Le Radium qui tue/p08/ch02

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 359-377).


CHAPITRE II

LE STEPPE MONGOL


— Mais c’est horrible, ce froid ! Je ne puis faire un mouvement.

— Quel cauchemar, mon empereur !

C’est par ces paroles que les voyageurs montrèrent qu’ils sortaient du lourd sommeil où les avait plongés la fatigue.

— Mais il fait grand jour ?

— Ah çà ! où sommes-nous ?

Puis une clameur de surprise épouvantée :

— Mais nous sommes enterrés jusqu’au cou !

Enterrés, oui, la tête seule émergeant du sol recouvert d’une herbe courte et clairsemée. Autour d’eux, une immense plaine, unie, sans un relief, se continuant sans fin, sans que l’œil pût accrocher son regard à une aspérité, à une butte. Et comme ils regardaient, un vent de folie soufflant sur leur cerveau, en présence de cette vision incompréhensible, Jean clama :

— Mais l’aéroplane du lieutenant est là ! Ohé ! de l’aéroplane, ohé !

En effet, à vingt mètres d’eux, posé sur le sol ainsi qu’un oiseau géant, l’appareil volant, légèrement incliné sur le flanc, présentait aux regards des voyageurs ses multiples plans de sustentation, rectangles de toile blanche tranchant sur la teinte verte de la plaine…

Comme le gamin répétait ses appels, plusieurs hommes, dissimulés jusque-là derrière la machine, parurent.

— Ozeff ! s’écrièrent deux voix.

Oui, Ozeff, le forçat, se tenait en avant du groupe.

Se voyant reconnu, il eut un rire sinistre, puis s’approcha lentement de ces deux êtres livides trouant le sol de la prairie.

— Que signifie cela ? commença Dick Fann qui, après de vains efforts, se rendait compte qu’aucun mouvement ne lui était permis.

— Je suis resté pour vous le dire, riposta insolemment l’interpellé. Avec les camarades, j’ai creusé deux fosses… On vous y a introduits, après vous avoir soigneusement ficelés, et nous allons vous laisser là. Vous pourrez prier avant de mourir. On vit jusqu’à ce que les animaux féroces viennent abréger l’agonie. C’est ainsi que les Mongols chinois punissent leurs ennemis.

Les enterrés frissonnèrent à ces cruelles paroles.

— Sommes-nous donc les ennemis des Mongols ? murmura Dick.

— Non, mais les ennemis des nihilistes. Souvenez-vous de Vladivostok. Nos frères morts ou en fuite, notre enfant d’adoption volée.

— Nadèje.

— Oui, Nadèje ! Elle, nous ne pouvons la ramener. Mais toi, tu expieras. Le tribunal secret t’a condamné.

— Mon compagnon n’est pour rien dans mes démêlés avec ceux dont vous parlez, s’écria Dick, essayant de soustraire le gamin au terrible supplice que lui infligeaient les terroristes.

— Morte la bouche, mort le témoignage ! plaisanta Ozeff. Au surplus, ici, en pleine Mongolie, — vive l’aéroplane qui se rit des frontières ! — vous aurez assez de place pour bien mourir.

Il pivota sur ses talons.

— Adieu !

Vers ses compagnons, il se hâtait. Ceux-ci, comme s’ils eussent attendu ce mouvement, s’empressaient de prendre place sur le bâti de l’aéroplane, aux places désignées pour assurer l’équilibre latéral de la machine.

On ne pouvait se tromper à ces signes. Les misérables allaient s’enfuir, abandonnant leurs victimes à la plus horrible agonie.

Comme malgré eux, emportés par cet instinct suprême de la conservation, les infortunés eurent une clameur suppliante :

— Ozeff !

L’autre ne se retourna même pas. Il haussa les épaules, et se plaça au poste de direction.

Les victimes de ce monstrueux attentat se sentirent perdues.

Un déclic ! Le moteur vient d’être mis en marche.

