Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/03

Albin Michel (p. 27-42).


CHAPITRE III

La conspiration contre les cinq rois de l’or, de l’acier, des chemins de fer, des transatlantiques et des bœufs.



À cette époque, nous étions à Baltimore où William Hopkins venait heureusement de découvrir les auteurs du vol des perles de la princesse d’Oldenbourg descendue au Cosmopolitan Hôtel. Cette affaire est encore présente à toutes les mémoires, aussi n’y reviendrai-je pas.

Nous avions résolu de passer quelques jours dans la capitale du Maryland et de faire une excursion en bateau dans la baie de Chesepeake avant de regagner Black-Road et notre paisible appartement.

Ce soir-là avant de nous mettre à table pour le souper, où devaient figurer des cailles particulièrement savoureuses Hopkins avait passé à la poste retirer son courrier.

Du seuil du grand hall illuminé de l’hôtel, je le vis revenir, l’œil soucieux, le front coupé d’une ride et agité pourtant d’un sentiment, qui chez lui, était de la joie et aurait démontré de l’inquiétude chez tout autre tempérament.

— Des nouvelles ? dis-je.

— Oui, certes, Sanfield, des nouvelles, et de la besogne.

— Voilà qui vous va à merveille, sans doute ?

— À merveille, Sanfield, à merveille.

Le ton de la voix de Hopkins ne laissa pas de me surprendre en cette circonstance.

— Qu’avez-vous donc ce soir, Hopkins, je suis véritablement inquiet pour vous.

— Vous êtes inquiet, Sanfield, en vérité ? Et moi, suis-je sur un lit de roses ? Néanmoins, avant de parler de la chose, dînons d’abord.

Nous nous mîmes à table. Le repas fut triste malgré que Hopkins fit preuve d’un excellent appétit. Je mangeai sans plaisir ces cailles dont je m’étais promis des merveilles. Pouvais-je ne pas me montrer impatient d’apprendre la nouvelle aventure dont le rival de Sherlock Holmès allait m’appeler à partager les émotions et les plaisirs du danger ? Serai-je américain sans cela ? Au milieu du repas, William Hopkins demanda l’indicateur du New-York-Express-Railway.

Je le vis chercher l’heure du prochain train pour New-York. Au dessert, il découpa flegmatiquement ses pêches, acheva son verre d’eau minérale et, prenant parmi les papiers de son portefeuille, une lettre de grand format sur papier pelure bleu, il me la tendit sans mot dire.

Cette lettre était ainsi conçue :

STANDARD TRUST
Limited
New-York-Washington
 

No 18294 A
(Confidentielle)
New-York, le 12 mai 18…

------« Cher Monsieur Hopkins,

« Il se passe ici une chose véritablement étrange que vous seul pouvez arrêter avant qu’elle ait produit ses effets désastreux. J’ai à ce sujet tout pouvoir et tout crédit pour traiter avec vous. Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, quelle somme que vous perdiez pour revenir à New-York, venez. Nous payerons, mais il y a hâte et urgence.

Your truly.----
Sam Harrisson,-
Prés.

La lettre lue et relue, je la rendis à Hopkins qui me regardait, la tête un peu penchée, à travers les volutes bleues et légères de son cigare odorant.

— Eh bien, Sanfield, me demanda-t-il, qu’en pensez-vous ?

— Ce sont des gens affolés, dis-je. Quelque grave danger les menace.

— Oui, ils le disent. Mais quel danger, that is the question ?

— Un vol, peut-être. Pour les voleurs, l’argent n’a pas d’odeur. Grâce à Dieu, je n’ai point ce souci, je porte tout avec moi !

— Il ne s’agit pas de vous, Sanfield, mais bien du Standard Trust. Avez-vous remarqué la signature de la lettre ?

— Oui, c’est celle de Sam Harrisson.

— Parfaitement. Et savez-vous ce que c’est que Sam Harrisson ?

— Naturellement. Qui ne le saurait ? Sam Harrisson est le roi des chemins de fer.

— Et milliardaire. Il est autre chose encore.

— Quoi donc, s’il vous plait ?

— La lettre le dit.

— Que dit-elle ?

— Sous la signature de Sam Harrisson il y a prés. Cela veut dire qu’il est le président du Standard Trust.

— Soit. Eh bien ?

— Comment pouvez-vous dire qu’ils craignent un vol, les membres du Standard Trust ?

— Pourquoi ne craindraient-ils pas un vol ?

— Pour ceci : ce trust est composé de cinq rois, celui de l’or, celui de l’acier, celui des bœufs, celui des transatlantiques et enfin de Sam Harrisson dont la royauté s’étend sur cent quatre-vingt-douze lignes de chemins de fer de l’Union. Ce trust exige de ses membres qu’ils soient au moins trois fois milliardaires. Or, quand on est milliardaire, on ne craint pas le vol, fut-il d’un million. Donc, il ne s’agit pas de vol, car aujourd’hui, malgré tous les progrès modernes, malgré les automobiles et les aéroplanes armés pour le pôle[1], les voleurs ne volent pas un million.

