Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
IX
Où l’on voit à quoi peut s’amuser un nain dans une forêt
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Un soir, après avoir fait route toute la journée dans les rochers, cherchant un passage pour descendre vers le Rhin, il arriva à l’entrée d’un bois de sapins, de frênes et d’érables. Il n’hésita pas à y pénétrer. Il y marchait depuis plus d’une heure quand tout à coup le sentier qu’il suivait se perdit dans une clairière semée de houx, de genévriers et de framboisiers sauvages. A côté de la clairière il y avait un marais. Épuisé de lassitude, mourant de faim et de soif, exténué, il regardait de côté et d’autre cherchant une chaumière, une charbonnerie ou un feu de pâtre, quand tout à coup une troupe de tadornes passa près de lui en agitant ses ailes et en criant. Pécopin tressaillit en reconnaissant ces étranges oiseaux qui font leurs nids sous terre et que les paysans des Vosges appellent canards-lapins. Il écarta les touffes de houx et vit fleurir et verdoyer de toutes parts dans l’herbe le perce-pierre, l’angélique, l’ellébore et la grande gentiane. Comme il se baissait pour s’en assurer, une coquille de moule tombée sur le gazon frappa son regard. Il la ramassa. C’était une de ces moules de la Vologne qui contiennent des perles grosses comme des pois. Il leva les yeux ; un grand-duc planait au-dessus de sa tête.

Pécopin commençait à s’inquiéter. On conviendra qu’il y avait de quoi. Ces houx et ces framboisiers, ces tadornes, ces herbes magiques, cette moule, ce grand-duc, tout cela était peu rassurant. Il était donc fort alarmé et se demandait avec angoisse où il était, lorsqu’un chant éloigné parvint jusqu’à lui. Il prêta l’oreille. C’était une voix enrouée, cassée, chagrine, fâcheuse, sourde et criarde à la fois, et voici ce qu’elle chantait :

 
Mon petit lac engendre, en l’ombre qui l’abrite,
La riante Amphitrite et le noir Neptunus ;
Mon humble étang nourrit, sur des monts inconnus,
L’empereur Neptunus et la reine Amphitrite.

Je suis le nain, grand-père des géants.
Ma goutte d’eau produit deux océans.

Je verse de mes rocs, que n’effleure aucune ailé,
Un fleuve bleu pour elle, un fleuve vert pour lui.
J’épanche de ma grotte, où jamais feu n’a lui,
Le fleuve vert pour lui, le fleuve bleu pour elle.

Je suis le nain, grand-père des géants.
Ma goutte d’eau produit deux océans.

Une fine émeraude est dans mon sable jaune.
Un pur saphir se cache en mon humide écrin.
Mon émeraude fond et devient le beau Rhin ;
Mon saphir se dissout, ruisselle et fait le Rhône.

Je suis le nain, grand-père des géants.
Ma goutte d’eau produit deux océans.


Pécopin n’en pouvait plus douter. Pauvre voyageur fatigué, il était dans le fatal bois des pas-perdus. Ce bois est une grande forêt pleine de labyrinthes, d’énigmes et de dédales où se promène le nain Roulon. Le nain Roulon habite un lac dans les Vosges, au sommet d’une montagne, et parce que de là il envoie un ruisseau au Rhône et un autre ruisseau au Rhin, ce nain fanfaron se dit le père de la Méditerranée et de l’Océan. Son plaisir est d’errer dans la forêt et d’y égarer les passants. Le voyageur qui est entré dans le bois des pas-perdus n’en sort jamais.

Cette voix, cette chanson, c’étaient la chanson et la voix du méchant nain Roulon.

Pécopin éperdu se jeta la face contre terre.

— Hélas ! s’écria-t-il, c’est fini, je ne reverrai jamais Bauldour.

— Si fait, dit quelqu’un près de lui.

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