Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 48-56).

CHAPITRE V

Le départ. — Jack tue un porc-épic. — Nous arrivons aux arbres découverts par ma femme. — L’échelle de bambous. — Nous nous construisons une demeure aérienne dans un figuier gigantesque. — Le flamant rôti.


Le lendemain, dès l’aurore, ayant réuni mes enfants autour de moi, je leur parlai ainsi :

« Nous allons quitter cette demeure pour une autre qui peut présenter plus d’agréments, mais en offrant moins de sécurité : nous ne connaissons point les alentours des bois dont parle votre mère ; si des dangers doivent se présenter, au moins tâchons que notre imprudence n’en soit pas cause. Je vous prie de ne jamais vous écarter de nous pour courir à l’aventure, qu’aucun de vous ne s’éloigne de moi et ne reste en arrière. »

Après avoir fait la prière et déjeuné, nous partîmes ; nos bêtes étaient avec nous ; l’âne et la vache portaient nos sacs et nos provisions de voyage, nos outils, notre batterie de cuisine, nos hamacs, nos couvertures, etc. Quant aux poules et aux pigeons, mes enfants n’ayant pu les attraper, il fallut que ma femme se mît à leur recherche, et bientôt, au moyen de quelques poignées de grain, les ayant attirés dans la tente, elle les lia par les pattes et par les ailes, et les mit dans un panier que nous attachâmes sur le dos de l’âne. La tente, fermée avec soin, fut entourée de tonneaux, de poutres, de grosses planches en guise de remparts.

Voici quel était notre ordre de marche : ma femme et Fritz en avant ; après eux la vache et l’âne ; Jack suivi de la chèvre avec le singe sur son dos ; Ernest avec les brebis ; le petit François avait le privilège d’être porté par maître baudet ; moi, je me tenais à l’arrière-garde, surveillant tout, tandis que nos chiens, actifs comme de bons aides de camp, allaient de la tête à la queue et sur les flancs de la colonne.

Nous cheminions lentement, à la manière des patriarches des anciens jours, traversant le désert avec leurs troupeaux et leur famille.

Au moment où nous franchîmes le pont, nous fûmes rejoints par notre laie : elle s’était montrée si rétive, que j’avais dû la laisser en arrière ; elle se mêla à notre troupe, mais en grognant, comme pour témoigner que le voyage lui déplaisait.

De l’autre côté du ruisseau, l’herbe fraîche et épaisse flatta si bien l’appétit de nos bêtes, que déjà elles allaient se débander ; les chiens les maintinrent dans l’ordre. Au lieu de suivre à travers la prairie je tournai du côté du rivage de la mer, où nous étions à peine depuis quelques minutes, quand tout à coup Bill et Turc se mirent à hurler, comme si quelque bête féroce les eût blessés. Nous avançons, Fritz, Jack et moi, nos fusils tout armés, et nous découvrons un énorme porc-épic que Jack tua presque à bout portant avec un de ses pistolets. Vous vous imaginez combien il était fier d’un pareil exploit ! Fritz se montra jaloux et essaya de rabaisser le mérite de l’acte en lui-même en disant que la bête n’était point fort dangereuse, puisque le petit Jack avait pu en approcher impunément. Ces mots de petit Jack firent entrer l’enfant dans une violente colère. J’intervins et mis la paix. Pour Ernest, il examinait déjà d’un air grave et sérieux le porc-épic, comptait ses dents incisives et ses molaires, nous faisant remarquer ses pieds et ses oreilles presque semblables aux pieds et aux oreilles de l’homme, etc.

Jack passa son mouchoir autour du cou de l’animal et alla le montrer à sa mère, qui, sur ses instances, l’enveloppa dans un morceau de couverture et le plaça sur le dos de l’âne ; malheureusement les piquants traversèrent bientôt la laine, et le baudet s’élança en bondissant bien loin de nous ; nos dogues nous le ramenèrent, non sans peine.

Enfin nous arrivâmes devant les fameux arbres but de notre voyage. J’avoue que je n’en avais jamais vu de pareils : ils étaient vraiment d’une grosseur prodigieuse, et je fis compliment à ma femme sur sa découverte en l’assurant que, si nous parvenions à nous loger sur un de ces colosses végétaux, nous n’aurions plus rien à craindre des bêtes féroces ni des ours, les meilleurs grimpeurs. Ces arbres étaient, je crois, de la famille des figuiers.