— Alors que craignent-ils ?

— Quelque chose qui vaille plus que l’or.

— L’honneur ?

— On ne vole pas l’honneur d’un milliardaire. Ces gens-là craignent tout simplement pour leur vie.

Une fois encore l’impitoyable logique, la rigoureuse méthode de William Hopkins me confondait et triomphait de moi. Ce que cette lettre du Standard Trust cachait, il le devinait, s’il la forçait à avouer le secret caché entre ses lignes.

— Je prévois que l’affaire est curieuse, continua Hopkins. On ne s’attaque pas à un milliardaire comme à un simple citoyen, et à plus forte raison à cinq milliardaires.

— Cinq milliardaires ? m’écriai-je étonné de la perspicacité de mon ami, qui vous dit qu’il s’agit de cinq milliardaires ? Sam Harrisson a signé seul la lettre.

— Oui, Sanfield, mais il l’a écrite au nom du Trust. Ne dit-il pas qu’il a tout pouvoir et tout crédit pour traiter ? Un homme qui écrit en son nom personnel n’a nul besoin d’avoir du pouvoir du crédit pour traiter. N’y aviez-vous point pensé ?

— Non, confessai-je.

— C’est un tort, dit Hopkins, il faut savoir lire dans une lettre tout ce qu’elle dit et tout ce qu’elle ne dit pas. Sur ce, allons boucler nos valises.

À 10 heures 32 minutes, le rapide de New-York nous emportait vers la nouvelle aventure. Ce n’est pas sans un regret secret que je quittais Baltimore que j’avais eu à peine le temps de visiter tant l’enquête de William Hopkins dans le vol des perles de la princesse d’Oldenbourg fut prompte et rapide. L’espérance du mystère à éclaircir à New-York me consolait de ma déception.

Tout en disposant ses oreillers, ayant coiffé sa casquette de voyage et enveloppé dans son manteau de nuit, Hopkins me souhaita bonne nuit.

Cinq minutes plus tard, il dormait profondément et calmement en face de moi, dans le coin du wagon.

J’avais l’esprit trop préoccupé pour me distraire par la lecture. Je serrai sur mes genoux ma couverture de voyage, et, ayant achevé mon cigare, j’imitai William Hopkins.

Je m’endormis au bercement monotone du train, dont le galop traversait les plaines nocturnes du Maryland.

Rentrés à Black-Road, Hopkins me pria d’envoyer un télégramme à Sam Harrisson annonçant son retour et sa visite pour le soir au siège social du Standard Trust. Le reste de la journée s’acheva par quelques courses urgentes à Brooklyn et, le soir venu, Hopkins me pria de l’accompagner.

Un cab nous emporta vers la 8e avenue où s’élevait l’énorme immeuble en pierres blanches et bleues, véritable monument où s’abritaient les bureaux de ce formidable trust qui tenait dans ses mains la vie sociale de l’Amérique entière. Sur un mot de lui, en effet, les chemins de fer ne pouvaient-ils pas s’arrêter, les transatlantiques rester ancrés dans les ports de Boston, d’Halifax, de New-York, de Philadelphie, de Dover, de Charleston, de Savannah, de Tampa, de Matamoros ; les boucheries de dix villes ne pouvaient-elles pas manquer de bœufs, cent usines rester privées d’acier, mille banques sans or ?

C’étaient là les pensées qui m’assiégeaient en traversant les halls brillamment éclairés, les salons somptueux, par où nous menait un huissier en uniforme pourpre chamarré d’or, grave comme un juge, splendide comme un acteur de drame moyenâgeux. Le regard de Hopkins admirait la magnificence des locaux, sans témoigner toutefois une surprise extrême.

Un ascenseur nous mena au troisième étage avec un glissement dont la douceur silencieuse tenait du prodige. Arrivés dans un vaste salon qui devait probablement tenir lieu d’antichambre, l’huissier chamarré s’éclipsa. Nous regardâmes un instant les tableaux aux murs, puis l’huissier revint, disant :

— Ces messieurs sont arrivés.

William Hopkins consulta sa montre :

— Huit heures. Ces messieurs sont exacts.

— L’exactitude est la politesse des rois, soufflai-je plaisamment à l’oreille de mon ami.

Il sourit imperceptiblement et décidé, suivit l’huissier majestueux vers le cabinet des rois du Standard Trust.

Une grande porte bâilla soudain devant nous avec un flot de lumière électrique.

L’huissier s’effaça.

Nous entrâmes.