La machine éprouve comme un frémissement. Elle se prend à rouler a la surface du sol sur ses roues porteuses.

Elle parcourt trente mètres ainsi, et soudain son avant se soulève. Elle quitte la terre, points vers le ciel, suivant une ligne oblique.

L’aéroplane s’envole. Il décrit une grande courbe qui le fait passer au-dessus des têtes convulsées de ceux qu’il abandonne dans le désert herbeux du steppe ; puis il s’éloigne.

La tache blanche se découpe sur le ciel gris… La tache monte… monte, s’éloigne, se rapetisse. Elle n’est plus qu’un point… Elle n’est plus rien.

Un instant encore, Dick et Jean cherchent à distinguer le grand oiseau fugitif, s’accrochant désespérément à la volonté de le voir, de retarder l’instant où ils se sentiront seuls, abandonnés dans le désert.

Enfin, il leur faut se rendre à l’évidence. L’aéroplane a disparu.

Son équipage va rejoindre les endroits habités. Les criminels coudoieront d’autres hommes, ils vivront, alors que leurs victimes se tordront loin de tout secours dans les spasmes de l’agonie.

Un immense désespoir étreignit les malheureux. Pendant combien de temps restèrent-ils annihilés, sans pensée ? Il est impossible de le préciser. Mais le temps avait marché. Le jour baissait

Ce fut par une sensation douloureuse qu’ils reprirent conscience d’être.

— J’ai froid ! articula Jean en claquant des dents.

— Oh ! gronda Dick Fann frappé au cœur par la plainte du gamin, c’est la terre, la terre qui nous glace avant de nous aspirer pour jamais.

Et, avec une humilité déchirante :

— Pardonne-moi, Jean, de t’avoir entraîné à l’abîme.

C’était étrange et sinistre, cette tête convulsée suppliant une autre tête livide, qui semblait comme elle-même posée sur le sol. On eut dit un entretien de décapités. Et Brot, tout remué par la souffrance vibrant dans la voix de l’Anglais, protestait :

— Vous ne m’avez pas entraîné. C’était écrit d’avance que je finirais comme ça. Si ce n’était pas avec vous, ce serait avec un autre.

— Brave enfant !

— Enfant ! Voilà surtout ce qui me chiffonne. J’aurais pu être utile en grandissant…

Brusquement, deux larmes roulèrent sur les joues du gamin, trahissant l’horrible angoisse contre laquelle il s’efforçait courageusement de lutter, et de ses lèvres tremblantes un mot jaillit, qu’il ne put retenir, un mot que projette le cœur ainsi qu’un suprême appel au secours :

— Maman !

— Ah ! gémit Dick avec emportement. Pourquoi ne puis-je pas te sauver !

Le petit ne répondit pas. Qu’eussent pu exprimer les malheureux ?

La nuit vint peu à peu. Un coup de vent balaya les nuages, et les étoiles se montrèrent. Entre la terre sombre et le ciel noir que piquaient les clous d’or des constellations, les deux martyrs, muets, les yeux dilatés par une épouvante tragique se regardaient mourir.

— J’ai froid ! répéta plaintivement Jean Brot.

Et tout à coup, Dick eut une exclamation étrange dont son compagnon fut secoué, brusquement tiré de l’inertie résignée qui l’engourdissait.

— Peut-être ! avait-il dit.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Un espoir… Oh ! bien faible, bien vague ; un tour de force.

J’aurais dû l’essayer, sans t’en parler. Pardonne-moi de réveiller en toi uns espérance qui sera vraisemblablement déçue.

— Mais encore ?

Puissance de l’espoir. Il semblait que l’interlocuteur du détective fut moins pâle, qu’une teinte plus vivante colorât ses traits.

— Te rends-tu compte de la façon dont on nous a mis dans cette fâcheuse position ? commença le détective.