Après avoir ôté à nos bêtes leur bagage, nous leur liâmes avec soin les jambes pour les empêcher de s’écarter. La volaille resta en liberté. Il s’agissait maintenant de penser, sans délai, à notre installation. Je résolus de tenter dès le soir même de nous établir sur l’arbre. Pendant que je délibérais, à ce sujet avec ma femme, un coup de feu se fit entendre tout près de nous. C’était Fritz, qui, désireux de ne pas laisser à Jack l’honneur de la journée, venait de tirer sur un magnifique chat-tigre ; il ne tarda pas à revenir vers nous, tenant l’animal mort par une des pattes.

« Bravo ! bravo ! m’écriai-je, tu as rendu là un fameux service à nos poules : ce chat aurait suffi à lui seul pour les croquer toutes, cette nuit même. Tâche de voir s’il n’y a pas quelques-uns de ses pareils dans les environs et tue-les sans pitié. »

Ernest me demanda alors pourquoi Dieu avait créé des bêtes féroces que l’homme était obligé de détruire. Je lui répondis :

« Il est toujours téméraire de vouloir poser des questions à Dieu et d’avoir l’air de lui demander des comptes de sa conduite. Je crois que ces bêtes, qui ne sont certainement pas créées sans but, servent d’abord à maintenir un équilibre nécessaire parmi les êtres vivants ; de plus, leurs dépouilles fournissent des vêtements à l’homme, qui vient nu sur cette terre ; en troisième lieu, elles embellissent les œuvres de Dieu. »

Fritz écorcha son chat-tigre en priant bien Jack de ne pas en couper la peau comme il avait coupé celle du chacal.

La chair de l’animal fut donnée à nos chiens ; pour le porc-épic, nous en mîmes un morceau dans une marmite et salâmes le reste. Avec des pierres prises dans un ruisseau voisin notre foyer fut bientôt construit. Ma femme s’occupa du soin de notre dîner. Pour lui procurer une surprise agréable, je lui fabriquai des aiguilles assez fines avec les dards du porc-épic : je me servis d’un long clou dont j’enveloppai la tête dans un chiffon mouillé ; j’en présentai la pointe au feu et la fis rougir ; avec cette pointe il me fut facile de percer les dards sans craindre de les voir éclater.

Le porc-épic nous procura un excellent bouillon ; mais, la chair de cet animal étant un peu coriace, ma femme, ne put se résoudre à en manger, et se contenta d’une tranche de jambon et d’un morceau de fromage de Hollande.

Notre repas terminé, je songeai à notre gîte pour la nuit. Nos hamacs furent suspendus à la voûte formée par les racines de l’arbre géant, et par-dessus j’étendis une grande pièce de toile à voile qui devait nous garantir contre la rosée de la nuit.

Pendant que ma femme faisait des harnais pour l’âne, que je voulais, le lendemain, charger du transport des solives et des planches nécessaires à la construction de notre demeure aérienne, je me rendis au bord de la mer en compagnie de Fritz et d’Ernest. Je trouvai beaucoup de matériaux rejetés par la marée qui, pour la plupart, ne convenaient point à mon dessein ou auraient exigé un long travail. Ernest me montra un grand amas de bambous recouverts en partie par le sable et la vase. C’était justement mon affaire. Nous retirâmes donc ces bambous du sable ; nous les lavâmes, et, les ayant coupés par morceaux de quatre à cinq pieds de longueur, j’en fis des fagots proportionnés à nos forces. Nous nous remîmes en route vers les figuiers. Bill, qui nous précédait, s’arrêta tout à coup devant un gros buisson d’où sortirent plusieurs flamants. Fritz tira dessus, en tua un et en blessa un autre ; nous pûmes prendre ce dernier, mais non sans peine, car, n’ayant été atteint qu’à l’aile, il courait encore fort vite. Mes enfants et ma femme furent ravis en voyant ce bel oiseau. Ernest ne manqua pas de nous expliquer d’un ton doctoral que le flamant, ayant les pieds palmés comme ceux de l’oie et de longues jambes comme la cigogne, nage aussi bien dans l’eau qu’il court vite à terre.

« Tu pourrais ajouter, lui dis-je, qu’il s’élève très-haut dans les airs, grâce à ses ailes fortes et vigoureuses ; plusieurs oiseaux réunissent souvent, à un haut degré, ces trois facultés de marcher, de nager et de voler. »

Je pansai avec soin la blessure du flamant et l’attachai près du ruisseau avec une ficelle assez longue pour qu’il pût se promener.

