Hetzel (Tome Ip. 177-187).
LETTRE XVII


SAINT-GOAR


Gasthaus zur Lilie. — Où il faut se placer pour voir les soldats de M. de Nassau. — Hymne aux marmots teutons. — Il faut que M. de Nassau ait besoin de quatre florins. — Die Katz. — Bôhdan Chmielnicki. — Trois pages sur le chat. — Un mot sur le chien. — L’auteur cherche à faire du tort à un écho. — Lurley. — Où le lecteur apprend ce que c’était qu’une galère de Malte. — Chose que les habitants dédaignent et que doivent rechercher les voyageurs. — La Vallée-Suisse. — Figures de Rome, de la Grèce et de l’Inde qui apparaissent à l’auteur dans ce pays des barbares. — Le Reichenberg. — Histoire de la petite fée grosse comme une sauterelle et du géant qui croit avoir sur son dos un nid de diables. — Pourquoi on est forcé d’apporter son rasoir à Bacharach. — Le Rheinfels. — Ici l’auteur explique pour qui les bombes et les boulets ont des façons polies et courtoises. — Considérations philosophiques sur le mille prussien, l’heure de marche turque et la legua d’Espagne. — Oberwesel. — Les sept filles changées en rochers. — Le voyageur rencontre et décrit en entomologiste profond la plus grande des araignées d’eau. — Souper allemand compliqué d’un hussard français.


Saint-Goar, août.


On peut passer à Saint-Goar une semaine fort bien employée. Il faut avoir soin de prendre des croisées sur le Rhin dans le très confortable Gasthaus zur Lilie. Là on est entre le Chat et la Souris. À sa gauche on a la Souris à demi voilée au fond de l’horizon par les brumes du Rhin ; à sa droite et devant soi, le Chat, robuste donjon enveloppé de tourelles, lequel, au haut de sa colline, occupe le sommet d’un triangle dont le pittoresque village de Saint-Goarshausen, qui en fait la base au bord du Rhin, marque les deux angles avec ses deux vieilles tours, l’une carrée, l’autre ronde. — Les deux châteaux ennemis se guettent et semblent se jeter des coups d’œil foudroyants à travers le paysage ; car, lorsqu’un donjon est en ruine, sa fenêtre regarde encore, mais avec ce regard hideux d’un œil crevé.

En face, sur la rive droite, et comme prêt à mettre le holà entre les deux adversaires, veille le spectre colossal du château-palais des landgraves de Hesse, le Rheinfels. À Saint-Goar, le Rhin n’est plus un fleuve ; c’est un lac, un vrai lac du Jura fermé de toutes parts, avec son encaissement sombre, son miroitement profond et ses bruits immenses.

Si l’on reste chez soi, on a toute la journée le spectacle du Rhin, les radeaux, les longs bateaux à voiles, les petites barques-flèches et les huit ou dix omnibus à vapeur qui vont et viennent, montent et descendent, et passent à chaque instant avec le clapotement d’un gros chien qui nage, fumants et pavoises. Au loin, sur la rive opposée, sous de beaux noyers qui ombragent une pelouse, on voit manœuvrer les soldats de M. de Nassau en veste verte et en pantalon blanc, et l’on entend le tambour tapageur d’un petit duc souverain. Tout près, sous sa croisée, on regarde passer les femmes de Saint-Goar avec leur bonnet bleu ciel pareil à une tiare qui aurait été modifiée par un coup de poing, et l’on entend rire et jaser un tas de petits enfants qui viennent jouer avec le Rhin. Pourquoi pas ? Ceux de Tréport et d’Étretat jouent bien avec l’océan. Au reste, les enfants du Rhin sont charmants. Aucun d’eux n’a cette mine rogue et sévère des marmots anglais, par exemple. Les marmots allemands ont l’air indulgent comme de vieux curés.

