Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 57-63).

CHAPITRE VI

Le dimanche. — Parabole racontée par moi à mes enfants : le pays du Jour ; le pays de la Nuit ; Erdheim ; le vaisseau de Grab et l’amiral Tod. — La lecture de la Bible. — Tir de l’arc. — Les ortolans ou grives.


Dès l’aube, nous nous réveillâmes tous, gais, dispos et pleins d’ardeur.

« Qu’allons-nous faire aujourd’hui, père ? me demandèrent les enfants.

moi. — Rien, mes amis, absolument rien.

les enfants. — Vous voulez vous moquer de nous !

moi. — C’est aujourd’hui dimanche, ne pensons qu’à rendre gloire au Seigneur.

les enfants. — Comment ! aujourd’hui dimanche ! Quel bonheur ! toute la journée pour nous divertir, en courant, en nous promenant de tous côtés, en tirant de votre arc !… Oh ! oh !

moi. — Nous ne serons pas tout à fait d’accord, je le vois, sur l’emploi de ce jour. Vous croyez qu’il doit se passer en jeux, en amusements ; mais je vous avertis qu’il faut en employer une partie dans les saints exercices de la prière.

les enfants. — Mais il n’y a ici ni prêtre ni église ! Comment faire ?

moi. — Nous n’avons ici, il est vrai, ni prêtre ni église ; mais Dieu est présent partout ; nous le prierons comme nous avons coutume de le faire chaque matin ; seulement, tâchons que nos prières soient plus longues, plus ferventes. Votre mère vous a appris de beaux cantiques que vous pourrez chanter, et ces cantiques, même sans accompagnement d’orgue, seront agréables au Seigneur. Commençons par notre prière quotidienne. »

Cette prière faite, je descendis de l’arbre par l’échelle, que je laissai retomber dans toute sa longueur, ayant soin d’en fixer les échelons solidement ; ma famille descendit après moi ; nous déjeunâmes. Après avoir donné à manger à nos animaux, je réunis mes enfants sur le vert tapis de gazon, et commençai à leur raconter la parabole suivante :

« Il était une fois un grand monarque dont le royaume s’appelait le pays de la Réalité ou du Jour parce que, dans ce pays, régnait une perpétuelle activité, et que le soleil l’éclairait de sa brillante lumière. Par delà les frontières septentrionales de ce pays, il y avait un autre royaume gouverné par le même grand monarque, qui connaissait seul l’immense étendue de ses États, et conservait, enfermée soigneusement dans ses archives, la carte géographique de ses domaines ; cet autre royaume s’appelait le Royaume de la Possibilité ou de la Nuit : là, tout était inactif et sombre.

« Dans la partie la plus agréable et la plus fertile du royaume de la Réalité se trouvait la résidence magnifique du monarque ; Himmelsbourg (cité céleste), où il se tenait avec sa cour, la plus brillante que l’on puisse s’imaginer. Des millions de serviteurs recevaient ses ordres, que des millions d’autres exécutaient. Les uns étaient vêtus d’une livrée plus éclatante que l’argent, plus blanche que la neige, couleurs du roi ; les autres portaient de larges boucliers d’une main, des épées flamboyantes de l’autre. Tous couraient, rapides comme la foudre, accomplir les volontés de leur souverain ; tous vigilants, intrépides, pleins de zèle, s’aimaient et se considéraient comme les créatures les plus heureuses du monde, en servant un prince si auguste. Il y avait, outre ces serviteurs ou plutôt ces dévoués amis du monarque, d’autres citoyens placés dans des positions inférieures, mais qui, pourtant, étaient comblés aussi des bontés du souverain ; car il les aimait comme un père aime ses enfants, et était pareillement très-aimé d’eux.

« Le grand roi possédait encore, hors des pays dont nous venons de parler, une île d’une grande étendue et restée déserte.

« Il voulut qu’elle fût peuplée et cultivée par un certain nombre de ses sujets, auxquels, pour récompense de leurs travaux, il promit de les admettre, plus tard, auprès de sa personne comme ses plus chers amis.

« Cette île se nommait Erdheim ou Demeure terrestre ; celui qui se serait distingué par sa vertu dans ce lieu d’épreuve obtiendrait comme récompense d’être admis dans la cité céleste.