Mes fils, ayant lié bout à bout les roseaux, les appliquèrent verticalement le long du tronc de l’arbre pour le mesurer ; ils ne tardèrent pas à voir qu’il leur en aurait fallu encore dix fois autant pour atteindre seulement au branchage. Je fabriquai un arc et des flèches avec des bambous ; dans le creux des flèches, je mis du sable pour les lester. À peine eus-je attaché la corde que Jack, Ernest, Fritz, m’embrassèrent avec empressement et me demandèrent à essayer ma nouvelle arme.

« Non, non, leur dis-je ; vous croyez que cet arc ne doit
J’attachai le flamand avec une longue ficelle, pour qu’il pût se promener.
servir que pour nous amuser ? Mais, attendez une minute, et vous connaîtrez mes intentions. »

Je demandai alors à ma femme si, par hasard, elle n’avait point du fil bien fort à me donner. Elle courut, vers son sac mystérieux, l’ouvrit, et en retira une pelote juste de la grosseur que je désirais.

« Ah ! maman, vous voulez faire la sorcière avec votre sac enchanté, dit alors Jack ; mais vous n’en tirez que ce que vous y avez mis auparavant.

— C’est vrai, mon cher ami, répliquai-je : le mérite de ta mère consiste à avoir su conserver au milieu de la tempête et des horreurs du naufrage assez de sang-froid pour se munir de tous ces petits objets si utiles à notre ménage et auxquels des étourdis comme toi n’eussent jamais pensé. »

Après avoir dévidé mon peloton, j’attachai un bout du fil à l’extrémité d’une des flèches, que je lançai par-dessus une des branches ; la flèche entraîna avec elle le fil et redescendit, la pointe en bas, vers la terre par son propre poids. Fritz et Ernest allèrent prendre dans nos bagages deux rouleaux de grosse corde ayant un peu plus de quarante pieds de longueur. Je les fis étendre parallèlement sur le gazon, puis, ayant partagé les bandions en morceaux de deux pieds chacun, nous en fîmes des échelons qu’Ernest me présentait un à un et que je fixai, au moyen de nœuds et de clous, entre nos deux cordes. Ainsi nous eûmes une échelle ; par le fil de ma flèche, je fis passer une ficelle de l’autre côté de la branche : par la ficelle, une corde assez forte, et enfin, par cette corde, notre échelle. À l’une des racines, je fixai solidement l’extrémité libre de cette corde ; et à une autre racine le bas de l’échelle, pour éviter tout balancement. Jack, qui était très-souple et très-leste, grâce à de bons exercices gymnastiques, monta le premier, puis Fritz, puis moi, avec ma hache. Arrivé aux premières branches, je vis avec plaisir qu’elles étaient fort serrées les unes contre les autres dans un plan si horizontal, qu’elles formaient presque un plancher ; je me bornai donc à les égaliser, me réservant d’y ajouter ensuite quelques planches. Comme l’espace était fort étroit, je dis à mes enfants de descendre ; et, mon travail achevé, je descendis moi-même.

Grande fut ma surprise quand je ne vis en bas ni Fritz ni Jack ; mais, tout à coup, du haut du figuier, deux voix humaines se firent entendre chantant un hymne au Seigneur. C’étaient mes deux étourdis, qui avaient mieux aimé monter que descendre. Ils ne tardèrent point à nous rejoindre. Nous rassemblâmes nos bêtes sous les racines, ayant soin de disposer tout autour des feux qui, entretenus durant la nuit, éloigneraient de nous les animaux sauvages.

Le souper fut servi et on mangea avec grand appétit ; après quoi, la prière du soir récitée en commun, ma famille monta dans l’arbre. J’entendis les enfants dire qu’ils regrettaient leurs lits de mousse, remplacés cette fois par des hamacs. Je leur montrai comment il fallait se placer en travers pour être bien ; ils s’enveloppèrent dans leurs couvertures et s’endormirent.

Pendant les premières heures de la nuit, je ne fus pas sans inquiétudes : le murmure du vent dans le feuillage, le bruit des vagues sur la grève, tout était pour moi un sujet d’alarme. Quand l’un des bûchers disposés autour des racines menaçait de s’éteindre, j’avais soin d’en allumer un autre. Grâce au ciel, toutes mes craintes furent vaines, et, vers le matin, le sommeil s’empara si bien de moi, qu’au lieu d’aller réveiller mes enfants, ce furent eux qui vinrent m’avertir qu’il était grandement temps de se lever.

