Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
X
Equis canibusque
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Il se redressa ; un vieux seigneur, vêtu d’un habit de chasse magnifique, était debout devant lui à quelques pas. Ce gentilhomme était complètement équipé. Un coutelas à poignée d’or ciselée lui battait la hanche et à sa ceinture pendait un cor incrusté d’étain et fait de la corne d’un buffle. Il y avait je ne sais quoi d’étrange, de vague et de lumineux dans ce visage pâle qui souriait éclairé de la dernière lueur du crépuscule. Ce vieux chasseur ainsi apparu brusquement dans un pareil lieu, à une pareille heure, vous eût certainement semblé singulier ainsi qu’à moi, mais dans le bois des pas-perdus on ne songe qu’à Roulon, ce vieillard n’était pas un nain, et cela suffit à Pécopin.

Le bonhomme d’ailleurs avait la mine gracieuse, accorte et avenante. Et puis, bien qu’accoutré en déterminé chasseur, il était si vieux, si usé, si courbé, si cassé, avait les mains si ridées et si débiles, les sourcils si blancs et les jambes si amaigries que c’eût été pitié d’en avoir peur. Son sourire, mieux examiné, était le sourire banal et sans profondeur d’un roi imbécile.

— Que me voulez-vous ? demanda Pécopin.

— Te rendre à Bauldour, dit le vieux chasseur toujours souriant.

— Quand ?

— Passe seulement une nuit en chasse avec moi.

— Quelle nuit ?

— Celle qui commence.

— Et je reverrai Bauldour ?

— Quand notre nuit de chasse sera finie, au soleil levant je te déposerai à la porte du Falkenburg.

— Chasser la nuit ?

— Pourquoi pas ?

— Mais c’est fort étrange.

— Bah !

— Mais c’est très fatigant.

— Non.

— Mais vous êtes bien vieux.

— Ne t’inquiète pas de moi.

— Mais je suis las, mais j’ai marché tout le jour, mais je suis mort de faim et de soif, dit Pécopin. Je ne pourrai seulement monter à cheval,

Le vieux seigneur détacha de sa ceinture une gourde damasquinée d’argent qui1 lui présenta.

— Bois ceci.

Pécopin porta avidement la gourde à ses lèvres. À peine avait-il avalé quelques gorgées qu’il se sentit ranimé. Il était jeune, fort, alerte, puissant. Il avait dormi, il avait mangé, il avait bu. — Il lui semblait même par instants qu’il avait trop bu. — Allons, dit-il, marchons, courons, chassons toute la nuit, je le veux bien ; mais je reverrai Bauldour ?

— Après cette nuit passée, au soleil levant.

— Et quel garant de votre promesse me donnez-vous ?

— Ma présence même. Le secours que je t’apporte. J’aurais pu te laisser mourir ici de faim, de lassitude et de misère, t’abandonner au nain promeneur du lac Roulon ; mais j’ai eu pitié de toi.

— Je vous suis, dit Pécopin. C’est dit, au soleil levant, à Falkenburg.

— Holà, vous autres ! arrivez ! en chasse ! cria le vieux seigneur, faisant effort avec sa voix décrépite.

En jetant ce cri vers le taillis, il se retourna, et Pécopin vit qu’il était bossu. Puis il fit quelques pas, et Pécopin vit qu’il était boiteux.

À l’appel du vieux seigneur, une troupe de cavaliers vêtus comme des princes et montés comme des rois, sortit de l’épaisseur du bois.

Ils vinrent se ranger dans un profond silence autour du vieux qui paraissait leur maître. Tous étaient armés de couteaux ou d’épieux ; lui seul avait un cor. La nuit était tombée ; mais autour des gentilshommes se tenaient debout deux cents valets portant deux cents torches.

Ebbene, dit le maître, ubi sunt los perros ?

Ce mélange d’italien, de latin et d’espagnol fut désagréable à Fécopin.

Mais le vieux reprit avec impatience : Les chiens ! les chiens !

Il achevait à peine que d’effroyables aboiements remplissaient la clairière. Une meute venait d’y apparaître.

Une meute admirable ; une vraie meute d’empereur. Des valets en jaquettes jaunes et en bas rouges, des estafiers de chenil au visage féroce et des nègres tout nus la tenaient robustement en laisse.

