Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 416-423).

CHAPITRE XLI

Notre inquiétude au sujet de Fritz. — Nous partons à sa recherche. — Le prétendu sauvage ou Fritz retrouvé. — Lord Montrose de la Roche fumante ou plutôt miss Jenny.

Cinq jours s’étaient écoulés, et nous n’avions pas de nouvelles de Fritz ; notre inquiétude devenait de plus en plus grande : aussi la proposition que je fis d’aller au-devant de lui, au moins jusqu’à la baie des Perles, fut-elle accueillie avec une satisfaction unanime. Ma femme voulut absolument nous accompagner, et je résolus, d’après cela, d’employer à cette expédition notre grand bâtiment, la pinasse, dont nous ne nous servions que dans des occasions fort rares. Il nous fallut quelques jours pour remettre ce bâtiment à flot, le radouber, et raccommoder les voiles et les cordages.

Ma femme trouva à s’occuper, pendant ce temps, à faire des sacs, tant pour le coton que pour la potasse que je voulais fabriquer ; elle prépara aussi les provisions que nous devions emporter dans notre voyage, et surtout du biscuit. Enfin, quand tout fut prêt, nous nous embarquâmes un matin par un beau temps et un vent favorable qui nous poussa promptement jusqu’à l’entrée de la baie. Là, un embarras auquel je n’avais pas songé se présenta. Je ne savais pas comment notre pinasse, qui tirait beaucoup plus d’eau que la chaloupe, parviendrait à franchir l’étroite passe qui y conduisait, surtout n’ayant plus de pilote. Heureusement, la marée montante nous aida à entrer dans la baie, mais nous heurtâmes avec tant de force contre un écueil, ou du moins contre ce que je pris pour un écueil, que je crus un moment que nous allions être submergés. À peine avions-nous échappé à ce danger, que nous entendîmes un bruit fort étrange. On eût dit un coup de vent soudain, et au même instant nous vîmes s’élever de la mer une colonne d’eau qui ne tarda pas à retomber sous la forme d’une pluie abondante.

« Ô mon père ! s’écria François, n’est-ce pas là ce qu’on appelle une trombe ?

— Non, mon fils, répondis-je. Une trombe, que l’on regarde généralement comme un phénomène électrique, est occasionnée par un nuage qui s’abaisse vers la surface de la mer, sous la forme d’un siphon, et attire l’eau, qui, de son côté, apparaît comme une vaste colonne tournoyante, et, dans sa marche, entraîne tout ce qu’elle rencontre, causant les plus grands malheurs aux vaisseaux qui se trouvent sur sa route. Mais il suffit d’un ou deux coups de canon pour dissiper sur-le-champ ce dangereux phénomène. »

Pendant cette explication, l’objet que j’avais cru être un rocher disparut ; mais je ne doutai point qu’il ne revînt bientôt sur l’eau. Je dis donc à mes enfants de se tenir, mèche allumée, devant nos deux petits canons, pendant que, le gouvernail en main, je m’occuperais de diriger notre bâtiment. En effet, l’objet ne tarda pas à reparaître, et nous pûmes nous assurer que c’était un énorme poisson. Nos deux coups de canon partirent à la fois, et le monstre blessé s’enfonça sous l’eau. Bientôt cependant il remonta encore, lança de nouveau de l’eau par son large évent ; mais, cette fois, l’eau était mêlée de beaucoup de sang. Dans l’intervalle, mes enfants avaient eu le temps de recharger leurs pièces, et un troisième coup de canon acheva le cétacé, qui alla échouer sur un petit banc de sable situé dans la baie.

Nous étant approchés du banc, nous calculâmes que notre ennemi devait avoir au moins quarante pieds de long ; en le voyant de plus près, je pus répondre aux questions empressées de mes fils : c était bien certainement un cachalot que nous avions tué.

Comme nous commencions à nous livrer à la joie du triomphe, notre attention fut soudain attirée vers un objet qui nous menaçait d’un danger bien plus grand que celui auquel nous venions d’échapper. Je crus voir assez distinctement, quoique à une fort grande distance, un sauvage dans un canot, qui tantôt s’arrêtait pour nous examiner, tantôt se cachait derrière les avances des rochers de la côte, manœuvre qu’il réitéra à plusieurs reprises. Cette apparition m’inquiéta plus que je ne jugeai convenable de le dire. Je commandai de recharger nos canons, de mettre toutes nos armes en état, et de former, avec les tiges de maïs que j’avais apportées pour faire de la potasse, une espèce de parapet qui pût nous mettre à l’abri des flèches, des javelots et des frondes.

