Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 423-435).

CHAPITRE XLII

Dépouillement du cachalot. — Fuite du chacal. — Son retour. — Le cormoran. — Les perles. — Histoire de expédition entreprise par Fritz pour trouver l’Anglaise. — Dangers qu’il court. — Heureux résultat de son voyage.

Le déjeuner fini, je fis remarquer qu’il fallait s’occuper de notre cachalot, parce qu’il était à craindre, sans cela, que la chaleur du soleil n’en corrompît en peu de temps les chairs. François demanda si le cachalot était meilleur à manger que la baleine ; je lui répondis négativement, mais j’ajoutai que sa capture nous offrait une excellente occasion de nous approvisionner de cette substance huileuse que l’on appelle blanc de baleine, et qui sert à une foule d’usages : il se trouve dans plusieurs cavités de l’énorme tête, et en si grande abondance, qu’un seul poisson en a souvent fourni vingt barils. « Mon unique embarras, ajoutai-je, est de savoir où nous le mettrons : nous ne manquons pas, à la vérité, de sacs ; mais pour des barils, nous n’en avons point apporté avec nous. »

Jenny prit ici timidement la parole, et demanda la permission de donner son avis. Elle nous engagea à essayer de nous servir de sacs de chanvre. « En Angleterre, dit-elle, les tuyaux des pompes à incendie sont faits de cette matière, et il n’est pas probable que le blanc de baleine soit plus liquide que de l’eau. »

Cette idée me parut fort bonne, et je résolus de la mettre sur-le-champ à exécution. Je fis donc rassembler nos sacs vides, je les laissai d’abord tremper dans la mer, puis je les battis sur une pierre plate pour en serrer davantage les mailles. Je les garnis ensuite intérieurement de rameaux flexibles jusqu’à l’ouverture, qui, ainsi, resta béante et permit facilement l’introduction du liquide. Cette opération nous prit deux heures : quand elle fut terminée, nous nous embarquâmes pour le banc de sable ; mais Jenny et ma femme restèrent dans l’île sous la protection de Turc.

Nous arrivâmes bientôt à la place où le cachalot était encore couché à sec sur le sable, et nos chiens s’empressèrent d’y courir au grand galop ; mais à peine nous étions-nous mis en devoir de les suivre, que nous entendîmes, derrière la vaste masse, un si grand bruit de grognements, d’aboiements et de hurlements, que nous commençâmes à craindre que nos braves gardiens n’eussent engagé un combat avec quelques ennemis encore invisibles pour nous. Nous ne tardâmes pas, en effet, à découvrir qu’une bande tout entière de loups s’était logée dans le corps du cachalot, d’où les chiens s’efforçaient de la faire déguerpir. Deux loups avaient déjà mordu la poussière, deux autres se défendaient à grand’peine contre Braun et Falb ; le reste se sauvait à toutes jambes par un endroit où la mer était guéable. Nous reconnûmes alors parmi les loups trois ou quatre chacals qui se repaissaient un peu à part du reste de la bande. En ce moment le chacal de Jack, qui jusqu’alors s’était tenu assez timidement à côté de son maître, prit soudain son élan, et se mit à courir après ses confrères ; Jack resta là tout étourdi du départ subit de son élève.

Fritz et ses deux autres frères se disposaient à lui envoyer quelques balles, mais je les en empêchai dans la crainte qu’ils n’effrayassent l’Anglaise et ma femme.

Sur ces entrefaites, les deux autres loups étaient tombés aussi, mais non sans avoir assez grièvement blessé nos chiens, que Jack se changea de panser, et nous vîmes de loin les fugitifs se lécher leurs plaies mutuellement.

Je ne décrirai point en détail la manière dont nous nous y primes pour remplir les sacs de blanc de baleine, voulant me borner à dire que l’expérience réussit parfaitement. Ce travail nous occupa toute la journée, et, quand il fut achevé, nous laissâmes les sacs en place, après avoir recouvert chacun d’eux d’une espèce de petit toit de roseaux, pour les défendre contre les brigands ailés, et nous regagnâmes l’île où nous avions établi notre quartier général. Ce lieu, si remarquable pour nous par la rencontre de la jeune Anglaise, reçut le nom de Champ de joie. Nos sacs debout, chacun avec son toit, faisaient de loin l’effet le plus singulier : on eût dit une troupe de Chinois grands et petits.