Et lui, le considérant avec surprise, ne comprenant pas le but de sa question, il continua :

— Non, peut-être. Je vais donc te le dire. On a creusé une fosse, de profondeur sensiblement égale à la distance en hauteur de notre cou à la plante des pieds. Cela fait, et nous dûment ligotés, on nous a plantés tout-droits dans la cavité, puis on a rejeté la terre autour de nous, de telle sorte que, noyés dans la masse, tout mouvement nous fût défendu.

Ceci est un principe mécanique. Également comprimés en tous points, nous ne saurions prendre un point d’appui quelconque. En d’autres termes : les points d’appui existant en toutes les parties de notre individu, se neutralisent et équivalent, en réalité, à l’absence de point d’appui. Comprends-tu ?

— Moi ? s’exclama Jean, je ne comprends pas du tout. Mais allez toujours, patron, je suis sûr que votre conclusion sera claire.

Dick Fann adressa un regard reconnaissant au gamin. À cette minute tragique, la confiance du jeune garçon le réconfortait. L’horreur même de la mort menaçante n’avait point altéré la foi du Parisien.

Et détachant les syllabes, comme pour les faire mieux pénétrer dans l’esprit de son auditeur :

— Si l’on pouvait créer des différences de pression autour de soi, les points de plus forte pression deviendraient des points d’appui. Avec un point semblable, la science se fait forte de soulever le monde ; ce serait donc un jeu de soulever nos personnes jusqu’au niveau du sol.

Et Jean esquissant une grimace à cette affirmation, Dick appuya :

— Que faut-il ? Un centre de résistance et quelque aptitude sportive. J’ai l’aptitude, tu le sais ; quant au centre en question, J’espère arriver à le créer en desserrant la gangue de terre qui m’emprisonne.

— De quelle façon ?

— Cette terre a été remuée. Elle est donc meuble dans une certaine mesure, susceptible d’être comprimée, de diminuer de volume ; partant, de nous donner une petite aisance de mouvements.

— Oh !

L’exclamation dubitative du jeune garçon fut couverte par l’affirmation de son interlocuteur.

— La chose a commencé à se produire pour moi, c’est précisément ce qui a appelé mon attention.

— Que voulez-vous dire ?

— Que des contractions inconscientes de mon corps ont dû tasser la terre autour de moi, car elle ne me comprime plus aussi étroitement.

— Et ? interrogea avidement le petit.

— Je vais tenter d’augmenter le tassement par un mouvement oscillatoire, mes pieds, absolument immobilisés par le terrain figurant l’axe, mes épaules légèrement desserrées devant décrire un arc de cercle. Le tout est de parvenir à un arc de cercle suffisamment étendu… Cinq ou six centimètres suffiraient

— Suffiraient à quoi ?

— Je me suis rendu compte que mes mains sont attachées derrière mon dos.

— Ce n’est pas pour faciliter votre gymnastique.

— Il faut se servir de ce qui est au lieu de le déplorer, fit l’Anglais doucement. Si j’élargis le fourreau de terre qui m’emprisonne, si je remonte mes mains d’un centimètre seulement, qu’arrive-t-il ? Mes  bras cessent de figurer une ligne rigide, et le salut n’est plus qu’une question de temps.

Si audacieuse apparut la conclusion, que l’auditeur de Dick Fann demeura bouche bée. Il n’osait interroger, se demandant si la raison de son compagnon avait résisté aux épreuves subies. Car, en quoi espérait-il se sauver, du fait que ses bras ne présenteraient plus une ligne rigide ?

— Si mes bras ne sont plus en ligne droite, reprit le détective, ils affecteront la forme d’une ligne brisée, d’un angle dont le coude sera le sommet. Cet angle pénétrera facilement dans le terrain meuble. J’aurai ainsi le point d’appui cherché. Je me soulèverai de peu d’abord, de quelques millimètres peut-être ; mais mes pieds quitteront le fond de la fosse et, opérant une série de mouvements en tous sens, feront glisser au fond des parcelles de terre, exhaussant ce fond. Si cette première partie de l’opération réussit, le succès est assuré, car la difficulté décroîtra proportionnellement au carré de l’exhaussement obtenu.