J’étais en face des cinq hommes les plus puissants des États-Unis. Légèrement, comme un auxiliaire qui sait l’importance de son concours, avec une politesse déférente, mais exacte, William Hopkins salua les rois. À son entrée, Sam Harrisson s’était levé, la main tendue :

— Soyez le bienvenu, gentleman.

Son regard interrogateur alla vers moi.

Ce regard, William Hopkins le devina et il prévint la question du roi des chemins de fer en me présentant :

— L’ingénieur Sanfield, mon collaborateur.

— En ce cas, soyez le bienvenu aussi, gentleman, dit Sam Harrisson.

Et nous nous assîmes devant la table. Toujours debout Sam Harrisson nous présenta les quatres personnages. Ils saluaient en inclinant la tête d’un rapide mouvement :

— M. Gordon…

— Le roi de l’or, je crois ? demanda Hopkins.

— Lui-même. M. Lemox, des aciers ; M. Stanley, des bœufs, et M. Mortimer.

— Des transatlantiques ?

— C’est cela. Et moi, je suis Sam Harrisson qui, avec l’assentiment de ces messieurs vous écrivit. Merci, M. Hopkins, d’avoir répondu avec tant de promptitude à notre appel.

— Je ne pouvais m’y soustraire, messieurs, dit mon ami. Me voici, je suis donc à vous. De quoi s’agit-il ?

Je regardais en ce moment les cinq rois du Trust.

Rien ne distinguait particulièrement leurs visages, sinon l’expression d’énergie et de lassitude dont ils étaient à la fois empreints. Ces hommes semblaient véritablement avoir sur eux le poids formidable de l’or, dont ils étaient les maîtres et les conquérants. Les luttes, les batailles, les efforts de leur vie se lisaient aux rides de leurs fronts et de leurs visages rasés. Ces faces fiévreuses disaient les nuits sans sommeil, les journées acharnées, les estomacs débiles, les fatigues, les âpretés, les volontés dominatrices.

À la question de William Hopkins, les muscles de leurs visages tressaillirent et Sam Harrisson qui était visiblement leur délégué et leur porte-parole dans l’affaire, se chargea de répondre.

— De quoi s’agit-il ?

— D’une affaire à la fois bien mystérieuse et bien grave, car elle menace notre vie et nos intérêts.

— Bien, dit Hopkins. Permettez-moi une remarque : ne vous offensez pas des questions que je pourrais vous poser. Soyez convaincu qu’elles seront uniquement dans l’intérêt de la cause que vous me chargez de défendre et d’éclaircir. Veuillez m’exposer la chose, M. Harrisson. Je vous écoute avec attention.

— Voici donc, commença le roi des chemins de fer. Nous lavons notre linge sale en famille et c’est pourquoi nous avons préféré faire appel à votre expérience, à votre savoir, qu’à ceux de la police.

— Merci, dit Hopkins. Continuez je vous prie je suis sensible à vos éloges.

— Vous n’ignorez pas, M. Hopkins, que le trust, le Standard trust, dont vous avez le comité directeur devant vous est un des plus puissants des États-Unis. Notre puissance est grande, nos projets le sont davantage encore. Parmi eux, se trouve celui du trust des mines. Nous voulons rassembler entre nos mains l’exploitation des mines du Colorado, du Kentucky, de la Caroline, du Montana, du Dakota, de la Californie et du nouveau Mexique.

— Puissant et vaste projet, observa sentencieusement et à mi-voix le rival de Sherlock Holmès.

— Nous le pensons, continua Sam Harrisson. Mais le projet n’a pas été sans éveiller la jalousie, la colère, la haine de nos ennemis, aussitôt qu’il fut connu.

— Quels ennemis ?

Le roi des chemins de fer leva vers le plafond ses bras d’un geste désespéré :

— Nous ne les connaissons pas.

— En soupçonnez-vous ?

Le regard du roi consulta celui de ses quatre collègues muets, silencieux, mornes.

— Non, M. Hopkins.

— En vérité ? Il faut de la franchise dans les affaires mystérieuses.

— Eh bien, oui, nous en soupçonnons…

— Qui donc ?

— Le Trust des mines américaines et mexicaines.

— Bon. Veuillez poursuivre.

— Donc, depuis le jour où notre projet fut connu, nous avons quotidiennement reçu, chacun de nous, des lettres de menaces. Les voici :

D’un grand portefeuille placé sur la table devant lui, Sam Harrisson tira une liasse de feuilles qu’il remit à William Hopkins. Celui-ci déplia la première, me la passa, disant :

— Veuillez lire à haute voix, Sanfield. Le soir je ne sais pas lire.

Cette phrase fut dite d’un ton simple et si naturel que je crus moi-même m’y tromper. C’était, depuis mes relations avec Hopkins, la première fois que pareil aveu sortait de sa bouche. Que prétendait-il donc dire avec sa phrase qui me parut mystérieuse :

— Le soir, je ne sais pas lire ?…

Quel obscur dessein se cachait donc là-dessous ?