En arrivant dans l’île, nous y trouvâmes un excellent souper tout préparé, et pour lequel ma femme et la jeune miss avaient rivalisé de talent. Il y avait entre autres un plat caraïbe que nous ne connaissions pas encore. Il était principalement composé d’œufs et de crabes terrestres, que les environs fournissaient en grande abondance, soit sous les pierres, soit dans des trous faits en terre.

Quand le couvert fut ôté, je témoignai un peu d’inquiétude sur les nombreux travaux qui nous restaient à faire pour le lendemain : d’un côté, il fallait dépouiller les loups, et, de l’autre, il n’était pas moins urgent d’apporter dans l’île nos sacs de blanc de baleine. Mais miss Jenny s’empressa de me dire du ton le plus caressant : « Soyez tranquille, mon cher père, je me charge de transporter les sacs demain matin à moi toute seule, et j’espère pouvoir en outre rattraper votre chacal déserteur. Mais j’aurai besoin d’employer un peu de magie, et, pour que le charme agisse, il faut que je sois absolument sans compagnie. Je vous demanderai un morceau de peau de loup ; l’opération en sera beaucoup plus efficace. »

Jenny passa une partie de la nuit à faire, avec la peau de loup qu’elle avait coupée par lanières, une muselière pour le chacal, qu’elle se flattait toujours de rattraper. Le lendemain, nous fûmes tous un peu paresseux. Les premiers debout furent Jenny et moi. Dès qu’elle fut levée, elle s’élança dans le caïak de Fritz, après s’être munie d’une vessie d’eau fraîche, d’un petit sac de pemmican et de quelques autres provisions, et se dirigea courageusement vers le banc de sable. Je voulus la retenir, mais je ne sais comment elle fit pour s’éloigner inaperçue, et elle était déjà en route quand je croyais l’avoir enfin persuadée de renoncer à son expédition.

Ce qui regardait les sacs de blanc de baleine fut la partie la moins difficile de son entreprise. Elle avait si bien calculé son moment, qu’elle arriva au banc de sable à la marée haute, et le fond des sacs trempait dans l’eau. Le blanc de baleine était parfaitement durci depuis la veille, et cette matière étant fort légère, elle n’eut qu’à attacher tous les sacs ensemble au caïak, derrière lequel ils surnagèrent sans embarrasser le moins du monde sa marche. Elle eut plus de peine avec le chacal. Comme elle était allée le chercher sur la côte voisine. Je la perdis pendant quelque temps de vue, ce qui me causa une vive inquiétude ; mais elle avait encore, cette fois, très-bien fait son calcul : elle avait deviné que le chacal, depuis longtemps apprivoisé, aurait perdu l’habitude de chercher sa pâture dans les bois et que sans doute il errait affamé dans les environs.

Elle commença donc par l’appeler, posa ensuite par terre du biscuit et du pemmican, et ne tarda pas à le voir arriver et s’approcher d’assez près pour qu’elle pût lui jeter une corde au cou et le museler. Quand elle s’en fut rendue maîtresse, elle l’entraîna dans le caïak, le plaça debout dans un des trous, et s’assit elle-même dans l’autre.

Dans son humeur folâtre, elle lui mit sur la tête un des chapeaux de jonc qu’elle s’était amusée à tresser pendant son séjour sur la Roche fumante, et, lui ayant noué un morceau de toile autour du cou, elle lui donna absolument l’air d’un petit passager.

Fritz et moi étions sur le point de nous embarquer pour aller à la recherche de Jenny, dont l’absence nous inquiétait, quand nous la vîmes reparaître avec un compagnon de voyage que nous ne lui connaissions pas.

Mais Fritz, se tournant vers son frère Jack, sl’écria :

« Le voici  ! Le voici vraiment ! c’est ton chacal qui revient à nous sous la forme d’un jeune fashionable, comme un homme qui s’est enrichi aux grandes Indes ! »

Nous fîmes à Jenny l’accueil le plus cordial, et chacun de nous exprima son admiration pour l’adresse avec laquelle elle était venue à bout de son entreprise.