Un cri ponctua la phrase. Cette fois, Jean avait compris. Certes, l’instruction rudimentaire du gamin ne lui permettait pas de percevoir nettement comment la difficulté diminuerait dans la proportion indiquée, mais il sentait possible la délivrance prochaine.

Dick Fann coupa court aux manifestations joyeuses auxquelles il se serait peut-être abandonné.

— Ce sont des probabilités, non des certitudes, que je viens de t’exposer. La théorie est assurément exacte, reste à expérimenter la pratique. Ne parlons plus. J’ai besoin de toutes mes forces.

Une émotion profonde vibrait dans ces mots simples. Les mots empruntent aux circonstances leur valeur réelle. Tel vocable grandiloquent parait mesquin en certains cas. En d’autres, un banal monosyllabe dépasse, en grandeur tragique, les plus admirables strophes des poètes.

Un silence religieux régnait. La tête de Dick Fann marquait de légers mouvements alternatifs d’avant en arrière, d’arrière en avant.

Dans la nuit, où les étoiles jetaient une lueur de rêve, son compagnon suivait ses lentes oscillations avec une angoisse éperdue. Leurs existences dépendaient de ce geste minuscule, perdu dans l’immensité indifférente du désert. Que dura l’attente d’angoisse ?

Combien de minutes égrenèrent le chapelet des secondes ? En telle occurrence, les minutes sont des siècles, les secondes des années.

Et tout à coup, une voix rauque, essoufflée, étrange, surhumaine, siffla dans l’air.

— Je puis remuer les mains.

Dick Fann jetait à son ami la parole d’espoir.

Dick avait dit vrai. À présent, la terre ne comprimait plus ses épaules, sa poitrine, ses hanches. Le sol qui l’emprisonnait encore ne se moulait plus sur son corps ; il devait affecter maintenant la figure d’une sorte de cône irrégulier dont le sommet enserrait les pieds.

Les mains du jeune homme, liées derrière le dos, purent s’élever de quelques centimètres au long de la colonne vertébrale. Ses bras constituèrent l’angle annoncé, et ses coudes, ainsi que deux chevilles, se fichèrent dans la terre. Ainsi, il exécuta une manière de rétablissement, pesant uniquement sur ses coudes, comme sur un axe.

Ah ! ses premiers efforts furent vains. Ses jambes, ses pieds, semblaient irrésistiblement retenus par le sol, mais enfin l’étreinte sembla se relâcher, le rétablissement s’effectua. Sous ses pieds, Dick sentit un vide, un vide qu’un léger éboulement combla bientôt

Le fond de la fosse avait monté, d’une quantité infinitésimale, certes ; mais la possibilité du triomphe se précisait. Un instant, le détective demeura immobile, muet, son émoi rendant sa bouche inapte à s’exprimer. Puis il parla pour annoncer le premier avantage obtenu.

Et, comme le gamin l’encourageait il murmura :

— Inutile ! Ce sera une belle page de mes mémoires si je les écris un jour. Quel chapitre que celui qui portera ce titre justifié : un détective qui s’évade de la tombe !

Plus que toute affirmation, la gaieté renaissante, trahie par cette remarque, disait l’espoir grandissant de Dick Fann.

Mais si parler est bien, agir est mieux. Il se remit à la besogne.

Dix fois, il renouvela avec des succès divers sa première tentative. À présent, le résultat devenait perceptible pour son compagnon.

Les épaules de l’Anglais dépassaient la surface de la plaine.

Une heure d’efforts encore, et ses coudes prenaient leur point d’appui sur le rebord même de la fosse.

L’aube apparaissait, quand le jeune homme harassé, souillé de terre, se trouva allongé auprès du trou, vidé maintenant de la victime qui lui avait été confiée. Le gamin salua ce résultat par une acclamation.