Si l’on sort, on peut passer le Rhin pour six sous, prix d’un omnibus parisien, et l’on monte au Chat. C’est dans ce manoir des barons de Katzenellenbogen que s’est accomplie, en l471, la lugubre aventure du chapelain Jean de Barnich. Aujourd’hui, die Katz est une belle ruine dont l’usufruit est loué par le duc de Nassau à un major prussien quatre ou cinq florins par an. Trois ou quatre visiteurs paient la rente. J’ai feuilleté le livre où s’inscrivent les étrangers, et, sur trente pages, — un an environ, — je n’ai pas vu un seul nom français. Force noms allemands, quelques noms anglais, deux ou trois noms italiens, voilà tout le registre. Du reste, l’intérieur du Chat est complètement démantelé. La salle basse de la tour, où le chapelain prépara le poison pour la comtesse, sert aujourd’hui de cellier. Quelques vignes maigres se tortillent autour de leurs échalas sur l’emplacement même ou était la salle des portraits. Dans un petit cabinet, le seul qui ait porte et fenêtre, on a cloué au mur une gravure qui représente Bôhdan Chmielnicki, et au bas de laquelle on lit : Belli servilis autor (sic) rebelliumque Cosaccorum et plebis Ukraynen. Le formidable chef zaporavien, affublé d’un costume qui tient le milieu entre le moscovite et le turc, semble regarder de travers, par la faute du graveur peut-être, deux ou trois portraits de princes actuellement régnants rangés autour de lui.

Du haut du Chat l’œil plonge sur le fameux gouffre du Rhin appelé la Bank. Entre la Bank et la tour carrée de Saint-Goarshausen, il n’y a qu’un passage étroit. D’un côté le gouffre, de l’autre l’écueil. On trouve tout sur le Rhin, même Charybde et Scylla. Pour franchir ce détroit très redouté, les radeaux s’attachent au côté gauche par une assez longue corde à un tronc d’arbre appelé le chien (hund), et, au moment où ils passent entre la Bank et la Tour, ils jettent le tronc d’arbre à la Bank. La Bank saisit le tronc d’arbre avec rage et l’attire à elle. De cette façon elle maintient le radeau à distance de la Tour. Quand le danger est passé, on coupe la corde, et le gouffre mange le chien. C’est le gâteau de ce Cerbère.

Lorsqu’on est sur la plate-forme du Chat, on demande à son cicérone : Où est donc la Bank ? Il vous montre à vos pieds un petit pli dans le Rhin. Ce pli, c’est le gouffre.

Il ne faut pas juger des gouffres sur l’apparence.

Un peu plus loin que la Bank, dans un tournant des plus sauvages, s’enfonce et se précipite à pic dans le Rhin, avec ses mille assises de granit qui lui donnent l’aspect d’un escalier écroulé, le fabuleux rocher de Lurley. Il y a là un écho célèbre qui répète, dit-on, sept fois tout ce qu’on lui dit ou tout ce qu’on lui chante.

Si je ne craignais pas d’avoir l’air d’un homme qui cherche à nuire à la réputation des échos, j’avouerais que, pour moi, l’écho n’a jamais été au delà de cinq répétitions.

Il est probable que l’oréade de Lurley, jadis courtisée par tant de princes et de comtes mythologiques, commence à s’enrouer et à s’ennuyer. Cette pauvre nymphe n’a plus aujourd’hui qu’un seul adorateur, lequel s’est creusé vis-à-vis d’elle, sur l’autre bord du Rhin, deux petites chambres dans les rochers, et passe sa journée à lui jouer du cor de chasse et à lui tirer des coups de fusil. Cet homme, qui fait travailler l’écho et qui en vit, est un vieux et brave hussard français.

Du reste, pour un promeneur qui ne s’y attend pas, l’effet de l’écho de Lurley est extraordinaire. Un batelet qui traverse le Rhin à cet endroit-là avec ses deux petits avirons y fait un bruit formidable. En fermant les yeux, on croirait entendre passer une galère de Malte avec ses cinquante grosses rames remuées chacune par quatre forçats enchaînés.