Ma femme était déjà occupée à traire la vache et la chèvre, quand je vins l’embrasser ; après avoir déjeuné, elle attacha sur le dos de la vache et de l’âne les harnais qu’elle avait fabriqués la veille, et les enfants partirent chercher, au bord de la mer, les poutres et autres matériaux dont nous avions besoin pour nos constructions. Fritz monta avec moi sur l’arbre, où nous avions à prendre nos mesures, à couper les branches inutiles, à arranger au-dessus de nos têtes celles qui devaient nous servir de toit. Ce fut au moyen d’une poulie que je montai les planches que ma femme attachait en bas. Bientôt notre édifice commença à avoir une forme. Appuyé d’un côté au tronc énorme de l’arbre et aux branches inférieures, recouvert en haut par une toile à voile, il regardait par sa large ouverture la mer, dont nous sentions l’air frais venir jusqu’à nous.

Ces travaux nous prirent la moitié de la journée, et, quand midi arriva, nous nous contentâmes de faire lestement un léger déjeuner afin de nous remettre aussitôt à notre construction, à laquelle nous ajoutâmes tout autour une balustrade. L’édifice étant terminé, mon fils et moi descendîmes sous les racines, et le reste de nos planches fut employé à faire une table et un banc.

J’étais accablé de fatigue, la sueur couvrait mon front, et je ne pus m’empêcher de dire à ma femme : « J’ai fait vraiment aujourd’hui une besogne de galérien, aussi je veux me reposer demain.

ma femme. — Tu ne pouvais pas mieux choisir ton jour de repos : d’après mon calcul, je crois que demain doit être le second dimanche que nous passons ici depuis notre naufrage. Le premier s’est écoulé malheureusement sans que nous le remarquions, par suite de nos travaux excessifs ; tâchons qu’il n’en soit pas ainsi du second, qu’il faut consacrer au Seigneur.

moi. — Je suis de ton avis. Dieu sait que la nécessité seule nous a empêchés de lui rendre les hommages qui lui sont si justement dus ; demain nous l’honorerons d’une manière spéciale ; mais laissons ignorer notre intention à cet égard à nos enfants, afin de leur ménager une agréable surprise. Maintenant, dis-moi donc ce que tu vas nous donner à manger pour étrenner la table neuve que j’ai fabriquée. J’ai grand appétit.

ma femme. — Appelle tes enfants. »

Mes fils ne tardèrent point à accourir et à prendre place autour de la nouvelle table, et leur mère tira d’un grand pot de terre une volaille qu’elle nous servit. Elle avait un aspect des plus agréables. Nous reconnûmes le flamant tué par Fritz la veille. Ernest avait donné le conseil de le faire bouillir plutôt que rôtir, parce qu’il était déjà un peu vieux.

Il nous sembla d’un goût délicieux ; nous n’en laissâmes point le moindre petit morceau.

Pendant que nous nous régalions ainsi, le flamant vivant, délivré de ses liens, vint gravement, en compagnie de nos poules, becqueter les miettes tombées de notre table. Il n’avait déjà plus l’air farouche. Le singe ne voulut pas manquer une si belle occasion : au lieu de marcher modestement à terre, il sauta de l’épaule de l’un à l’épaule de l’autre, recevant en passant quelque bribe ; puis arriva notre grosse laie, qui, cachée depuis deux jours dans les environs, était sans doute ramenée vers nous par la faim. Ma femme lui fit un accueil très-bienveillant, et, pour l’engager à revenir ainsi chaque soir, elle lui donna le reste du laitage que nous n’avions pas consommé dans la journée, et qui, faute d’instruments pour battre le beurre ou faire du fromage, n’aurait pas pu être conservé à l’air plus de quelques heures. Ceci me fit penser au besoin que nous avions d’une cave fraîche, et je promis à ma femme de lui en creuser bientôt une.

Le souper achevé, nous opérâmes notre ascension sur l’arbre, maintenant notre demeure ; je montai le dernier, retirant en arrière les échelons d’en bas, afin de couper toute communication entre nous et les hôtes sauvages. Nos fusils furent chargés, en cas d’attaque. Les chiens gardaient en bas le bétail ; des feux étaient allumés autour des racines. Un profond sommeil ne tarda pas à s’emparer de nous tous.