Combien faible sa voix par exemple ! Absorbé par la contemplation de Dick jaillissant peu à peu de son fourreau de terre, il n’avait point senti le froid glacial du terrain le gagner.

Et tout à coup, il frissonna. Le timbre de son organe appela sa pensée sur lui-même, et un terrible doute l’étreignit. Il n’avait plus conscience de son être. Il ne sentait plus.

La sensation se base toujours sur une différence de niveau, qu’il s’agisse de vibrations caloriques, optiques, acoustiques, olfactives ou autres.

Tant que la température de son corps et celle du terrain environnant n’avait point été en équilibré, la souffrance lui avait affirmé son existence.

À présent, il ne souffrait plus. L’équilibre était réalisé… Il était aussi froid que la terre du steppe. Était-ce encore la vie, cette contraction du cerveau faisant jaillir la pensée terrifiante ?

Voilà ce qu’il se demanda avec une angoisse telle, qu’il gémit :

— M. Dick, dépêchez-vous, ou je serai mort !

L’appel déchirant galvanisa le jeune homme que l’épuisement maintenait couché sur le sol. Il retrouva des forces, tenaillé par l’idée que tant de peines pourraient rester inutiles, que lui aurait pu échapper à l’étreinte du tombeau, mais qu’il échouerait dans sa volonté de sauver ce fidèle petit camarade de lutte.

Incapable de se relever, il rampa avec des efforts inouïs, ses membres garrottés décuplant la difficulté de progresser ainsi.

Mais vouloir c’est pouvoir, en matière de courage.

Il réussit à atteindre l’endroit où la tête de Jean Brot dépassait la surface, et présentant les liens immobilisant ses mains à hauteur des lèvres du gamin :

— Tu as de bonnes dents ? dit-il.

— J’en avais, répliqua le petit. À cette heure, je ne sais plus.

Sans se laisser démonter par la désespérance de la réponse, Dick poursuivit :

— Il faut, tu entends, il faut que tu coupes la cordelette. Après, nous serons tirés d’affaire.

Son ton autoritaire, son accent n’admettant aucune résistance, cinglèrent le Parisien comme un coup de fouet. De nouveau, il oublia ses terreurs pour ne plus songer qu’au but à atteindre.

Ses dents d’adolescent, tranchantes comme celles d’un jeune loup, se mirent à déchiqueter la corde, la coupant brin à brin, toron par toron.

Et enfin Dick, rompant d’un soudain effort les brins encore existants, lança une clameur de triomphe :

— C’est fait !

Toute sa souplesse semblant revenue, il se délivra de ses liens avec la rapidité de l’éclair. Dix secondes plus tard, il était debout, libre de ses gestes.

— À présent, à ton tour !

Mais se hâter était une condition sine qua non du succès complet. Dick s’accroupit auprès du gamin, et de ses mains pressées, il se prit à enlever la terre emprisonnant le petit jusqu’au col.

En quelques minutes, il eut dégagé le haut du corps.

Alors, glissant les mains sous les aisselles de l’enfant presque évanoui maintenant, il le tira lentement, par saccades, de son linceul de terre.

Avec son couteau, conservé en poche (les assassins n’avaient point dépouillé leurs victimes), Dick coupa les liens du petit boy qu’il soumit à un massage brutal dont le premier effet fut de rappeler Jean à lui-même en réveillant la douleur.

Vers huit heures du matin, baignés par les rayons pâles du soleil, annonciateur du printemps proche, les deux voyageurs dont la circulation normale s’était rétablie, se mettaient en marche au hasard, droit devant eux.

Pourquoi choisir une direction ? Dans ce steppe ignoré, ils avaient aussi peu de chances de rencontrer un secours dans un sens que dans un autre.

Ils marchaient parce qu’un nouvel ennemi se manifestait à eux.

Les premières atteintes de la faim convulsaient leur estomac.

