Hetzel (Tome Ip. 189-194).
LETTRE XVIII


BACHARACH


Les harmonies des vieilles femmes et des rouets. — Bacharach. — Bric-à-brac- — Les girouettes et les tourelles, — Les goîtreux et les jolies filles. — L’auteur est plongé dans l’admiration. — Une des malices que Sibo de Lorch faisait aux gnomes. — À ville sévère paysage féroce. — L’auteur laisse entrevoir sa haine pour les façades blanches à contrevents verts. — Il appelle effroyable ce qu’il trouve admirable. — Où diable une marchande de modes va-t-elle se nicher ? — L’auteur se souvient de ce que Thésée dit au lion dans le Songe d’une nuit d’été. — Le Wildes Gefœhrt. — Les grâces de Bacharach. — Quatre mots sur Frédéric II — Effet que fait un voyageur aux gens de Bacharach. — L’Europe, la civilisation et le dix-neuvième siècle accrochés à un clou dans un cabinet. — Symptômes graves. — Ce que c’était que cette chose gaie, jolie et charmante que l’auteur avait sous sa croisée. — Saint-Werner.


Lorch, 23 août.


Je suis en ce moment dans les vieilles villes les plus jolies, les plus honnêtes et les plus inconnues du monde. J’habite des intérieurs de Rembrandt avec des cages pleines d’oiseaux aux fenêtres, des lanternes bizarres au plafond, et, dans le coin des chambres, des degrés en colimaçon qu’un rayon de soleil escalade lentement. Une vieille femme et un rouet à pieds tors bougonnent dans l’ombre ensemble à qui mieux mieux.

J’ai passé trois jours à Bacharach, façon de cour des Miracles oubliée au bord du Rhin par le bon goût voltairien, par la révolution française, par les batailles de Louis XIV, par les canonnades de 97 et de 1805, et par les architectes élégants et sages qui font des maisons en forme de commodes et de secrétaires. Bacharach est bien le plus antique morceau d’habitations humaines que j’aie vu de ma vie. Auprès de Bacharach, Oberwesel, Saint-Goar et Andernach sont des rues de Rivoli et des cités Bergère. Bacharach est l’ancienne Bacchi Ara. On dirait qu’un géant, marchand de bric-à-brac, voulant tenir boutique sur le Rhin, a pris une montagne pour étagère et y a disposé du haut en bas, avec son goût de géant, un tas de curiosités énormes. Cela commence sous le Rhin même. Il y a là, à fleur d’eau, un rocher volcanique selon les uns, un peulven celtique selon les autres, un autel romain selon les derniers, qu’on appelle l’Ara Bacchi. Puis, au bord du fleuve, deux ou trois vieilles coques de navires vermoulues, coupées en deux et plantées debout en terre, qui servent de cahutes à des pêcheurs ; puis, derrière les cahutes, une enceinte jadis crénelée, contre-butée par quatre tours carrées les plus ébréchées, les plus mitraillées, les plus croulantes qu’il y ait. Puis contre l’enceinte même, où les maisons se sont percé des fenêtres et des galeries, et au delà, sur le pied de la montagne, un indescriptible pêle-mêle d’édifices amusants, masures-bijoux, tourelles fantasques, façades bossues, pignons impossibles dont le double escalier porte un clocheton poussé comme une asperge sur chacun de ses degrés, lourdes poutres dessinant sur des cabanes de délicates arabesques, greniers en volutes, balcons à jour, cheminées figurant des tiares et des couronnes philosophiquement pleines de fumée, girouettes extravagantes, lesquelles ne sont plus des girouettes, mais des lettres majuscules de vieux manuscrits découpées dans la tôle à l’emporte-pièce, qui grincent au vent. (J’ai eu entre autres au-dessus de ma tête une R qui passait toute la nuit à se nommer : — rrrrr.) Dans cet admirable fouillis, une place, — une place tortue, faite par des blocs de maisons tombés du ciel au hasard, qui a plus de baies, d’îlots, de récifs et de promontoires qu’un golfe de Norvège. D’un côté de cette place deux polyèdres composés de constructions gothiques, surplombant, penchés, grimaçant, et se tenant effrontément debout contre toute géométrie et tout équilibre. De l’autre côté, une belle et rare église romane, percée d’un portail à losanges, surmontée d’un haut clocher militaire, cordonnée à l’abside d’une galerie de petites archivoltes à colonnettes de marbre noir, et partout incrustée de tombes de la renaissance comme une châsse de pierreries. Au-dessus de l’église byzantine, à mi-côte, la ruine d’une autre église, du quinzième siècle, en grès rouge, sans portes, sans toit et sans vitraux, magnifique squelette qui se profile fièrement sur le ciel. Enfin, pour couronnement, au haut de la montagne, les décombres et les arrachements couverts de lierre d’un schloss, le château de Stahlech, résidence des comtes palatins au douzième siècle. Tout cela est Bacharach.