Tenant toujours l’œil attaché sur la place où le canot avait disparu pour la dernière fois, j’en vis un autre sortir d’une anse et qui ne me sembla pas être le même. Il se cacha à son tour, et un troisième se fit voir. Je pris alors le porte-voix et adressai aux inconnus quelques questions en langue malaise ; mais je ne reçus aucune réponse, et Jack me dit que je ferais peut-être mieux de proférer quelques mots anglais. Il exécuta lui-même ce qu’il m’avait proposé.

Le premier sauvage reparut alors dans son canot, tenant à la main un rameau vert et se dirigea sur nous en droite ligne. Je ne doutai pas que cette nouvelle manœuvre ne fût la suite de l’idée qui était venue à Jack, et j’attendais avec une vive curiosité l’arrivée de l’étranger. À mesure qu’il s’approchait de nous, il faisait les mines les plus étranges : il nous montrait les dents en riant, nous envoyait des baisers et faisait des gestes des plus comiques avec ses mains et ses bras.

Tout à coup un cri général s’éleva parmi nous :

« Mais c’est là Fritz ! c’est vraiment lui ! Pourquoi donc se moque-t-il ainsi de nous ? »

C’était lui en effet. Il arriva, s’élança sur notre pont, où nous l’entourâmes tous, l’embrassant, le félicitant, lui serrant les mains. J’ai dit tous… mais non : sa mère seule demeurait immobile ; des larmes de joie coulaient de ses yeux, et ce ne fut qu’après quelques minutes de silence qu’elle recouvra assez de sang-froid pour presser à son tour son fils sur son cœur.

Aussitôt que nous pûmes laisser à Fritz un peu de liberté, il promit de nous expliquer en détail l’espèce de mystère qui avait accompagné son retour ; mais on l’accabla de tant de questions, qu’il lui fut impossible de mettre aucun ordre dans ses réponses. Aussi ne fut-ce qu’au bout de quelque temps que je parvins, après l’avoir tiré à part, à lui demander d’abord s’il avait réussi dans le but de son voyage, et ensuite pourquoi il s’était pendant si longtemps moqué de nous.

« Quant au premier point, me répondit Fritz, je puis vous dire que j’ai, grâce au ciel, parfaitement réussi ; et, quant au second, je vous avouerai franchement que je vous prenais pour des pirates malais, et que je voulais vous effrayer en vous faisant croire que je n’étais pas seul. »

J’aurais bien désiré continuer sur-le-champ d’adresser mes questions au brave jeune homme ; mais ma femme, étouffant ma curiosité, voulait que Fritz commençât par laver sa figure toute noircie qui nous l’avait fait prendre pour un nègre. Lorsque sa couleur naturelle fut revenue, je me disposais à poursuivre mon interrogatoire, quand il me prévint en me demandant pourquoi nous avions tiré tant de coups de canon. Je lui racontai les détails de notre aventure avec le cachalot. Mais nous n’avions pas de temps à perdre : la marée montait avec tant de force, qu’il nous fallait chercher un mouillage sûr pour ne pas être jetés avec violence contre la côte. Fritz nous indiqua une petite île en me disant tout bas que c’était là qu’il avait déposé l’Anglaise naufragée.

Il s’était remis dans son canot et nous précédait pour nous montrer le chemin. Il nous conduisit ainsi derrière une fie de la baie des Perles, où une étroite langue de terre formait un port si sûr, que nous pûmes approcher du rivage d’assez près pour nous y amarrer par un câble attaché à un arbre.

Fritz sauta à l’instant même de son caïak, et, sans rien dire à personne, courut vers un bois où nous vîmes une hutte construite comme celle des Hottentots, et ombragée de palmiers et d’autres grands arbres. Il va sans dire que nous suivîmes le plus vite possible notre guide, et, en arrivant près de la cabane, nous remarquâmes devant la porte un foyer composé de grosses pierres sur lesquelles, au lieu d’une marmite, était placé un énorme coquillage.

En nous apercevant, Fritz fit entendre un signal convenu, et, au même instant, nous vîmes descendre avec agilité du haut de l’arbre un jeune matelot à la taille gracieuse et élancée.

Il serait impossible de décrire les sensations diverses et étranges que nous éprouvâmes tous à cet aspect inattendu. Depuis dix ans entiers, le genre humain avait été comme mort pour nous, et voilà que soudain il ressuscitait tout entier dans un seul individu, au point que tous les sentiments de bienveillance, de joie et de fraternité, s’élancèrent en quelque sorte du fond de notre cœur vers cet être qui nous apparaissait, tandis que, d’un autre côté, notre surprise était si grande, que nous demeurâmes pendant quelque temps à la fois muets et immobiles.

De son côté, l’étranger était aussi resté au pied de l’arbre ; il paraissait indécis sur la conduite qu’il devait tenir avec nous. Mais Fritz eut bientôt mis un terme à notre embarras réciproque ; il ôta son chapeau emplumé et le jeta en l’air en criant : « Vive le jeune lord Montrose de la Roche fumante ! Qu’il soit le bienvenu, comme ami et comme frère, dans le cercle de notre famille !