Mais il était écrit que leurs épreuves ne se prolongeraient plus. Après deux heures de marche, Dick s’arrêta soudainement, se penchant vers le sol.

— Entends-tu ?

Son compagnon fit halte, l’interrogeant du regard.

Lui, s’était précipité tout de son long à terre, et l’oreille appuyée contre la surface herbeuse, il semblait écouter de tout son être.

Il se releva d’un bond et indiquant la partie du désert occupant la droite de la direction suivie jusque-là :

— Des cavaliers sont de ce côté.

— Des cavaliers ?

— Oui, on perçoit distinctement le piétinement de plusieurs chevaux.

Le Parisien secoua la tête.

— Vous devez vous tromper, patron.

— Pourquoi donc ?

— Parce que nous apercevrions ceux dont vous parlez. La plaine n’a pas une extumescence jusqu’à l’horizon. Et nous ne voyons personne.

Il achevait à peine que, à un kilomètre, une douzaine de cavaliers surgirent lentement, semblant sortir du sol.

Alors que l’on croit le steppe absolument uni, il affecte la forme de longues ondulations non perceptibles à l’œil, et il advient, ce qui stupéfia les deux hommes, que des personnages, cachés par un repli de terrain, se montrent brusquement aux regards !

Il faut si peu de chose pour cacher cet être petit et grand qu’est l’homme.

Mais l’instant n’était point propice aux dissertations philosophiques. Ces cavaliers, quels qu’ils fussent, secourraient les malheureux égarés dans le steppe. Les victimes d’Ozeff se savaient en Mongolie, leur bourreau leur avait nommé la région où il les abandonnait. Or, les Mongols, chasseurs ou pasteurs, sont de mœurs simples et hospitalières. Leur fortune se compte surtout par le nombre de leurs chevaux, et les yourtes (baraques) qui leur servent de demeures, si elles n’ont qu’un mobilier ultra-sommaire, ne se ferment jamais à l’étranger qui réclame abri et nourriture.

Donc, tous deux s’élancèrent en courant dans la direction de la petite troupe de cavaliers, cherchant à appeler leur attention en levant les bras, en poussant des cris. Cette manœuvre réussit sans doute, car le peloton activa son allure, piquant droit vers les égarés.

Dix minutes après les avoir aperçus, Dick Fann et le petit Jean se trouvaient entourés par une dizaine d’hommes, coiffés de bonnets coniques, d’amples caftans retombant sur la croupe de leurs montures, chausses de bottes fauves, et armés de poignards aux formes bizarres, de longs fusils incrustés d’argent.

En avant des cavaliers, celui qui paraissait être le chef, poussa son cheval.

C’était un homme de haute taille, autant qu’on en pouvait juger. Ses épaules carrées, massives, annonçaient une force peu commune. Son visage, cuit par le hâle du désert, encadré par une longue barbe blanche, respirait la bonté. Oh ! une bonté fruste, quelque peu barbare, mais qui n’en appelait pas moins la confiance. En mauvais russe, il demanda :

— Pourquoi les signes que vous nous avez adressés ? Que demandez-vous à Ghis, fils de Tamlan, Khan respecté de cent yourtes, chef de deux centaines de guerriers ?

L’emphase mongole sonnait dans la voix du vieillard. Une noblesse réelle s’y mêlait aussi, en dépit du véritable baragouin qu’il jugeait être, du russe, le personnage conservait une grandeur exempte de ridicule.

Et Dick, que sa teinture de la langue moscovite désignait aux fonctions d’interprète, répondit sans hésiter :

— Perdus dans le steppe, nous cherchons un abri où nous puissions satisfaire notre faim.

Le Mongol cligna des paupières.

— Ah ! ah ! égarés. Comment vous êtes-vous égarés ? Vous êtes loin de la frontière sibérienne, car vous êtes des blancs et c’est de Sibérie que vous venez certainement. Or, on ne s’engage pas à pied dans nos plaines infinies.

