avait fait aucune difficulté d’admettre que Moïse a vécu sous Rhamsès II ; elle avait paru charmée d’apprendre que la deuxième dynastie régna trois cent deux ans, que Menès était originaire de Thinis, et que la grande pyramide à degrés fut bâtie par Kékéou, le Céchoüs de Manéthon, par qui fut établi le culte du bœuf Apis, manifestation vivante du dieu Ptah. Elle éprouvait un enthousiasme de néophyte en se faisant initier aux sacrés mystères de la chronologie égyptienne ; elle déclara que c’était la plus belle des sciences et le plus doux des passe-temps ; elle jura d’apprendre à déchiffrer les hiéroglyphes.

Ce fut dans une visite au tombeau de Ti, à la clarté rougeâtre des torches, que l’événement se décida. Ils examinaient dans une sorte d’extase tous les tableaux gravés sur la paroi de chacune des chambres funéraires. Il en est un qui représente un chasseur assis dans une barque, au milieu d’un marais où nagent des hippopotames et des crocodiles. Comme ils se penchaient sur ces crocodiles, Mme Corneuil, absorbée dans sa contemplation, fit un faux mouvement, et sa joue frôla celle du jeune homme ; il sentit un frémissement qu’il n’avait jamais éprouvé. Elle sortit la première du tombeau ; en la rejoignant, il fut comme ébloui ; il découvrit tout à coup qu’elle avait un port de reine, des yeux bruns mêlés de fauve, les plus admirables cheveux du monde, qu’elle était belle comme un songe et qu’il l’aimait comme un fou.

Quelques semaines après, M. Corneuil avait rendu son âme à Dieu, en laissant toute sa fortune à sa femme, qui l’avait soigné, il faut le dire, avec une héroïque patience. La veille du jour où elle devait s’embarquer pour emmener à Périgueux un cercueil plombé, Horace lui demanda la faveur d’un instant d’entretien, et le soir, sur la terrasse du New-Hotel, sous le ciel étoilé d’Égypte, dans un air délicieux où flottaient les grandes ombres vagues des Pharaons, il lui fit l’aveu de sa passion et tenta de lui arracher la promesse qu’avant un an elle serait à lui pour la vie. Ce fut alors qu’il put connaître toute la délicatesse de ce cœur d’élite. Elle lui reprocha, les yeux baissés, l’excès de son amour, lui représenta que le mort n’était pas encore enterré, qu’il lui répugnait de marier les roses aux cyprès et les pensées amoureuses aux longs voiles de crêpe. Mais elle lui permit d’écrire et s’engagea elle-même à lui donner réponse dans six mois ; en le quittant, elle avait aux lèvres un demi-sourire infiniment pudique, mais fort encourageant. Il avait remonté le Nil ; il avait gagné la Haute-Égypte, heureux de passer ses mois d’attente dans la solitude d’une Thébaïde, où les journées ont plus de vingt-quatre heures ; on n’en a jamais trop pour déchiffrer des hiéroglyphes en pensant à Mme Corneuil. Les crocodiles devaient jouer un grand rôle dans cette histoire. Horace était à Kéri ou Crocodilopolis quand il reçut un billet parfumé et vraiment exquis, destiné à lui apprendre que la femme adorée passait l’été avec sa mère sur les bords du lac Léman, dans une pension située à quelques pas de Lausanne, et que, si le comte de Penneville s’y présentait, il n’aurait pas besoin de frapper deux fois à la porte pour qu’elle s’ouvrit. Il était parti comme une flèche, il était accouru d’une seule traite à Lausanne. Il avait écrit de là à Mme de Penneville une lettre de douze pages, où il lui racontait son heureuse aventure avec des effusions de tendresse et de joie bien propres à la désespérer.

L’oncle et la nièce employèrent toute leur soirée à causer, à délibérer, à discuter. Comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, on répétait jusqu’à vingt fois les mêmes choses ; cela n’avance à rien, mais cela soulage. M. de Miraval, qui prenait rarement les choses au tragique, s’appliquait à consoler la comtesse ; elle était inconsolable.

« En bonne foi, disait-elle, pouvez-vous espérer que j’envisage de sang-froid la perspective d’avoir pour bru une créature sortie on ne sait d’où, la fille d’un homme taré, une demoiselle de rien, qui a épousé un homme de peu et qui s’en est séparée pour aller courir la bague à Paris, une femme dont le nom a traîné dans la Gazette des tribunaux, une femme qui décrit des brouillards, qui compose des sonnets et qui, j’en suis certaine, a eu dix aventures au moins ?

— Je ne sais pas si le compte y est, répondait le marquis, mais il est certain qu’on a dit longtemps avant nous que les êtres les plus dangereux de cet univers sont les serpents à sonnettes et les femmes à sonnets. Il y a dix à parier contre un que celle-ci est une intrigante et que voilà une affaire bien désagréable.