« Dans ce dessein, le grand roi fit équiper une flotte, et tira de ses immenses terres de la Nuit ou de la Possibilité les hommes qu’il devait envoyer dans l’île, où les attendaient des biens inconnus à eux jusqu’alors et tout ce qui leur serait nécessaire.

« Quand ces colons furent embarqués, le grand monarque leur parla ainsi :

« Mes enfants, je vous ai tirés du royaume de la Nuit pour vous donner la vie ; votre félicité dépend de vous-mêmes ; veuillez être heureux, et vous pourrez l’être. Vous savez que je suis votre père ; observez donc mes ordres avec fidélité. Dès votre arrivée à Erdheim, chacun recevra sa portion de terrain à cultiver ; des chefs sages et instruits vous feront connaître ultérieurement mes ordres. Vous vous servirez comme d’aides de créatures vivantes créées par moi et qui doivent vous être soumises. J’enverrai de temps à autre des vaisseaux qui viendront prendre à Erdheim, tantôt au nord, tantôt au midi, toujours à l’improviste, des colons dont il me plaira de récompenser ou de punir la conduite, selon qu’elle aura été bonne ou mauvaise. Comme d’ici je peux voir parfaitement ce qui se passe dans l’île et que j’ai un immense miroir placé au centre de mon palais, et qui reproduit en son entier Erdheim, nul ne doit espérer de me tromper, et tous seront jugés d’après leurs œuvres. » « Les colons accueillirent avec joie les paroles du roi, et on leva l’ancre ; la traversée fut heureuse.

« Nos colons furent débarqués sains et saufs, et chacun reçut la portion de terrain qui lui était destinée, avec des graines, des semences de toutes sortes, et des rameaux d’arbres à fruits.

« Qu’arriva-t-il bientôt ? Malgré les avertissements et les conseils des messagers du grand monarque, restés sous des formes invisibles à Erdheim au milieu des colons, ceux-ci, pour la plupart, n’en voulurent faire qu’à leur tête. L’un préférait, à une forte culture, à de bons fruits, à de belles moissons, des fleurs aux brillantes couleurs, aux parfums enivrants, mais sans utilité ; l’autre ne voulait pas même se donner la peine de distinguer le bon grain du mauvais ; l’autre laissait passer la saison des semailles ; l’autre oubliait le temps de la moisson ; les plus coupables, enfin, disaient qu’ils ne connaissaient point de grand roi et qu’ils n’avaient à exécuter les ordres de personne.

« Un très-petit nombre obéirent avec fidélité aux commandements du puissant monarque et vécurent dans l’espérance de mériter les récompenses qui leur étaient réservées à Himmelsbourg.

« Le grand roi envoyait de temps à autre, à l’île, des frégates portant le nom de certaines maladies ; avec ces frégates, allait de conserve un gros vaisseau de ligne nommé le Grab[1] monté par l’amiral Tod[2], et qui portait un pavillon, vert d’un côté, noir de l’autre. Tantôt les colons pouvaient voir la couleur verte, tantôt la noire, suivant les disposions où ils se trouvaient : l’une représentait l’espérance, l’autre le désespoir.

« La flotte arrivait toujours à l’improviste, et son apparition causait de la tristesse à la plupart des habitants d’Erdheim. Le terrible amiral envoyait prendre de force à terre ceux qu’il avait ordre d’emmener. Oh ! si vous aviez entendu les gémissements, les cris, les sanglots de ces malheureux ! d’autres colons, au contraire, montraient beaucoup de calme et de résignation. Du reste, toute résistance eût été inutile. L’amiral Tod regagnait ensuite, avec son chargement, le port de Himmelsbourg. Le grand roi jugeait les arrivants, avec justice, selon leurs œuvres, comme il le leur avait dit, distribuant aux uns des récompenses, infligeant aux autres des punitions. Les excuses étaient inutiles ; les coupables se voyaient condamnés aux galères et aux mines, tandis que les gens de bien étaient admis dans Himmelsbourg et jouissaient des plus grandes félicités. »

Mon apologue fini, les enfants commencèrent à faire leurs réflexions et leurs commentaires.

