Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 40-48).

CHAPITRE IV

Excursion. — Les outardes. — L’arbre gigantesque. — Les œufs de tortue. — Ma femme me demande à transporter notre tente dans un autre endroit. — Nos observations à ce sujet. — Je cède à ses instances. — Le cadavre du requin. — Nous nous décidons à construire une sorte de pont-levis.


« Tu dis que tu as grand désir de savoir mon histoire ; et cependant, depuis près d’une demi-heure, je cherche l’occasion de commencer sans que vous me le permettiez ; vous ne perdrez rien pour attendre : plus l’eau est lente à s’amasser, plus longtemps elle coule.

« La première journée se passa sans aucun événement important ; je ne quittai presque pas le rivage, d’où j’avais les yeux sur le navire pour voir vos signaux. Ce matin, sentant une chaleur plus insupportable qu’à l’ordinaire, dans ces lieux privés d’ombrage, je me rappelai tout ce que vous m’aviez dit sur cette belle contrée visitée par vous, deux jours auparavant ; je résolus d’aller moi-même de ce côté avec mes enfants. Je leur fis part de mon projet après le déjeuner : chacun accueillit mes paroles avec joie, et nous prîmes les choses nécessaires au voyage. Les deux aînés se munirent de deux fusils, de deux couteaux de chasse, de deux gibecières remplies de vivres, de poudre et de plomb. Pour moi, je me chargeai d’un sac bien garni, d’un bidon d’eau et d’une hache.

« Ayant fermé soigneusement la tente, nous nous mîmes en route sous la garde de Dieu : nos deux chiens nous précédaient. Turc, qui reconnaissait si bien vos traces, nous guida jusque de l’autre côté du ruisseau, où alors nous allâmes un peu à l’aventure. Je portai le petit François sur mon dos. Dans ce désert, nos uniques défenseurs étaient Jack et Ernest, qui savaient manier des armes à feu. Je pensais en moi-même que tu avais bien fait de leur apprendre, dès leur enfance, à se servir de fusils et de pistolets, malgré toutes mes craintes et les reproches même que je t’adressais alors dans ma tendresse maternelle un peu aveugle.

« Du sommet des hauteurs, nous fumes charmés de l’aspect de cette magnifique contrée, et, pour la première fois depuis notre naufrage, je sentis un mouvement de joie dans mon âme. Je remarquai surtout un petit bois, non loin de nous, et ce fut de ce côté que je dirigeai notre marche. Il nous fallut traverser des herbes fort hautes où nous n’avancions qu’avec peine. Tout à coup, du milieu de ces herbes s’élance avec bruit un oiseau d’une grandeur extraordinaire ; avant que mes deux fils eussent pu l’ajuster, il était déjà bien loin.

« — Nous n’avons pas de chance, dit Ernest : si seulement mon fusil eût été armé dans le moment, je vous assure que l’oiseau serait à bas.

« — Cela n’est pas aussi certain que tu le crois, lui dis-je. Je profite de l’occasion pour te rappeler qu’un bon chasseur doit toujours être prêt. Ne t’attends pas à ce que les oiseaux t’envoient des messagers t’annoncer leur départ.

« — Je voudrais bien savoir, dit Jack, le nom de cet oiseau. Jamais je n’en ai vu de pareil jusqu’à ce jour.

« — C’est un aigle, dit le petit François : dans mes fables, j’ai lu que les aigles sont assez grands pour enlever des moutons : celui-ci est bien de taille à cela.

« — Un aigle ! répliqua Ernest, un aigle ! Crois-tu que tous les gros oiseaux sont des aigles ? Et puis, jamais les aigles ne font leur nid dans l’herbe. Il me semble plutôt que cet oiseau est une outarde, à en juger par les moustaches qu’il a près du bec. Allons toujours voir la place qu’il a quittée. »

« Nous nous dirigeâmes de ce côté, et à l’instant partit du même endroit un oiseau semblable en tout au premier. Mes trois fils restèrent étonnés, la bouche béante, et le suivirent des yeux : je ne pus m’empêcher de rire d’eux. Ernest pleurait de colère ; Jack, d’un air fort comique, ôta son chapeau, et, saluant l’oiseau : — Au revoir, l’ami ! pour cette fois, nous nous montrons bons enfants envers toi ; mais reviens seulement de notre côté, et tu verras.