— Horace, désolant Horace, s’écriait la comtesse, quel chagrin tu me causes ! Ce cher garçon a le cœur le plus noble, le plus généreux ; par malheur, il n’a jamais eu le sens commun ; mais pouvais-je m’attendre ?…

— Hélas ! oui, il fallait s’y attendre, interrompait le marquis. On ne saurait trop se défier des sagesses précoces ; elles finissent souvent par des catastrophes. Je t’ai dit cent fois, ma chère Mathilde, que ton fils m’inquiétait, qu’il nous ménageait quelque fâcheuse surprise. Nous naissons tous avec un certain fonds de folie à dépenser ; heureux qui le dépense en détail dans sa jeunesse ! Horace a tout gardé jusqu’à vingt-huit ans, capital et intérêts, et voilà, le beau fruit de ses économies. Les petites folies multipliées sauvent des grandes ; quand on n’en fait qu’une, elle est presque toujours énorme et le plus souvent irréparable. J’ai su me servir de ma jeunesse, moi qui te parle ; j’aurais cru manquer à mes devoirs les plus sacrés si je l’avais laissée en friche. A vingt-deux ans, les femmes n’avaient plus grand’chose à m’apprendre ; je savais par cœur ce bel animal.

— Ah ! mon oncle, permettez ! s’écria la comtesse un peu scandalisée.

— Mille excuses. Je voulais seulement te faire entendre que, grâce à des expériences répétées, j’avais terminé mon apprentissage avant l’âge où l’on se marie, et que, si j’avais rencontré une Mme Corneuil, je me serais donné beaucoup de peine pour lui plaire ; mais du diable si j’aurais songé à l’épouser ! »

Mme de Penneville présenta au marquis une tasse de thé, qu’elle avait sucrée de sa blanche main, et elle lui dit d’une voix caressante :

« Mon cher oncle, vous seul pouvez nous sauver.

— Et le moyen ? demanda-t-il.

— Horace a pour vous tant de respect, tant de déférence ! Vous avez toujours exercé une grande autorité sur lui.

— Bah ! nous ne vivons plus sous le régime autoritaire.

— Aussi bien, vous lui avez toujours permis de se considérer comme votre héritier ; cela vous crée des droits, ce me semble.

— Allons donc ! les garçons qui comme ton fils voyagent dans les espaces renoncent facilement à un héritage. Qu’est-ce que cent mille livres de rente au prix d’un joli scarabée, emblème de l’immortalité ?

— Mon oncle, mon cher oncle, je suis persuadée que, si vous consentiez à partir pour Lausanne… »

Le marquis fit un bond :

« Seigneur Dieu ! dit-il, Lausanne est bien loin. »

Et il poussa un soupir en pensant à la terrasse de son cercle.

« Résignez-vous à cette corvée, et je vous en serai à jamais reconnaissante. Vous ferez entendre raison à ce cher enfant.

— Ma chère Mathilde, je relis quelquefois mes poètes latins. J’en connais un qui a dit que le propre de l’amour est de déraisonner, et que prêcher la raison à un amoureux, autant vaut lui demander d’extravaguer avec sagesse, ut cum ratione insaniat.

— Horace a du cœur. Vous lui représenterez que ce mariage me réduirait au désespoir.

— Il s’en doute, ma chère, puisqu’il n’a pas osé venir t’embrasser en arrivant d’Égypte, et sois sûre qu’il ne viendra pas avant que tu lui aies donné ton consentement. On a beau aimer et respecter sa mère, quand un homme est vraiment allumé… Et il l’est bien, juste ciel ! Sa lettre en fait foi ; c’est une prose qui sent la fièvre et qui brûle le papier. »

Mme de Penneville s’approcha du marquis, caressa doucement ses cheveux blancs, et lui passant ses bras autour du cou :

« Vous êtes si habile ! vous avez l’esprit si délié ! On assure que vous avez rempli autrefois des missions infiniment délicates, dont vous vous êtes acquitté à votre gloire.

— Câline, négocier avec un gouvernement est chose plus aisée que de traiter avec un amoureux conduit par une intrigante.

— Vous ne me ferez jamais croire que rien vous soit impossible.

— Tu as juré de me piquer au jeu, lui dit-il. Et bien ! soit, l’entreprise mérite d’être tentée. Mais, à propos, as-tu déjà répondu à la formidable épître que tu viens de me lire ?

— Je n’ai rien voulu faire sans m’être concertée avec vous.

— Tant mieux, rien n’est compromis, l’affaire est entière. Allons, je te dirai demain si je me décide à partir pour Lausanne. »

La comtesse remercia chaudement M. de Miraval. Elle le remercia plus chaudement encore le lendemain, quand il lui annonça qu’il avait pris son parti et qu’il la priait de le faire conduire à la gare. Elle l’accompagna pour s’assurer qu’il ne se ravisait pas, et elle lui dit en chemin :

« Voilà un voyage que toutes les mères de famille glorifieront ; mais, s’il vous plaît, quand vous serez là-bas, donnez-moi souvent de vos nouvelles.