Ce vieux bourg-fée, où fourmillent les contes et les légendes, est occupé par une population d’habitants pittoresques, qui tous, les anciens et les jeunes, les marmots et les grands-pères, les goîtreux et les jolies filles, ont dans le regard, dans le profil et dans la tournure, je ne sais quels airs du treizième siècle.

Ce qui n’empêche pas les jolies filles d’y être très jolies ; au contraire.

Du haut du schloss on a une vue immense et l’on découvre dans les embrasures des montagnes cinq autres châteaux en ruines ; sur la rive gauche, Furstenberg, Sonneck et Heimburg ; de l’autre côté du fleuve, à l’ouest, on entrevoit le vaste Gutenfels, plein du souvenir de Gustave-Adolphe ; et vers l’est, au-dessus d’une vallée qui est le fabuleux Wisperthal, au faîte d’une colline, sur une petite éminence qui lui sert de piédestal, cette botte de noires tours qui ressemble à l’ancienne Bastille de Paris, c’est le manoir inhospitalier dont Sibo de Lorch refusait d’ouvrir la porte aux gnomes dans les nuits d’orage.

Bacharach est dans un paysage farouche. Des nuées presque toujours accrochées à ses hautes ruines, des rochers abrupts, une eau sauvage, enveloppent dignement cette vieille ville sévère, qui a été romaine, qui a été romane, qui a été gothique, et qui ne veut pas devenir moderne. Chose remarquable, une ceinture d’écueils qui l’entoure de toutes parts empêche les bateaux à vapeur d’aborder et tient la civilisation à distance.

Aucune touche discordante, aucune façade blanche à contrevents verts ne dérange l’austère harmonie de cet ensemble. Tout y concourt, jusqu’à ce nom, Bacharach, qui semble un ancien cri des bacchanales, accommodé pour le sabbat.

Je dois pourtant dire, en historien fidèle, que j’ai vu une marchande de modes installée avec ses rubans roses et ses bonnets blancs sous une effroyable ogive toute noire du douzième siècle.

Le Rhin mugit superbement autour de Bacharach. Il semble qu’il aime et qu’il garde avec orgueil sa vieille cité. On est tenté de lui crier : Bien rugi, lion ! À une portée d’arquebuse de la ville il s’engouffre et tourne sur lui-même dans un entonnoir de rochers en imitant l’écume et le bruit de l’océan. Ce mauvais pas s’appelle le Wildes Gefœhrt. Il est tout à la fois beaucoup plus effrayant et beaucoup moins dangereux que la Bank de Saint-Goar. — Il ne faut pas juger des gouffres, etc.

Quand le soleil écarte un nuage et vient rire à une lucarne du ciel, rien n’est plus ravissant que Bacharach. Toutes ces façades décrépites et rechignées se dérident et s’épanouissent. Les ombres des tourelles et des girouettes dessinent mille angles bizarres. Les fleurs — il y a là des fleurs partout — se mettent à la fenêtre en même temps que les femmes, et sur tous les seuils apparaissent, par groupes gais et paisibles, les enfants et les vieillards, se réchauffant pêle-mêle au rayon de midi, — les vieillards, avec ce pâle sourire qui dit : Déjà plus ! les enfants, avec ce doux regard qui dit : Pas encore !

Au milieu de ce bon peuple va et vient et se promène un sergent prussien en uniforme avec une mine entre chien et loup.