Pendant le dîner, nous tînmes conseil sur ce qui nous restait à faire. Les plus jeunes membres de ma famille furent d’avis d’aller visiter la Roche fumante, où miss Jenny avait passé plusieurs années ; mais elle, ainsi que nous et Fritz, étions impatients de retourner à Felsheim, où nous désirions installer notre nouvelle compagne. Ce dernier avis prévalut, et nous passâmes la soirée à nous préparer au départ. Nous découvrîmes alors que Fritz et Jenny avaient à nous faire voir une quantité de belles choses dont ils ne nous avaient pas encore parlé : c’étaient les richesses de l’Anglaise. Elles consistaient en partie dans les objets sauvés par elle du vaisseau naufragé, et en partie dans des ustensiles et objets de toilette qu’elle avait fabriqués elle-même pendant son séjour sur le rocher, avec les dépouilles de divers animaux dont elle s’était emparée, moitié par ruse et moitié par force. Je serais tenté de donner ici une liste de ces objets, véritables chefs-d’œuvre d’industrie et de travail ; mais ils étaient si nombreux et si ingénieusement imaginés, que je craindrais d’inspirer de la méfiance à mes lecteurs. Le tout était enfermé dans une espèce de grand coffre que Fritz avait fait exprès pour elle, et que nous pûmes facilement placer dans notre pinasse. Nous terminâmes la journée par un souper copieux, pendant lequel la conversation ne roula que sur l’étonnante imagination et l’adresse consommée que la pauvre miss Jenny avait déployées en fabriquant avec les outils les plus imparfaits une si grande quantité de choses utiles ou curieuses.

Nous fîmes le lendemain de bonne heure ce dont nous étions convenus le soir, je veux dire le voyage dans la baie aux Perles, avant de retourner chez nous.

Miss Jenny fut de nouveau la première levée, et, comme elle prenait plaisir à nous faire des surprises, elle nous en avait préparé une bien inattendue. Dans un petit bois, non loin du lieu de notre débarquement, elle avait caché un cormoran apprivoisé, qu’elle nous montra tout à coup, en nous disant qu’elle ne l’avait tenu à l’écart jusqu’alors qu’à cause de sa malpropreté, mais que, du reste, elle l’avait dressé à la pêche, selon l’usage des Chinois.

Nous montâmes tous dans la pinasse, à l’exception de Fritz, qui nous servit encore de pilote dans son caïak. Nous arrivâmes ainsi sans peine dans la baie aux Perles, où nous jetâmes l’ancre et descendîmes à terre à l’aide de notre petite chaloupe. Nous y trouvâmes toutes choses dans l’état on nous les avions laissées, si ce n’est que l’air s’était épuré : les squelettes, tant des lions que du sanglier d’Afrique, se montraient presque entièrement dépouillés de chair.

La première chose dont nous nous occupâmes fut de dresser notre tente, qui devait nous abriter alternativement contre l’ardeur du jour et contre le froid de la nuit. Ensuite nous nous mimes à examiner les nacres de nos huîtres pour en tirer des perles. Que d’activité chacun déploya dans ce travail, mais aussi que d’avidité ! Quels cris de joie éclataient quand nous trouvions une perle remarquable par sa forme, sa grosseur et son orient ! À quoi cependant devaient nous servir tous ces trésors ? Miss Jenny ne se montra-t-elle pas plus sage que nous en dédaignant ces bagatelles, jolies mais inutiles, pour rassembler les fibres ou filaments dont les coquilles étaient garnies ? Bientôt cependant elle nous quitta pour aller aider ma femme à préparer le dîner, pour lequel elle nous promit un plat de poisson frais, ainsi qu’un beau rôti de gibier ailé pour le souper. Ma femme sourit d’un air d’incrédulité au premier point ; il lui paraissait impossible qu’on pût se procurer en si peu de temps assez de poisson pour nourrir sept personnes. Mais Jenny, en souriant aussi, s’élança dans le caïak avec son cormoran, et s’éloigna d’une cinquantaine de pas du rivage. Là, elle mit un collier au cou de son adroit pêcheur, afin d’empêcher qu’il n’avalât lui-même le poisson qu’il prendrait ; puis elle le plaça sur le caïak, où elle le laissa libre. Rien n’était plus intéressant que de voir l’oiseau se jeter à la mer et venir rapporter à sa maîtresse tantôt un hareng, tantôt un saumoneau, etc.