— Oui, je t’en donnerai, répondit-il, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que tu ne croiras pas un mot de ce que je t’écrirai.

— Que voulez-vous dire ?

— J’exige aussi, continua-t-il, que tu me répondes comme si tu me croyais et que tu envoies mes lettres à Horace, en lui recommandant le secret.

— Je vous comprends de moins en moins.

— Qu’est-ce donc qu’une femme qui ne comprend pas ? Les lettres ostensibles, c’est le fond de la diplomatie. Après tout, il n’est pas nécessaire que tu me comprennes ; l’essentiel est que tu te conformes scrupuleusement à mes instructions. Adieu, ma chère ! je m’en vais où m’envoient le ciel et tes chatteries. Si je ne réussis pas, cela prouvera que nos amis les républicains ont eu raison de me mettre à la retraite. »

Cela dit, il embrassa sa nièce et monta en wagon. Vingt-quatre heures plus tard, il arrivait à Lausanne, où son premier soin fut, après avoir retenu une chambre à l’hôtel Gibbon, de se procurer tout un attirail de pêche. Là-dessus, fatigué du voyage, il dormit six heures durant. Dès qu’il se fut réveillé, il dîna, et, dès qu’il eut dîné, il se fit conduire en voiture à la pension Vallaud, située à vingt minutes de Lausanne, sur le penchant de l’un des plus beaux coteaux du monde. Cette charmante villa, convertie depuis peu en hôtellerie, se composait d’une maison commune, où le comte de Penneville occupait un appartement, et d’un joli chalet isolé qu’habitaient Mme Corneuil et sa mère. Le chalet et la maison commune étaient séparés ou, si l’on aime mieux, réunis par un grand parc bien ombragé, qu’Horace traversait plusieurs fois par jour en se disant : « Quand donc vivrons-nous sous le même toit ? » Mais il faut savoir attendre son bonheur.

En ce moment, Horace, la plume à la main, travaillait à sa grande Histoire des Hycsos ou des Pasteurs ou des Impurs, c’est-à-dire de ces terribles nomades chananéens qui, deux mille ans avant l’ère chrétienne, dérangés dans leurs campements par les invasions élamites des rois Chodornakhounta et Chodormabog, envahirent à leur tour la vallée du Nil, la mirent à feu et à sang et occupèrent pendant plus de cinq siècles le centre et le nord de l’Égypte. Fort de son érudition, riche de documents nouveaux péniblement recueillis par lui, il avait entrepris de démontrer par des témoignages irréfragables que le Pharaon sous lequel Joseph devint ministre était bien Apophis ou Apépi, roi des Hycsos, et il se flattait de le prouver si bien que désormais il serait impossible aux esprits les plus prévenus de soutenir le contraire. Quelques mois auparavant, il avait envoyé, du Caire à Paris, les premiers chapitres de son histoire, dont lecture fut faite à l’Institut ; sa thèse avait scandalisé quelques égyptologues ; d’autres y trouvaient du bon, et l’un d’eux lui avait écrit à ce propos : « Voilà un début qui promet. Macte animo, generose puer. »

Vêtu d’une sorte de burnous en laine blanche, le cou libre, les cheveux en désordre, il était accoudé sur une table ronde, en face d’une écritoire dont le couvercle était surmonté d’un sphinx, et sa figure exprimait le contentement du cœur uni à la parfaite sérénité de la conscience. Au milieu de la table s’épanouissait une belle rose pourpre, presque noire, qu’il avait mise tremper dans un verre et dans laquelle une statuette en faïence bleue, qui représentait une déesse égyptienne au visage de chatte, plongeait indiscrètement, sans se dérider, son museau rébarbatif. Horace contemplait par instants ce museau, qui lui était cher, et cette rose, que Mme Corneuil avait cueillie pour lui il n’y avait pas une heure ; par instants aussi, tournant ses yeux vers sa fenêtre toute grande ouverte, il s’apercevait que la lune, alors dans son plein, projetait dans les eaux frissonnantes du lac une longue traînée de paillettes d’or. Mais, par une grâce d’état, il ne laissait pas d’être tout entier à son travail, il n’avait aucune distraction, il appartenait aux Hycsos. La lune, la rose, Mme Corneuil, la déesse à la tête de chatte, le sphinx qui surmontait l’écritoire, les Impurs et le roi Apépi, tout cela se mariait, se confondait intimement dans sa pensée. Les bienheureux du paradis voient tout en Dieu et peuvent penser à tout sans se distraire un seul moment de leur idée, qui est éternelle. Le comte Horace était tout à la fois à Lausanne, dans le voisinage d’une femme dont l’image ne le quittait pas, et en Égypte, deux mille ans avant Jésus-Christ, et son bonheur était parfait comme son application.