En descendant du Chat, avant de quitter Saint-Goarshausen, il faut aller voir, dans une vieille rue parallèle au Rhin, une charmante maison de la renaissance allemande, fort dédaignée de ses habitants, bien entendu. Puis on tourne à droite, on passe un pont de torrent, et l’on s’enfonce, au bruit des moulins à eau, dans la « Vallée-Suisse », superbe ravin presque alpestre formé par la haute colline de Petersberg et par l’une des arrière-croupes du Lurley.

C’est une délicieuse promenade que la Vallée-Suisse. On va, on vient, on visite les villages d’en haut, on plonge dans d’étroites gorges tellement sombres et désertes, que j’ai vu, dans l’une d’elles, la terre fraîchement remuée et le gazon bouleversé par la hure d’un sanglier. Ou bien on suit le bas de la ravine, entre des rochers qui ressemblent à des murs cyclopéens, sous les saules et les aunes. Là, seul, englouti profondément dans un abîme de feuilles et de fleurs, on peut errer et rêver toute la journée, et écouter, comme un ami admis en tiers dans le tête-à-tête, la causerie mystérieuse du torrent et du sentier. Puis, si l’on se rapproche des routes à ornières, des fermes et des moulins, tout ce qu’on rencontre semble arrangé et groupé d’avance pour meubler le coin d’un paysage du Poussin. C’est un berger demi-nu, seul avec son troupeau dans un champ de couleur fauve et soufflant des mélodies bizarres dans une espèce de lituus antique. C’est un chariot traîné par des bœufs, comme j’en voyais dans les vignettes du Virgile-Herhan que j’expliquais dans mon enfance ; entre le joug et le front des bœufs il y a un petit coussinet de cuir brodé de fleurs rouges et d’arabesques éclatantes. Ce sont des jeunes filles qui passent pieds nus, coiffées comme des statues du bas-empire. J’en ai vu une qui était charmante. Elle était assise près d’un four à sécher les fruits qui fumait doucement ; elle levait vers le ciel ses grands yeux bleus et tristes, découpés comme deux amandes sur son visage bruni par le soleil ; son cou était chargé de verroteries et de colliers artistement disposés pour cacher un goître naissant. Avec cette difformité mêlée à cette beauté, on eût dit une idole de l’Inde accroupie près de son autel.

Tout à coup on traverse une prairie, les lèvres du ravin s’écartent, et l’on voit surgir brusquement au sommet d’une colline boisée une admirable ruine. Ce schloss, c’est le Reichenberg. C’est là que vivait, pendant les guerres du droit manuel du moyen âge, un des plus redoutables entre ces chevaliers-bandits qui se surnommaient eux-mêmes fléaux du pays (landsschaden). La ville voisine avait beau se lamenter, l’empereur avait beau citer le brigand blasonné à la diète de l’empire, l’homme de fer s’enfermait dans sa maison de granit, continuait hardiment son orgie de toute-puissance et de rapine, et vivait, excommunié par l’église, condamné par la diète, traqué par l’empereur, jusqu’à ce que sa barbe blanche lui descendît sur le ventre. Je suis entré dans le Reichenberg. Il n’y a plus rien, dans cette caverne de voleurs homérique, que des scabieuses sauvages, l’ombre déchirée des fenêtres errant sur les décombres, deux ou trois vaches qui paissent l’herbe des ruines, un reste d’armoiries mutilées par le marteau au-dessus de la grande porte, et çà et là, sous le pied du voyageur, des pierres écartées par le passage des reptiles.

J’ai aussi visité, derrière la colline du Reichenberg, quelques masures, aujourd’hui à peine visibles, d’un village disparu, qui s’appelle le village des Barbiers.

Voici ce que c’était que le village des Barbiers.