« À l’endroit d’où ces deux oiseaux étaient partis nous trouvâmes une espèce de nid vide très-grand, assez irrégulier et mal construit avec des herbes sèches ; à quelques débris d’œufs cassés, nous crûmes que les petits venaient d’éclore : l’agitation de l’herbe à peu de distance nous confirma dans notre conjecture ; mais nous cherchâmes sans rien trouver. Ernest dit d’un ton doctoral à François : — Ces grands oiseaux ne sont point des aigles : les aigles ne nichent pas dans l’herbe, comme je te l’ai déjà appris ; et, de plus, les aiglons sont incapables de courir au sortir de l’œuf ; conclus donc que ce sont d’énormes poules ou de très-grosses perdrix, les seuls oiseaux qui puissent courir dès leur naissance.

« — Ou bien, repris-je, ce sont des oiseaux de la même famille, mais d’un autre nom : tu sais que les poules d’Inde, les paons, les pintades, etc., courent aussi dès leur éclosion.

« — Maman, répliqua Ernest, vous voudrez bien observer que tous les oiseaux dont vous parlez n’ont pas, comme ceux-ci, le ventre blanc et l’extrémité des ailes couleur de brique ; et puis, cette moustache est exactement semblable à celle que j’ai vue à l’outarde dans les gravures.

« — Tu as tout vu dans tes gravures, dit Jack ; j’aime bien mieux voir en réalité. Si Fritz était avec nous, il aurait abattu d’abord tes outardes, pour te laisser ensuite les comparer à ton aise avec tes gravures.

« — Mes enfants, leur dis-je, je suis contente que ces deux oiseaux aient échappé à vos terribles armes : ils ont une couvée à soigner. Que deviendriez-vous si l’on tuait votre père ou votre mère ? La passion de la chasse ne doit pas vous rendre cruels ; il ne faut tuer que les animaux nuisibles à l’homme ou qui peuvent lui servir de nourriture. »

« Nous arrivâmes enfin dans le petit bois, où maître Ernest eut mille occasions de faire le savant : une foule d’oiseaux de toutes couleurs et au ramage varié semblèrent nous saluer à notre arrivée. Malgré les avis que j’avais donnés à mes fils quelques moments auparavant, ils avaient bien envie d’essayer leurs fusils. Je les en empêchai : les arbres sont si élevés en cet endroit, qu’à peine les balles auraient pu en atteindre le sommet. Jamais tu n’as vu d’arbres comme ceux-là. Leurs tiges, hautes et assez droites, semblent être soutenues en l’air, de tous côtés, par des racines ayant la forme d’arcs-boutants ; une autre racine, plus mince que le tronc et partant perpendiculairement de son pied, est le pivot et le centre de cet édifice végétal.

« Jack grimpa, non sans peine, le long d’un de ces arcs-boutants, et, avec une ficelle, il mesura la circonférence du tronc un peu au-dessus des racines : il trouva plus de trente pieds ; là où les racines entrent en terre, je mesurai, extérieurement, quarante pieds ou environ ; je pense qu’il faut compter cinquante pieds de distance des racines aux premières branches. Le feuillage ressemble assez à celui des noyers : il est épais et répand au loin son ombrage : aussi l’herbe qui croît aux alentours est fraîche et bien fournie ; point de ronces, point d’épines : on dirait un beau tapis vert. Nous choisîmes cette place pour déjeuner. Les provisions furent étalées sur le gazon ; l’eau d’un ruisseau voisin nous désaltéra. Les chiens, restés un peu en arrière, nous rejoignirent bientôt ; mais, au lieu de nous demander de la nourriture, nous les vîmes, avec surprise, se coucher tranquillement à nos pieds et bientôt s’endormir.

« Contente d’avoir découvert ces lieux si charmants, et résolue à ne pas nous aventurer davantage, je décidai qu’il fallait reprendre le chemin du logis, en suivant le bord de la mer, dans l’espérance de trouver encore des débris du vaisseau, dont nous pourrions retirer quelque utilité.