Il venait d’écrire cette phrase : « Considérez les sculptures de l’époque des Pasteurs, examinez avec soin et sans parti pris ces figures anguleuses, aux pommettes très saillantes, et, si vous êtes de bonne foi, vous conviendrez que la race des Hycsos n’était pas purement sémitique, mais qu’elle était fortement mélangée d’éléments touraniens. »

Satisfait de sa conclusion, il interrompit une seconde son travail, posa la plume, et, attirant à lui la rose pourpre, il la pressa sur ses lèvres ; mais il entendit frapper à sa porte. Il remit précipitamment la rose dans son verre, et d’un ton d’humeur il cria : Entrez ! La porte s’ouvrit. M. de Miraval entra. La figure d’Horace se rembrunit ; cette apparition inattendue le consterna : il se sentit comme subitement expulsé de son paradis. Hélas ! la vie la plus heureuse n’est qu’un paradis intermittent.

Le marquis, immobile sur le seuil, salua gravement son neveu, en lui disant :

« Eh quoi ! je te dérange ? Tu n’as jamais su dissimuler tes impressions.

— Ah ! mon oncle, répondit-il, comment pouvez-vous croire ?… Je vous avoue que je ne m’attendais pas… Mais, je vous prie, par quel hasard ?…

— Je fais un voyage en Suisse. Pouvais-je passer à Lausanne sans venir te voir ?

— Convenez, mon oncle, que vous ne passez pas, reprit Horace ; convenez que vous êtes beaucoup plus qu’un passant, que vous arrivez ici tout exprès.

— Tout exprès, tu l’as dit, mon garçon, repartit M. de Miraval.

— C’est donc à un ambassadeur que j’ai l’honneur d’avoir affaire ?

— Oui, à un ambassadeur, très ferré sur l’étiquette et qui demande qu’on le reçoive avec tous les égards qui lui sont dus et selon toutes les règles du droit des gens. »

Horace s’était remis de son trouble ; il s’arma de philosophie, fit bonne mine à mauvais jeu. Avançant un siège au marquis :

« Asseyez-vous là, monsieur l’ambassadeur, lui dit-il, dans le meilleur de mes fauteuils. Mais, au préalable, embrassons-nous, mon cher oncle. Si je ne me trompe, il y a deux ans bien comptés que nous n’avons eu le plaisir de nous voir. Que pourrais-je vous offrir, pour vous être agréable ? Je crois me souvenir que vous avez quelque goût pour le champagne frappé, que c’est votre boisson favorite. Oh ! n’allez pas vous imaginer que nous soyons ici dans un pays de sauvages ; on y trouve tout ce qu’on veut ; vous serez satisfait à l’instant. »

Il tira à ces mots un cordon de sonnette : un domestique parut ; il lui donna ses ordres, qui furent promptement exécutés, quoiqu’on accuse les Vaudois d’être un peu lents.

Cependant M. de Miraval contemplait son neveu avec une satisfaction mêlée d’un sourd dépit. Il lui sembla que ce beau garçon bien découplé avait encore embelli. Sa barbe courte était du plus beau noir ; ses traits, jadis un peu mous, avaient pris de la fermeté, de l’accent ; ses yeux, d’un gris bleuâtre, s’étaient allongés ; son teint s’était hâlé, basané, et cette couleur brune lui allait à merveille. Son sourire, plein de douceur et de mystère, était charmant ; on eût dit ce sourire indéfinissable que les sculpteurs égyptiens, dont la Grèce a eu de la peine à surpasser le génie, imprimaient souvent aux lèvres de leurs statues. Tel sphinx du musée du Louvre aurait reconnu Horace à son air de famille et l’eût avoué pour son parent. Il est tout naturel que l’on prenne le teint des pays que l’on habite et quelquefois aussi le visage des choses qu’on aime.

« Maître sot ! pensait le marquis tout fâché, tu as la plus fière tournure, la plus belle tête du monde, et voilà tout ce que tu en sais faire. Ah ! si à ton âge j’avais eu les yeux, le sourire que voici, quel parti j’en aurais tiré ! Non, aucune femme n’aurait pu me résister… Mais toi, que répondras-tu à la Providence quand elle te demandera compte de tous les dons qu’elle t’a faits ? Tu lui diras : Je m’en suis servi pour épouser Mme Corneuil… Eh ! maître sot, te dira-t-elle, tu as sottement commencé par où les autres finissent ! »

Horace était à mille lieues de deviner les secrètes réflexions de M. de Miraval. Après l’émotion désagréable du premier moment, il était rentré dans son naturel, et son naturel était d’avoir du plaisir à revoir son oncle, car il l’aimait beaucoup. A vrai dire, l’ambassadeur lui plaisait peu, et il était résolu à ne point le ménager ; mais, quand on est sûr de sa volonté, on ne craint pas les objections, et il savait d’avance qu’il aurait réponse à tout. Aussi attendait-il l’ennemi de pied ferme, et, comme l’ennemi buvait du champagne et ne se pressait pas de commencer l’attaque, il marcha au-devant de lui.

« Et d’abord, mon cher oncle, lui dit-il, donnez-moi bien vite des nouvelles de ma mère.