Le diable, qui en voulait à Frédéric Barberousse à cause de ses nombreuses croisades, eut un jour l’idée de lui couper la barbe. C’est là une vraie niche magistrale, fort convenable de diable à empereur. Il arrangea donc avec une Dalila locale je ne sais quelle trahison invraisemblable au moyen de laquelle l’empereur Barberousse, passant à Bacharach, devait être endormi, puis rasé par un des nombreux barbiers de la ville. Or Barberousse, n’étant encore que duc de Souabe, avait obligé, du temps de ses amours avec la belle Gela, une vieille fée de la Wisper qui résolut de contrecarrer le diable. La petite fée, grosse comme une sauterelle, alla trouver un géant très bête de ses amis, et le pria de lui prêter son sac. Le géant y consentit et s’offrit même gracieusement à accompagner la fée, ce qu’elle accepta. La petite fée se grandit probablement un peu, puis alla à Bacharach dans la nuit même qui devait précéder le passage de Barberousse, prit un à un tous les barbiers de la ville pendant qu’ils dormaient profondément et les mit dans le sac du géant. Après quoi, elle dit au géant de charger ce sac sur ses épaules et de l’emporter bien loin, n’importe où. Le géant, qui, à cause de la nuit et de sa bêtise, n’avait rien vu de ce qu’avait fait la vieille, lui obéit et s’en alla à grandes enjambées par le pays endormi avec le sac sur son dos. Cependant les barbiers de Bacharach, cognés pêle-mêle les uns contre les autres, commencèrent à se réveiller et à grouiller dans le sac. Le géant de s’effrayer et de doubler le pas. Comme il passait par-dessus le Reichenberg et qu’il levait un peu la jambe à cause de la grande tour, un des barbiers, qui avait son rasoir dans sa poche, l’en tira et fit au sac un large trou par lequel tous les barbiers tombèrent, un peu gâtés et meurtris, dans les broussailles en poussant d’effroyables cris. Le géant crut avoir sur son dos un nid de diables, et se sauva à toutes jambes. Le lendemain, quand l’empereur passa à Bacharach, il n’y avait plus un barbier dans le pays ; et, comme Belzébuth y arrivait de son côté, un corbeau railleur perché sur la porte de la ville dit au sire diable : — Mon ami, tu as au milieu du visage une chose très grosse que tu ne pourrais voir dans la meilleure glace, c’est-à-dire un pied de nez. — Depuis cette époque il n’y a plus de barbiers à Bacharach. Le fait certain, c’est qu’aujourd’hui même il est impossible d’y trouver un frater tenant boutique. Quant aux barbiers escamotés par la fée, ils s’établirent à l’endroit même où ils étaient tombés, et y bâtirent un village qu’on nomma le village des Barbiers. C’est ainsi que l’empereur Frédéric Ier dit Barberousse, conserva sa barbe et son surnom.

Outre la Souris et le Chat, le Lurley, la Vallée-Suisse et le Reichenberg, il y a encore près de Saint-Goar le Rheinfels, dont je vous ai dit un mot tout à l’heure.

Toute une montagne évidée à l’intérieur avec des crêtes de ruines sur sa tête ; deux ou trois étages d’appartements et de corridors souterrains qui paraissent avoir été creusés par des taupes colossales ; d’immenses décombres ; des salles démesurées dont l’ogive a cinquante pieds d’ouverture ; sept cachots avec leurs oubliettes pleines d’une eau croupie qui résonne, plate et morte, au choc d’une pierre ; le bruit des moulins à eau dans la petite vallée derrière le château, et, par les crevasses de la façade, le Rhin avec quelque bateau à vapeur qui, vu de cette hauteur, semble un gros poisson vert aux yeux jaunes cheminant à fleur d’eau et dressé à porter sur son dos des hommes et des voitures ; un palais féodal des landgraves de Hesse changé en énorme masure ; des embrasures de canons et de catapultes qui ressemblent à ces loges de bêtes fauves des vieux cirques romains, où l’herbe pousse ; par endroits, à demi engagée dans l’antique mur éventré, une vis de Saint-Gilles ruinée et comblée dont l’hélice fruste a l’air d’un monstrueux coquillage antédiluvien ; les ardoises et les basaltes non taillés qui donnent aux archivoltes des profils de scies et de mâchoires ouvertes ; de grosses douves ventrues tombées tout d’une pièce, ou, pour mieux dire, couchées sur le flanc comme si elles étaient fatiguées de se tenir debout. — Voilà le Rheinfels. On voit cela pour deux sous.