« J’avoue, dit Fritz, que la méchanceté et l’ingratitude des colons les rend dignes à mes yeux de leur juste châtiment.

— Ils faisaient preuve, dit Ernest, d’une folie et d’une stupidité vraiment incroyables. Comment ne voyaient-ils pas qu’agir de la sorte, c’était courir à leur perte ?

— Aussi, s’écria Jack avec indignation, le grand roi fit très-bien de punir ces scélérats.

— Pour moi, dit le petit François, que j’aurais été content de voir ces braves soldats couverts d’armures magnifiques, tenant à la main des épées flamboyantes !

— Eh bien, mon cher enfant, répondis-je, tu les verras un jour, ces beaux soldats, si tu persévères dans la sagesse et dans l’obéissance. »

Je leur expliquai ensuite en quelques mots le sens de mon apologue ; ils comprirent vite, comme vous l’avez déjà compris vous-mêmes, chers lecteurs, que j’avais voulu parler de Dieu, du ciel et de la terre, des récompenses des bons, des punitions des méchants.

Nous chantâmes ensuite quelques versets du psaume cxix ; ma femme et moi nous unîmes notre voix à celle de nos enfants. Ainsi allait se terminer cette sorte de solennité religieuse ; je ne pus m’empêcher de dire que je regrettais beaucoup de n’avoir pas l’Écriture sainte pour faire quelque pieuse lecture. Ma femme sourit et courut à son sac mystérieux ; elle en tira, à ma grande surprise et à ma grande joie, un exemplaire de la Bible qu’elle me donna. J’en expliquai quelques passages à mes enfants, et je leur permis ensuite de se livrer à d’innocents divertissements.

Ernest, à qui j’avais prêté mon arc et mes flèches, s’en servit avec beaucoup d’adresse et abattit plusieurs oiseaux assez semblables à des ramiers, qui venaient en troupes nombreuses sur notre arbre. Cet arbre, après un long examen, nous avait paru définitivement être un figuier des Banians ; ses fruits attiraient beaucoup d’oiseaux de toutes sortes. Jack et même le petit François, émerveillés des succès d’Ernest, vinrent me prier de leur faire aussi des arcs. Je consentis d’autant plus volontiers à leur demande, qu’il me semblait fort utile de les exercer au maniement de cette arme. Elle devait, plus tard, remplacer pour nous les fusils, quand nos provisions de poudre seraient épuisées.

Fritz s’occupait à se fabriquer une ceinture avec la peau du chat-tigre ; mais, comme il avait peur que cette peau n’eût une odeur aussi mauvaise que celle du chacal, il eut soin, d’après mon conseil, de la laver plusieurs fois avec de l’eau, de la frotter en dessus avec de la cendre, puis avec du beurre pour la rendre souple.

Pendant que je dirigeais le travail de mon fils aîné, un coup de feu partit au-dessus de nos têtes, et deux oiseaux tombèrent non loin de nous. Ayant levé les yeux, je vis à travers les branches Ernest qui criait : « Est-ce bien visé ? est-ce bien visé ? suis-je adroit ? » Et il descendit rapidement de notre arbre pour aller ramasser les deux oiseaux. Fritz et Jack quittèrent leur besogne et se mirent en embuscade pour faire comme Ernest. Je leur rappelai que nous étions au dimanche, et qu’il ne fallait point se livrer à la chasse. Je blâmai Ernest de l’avoir oublié. Les deux chasseurs revinrent donc auprès de moi avec un air assez confus ; et apportèrent le gibier de leur frère.

C’étaient des espèces de petites grives ou d’ortolans. Les figues de notre arbre attiraient un grand nombre d’oiseaux qui, plus tard, fournirent à notre table des mets abondants. Je dis à Ernest que le lendemain il pourrait en abattre tout à son plaisir ; les conserver était chose facile : après les avoir fait rôtir, on les couvrit de beurre, et on les mit dans des tonnes. Je pensais aussi que ces figues seraient du goût de nos poules et de nos pigeons. Les deux oiseaux furent préparés pour notre repas du soir ; on les trouva délicieux, mais à peine chacun de nous put-il en avoir une bouchée.


  1. Le tombeau.
  2. La mort.