— Je voudrais t’en donner de bonnes, répondit le marquis. Mais tu sais que sa santé nous inquiète, et tu conviendras que la lettre qu’elle a reçue de toi…

— Ma lettre l’a chagrinée !

— Là, tu le demandes ?

— J’aime tendrement ma mère, répliqua Horace d’un ton vif ; mais je l’ai toujours connue la plus raisonnable des femmes. Apparemment, je m’y serai mal pris, je lui récrirai dès demain, je me fais fort de la réconcilier avec mon bonheur.

— Si tu m’en crois, tu n’écriras plus ; on ne guérit pas le mal par le mal. Assurément, ta mère désire ton bonheur ; mais le projet extravagant dont tu lui as fait confidence… Extravagant te blesse ? Je retire extravagant… Je voulais dire que le projet un peu bizarre… Allons, je retire aussi bizarre. C’est ainsi qu’on en use à la Chambre, et il ne faut pas être plus fier qu’un député. Bref, ce projet, qui n’est ni extravagant ni bizarre, inspire à ta mère les plus vives inquiétudes, et tu ne triompheras pas de ses objections.

— Elle vous a chargé de me les faire connaître ?

— Dois-je te présenter mes lettres de créance ?

— C’est inutile, mon oncle. Parlez, dites-moi à cœur ouvert tout ce qu’il vous plaira, ou plutôt, si vous êtes bien inspiré, ne dites rien, car, je vous en avertis, vous dépenserez votre éloquence en pure perte, et je sais que vous n’avez jamais aimé à perdre vos paroles.

— Il faudra pourtant que tu te résignes à m’entendre. Tu ne prétends pas, je pense, que j’aie fait pour rien cent grandes lieues tout courant. Mon discours est prêt, tu le subiras.

— Jusqu’au matin, s’il le faut, repartit Horace. Ma nuit vous appartient.

— Merci… Et maintenant, commençons par le commencement. Ce qui vient de se passer ne m’a pas seulement affligé, mais cruellement humilié. Je me flattais de connaître les hommes, et j’étais fier de ma science. Or je dois avouer, à ma confusion, que je me suis absolument mépris sur ton compte. Comment ! c’est toi, mon fils, toi que je croyais le garçon le plus sensé, le plus réfléchi, le plus tranquille de la terre, c’est toi qui tout à coup t’avises de jeter l’épouvante dans le sein de ta famille par une décision !…

— Extravagante et bizarre, interrompit Horace.

— Puisque je t’ai dit que j’avais retiré ces deux mots ! Mais, oui ou non, ce projet de mariage ne ressemble-t-il pas à un coup de tête ?

— Dois-je vous répondre article par article ? s’écria-t-il, ou préférez-vous me réciter d’abord votre discours tout entier d’une seule haleine ?

— Non, ce serait trop fatigant. Réponds tout de suite.

— Eh bien ! mon cher oncle, sachez que vous ne vous êtes jamais mépris sur mon compte, et que ce prétendu coup de tête est précisément l’acte le plus sensé, le plus réfléchi que m’ait jamais inspiré mon bon génie, un acte où j’ai mis à la fois tout mon cœur et toute ma raison.

— Quoi donc ! tu me défendras de m’étonner que l’héritier d’un beau nom et d’une belle fortune, qu’un comte de Penneville, qui pouvait choisir dans son monde parmi cinquante jeunes filles vraiment dignes de lui, refuse tous les partis que sa mère lui proposait et qu’il se ravise subitement pour épouser… qui ? une madame… je t’en prie, Horace, comment s’appelle-t-elle ? Je ne peux jamais retenir ce diable de nom.

— Elle s’appelle Mme Corneuil, pour vous servir, répliqua Horace d’un ton pincé. Je suis désolé que son nom vous déplaise, mais ne vous donnez pas la peine de l’incruster dans votre mémoire. Dans deux mois d’ici, vous l’appellerez tout simplement la comtesse Hortense de Penneville.

— Peste ! comme tu y vas ! Ce n’est pas encore fait.

— Nous avons échangé nos paroles, mon oncle. Tenez la chose pour faite, car je vous défie bien de la défaire. »

M. de Miraval remplit et vida de nouveau son verre ; puis il reprit :

« Ne t’échauffe pas, ne t’emporte pas. Je ne voudrais pour rien au monde te désobliger ; mais je suis si étonné, si surpris… Dis-moi, qu’est-ce donc que cette statuette en faïence bleue coiffée d’un grand nimbe, à la taille fine, au museau de chatte, qui tient dans sa main droite je ne sais quelle façon de guitare ?

— Ce n’est pas une guitare, mon oncle, c’est un sistre, symbole de l’harmonie du monde. Eh quoi ! vous ne reconnaissez pas dans cette statuette la déesse Sekhet, la Bubastis des auteurs grecs, qu’on avait surnommée la grande amante de Ptah, divinité tour à tour bienfaisante et vengeresse, qui, selon toute apparence, représentait la radiation solaire dans sa double fonction ?