Jamais concile de chiens ne fut plus complet. Il y avait là tous les chiens possibles, accouplés et divisés par grappes et par raquettes, selon les races et les instincts. Le premier groupe se composait de cent dogues d’Angleterre et de cent lévriers d’attache avec douze paires de chiens-tigres et douze paires de chiens-bauds. Le deuxième groupe était entièrement formé de greffiers de Barbarie blancs et marquetés de rouge, braves chiens qui ne s’étonnent pas du bruit, demeurent trois ans dans leur bonté, sont sujets à courir au bétail et servent pour la grande chasse. Le troisième groupe était une légion de chiens de Norwége : chiens fauves, au poil vif tirant sur le roux, avec une tache blanche au front ou au cou, qui sont de bon nez et de grand cœur et se plaisent au cerf surtout ; chiens gris, léopardés sur Péchine, qui ont les jambes de même poil que les pattes d’un lièvre ou cannelées de rouge et de noir. Le choix en était excellent. Il n’y avait pas un bâtard parmi ces chiens. Pécopin, qui s’y connaissait, n’en vit pas parmi les fauves un seul qui fût jaune ou marqué de gris, ni parmi les gris un seul qui fût argenté ou qui eût les pattes fauves. Tous étaient authentiques et bons. Le quatrième groupe était formidable ; c’était une cohue épaisse, serrée et profonde de ces puissants dogues noirs de l’abbaye de Saint-Aubert-en-Ardennes, qui ont les jambes courtes et qui ne vont pas vite, mais qui engendrent de si redoutables limiers et qui chassent si furieusement les sangliers, les renards et les bêtes puantes. Comme ceux de Norwége, tous étaient de bonne race, et vrais chiens gentilshommes, et avaient évidemment tété près du cœur. Ils avaient la tête moyenne, plutôt longue qu’écrasée, la gueule noire et non rouge, les oreilles vastes, les reins courbés, le râble musculeux, les jambes larges, la cuisse troussée, le jarret droit bien herpé, la queue grosse près des reins et le reste grêlé, le poil de dessous le ventre rude, les ongles forts, le pied sec, en forme de pied de renard. Le cinquième groupe était oriental. Il avait dû coûter des sommes immenses ; car on n’y avait mis que des chiens de Palimbotra qui mordent les taureaux, des chiens de Cintiqui qui attaquent les lions, et des chiens du Monomotapa qui font partie de la garde de l’empereur des Indes. Du reste tous, anglais, barbaresques, norwégiens, ardennais et indous, hurlaient abominablement. Un parlement d’hommes n’eût pas fait mieux.

Pécopin était ébloui de cette meute. Tous ses appétits de chasseur se réveillaient.

Cependant elle était un peu venue on ne sait d’où, et il ne pouvait s’empêcher de se dire à lui-même qu’il était singulier qu’aboyant de la sorte, on ne l’eût pas entendue avant de la voir.

Le maître-valet qui menait toute cette vénerie était à quelques pas de Pécopin, lui tournant le dos. Pécopin alla à lui pour le questionner, et lui mit la main sur l’épaule ; le valet se retourna. Il était masqué.

Cela rendit Pécopin muet. — Il commençait même à se demander fort sérieusement s’il suivrait en effet cette chasse quand le vieillard l’aborda. — Hé bien, chevalier, que dis-tu de nos chiens ?

— Je dis, mon beau sire, que, pour suivre de si terribles chiens, il faudrait de terribles chevaux.

Le vieux, sans répondre, porta à sa bouche un sifflet d’argent qui était fixé au petit doigt de sa main gauche, précaution d’homme de goût qui est exposé à voir des tragédies, et il siffla.

Au coup de sifflet, un bruit se fit dans les arbres, les assistants se rangèrent, et quatre palefreniers en livrée écarlate surgirent, menant deux chevaux magnifiques. L’un était un beau genêt d’Espagne, à l’allure magistrale, à la corne lisse, noirâtre, haute, arrondie, bien creusée, aux pâturons courts, entredroits et lunés, aux bras secs et nerveux, aux genoux décharnés et bien emboîtés. Il avait la jambe d’un beau cerf, la poitrine large et bien ouverte, l’échiné grasse, double et tremblante. L’autre était un coureur tartare à la croupe énorme, au corsage long, aux flancs bien unis, au manteau bayardant. Son cou, d’une moyenne arcade, mais pas trop voûté, était revêtu d’une vaste perruque flottante et crépelue ; sa queue bien épaisse pendait jusqu’à terre. Il avait la peau du front cousue sur ses yeux gros et étincelants, la bouche grande, les oreilles inquiètes, les naseaux ouverts, l’étoile au front, deux balzans aux jambes, son courage en fleur, et l’âge de sept ans. Le premier avait la tête coiffée d’un chanfrein, le poitrail d’armes et la selle de guerre. Le second était moins fièrement, mais plus splendidement harnaché ; il portait le mors d’argent, les roses dorées, la bride brodée d’or, la selle royale, la housse de brocard, les houppes pendantes et le panache branlant. L’un trépignait, bravait, ronflait, rongeait son frein, brisait les cailloux et demandait la guerre. L’autre regardait çà et là, cherchait des applaudissements, hennissait gaiement, ne touchait la terre que du bout de l’ongle, faisait le roi et piaffait à merveille. Tous deux étaient noirs comme l’ébène. — Pécopin, les yeux presque effarés d’admiration, contemplait ces deux merveilleuses bêtes.

— Hé bien, dit le seigneur clopinant et toussant, et souriant toujours, lequel prends-tu ?

Pécopin n’hésita plus, et sauta sur le genêt.

— Es-tu bien en selle ? lui cria le vieillard.

— Oui, dit Pécopin.

Alors le vieux éclata de rire, arracha d’une main le harnois, le panache, la selle et le caparaçon du cheval tartare, le saisit de l’autre à la crinière, bondit comme un tigre et enfourcha à cru la superbe bête qui tremblait de tous ses membres ; puis, saisissant sa trompe à sa ceinture, il se mit à sonner une fanfare tellement formidable que Pécopin assourdi crut que cet effrayant vieillard avait le tonnerre dans la poitrine.

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