Du reste, que ce soit esprit du pays, que ce soit jalousie de la Prusse, je n’ai pas vu dans les cadres qui pendent aux murailles des auberges d’autre grand homme que ce conquérant au profil quelque peu rococo, cette espèce de Napoléon Louis XIV, vrai héros, vrai penseur et vrai prince d’ailleurs, qu’on appelle Frédéric II.

À Bacharach, un passant est un phénomène. On n’est pas seulement étranger, on est étrange. Le voyageur est regardé et suivi avec des yeux effarés. Cela tient à ce que, hors quelques pauvres peintres cheminant à pied, le sac sur le dos, personne ne daigne visiter l’antique capitale répudiée des comtes palatins, affreux trou dont s’écartent les dampschiffs et que tous les répertoires du Rhin qualifient de ville triste.

Cependant je dois avouer encore qu’il y avait dans un cabinet voisin de ma chambre une lithographie représentant l’Europe, c’est-à-dire deux belles dames décolletées et un beau monsieur à moustaches chantant autour d’un piano, accompagnés de ce quatrain folâtre peu digne de Bacharach :


L’EUROPE.
L’Europe enchanteresse, où la France en jouant
Dicte partout les lois de sa mode éphémère.
Les plaisirs, les beaux-arts et le sexe charmant
Sont les cultes chéris de cette heureuse terre.


La marchande de modes avec ses rubans roses, cette lithographie et ce quatrain empire, c’est l’aube du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à Bacharach.

J’avais sous ma croisée tout un petit monde heureux et charmant. C’était une sorte d’arrière-cour attenante à l’église romane, d’où l’on peut monter par une roide escalier en lave jusqu’aux ruines de l’église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les hautes herbes jusqu’au menton, trois petits garçons et deux petites filles qui battaient volontiers les trois petits garçons. Ils pouvaient bien avoir à eux cinq une quinzaine d’années. Le gazon, légèrement ondulé par endroits, était tellement épais, qu’on ne voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeusement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques raisins. Au milieu des pampres, deux mannequins-épouvantails, costumés en Lubins d’opéra-comique, emperruqués et coiffés d’affreux tricornes, s’efforçaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n’empêchait pas d’abonder sur ces grappes les verdiers, les bergeronnettes et les hoche-queues. Dans tous les coins du jardinet, des gerbes étoilées de soleils, de roses trémières et de reines-marguerites, éclataient comme les bouquets d’un feu d’artifice. Autour de ces touffes flottait sans cesse une neige vivante de papillons blancs auxquels se mêlaient des plumes échappées d’un colombier voisin. Chaque fleur et chaque grappe avait en outre sa nuée de mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au soleil. Les mouches bourdonnaient, les enfants babillaient et les oiseaux chantaient, et le bourdonnement des mouches, le babil des enfants et le chant des oiseaux se découpaient sur un roucoulement continu de colombes et de tourterelles.

Le soir de mon arrivée, après avoir admiré jusqu’à la nuit ce réjouissant jardin, l’escalier en lave s’offrit à moi, et il me prit fantaisie de monter, par un beau clair d’étoiles, jusqu’aux ruines de l’église gothique, laquelle était dédiée à saint Werner, qui fut martyrisé à Oberwesel. Après avoir gravi les soixante ou quatre-vingts marches sans rampe et sans garde-fou, j’arrivai sur la plate-forme tapissée d’herbe où s’enracine puissamment la belle nef démantelée. Là, pendant que la ville dormait dans une ombre profonde sous mes pieds, je contemplai le ciel et les ruines difformes du château palatin à travers le fenestrage noir des meneaux et des rosaces. Un doux vent de nuit courbait à peine les folles avoines desséchées. Tout à coup je sentis que la terre pliait et s’enfonçait sous moi. Je baissai les yeux, et, à la lueur des constellations, je reconnus que je marchais sur une fosse fraîchement creusée. Je regardai autour de moi ; des croix noires avec des têtes de mort blanches surgissaient vaguement de toutes parts. Je me rappelai alors les molles ondulations du terrain d’en bas. J’avoue qu’en ce moment-là je ne pus me défendre de cette espèce de frisson que donne l’inattendu. Mon charmant jardinet plein d’enfants, d’oiseaux, de colombes, de papillons, de musique, de lumière, de vie et de joie était un cimetière.