Il semble que la terre ait tremblé sous cette ruine. Ce n’est pas un tremblement de terre, c’est Napoléon qui y a passé. En 1807, l’empereur a fait sauter le Rheinfels.

Chose étrange ! tout a croulé, excepté les quatre murs de la chapelle. On ne traverse pas sans une certaine émotion mélancolique ce lieu de paix préservé seul au milieu de cette effrayante citadelle bouleversée. Dans les embrasures des fenêtres on lit ces graves inscriptions, deux par chaque fenêtre : Sanctus Franciscus de Paula vixit 1500. Sanctus Franciscus vixit 1526. — Sanctus Dominicus vixit... (effacé). Sanctus Albertus vixit 1292. — Sanctus Norbertus, 1150. Sanctus Bernardus, 1139. — Sanctus Bruno, 1115. Sanctus Benedictus, l140. — Il y a encore un nom effacé ; puis, après avoir ainsi remonté les siècles chrétiens d’auréole en auréole, on arrive à ces trois lignes majestueuses : — Sanctus Basilius magnus, episc. Cœsareœ Cappodoci, magister monachorum orientaltum, vixit anno 372. — À côté de Basile le Grand, sous la porte même de la chapelle, sont inscrits ces deux noms : Sanctus Antonius magnus. Sanctus Paulus eremita. — Voilà tout ce que la bombe et la mine ont respecté.

Ce château formidable, qui s’est écroulé sous Napoléon, avait tremblé devant Louis XIV. L’ancienne Gazette de France, qui s’imprimait au bureau de l’Adresse, dans les entresols du Louvre, annonce, à la date du 23 janvier 1693, que « le landgrave de Hesse-Cassel prend possession de la ville de Saint-Goar et du Rheinfels à lui cédés par le landgrave Frédéric de Hesse, résolu d’aller finir ses jours à Cologne ». Dans son numéro suivant, à la date du 5 février, elle fait savoir que « cinq cents paysans travaillent avec les soldats aux fortifications du Rheinfels ». Quinze jours après, elle proclame que « le comte de Thingen fait tendre des chaînes et construire des redoutes sur le Rhin ». Pourquoi ce landgrave qui s’enfuit ? Pourquoi ces cinq cents paysans qui travaillent mêlés aux soldats ? Pourquoi ces redoutes et ces chaînes tendues en hâte sur le Rhin ? C’est que Louis le Grand a froncé le sourcil. La guerre d’Allemagne va recommencer.

Aujourd’hui le Rheinfels, à la porte duquel est encore incrustée dans le mur la couronne ducale des landgraves, sculptée en grès rouge, est la dépendance d’une métairie. Quelques plants de vigne y végètent et deux ou trois chèvres y broutent. Le soir toute la ruine, découpée sur le ciel avec ses fenêtres à jour, est d’une masse magnifique.

En remontant le Bhin, à un mille de Saint-Goar (le mille prussien, comme la legua espagnole, comme l’heure de marche turque, vaut deux lieues de France), on aperçoit tout à coup, à l’écartement de deux montagnes, une belle ville féodale répandue à mi-côte jusqu’au bord du Rhin, avec d’anciennes rues comme nous n’en voyons à Paris que dans les décors de l’Opéra, quatorze tours crénelées plus ou moins drapées de lierre, et deux grandes églises de la plus pure époque gothique. C’est Oberwesel, une des villes du Rhin qui ont le plus guerroyé. Les vieilles murailles d’Oberwesel sont criblées de coups de canon et de trous de balles. On peut y déchiffrer, comme sur un palimpseste, les gros boulets de fer des archevêques de Trêves, les biscaïens de Louis IV et notre mitraille révolutionnaire. Aujourd’hui Oberwesel n’est plus qu’un vieux soldat qui s’est fait vigneron. Son vin rouge est excellent.