Sans témoigner cependant ma surprise extrême, je pris la lettre et à haute voix, je la lus :

« On sait que le Standard Trust veut mettre la main sur les mines de l’Union. Qu’il prenne garde ! C’est un jeu dangereux dont il sera la victime ! Si dans les neuf jours, il n’a pas abandonné son projet, un des membres du comité directeur sera tué. S’il persiste dans son projet les exécutions des quatre autres membres se suivront de deux en deux jours. Les mines ne seront qu’à leurs héritiers. Que le Standard Trust choisisse entre la vie et les mines. Il est prévenu. On tiendra parole. »

— Ces lettres sont écrites à la machine à écrire, n’est-ce pas ? demanda William Hopkins.

Les cinq rois le regardèrent surpris.

— Comment, sans les avoir ouvertes, le savez-vous ? s’exclama Sam Harrisson.

— Oh ! c’est bien simple, gentleman, aujourd’hui on se sert de la machine à écrire pour les menaces de mort. Le jour où on est pris, on a la ressource de nier. Mais veuillez me dire de quand date la première lettre ?

— De samedi.

— Donc, il y a deux jours.

— Oui.

— Les auteurs de la lettre ont donc sept jours à attendre avant de tenir parole. C’est plus qu’il ne faut pour les découvrir et les arrêter dans leurs projets. Je me permettrai de garder les lettres pour les besoins de mon enquête.

— Est-ce bien utile ? s’exclama Mortimer, le roi des transatlantiques en sortant du mutisme qu’il avait observé avec ses trois collègues.

— J’ose le penser, dit paisiblement Hopkins en les serrant dans son portefeuille.

— Alors vous croyez pouvoir découvrir les coupables ? demanda Sam Harrisson.

— J’en ai l’espoir, répondit mon ami. Les criminels commettent toujours une faute, une heureuse faute, dirai-je, dans leurs machinations les mieux préparées, les plus habilement combinées. Ici aussi une faute a été commise.

— Laquelle ? demanda le roi des chemins de fer.

— Je le saurai demain, riposta William Hopkins avec un sourire qui masquait sa pensée non sans laisser deviner qu’il connaissait déjà, en ce moment même, la faute commise par les envoyeurs des lettres.

— Avez-vous encore quelques questions à poser ? continua Sam Harrisson.

— Oui, avec votre permission, je vous demanderai un détail auquel je vous demande de répondre avec franchise.

— Nous en prenons l’engagement.

— C’est utile. À combien s’élève votre fortune, M. Harrisson ?

À cette question imprévue, le roi des chemins de fer eut un mouvement où se lisaient la surprise et le mécontentement.

Il y eut un instant de silence.

— Vous avez pris l’engagement de répondre, observa tranquillement William Hopkins.

— Soit, dit Harrisson. J’aurais mauvaise grâce à me dédire. Je vaux quatre milliards.

— Bien. Et vous, M. Mortimer ?

— Deux milliards.

— Bien. Et vous, M. Gordon ?

— Sept milliards.

— Bien. Et vous, M. Stanley ?

— Moi aussi.

— Bien. Et vous, M. Lemox ?

— Trois milliards.

— Bien. Une dernière question : la part de chacun de vous était-elle stipulée égale dans le trust des mines ?

— Oui, dit M. Gordon.

— Ceci me porte à poser une autre question étiez-vous tous d’accord pour estimer l’affaire excellente ?

— Non, répondit M. Lemox.

— Lesquels d’entre vous étaient d’un avis opposé ?

— Moi seul, dit M. Mortimer.

— Vous estimiez l’affaire mauvaise ?

— Oui, et je l’estime encore déplorable.

— Y engageriez-vous des capitaux ?

— Oui, évidemment, puisqu’il me fallait me rallier à l’avis de la majorité. Le trust marchait, donc je marchais.

— Merci, M. Mortimer. Eh bien, messieurs, je crois que pour ce soir je n’abuserai pas davantage de votre temps précieux. Désormais, recevez les lettres s’il en arrive, laissez faire, laissez passer. Avant sept jours vous pourrez réunir à l’or, aux bœufs, aux transatlantiques, aux aciers et aux chemins de fer du Standard Trust, les mines de votre projet. J’ai l’honneur de vous saluer, gentlemen.

Et Hopkins marcha vers la porte. Au moment d’en franchir le seuil, il se retourna brusquement :

— Si quelque fait nouveau survenait, veuillez m’en prévenir. Je ne quitte pas New-York.

Et il sortit, moi marchant sur ses talons.





  1. Lire l’Incendie du Pôle, Aventures d’un aéroplane au Pôle Sud, par le même auteur.