« Nous vîmes, en effet, des caisses, des ballots, des tonneaux, toutes choses trop lourdes pour être emportées par nous ; il fallut nous contenter de pousser ces objets assez loin du rivage, afin que la marée ne les entraînât pas de nouveau. Pendant que nous étions tous occupés, nous remarquâmes que Turc et Bill fouillaient de leurs pattes et de leur museau le sable du rivage et avalaient avec avidité ce qu’ils trouvaient. Ernest courut vers eux et s’écria : — Maman ! maman ! des œufs de tortue ! Nous en ramassâmes deux douzaines, laissant les chiens manger tranquillement les autres.

« C’est alors que nous vîmes au large la voile de votre bateau. D’abord François fut très-effrayé : il pensait que ce pouvait bien être un canot de sauvages. Ernest, de ses yeux perçants, vous avait reconnus. Nous courûmes en toute hâte vers le ruisseau, et bientôt nous avons pu vous rejoindre après votre débarquement. Voici toute mon histoire, mon cher ami ; maintenant, promets-moi que nous irons nous établir demain avec toutes nos provisions près d’un des beaux arbres dont je t’ai parlé.

moi. — Très-volontiers, ma chère amie, si la chose est possible ; seulement, je crois devoir te dire que, si tes mesures sont exactes, le logement se trouverait trop haut placé. Quelle fatigue pour monter dans nos chambres et en descendre plusieurs fois par jour ! Allons nous reposer en attendant, car la nuit arrive ; demain nous verrons ce qu’il y aura à faire. »

Nous dormîmes tranquillement.

À notre réveil, je dis à ma femme : « Écoute, ma chère amie, la nuit a porté conseil ; ton projet de changer de domicile présente bien des difficultés. Pourquoi quitter ce lieu où la Providence semble nous avoir conduits à dessein ? Ici, nous pouvons nous rendre assez vite sur notre navire ; les rochers qui nous environnent nous défendent contre les attaques imprévues des bêtes féroces.

— Permets-moi une observation, me dit ma femme : cette barrière de rochers n’a point été infranchissable aux chacals, arrêtera-t-elle les tigres et les autres bêtes féroces ? Quant aux richesses du navire, j’avoue franchement que, selon moi, nous sommes maintenant assez riches ; puisse la mer engloutir bientôt le bâtiment, où je ne te vois jamais aller sans ressentir une mortelle frayeur ! Tu n’as pas encore pu éprouver par toi-même combien la chaleur fait souffrir, parce que tu es toujours en course ; mais je t’assure que sous la tente aussi bien que dehors nous étouffons.

— Eh bien, répliquai-je, venons-en à un arrangement qui nous contentera tous deux : nous établirons notre demeure dans tes arbres si vantés, et nous laisserons notre magasin de vivres et nos autres provisions dans ces rochers, où nous pourrons nous retirer en cas de pressant danger ; si je le juge plus tard nécessaire, je ferai sauter quelques gros blocs de pierre avec de la poudre, et nous nous enfermerons si bien, qu’un chat ne parviendra pas jusqu’à nous sans notre permission. Avant tout il faut établir un pont sur le ruisseau pour pouvoir le traverser avec une partie de nos bagages.

— Un pont ! s’écria ma femme, c’est bien long à construire. Pourquoi ne pas traverser la rivière comme nous l’avons déjà fait ? L’âne et la vache porteraient sur leur dos les choses les plus nécessaires.

— Et si les bêtes ne peuvent passer à gué, nos provisions sont perdues ! D’ailleurs, il faut leur faire des espèces de corbeilles ou de bâts ; pendant que tu t’occuperas de cela, mon fils et moi nous travaillerons au pont, qui nous sera toujours utile, surtout si, plus tard, le ruisseau venait à grossir. »

Ma femme se rangea de mon avis et me fit promettre de laisser dans les rochers la plus grande partie de nos provisions de poudre dont le voisinage l’inquiétait, à cause de l’étourderie et de l’imprudence des enfants. Après nous être ainsi concertés, nous réveillâmes nos enfants et leur communiquâmes notre plan, qui leur plut à tous : ils auraient voulu s’établir le jour même dans le bois qu’ils nommaient déjà la terre promise. Après la prière chacun eut à déjeuner. Fritz n’oublia pas son singe, qu’il mit sous la chèvre. L’animal grimacier suça avidement le pis de sa nourrice improvisée. Jack se glissa du côté de la vache, et, ne pouvant la traire, il se coucha, sans plus de façon, sous le ventre de la bête et la téta. Sa mère, l’ayant vu, l’appela, par moquerie, petit veau, mots auxquels il fut très-sensible.