Comme presque toutes les villes du Rhin, Oberwesel a sur sa montagne son château en ruine, le Schœnberg, un des décombres les plus admirablement écroulés qui soient en Europe. C’est dans le Schœnberg qu’habitaient, au dixième siècle, ces sept rieuses et cruelles demoiselles qu’on peut voir aujourd’hui, par les brèches de leur château, changées en sept rochers au milieu du fleuve.

L’excursion de Saint-Goar à Oberwesel est pleine d’attrait. La route côtoie le Rhin, qui là se rétrécit subitement et s’étrangle entre de hautes collines. Aucune maison, presque aucun passant. Le lieu est désert, muet et sauvage. De grands bancs d’ardoises à demi rongés sortent du fleuve et couvrent la rive comme des tas d’écaillés gigantesques. De temps en temps on entrevoit, à demi cachée sous les épines et les osiers et comme embusquée au bord du Rhin, une espèce d’immense araignée formée par deux longues perches souples et courbes, croisées transversalement, réunies à leur milieu et à leur point culminant par un gros nœud rattaché à un levier, et plongeant leurs quatre pointes dans l’eau. C’est une araignée en effet.

Par instants, dans cette solitude et dans ce silence, le levier mystérieux s’ébranle, et l’on voit la hideuse bête se soulever lentement, tenant entre ses pattes sa toile, au milieu de laquelle saute et se tord un beau saumon d’argent.

Le soir, après avoir fait une de ces magnifiques courses qui ouvrent jusque dans leurs derniers caecums les cavernes profondes de l’estomac, on rentre à Saint-Goar, et l’on trouve au bout d’une longue table, ornée de distance en distance de fumeurs silencieux, un de ces excellents et honnêtes soupers allemands où les perdreaux sont plus gros que les poulets. Là, on se répare à merveille, surtout si l’on sait se plier comme le voyageur Ulysse aux mœurs des nations, et si l’on a le bon esprit de ne pas prendre en scandale certaines rencontres bizarres qui ont lieu quelquefois dans le même plat, par exemple, d’un canard rôti avec une marmelade de pommes, ou d’une hure de sanglier avec un pot de confitures. Vers la fin du souper, une fanfare mêlée de mousquetade éclate tout à coup au dehors. On se met en hâte à la fenêtre. C’est le hussard français qui fait travailler l’écho de Saint-Goar. L’écho de Saint-Goar n’est pas moins merveilleux que l’écho du Lurley. La chose est admirable en effet. Chaque coup de pistolet devient coup de canon dans cette montagne. Chaque dentelle de la fanfare se répète avec une netteté prodigieuse dans la profondeur ténébreuse des vallées. Ce sont des symphonies délicates, exquises, voilées, affaiblies, légèrement ironiques, qui semblent se moquer de vous en vous caressant. Comme il est impossible de croire que cette grosse montagne lourde et noire ait tant d’esprit, au bout de très peu d’instants on est dupe de l’illusion, et le penseur le plus positif est prêt à jurer qu’il y a là-bas, dans ces ombres, sous quelque bocage fantastique, un être surnaturel et solitaire, une fée quelconque, une Titania qui s’amuse à parodier délicieusement les musiques humaines et à jeter la moitié d’une montagne par terre chaque fois qu’elle entend un coup de fusil. C’est tout à la fois effrayant et charmant. L’effet serait bien plus profond encore si l’on pouvait oublier un moment qu’on est à la croisée d’une auberge et que cette sensation extraordinaire vous est servie comme un plat de plus dans le dessert. Mais tout se passe le plus naturellement du monde ; l’opération terminée, un valet d’auberge, tenant à la main une assiette d’étain qu’il présente aux offrandes, fait le tour de la salle pour le hussard, qui se tient dans un coin par dignité, et tout est terminé. Chacun se retire après avoir payé son écho.