— Mille excuses, je crois me la remettre. Et cette rose qu’elle semble flairer d’un air malveillant… Ah ! cette rose, je n’ai plus besoin de demander d’où elle vient.

— Eh ! oui ! elle m’a été donnée par cette femme dont il est impossible de se rappeler le nom.

— Mais permets, je le sais très bien, ce nom… Mme Corneuil… N’est-ce pas Corneuil ? Eh bien ! mon doux ami, ne te semble-t-il pas que la déesse Sekhet ou Bubastis, qui représente la radiation solaire, attache des yeux courroucés, flamboyants d’indignation sur la rose pourpre, et qu’elle maudit la rivale que tu as eu l’insolence de lui préférer ? Prends-y garde, les roses se fanent ; les roses et celles qui les donnent ne vivent qu’un jour ; les déesses sont immortelles et leurs rancunes aussi.

— Rassurez-vous, mon oncle, répliqua Horace en souriant. La déesse Sekhet regarde cette fleur d’un œil fort doux. Si vous l’interrogiez, elle vous dirait : Les cinquante héritières que vous avez proposées au comte de Penneville sont toutes ou la plupart de sottes créatures, à l’esprit court et futile, uniquement occupées de chiffons et de misères ; aussi je l’approuve fort d’avoir dédaigné ces poupées et de vouloir épouser une femme comme il y en a peu, une femme dont l’intelligence est aussi distinguée que son cœur est aimant, une femme qui adore l’Égypte et à laquelle il tarde d’y retourner, une femme qui ne sera pas seulement pour votre neveu la plus douce des sociétés, mais qui s’intéressera passionnément à ses travaux, qui l’aidera de ses conseils, qui sera la confidente de toutes ses pensées…

— Et qui méritera d’être un jour de l’Institut comme lui, interrompit M. de Miraval. Ce sera charmant de vous y voir entrer bras dessus bras dessous. Horace, je renonce à te réciter la fin de mon discours. Permets-moi seulement de t’adresser une ou deux questions. Voyons, où cet inconcevable accident s’est-il produit ? Où donc ce fier Hippolyte ?… Oh ! mais, je le sais ; ta mère m’a raconté que c’était à Memphis, au fond d’une cave.

— Ma mère n’a pas été discrète, répondit Horace ; mais soit ! c’était au fond d’une cave. Nous appelons cela un hypogée.

— Va pour l’hypogée. Mes idées se débrouillent ; je me rappelle à présent que c’était dans le tombeau du roi Ti.

— Ti n’était pas un roi, mon oncle, répliqua-t-il sur un ton d’indulgente mansuétude. Ti était un des grands feudataires, un des barons de quelque souverain de la quatrième dynastie, laquelle régna deux cent quatre vingt-quatre ans, ou peut-être de la cinquième, qui, vraisemblablement, fut aussi memphite.

— Dieu me préserve de soutenir le contraire ! Vous voilà donc dans ce tombeau. Illuminée par l’amour, Mme Corneuil déchiffra couramment une inscription hiéroglyphique, et, touché de ce beau miracle, tu tombas à ses pieds.

— Ces miracles ne se font pas, mon oncle. Mme Corneuil ne lit pas encore les hiéroglyphes, mais un jour elle les lira.

— Et c’est pour cela que tu l’aimes, malheureux ?

— Je l’aime, s’écria Horace avec feu, parce qu’elle est admirablement belle, parce qu’elle est charmante, parce qu’elle est adorable, parce qu’elle a toutes les grâces, et qu’auprès d’elle toute femme me paraît laide. Oui, je l’aime, je lui ai donné pour jamais mon cœur et ma vie ; tant pis pour qui ne me comprend pas.

— Peste ! voilà parler, repartit M. de Miraval, et voilà de l’amour. Mais, mon cher enfant, je ne te reproche pas d’aimer cette femme ; libre à toi. Ce qui me fâche, c’est que tu veux l’épouser. Eh ! grand Dieu ! où en serions-nous si l’on était tenu d’épouser toutes les femmes qu’on aime ?… Voyons, entre quatre yeux, est-ce donc une vertu si farouche ? »

Horace fronça le sourcil et répondit sèchement :

« Assez, mon oncle ! Ah ! je vous prie, pas un mot de plus.

— A vrai dire, je ne sais rien, poursuivit le marquis ; je n’y étais pas. Mais ta mère, paraît-il, a pria des informations, et les mauvaises langues prétendent…

— Assez, vous dis-je, répéta Horace en haussant la voix. Si tout autre que vous me parlait sur ce ton d’une femme pour qui mon estime égale ma tendresse, d’une femme qui est digne de tous les respects, il aurait ma vie ou j’aurais la sienne.