Le dîner n’était pas encore achevé qu’elle songeait déjà à nous procurer le gibier qu’elle nous avait promis pour le souper ; elle demandait seulement la permission d’emmener avec elle le chacal, ce qui lui fut accordé sans peine ; je me bornai à lui dire que je craignais qu’elle ne m’enlevât aussi les ouvriers dont j’avais cependant grand besoin pour m’aider à faire la chaux et la soude, travail auquel cet après-midi était consacré. Jenny reprit, en riant, que je parlais, à la vérité, de faire de la chaux et de la soude, mais que je n’avais pas de vases pour contenir le produit que j’aurais obtenu. Je ne pus m’empêcher d’avouer qu’elle avait raison ; et, comme je rougissais en songeant qu’elle avait montré plus de prévoyance que moi, elle reprit en riant : « Ne vous inquiétez pas, mon cher père, faites de la chaux tant que vous voudrez ; d’ici à demain je vous procurerai tous les vases dont vous pourrez avoir besoin, pourvu, toutefois, que vous consentiez à vous passer pendant quelque temps de Fritz et de Jack. »

Je ne pus lui refuser sa demande ; mais, quand je la vis prendre mon fusil à deux coups, je témoignai quelque crainte qu’elle ne sût pas se servir de cette arme. « Comment pouvez-vous croire, s’écria Jenny, que la fille d’un colonel au service de la Compagnie des Indes et du phis hardi chasseur de l’Asie soit embarrassée quand il s’agit de tirer un coup de fusil à un oiseau ? »

Elle partit donc avec mes deux fils, et, longtemps avant le souper, elle revint avec plusieurs bécasses qu’elle avait tuées et que le chacal avait ramassées. Quant aux vases, elle les fabriqua d’écorce d’arbre coupée en spirale par elle et par mes fils, et qu’elle rattacha et garnit de deux fonds de bois. Quoique ces objets ne fussent pas très-élégants à la vue, ils pouvaient fort bien servir à l’usage auquel nous les destinions. En revenant vers nous, elle conseilla à ses compagnons de se munir encore d’un certain nombre de rameaux flexibles de plantes grimpantes, pour en faire des cerceaux de tonneaux, et ils arrivèrent ainsi tous trois chargés de gibier, et des vases qu’elle m’avait promis, sans compter une provision de truffes. Le repas fini, je déclarai qu’il serait nécessaire de passer une partie de la nuit pour faire la chaux. Fritz offrit sur-le-champ de veiller avec moi, disant qu’il s’occuperait, pendant ce temps, des cerceaux pour nos barils. Aussitôt tous ses frères s’écrièrent qu’ils étaient prêts à l’aider dans son travail, pourvu qu’il consentît à leur raconter en détail ses aventures pendant qu’il était à la recherche de leur nouvelle sœur ; Fritz ne crut pas devoir leur refuser cette satisfaction, et, Jenny, s’étant levée pour aller joindre ma femme, je m’approchai du feu afin de surveiller la cuisson de ma chaux ; mes enfants se mirent à découper les cerceaux, et Fritz commença son récit à peu près en ces termes :

« Vous vous rappelez comment je vous quittai pour aller, dans mon frêle caïak, affronter le vaste Océan. La mer était tranquille ; mais que d’émotions mon cœur ressentait ! D’une part, je me peignais mon bonheur si je réussissais à trouver l’Anglaise naufragée sur la Roche fumante, et, de l’autre, mon désespoir si, après de vaines recherches, je ne parvenais pas à revenir auprès de vous. Je ne chancelai pourtant pas dans ma résolution ; je me recommandai au ciel, et je m’encourageai par la pensée que mon expédition serait peut-être le premier pas pour notre rentrée parmi les hommes.

« Je n’osais pas gagner la pleine mer, de crainte qu’un coup de vent ne me chassât loin du rivage, dont je devais suivre toutes les sinuosités ; j’avançai donc très-peu, et la nuit me surprit sans que j’eusse fait de grands progrès dans ma route. Je n’avais nulle envie de passer la nuit sur la grève, ne me sentant pas la force de tenir tête aux lions ; je cherchai donc un rocher isolé, et j’en vis un à un quart de lieue environ de la côte. J’avoue que je le regardai bien attentivement pour voir s’il ne s’en élèverait pas de la fumée.

« Après avoir dépassé la chaîne de rochers, j’entrai dans une espèce de golfe, que je reconnus bientôt pour être l’embouchure d’un fleuve. Sans croire qu’en remontant son cours je dusse arriver au but de mon voyage, je ne pus résister au désir de naviguer, pendant quelque temps, sur ses eaux tranquilles, entre ses rives charmantes. Après avoir fait une lieue, je me décidai à descendre à terre pour me reposer un quart d’heure. La campagne était assez ouverte pour que je n’eusse point de danger à craindre à l’improviste, et j’espérais que mon aigle m’apporterait quelque oiseau dont la chair servirait à varier l’uniformité de mes repas. Je tirai, en effet, un toucan, et, au bruit de mon coup de fusil, il s’éleva un vacarme si effroyable parmi les habitants des bois, que j’en fus presque assourdi ; mais les grands crieurs sont gens de peu de besogne. Ils ne songèrent pas à m’attaquer. Ils ne furent pas les seuls que ma chasse eût troublés dans leur repos.