— Qu’il soit le bienvenu ! » répétâmes-nous tous ; et aussitôt l’aimable étranger s’approcha de nous d’un air si franc et si prévenant, qu’il gagna, dès le premier abord, notre bonne opinion. Je m’avançai, et, en qualité de chef de la famille, je lui pris les deux mains et le saluai en anglais avec autant d’amitié et d’affection que s’il eût été un de mes propres enfants. Il ne répondit que par quelques mots timides, proférés à voix basse ; puis, s’adressant à ma femme, il se recommanda tout particulièrement à sa bienveillance et à sa protection.

J’avais compris, à l’exclamation de Fritz, qu’il ne voulait pas que, dans les premiers moments, ses frères sussent que le nouvel hôte fut une jeune personne. Quant à moi, j’étais dans le secret, et ma femme n’eut pas de peine à le deviner. Nous recommandâmes à nos enfants de traiter le jeune étranger avec tous les égards possibles. Ils n’hésitèrent pas à le promettre, et les chiens eux-mêmes se réunirent à eux pour accabler le nouveau venu de caresses.

Mes enfants ne cessaient de courir à la pinasse pour y chercher une table, des pliants, de la vaisselle, des provisions ; car ils prétendaient célébrer l’arrivée de leur nouvel ami par un souper abondant et délicat. Ma femme, de son côté, ne voulait rien épargner pour donner une haute idée de ses talents culinaires, tandis que le soi-disant lord faillit trahir son sexe par le zèle et l’adresse avec lesquels il aidait ma femme dans les soins que celle-ci donnait à la cuisine. Notre repas fut arrosé par plusieurs cruches de notre meilleur hydromel et par quelques bouteilles de vieux vin de Canarie, ce qui inspira à mes enfants une gaieté folle. Mais il en résulta ce qui arrive souvent aux jeunes gens quand ils se trouvent pour la première fois avec des personnes à qui ils désirent de plaire ; c’est-à-dire que leurs discours, presque tous adressés au modeste étranger, prirent une si forte teinte de raillerie, que je crus devoir donner le signal de la retraite, d’autant plus que Fritz, qui mêlait à sa gaieté une certaine jalousie, devenait beaucoup trop susceptible pour que je voulusse le soumettre plus longtemps à une semblable épreuve. Je criai donc : « Au lit ! » Et sur-le-champ on se disposa à obéir au commandement. Lord Édouard voulut remonter sur l’arbre d’où il était descendu à notre arrivée, mais nous le forçâmes d’accepter un lit plus commode dans la pinasse.

« Hélas ! dit Fritz à cette occasion, notre nouvel ami n’est pas difficile à satisfaire. Depuis que nous sommes dans cette île, il a couché sur l’arbre et moi dans la cabane ; mais, pendant tout le cours de notre voyage, nous avons été obligés de passer la nuit sur des rochers isolés, afin d’être en sûreté contre les attaques des bêtes féroces. Nous tirions alors notre caïak sur la grève, et nous nous endormions chacun dans notre trou, enveloppés dans nos manteaux, et nos armes chargées à côté de nous. Il y a deux jours que nous habitons cette île, parce que mon caïak avait besoin de grandes réparations. »

Ma femme avait écouté avec beaucoup d’intérêt le commencement de ce récit ; mais, comme elle tenait toujours les yeux attachés sur l’étranger, elle saisit les premiers signes de fatigue qu’il donna pour le mener coucher. Les enfants restèrent encore assez longtemps auprès du feu, causant entre eux et croquant des pignons ; j’admirai l’adresse avec laquelle les plus jeunes interrogeaient Fritz et cherchaient à lui faire avouer d’où lui était venue la première idée de son voyage. Fritz répondit gaiement à leurs questions railleuses, se laissa entrainer à raconter son aventure avec l’albatros, et montra tant de franchise et d’abandon dans ses paroles, qu’il finit par s’oublier tout à fait, et par mettre à la place de lord Édouard une miss Jenny que personne ne connaissait encore.

Le lendemain matin, les trois espiègles n’eurent rien de plus pressé que de souhaiter respectueusement le bonjour à miss Jenny et de lui demander comment elle avait passé la nuit. La pauvre fille en fut si confuse, qu’elle demeura pendant quelques instants les yeux baissés et le front couvert de rougeur ; mais elle finit par prendre son parti, tendit la main à chacun des trois enfants et se recommanda à leur amitié fraternelle. On déjeuna avec du chocolat de la fabrique de Fritz, qui parut faire beaucoup de plaisir à la jeune miss et lui rappeler le bonheur dont elle avait joui autrefois dans la maison paternelle.