— Tu comprends bien que je n’ai aucune envie de me battre avec toi, ô mon unique héritier ! Dame ! que deviendrait l’héritage ? Puisque tu me le dis, je demeure convaincu que Mme Corneuil est une personne absolument irréprochable ; mais où diable ta mère a-t-elle pris ses renseignements ? Elle assure que c’est tout simplement une ambitieuse, voire une intrigante, et que son rêve… Là, es-tu bien sûr que cette femme ne soit pas de la race des habiles ? Es-tu bien sûr qu’elle s’intéresse sincèrement, passionnément aux exploits des Pharaons et au dieu Anubis, conducteur des âmes ? Es-tu bien sûr que les petits moyens ne produisent pas quelquefois de grands effets et qu’elle n’ait pas joué là-bas, dans le caveau de Ti, qui n’était pas roi, mais baron, une petite comédie dont un égyptologue de ma connaissance a été la dupe ? J’imagine, quant à moi, que le beau garçon que voici, eût-il le nez de travers, les yeux ternes et le regard louche, Mme Corneuil l’aimerait encore, par l’excellente raison que Mme Corneuil a mis dans son bonnet de s’appeler un jour comtesse de Penneville.

— Vraiment, vous me faites pitié, mon oncle, et je suis bien bon de vous répondre. Prêter de misérables calculs d’intérêt et de vanité à une pareille femme, à l’âme la plus fière, la plus noble, la plus pure ! Tenez, vous devriez rougir de vous abuser à ce point. Elle m’a raconté toute sa vie, jour par jour, heure par heure. Dieu sait qu’elle n’a rien à cacher ! Pauvre sainte créature, mariée toute jeune et malgré elle, par la tyrannie de son père, à un homme qui n’était pas digne de toucher du doigt le bas de sa robe ! Et pourtant elle lui a tout pardonné. Si vous saviez avec quelle tendre sollicitude elle l’a soigné dans ses derniers moments !

— Mais il me semble, mon bel ami, qu’elle a été récompensée de ses peines, puisqu’il lui a laissé sa fortune.

— Et à qui donc l’aurait-il laissée ? N’avait-il pas beaucoup à réparer ? Non, jamais femme n’a tant souffert et ne fut plus digne d’être heureuse. Une seule chose l’aidait à supporter le dur fardeau de ses chagrins. Elle était intimement persuadée qu’un jour elle rencontrerait un homme capable de la comprendre et dont l’âme serait à la mesure de la sienne. — Oui, me disait-elle l’autre soir, je croyais en lui, j’étais sûre qu’il existait, et la première fois que je vous ai vu, il m’a semblé que je vous reconnaissais et je me suis dit : Ne serait-ce pas lui ?… Mon oncle, lui et moi, nous sommes le même homme, et ce sera la gloire de ma vie. Elle m’aime, vous dis-je, elle m’aime, vous n’y changerez rien, et brisons là, s’il vous plaît. »

Le marquis passa deux fois ses mains dans ses cheveux blancs et s’écria :

« Je te déclare, Horace, que tu es le plus candide des ingénus et le plus naïf des amoureux.

— Je vous affirme, mon oncle, que vous êtes le plus obstiné et le plus incurable des sceptiques.

— Horace, j’atteste le sphinx que voici et le museau de la déesse Sekhet que la poésie est la maladie des gens qui n’ont pas vécu.

— Et moi, mon oncle, je prends à témoin la lune que voilà et cette rose pourpre, qui vous regarde en se moquant de vous, que le scepticisme est le châtiment de ceux qui ont peut-être abusé de la vie.

— Et moi, je te jure par ce qu’il y a de plus sacré, par le grand Sésostris lui-même…

— Oh ! mon oncle, comme vous tombez mal ! Je sais bien qu’on ne peut pas vous en vouloir, vous n’avez guère étudié l’histoire d’Égypte, ce n’est pas votre affaire ; mais apprenez que, s’il y a jamais eu dans ce monde une réputation surfaite et même usurpée, ce fut celle de l’homme que vous appelez le grand Sésostris et qui au demeurant s’appelait Ramsès II. Jurez, si vous le voulez, par le roi Chéops, vainqueur des Bédouins ; jurez par Menès, qui bâtit Memphis ; jurez par Aménophis III, dit Memnon, ou, si vous l’aimez mieux, par Snéfrou, avant-dernier roi de la troisième dynastie, qui soumit les tribus nomades de l’Arabie Pétrée ; mais apprenez que votre grand Sésostris était en somme un homme fort médiocre, d’un mérite très mince, qui a poussé la vanité jusqu’à faire effacer sur les monuments le nom des souverains ses prédécesseurs, pour y substituer la sien, ce qui a fait prendre le change aux esprits légers, à Diodore de Sicile tout particulièrement, et introduit dans l’histoire les plus déplorables erreurs. Votre Sésostris, bon Dieu ! il n’a jamais vécu que sur un exploit de ses jeunes années. Soit adresse, soit bonheur, il était parvenu à sortir d’une embuscade vie et bagues sauves. Voilà la belle prouesse qu’il a fait retracer cent et cent fois sur les parois de tous les édifices construits sous son règne ; ce fut là son éternel Valmy, son sempiternel Jemmapes. Je vous le demande, quelles conquêtes a-t-il faites ? Il opéra des razzias de nègres, parce qu’il avait besoin de maçons ; il fit la chasse à l’homme dans le Soudan, et son seul titre de gloire est d’avoir eu cent soixante-dix enfants, dont soixante-neuf fils.