Un frémissement se fit sentir dans les roseaux, non loin de moi ; on eût dit un tremblement de terre ; une masse informe s’éleva à mes yeux, et me causa une si grande frayeur, que je forçai de rames pour m’éloigner le plus promptement possible de ce lieu. C’était un hippopotame qui traversait le fleuve, emportant son petit avec lui. Les délicieux paysages perdirent alors tous leurs charmes pour moi, je me hâtai de redescendre le courant ; et, quand j’arrivai à la mer, j’allai chercher un asile sur le seul rocher qui se présentât à mes regards.

« Je me couchai ce soir-là bien plus tôt qu’à l’ordinaire ; aussi fus-je levé de meilleure heure le lendemain matin. Je me rapprochai, comme de coutume, de la côte, dans la direction de l’ouest ; je ne tardai pas à me trouver dans des parages qui surpassaient en beauté et en fertilité tout ce que j’avais vu jusqu’alors.

« La côte que je longeai le jour suivant fut la plus aride et la plus monotone que j’eusse encore rencontrée ; aussi m’étonnai-je d’y voir des éléphants. J’entendais de loin le mugissement des hippopotames ; je crus distinguer, en outre, des troupeaux d’antilopes et de zèbres, et j’admirai la grandeur du Créateur, qui a placé tant d’êtres vivants jusque dans les déserts les plus arides. Malgré l’impatience que j’éprouvais de découvrir au plus tôt la Roche fumante, je ne résistai pas à la curiosité qui me pressait de pénétrer dans ce singulier pays. Je remontai donc une petite rivière fort étroite, et je pus d’abord examiner à mon aise les mœurs des éléphants ; plus loin, je rencontrai des rhinocéros qui avalaient des tiges de cactus, sans se laisser effrayer par les énormes piquants dont elles étaient armées. Je fus singulièrement tenté d’envoyer quelques balles à ces monstres ; mais, grâce au ciel, je ne cédai point à mon envie, car il aurait pu m’en coûter cher. Dans la suite de ma navigation, j’eus le bonheur d’apercevoir l’animal le plus merveilleux qui eût jamais frappé mes yeux ; c’était une girafe, et sa forme me rappela à la fois le chameau et l’antilope. J’admirais encore la taille élancée et les formes gracieuses de ce bel animal, quand il m ’arriva une surprise fort peu agréable : j’entendis un frôlement dans les roseaux tout à côté de moi, et je vis avec effroi apparaître près de mon canot un énorme crocodile, qui, levant la tête, semblait vouloir me demander ce que je venais faire dans ses États. La peur me rendit téméraire ; je levai ma rame, et j’en déchargeai de toute ma force un coup sur la tête du monstre, qui, étonné à son tour de mon procédé, courut se cacher dans les roseaux, où je n’eus pas la moindre envie de le suivre. Je dirai même plus : reconnaissant ses droits légitimes sur la possession de cette rivière, je lui tirai fort respectueusement ma révérence, et je retournai à la mer. Là, je harponnai deux petits poissons du genre du saumon, dont je fis un excellent souper sur le rocher où je reposai cette nuit. Je ne sais pourtant si je me sers du terme convenable en disant que je reposai. Le fait est que j’eus, pendant toute la nuit, les rêves les plus horribles, dans lesquels je voyais sans cesse des crocodiles prêts à m’avaler.