En compagnie de Fritz et d’Ernest je m’embarquai pour me rendre au navire, où je voulais prendre des poutres et des planches nécessaires à la construction du pont ; mais, en arrivant près d’un îlot situé non loin du courant dont j’ai déjà parlé, nous vîmes une quantité innombrable de mouettes et d’autres oiseaux de mer qui nous étourdirent de leurs cris discordants ; quand nous abordâmes la côte, Fritz s’écria : « C’est mon requin qu’ils sont en train de dévorer. »

Il avait raison ; et bientôt nous reconnûmes les blessures encore sanglantes qu’il lui avait faites avec les balles de son fusil. Nous éloignâmes les mouettes afin de découper quelques morceaux de la peau dure et écailleuse du monstre : cette peau pouvait, dans l’occasion, remplacer la lime. Sur la côte je trouvai des planches et des poutres de toutes formes et de toutes dimensions, provenant, sans doute, de bâtiments naufragés. Nous en liâmes plusieurs des meilleures, et, dispensés pour cette fois d’aller au navire, nous fîmes voile vers notre rivage, où nous mîmes pied à terre après quatre heures d’absence. Les nôtres n’étaient point là pour nous recevoir, mais ils ne tardèrent point à paraître. Mes deux plus jeunes fils tenaient à la main quelque chose d’humide dans leurs mouchoirs liés aux quatre coins. À ma demande, ils les ouvrirent ; il en sortit des écrevisses de rivière.

J’appris que l’auteur de cette fameuse et mémorable découverte était le petit François. En s’amusant au bord de l’eau, il avait vu des écrevisses rassemblées par bandes autour du cadavre du chacal. Je fis rejeter dans la rivière les plus petits de ces crustacés. Je bénis Dieu de cette nouvelle ressource qu’il nous accordait.

Pendant que ma femme apprêtait le repas, mes enfants et moi nous tirâmes une à une nos poutres et nos planches sur le rivage. Je fabriquai ensuite une sorte de harnais pour l’âne et la vache, qui transportèrent nos matériaux de construction à l’endroit où les bords du ruisseau étaient le plus resserrés. À l’aide d’une ficelle nous évaluâmes cette distance à dix-huit pieds environ ; il fallait donc, en comptant les assises, que nos poutres eussent au moins vingt-quatre pieds : c’était en effet à peu près leur longueur. Mais comment nous y prendre pour les poser sur les deux rives ? Nous ouvrions un avis à ce sujet quand on vint nous chercher pour nous mettre à table. Ma femme nous montra deux grands sacs de toile qu’elle venait de coudre, et qui étaient destinés à l’âne et à la vache. N’ayant pas d’aiguille assez forte, elle s’était servie d’un clou pour percer la toile. Je la louai de son adresse et de son industrie, et, après avoir mangé, nous reprîmes le chemin de la rivière. Je croyais avoir trouvé le moyen de poser nos poutres.

La première chose que je fis fut d’attacher à un arbre de la rive une de nos poutres par une de ses extrémités, tandis qu’à l’autre je mis une corde dont je pris le bout. Je traversai le courant sur plusieurs pierres qui s’y trouvaient. Aidé de l’âne et de la vache, je tirai sur le câble, qui enfin tendit la poutre et l’attira en travers du ruisseau, dont elle unit les deux rives, au grand étonnement de Jack et de Fritz, qui, à l’instant même, s’élancèrent sur ce pont encore mal affermi et très-étroit.

Cette première pièce posée nous facilita beaucoup le reste de la besogne ; je plaçai quatre autres poutres à distance convenable l’une de l’autre, et les couvris de planches, mais sans attacher ces dernières, afin de pouvoir les enlever promptement si, dans une attaque imprévue, nous avions à nous servir du ruisseau comme d’un retranchement dont il fallût interdire le passage.

Le travail de la journée avait été assez rude ; aussi les lits de mousse nous semblèrent-ils plus moelleux que de coutume.