— Diable ! c’est bien quelque chose que cela… Mais enfin, qu’en veux-tu conclure ?

— J’en conclus, répondit Horace, à qui l’incident avait fait perdre de vue le principal, j’en conclus que Sésostris… Non, reprit-il, j’en conclus que j’adore Mme Corneuil et qu’avant trois mois elle sera ma femme. »

Le marquis se leva brusquement, en s’écriant :

« Horace, mon héritier et mon petit-neveu, viens dans mes bras ! »

Et comme Horace, immobile, le regardait d’un air interdit :

« Faut-il te le répéter ? Viens dans mes bras, continua-t-il, je suis content de toi. Vrai, ta passion me rajeunit. J’aime la jeunesse, l’amour et la candeur. Je croyais que tu n’avais pour cette femme qu’une fantaisie, un caprice de tête, je vois que ton cœur est pris, et on ne peut mieux faire que d’écouter la voix de son cœur. Pardonne-moi mes sottes questions et mes objections impertinentes. Ce que j’en ai dit, c’était pour l’acquit de ma conscience. Ta mère m’avait fait ma leçon, je l’ai répétée comme un perroquet. Il ne faut pas leur en vouloir à ces pauvres mères ; leurs scrupules sont toujours respectables. La tienne…

— Oh ! vous touchez là à l’endroit sensible et douloureux, interrompit le jeune homme. Mais je saurai bien la ramener, je lui écrirai dès demain.

— Encore un coup, n’écris pas ; ta prose n’a pas le don de lui plaire. Mais elle a beaucoup de confiance en moi. Ma parole aura du poids. Mon fils, me voilà tout prêt à passer à l’ennemi ; si l’aimable femme qui demeure ici près est vraiment ce que tu dis, je serai ton avocat auprès de ta mère, et nous lui ferons entendre raison. Veux-tu me présenter à Mme Corneuil ! Je lui tâterai le pouls, et je te promets…

— Êtes-vous bien sincère, mon oncle ? lui demanda Horace, en le regardant d’un air de défiance et de défi. Puis-je compter sur votre parfaite loyauté ? Vous ne chercherez pas ?…

— Foi d’oncle et de gentilhomme ! interrompit à son tour le marquis.

— En ce cas, embrassons-nous, et cette fois sera la bonne, » répondit Horace, en prenant la main qu’il lui tendait.

L’oncle et le neveu restèrent quelque temps encore à causer comme de bons amis. Il était près de minuit, quand M. de Miraval se souvint que sa voiture l’attendait sur le chemin pour le ramener à son hôtel. Il se leva et dit à Horace :

« Il est donc convenu que tu me présenteras demain ?

— Oui, mon oncle, à deux heures précises.

— C’est ton heure, l’heure où tu la vois ?

— C’est une de mes heures. Je ne travaille jamais entre le déjeuner et le dîner.

— Et tout cela est réglé comme du papier de musique. Tu as raison, il faut mettre de la méthode en toute chose, même dans l’amour, et tout faire avec poids, nombre et mesure. J’ai connu un philosophe qui disait que la mesure est la plus belle définition de Dieu… Mais, à propos, j’ai fait ma sieste cette après-midi, et je n’ai plus sommeil. Prête-moi un livre qui me tiendra compagnie dans mon lit. Tu possèdes sans doute les œuvres de Mme Corneuil ?

— En doutez-vous ?

— Ne me donne pas son roman, je l’ai déjà lu.

— C’est un pur chef-d’œuvre, dit Horace.

— Pour mon goût, il y a un peu trop de brouillard là-dedans. Mais le bruit court qu’elle a publié des sonnets.

— Ce sont de vrais bijoux, s’écria-t-il.

— Et un Traité sur l’apostolat de la femme.

— O l’admirable livre ! s’écria-t-il encore.

— Prête-moi le Traité et les sonnets. Je les lirai cette nuit, pour me préparer à l’entrevue de demain. »

Horace se mit aussitôt en quête des deux volumes, qu’il eut beaucoup de peine à retrouver. A force de s’agiter, il les découvrit enfin sous un gros tas d’in-quarto qui les écrasaient de leur terrible poids. Il dit à son oncle en les lui présentant :

« Soignez-les comme la prunelle de vos yeux. C’est elle qui ma les a donnés.

— Sois sans inquiétude, je sens le prix de ce trésor, » lui répondit le marquis.

Et du même coup il s’avisa que le Traité n’était coupé qu’à moitié et que le volume de sonnets ne l’était pas du tout, ce qui fit naître dans son esprit plusieurs réflexions qu’il garda soigneusement pour lui.

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