« Le lendemain fut pour moi un jour de malheur. Je passai devant un petit bois habité par des perroquets au brillant plumage, et j’envoyai contre eux mon aigle. Tout à coup, jugez de mon effroi, quand je vis paraître à quelques pas de moi un énorme tigre ! Jamais encore je n’avais couru un pareil danger : il n’était qu’à quinze pas de moi, et, une seconde plus tard, il eut pu s’élancer sur moi et me déchirer. Il s’arrêta pourtant, et, quand ma frayeur me permit de lever les yeux sur lui, je vis mon aigle lui sauter à la tête et chercher, avec son bec aigu et recourbé, à lui crever les yeux. Hélas ! il fut victime de son courage : le tigre, au comble de la fureur, le saisit avec ses deux pattes de devant, l’écrasa comme une mouche, et le jeta mort sur le sable. Dans le premier moment de mon trouble, j’avais oublié de charger mon fusil. Un pistolet me restait à la ceinture ; je tirai sur la bête féroce sans la tuer, mais je la blessai assez grièvement pour qu’elle prît la fuite dans les bois. De mon côté, je jugeai qu’il était prudent de ne pas demeurer plus longtemps en ce lieu ; je me retirai le plus vite que je pus, mais non sans avoir ramassé le corps inanimé de mon fidèle et malheureux oiseau, bien résolu soit à l’empailler, soit à lui faire des obsèques honorables à la première occasion qui se présenterait. Je ne pouvais oublier que les derniers moments de sa vie avaient été employés à ma défense.

« Mais un objet d’un plus haut intérêt ne tarda pas à fixer toute mon attention. Comme je faisais le tour des deux écueils, j’aperçus tout à coup à une assez grande distance une petite pile de laquelle s’élevait une colonne de fumée ; je me dis aussitôt : « Voici la Roche fumante, séjour de l’Anglaise naufragée ; ramons vigoureusement vers cet endroit. »

« J’en fus bientôt si près, qu’il m’eût été facile de distinguer un être humain qui s’y serait trouvé ; mais la fumée s’élevait du côté opposé du rocher ; et déjà je calculais que je serais sans doute obligé d’en faire le tour pour débarquer, quand je remarquai un petit plateau en pierre où je pouvais amarrer ma barque ; je sautai à terre avec autant de promptitude que jadis Guillaume Tell. Quelques pierres placées par échelons me facilitèrent la montée vers une partie élevée du rocher, d’où, avec une joie inexprimable, je vis enfin la première étrangère qui se fût offerte à moi depuis tant d’années. C’était une jeune personne assise auprès d’un feu dont la fumée s’élevait à une grande hauteur. Au bruit que je fis, l’étrangère se leva, m’aperçut, joignit les mains, et attendit en silence que je m’approchasse d’elle. Je ne me hâtai point, pour ne pas l’effrayer et pour qu’elle ne me prit pas pour un brigand. Quand je ne fus plus qu’à dix pas, je lui dis d’une voix émue : « Je vous salue, Anglaise naufragée de la Roche fumante ! Voici le libérateur que votre appel, grâce à la providence divine, a amené de loin auprès de vous ! »

« Quoique je ne sois pas très-versé dans la langue anglaise, la jeune personne comprit parfaitement sur-le-champ ce que je voulais lui dire. Il semblait que nos âmes eussent pu se communiquer l’une à l’autre sans faire usage de la parole. Un long silence suivit nos premières exclamations. De temps à autre je saisissais la main de l’étrangère, comme pour m’assurer que ce n’était point une illusion qui égarait mes sens. Nous ne songions ni à boire, ni à manger, ni à quitter le lieu où nous étions. Nous avions tant de choses à nous demander mutuellement et tant de réponses à nous faire ! La jeune étrangère fut la première qui reprit son sang-froid, et elle en donna une preuve en s’occupant du souper, tandis que je continuai à bavarder, croyant peut-être par là me rendre plus aimable. Miss Jenny se retira pour la nuit dans le fond de la grotte, qui était séparé de la partie de devant par une espèce de rideau de roseaux et de plantes marines entrelacées. Je couchai dans la partie extérieure ; mais j’étais trop agité pour m’endormir facilement ; je ne fermai les yeux qu’au point du jour ; et je ne tardai pas à être réveillé par Jenny, qui vint m’annoncer que le déjeuner était servi. Nous passâmes cette journée à mettre en ordre et à charger dans mon caïak tous les effets de la jeune fille, et à chaque objet qui me passait sous les yeux je me récriais sur l’esprit inventif et l’adresse avec lesquels elle était parvenue, en moins de deux ans et demi, à faire tant de choses utiles et curieuses. Pendant ce temps elle me raconta son histoire, qui est fort intéressante, et j’engage mon père à en écrire la relation quand la saison pluvieuse aura interrompu nos travaux au dehors. Notre traversée n’offrit rien de remarquable ; et nous aurions été de retour bien plus tôt, si des avaries survenues à mon caïak ne nous avaient pas forcés de relâcher dans une petite île d’où je sortais quand vous m’avez vu. »