— Aussi n’y sommes nous pas venus, nous y avons été amenés.

— Par qui ? Quels sont donc les guides qui abandonnent les voyageurs ?

— Des forçats du Baïkal.

— Des forçats ?

Le vieillard répéta ces mots en fronçant les sourcils.

— Les forçats, redit-il encore. Je vais parfois aux foires d’Irkoutsk, et j’ai entendu parler de ces gens. Ce sont ceux qui travaillent dans les mines, sous la terre. Ils ont été condamnés à cette dure existence parce qu’ils sont fous… Fous, appuya-t-il, on ne saurait dire autrement. Un ami, digne de foi, car il ne voulait pas me tromper, m’a dit que ces hommes font éclater des machines diaboliques parmi la foule, car ils pensent qu’en tuant tout le monde, ils rendront la vie meilleure.

Cette conception du nihilisme, traduite avec le robuste bon sens d’un barbare, amena un sourire aux lèvres du détective amateur.

— Précisément… ; les forçats, on les nomme également : nihilistes.

— Nihilistes ! s’écria joyeusement le Mongol ! C’est le mot. Je le cherchais sans réussir à m’en souvenir. Oui, oui, mais les nihilistes sont dans le fond de la terre.

— Pas tous. Il en est qui n’ont pas encore été condamnés ; d’autres s’évadent.

Le cavalier inclina la tête.

— Oui, je sais. Parfois nous en recueillons dans le steppe. Ils s’éloignent ensuite vers l’ouest, sans doute leurs yourtes sont de ce côté.

Et, changeant brusquement de ton : 

— Ces nihilistes sont tes ennemis ?

— Juges-en. Ils nous avaient enterrés dans le sol.

— Vous êtes donc des criminels ?

Une défiance soudaine avait durci les traits de l’interlocuteur de Dick. Celui-ci s’empressa de dissiper le nuage. En quelques phrases rapides, il conta l’aventure de Vladivostok, la haine dont les nihilistes l’avaient poursuivi, son enlèvement, son abandon dans le désert.

À mesure qu’il parlait, la face du Mongol s’épanouissait.

— Alors, questionna-t-il brusquement, tu sais trouver les voleurs ?

— J’ai su souvent.

— Prends bien garde à ta réponse. Si tu dis vrai, Ghis sera ton ami, ton frère ; mais si tu me trompais, je ferais tomber ta tête.

Avec son intuition habituelle, Dick comprit qu’une recherche policière allait lui être proposée. Il était dans sa destinée sans doute que toute aventure se résolût suivant ce mode particulier.

Le khan avait besoin de lui, donc protection assurée.

Mais protection dangereuse, car il faudrait réussir à tout prix.

Aussi sa réponse se ressentit de la préoccupation causée par ce dilemme.

— Je ne suis qu’un homme, dit-il, donc je ne saurais me vanter de vaincre à tout coup, mais je garantis que je fais tous mes efforts pour contenter qui s’adresse à moi. Et quand on fait le possible, souvent le succès couronne l’action.

Le vieillard hocha la tête. Le ton de son interlocuteur lui plaisait évidemment. Au surplus, sa conclusion ne laissa aucun doute à cet égard.

— Que ton compagnon monte en croupe d’un de mes cavaliers. Je te prendrai, toi, sur mon cheval. Durant le trajet, je te conterai le vol dont j’ai été victime.

Le détective s’inclina, traduisit la proposition du chef à Jean Brot, et celui-ci se hissa en croupe d’un Mongol que Ghis avait désigné du geste.

Pour Dick Fann, il sauta sur le cheval du khan ; aussitôt la petite troupe se remit en marche. Ghis et son nouveau compagnon chevauchaient à une quinzaine de pas en avant.

— Quel est ton nom ? commença le vieillard.

— Dick Fann.

— Eh bien, Dick Fann, écoute ce qu’un habile voleur a fait. Si tu le découvres, si tu me fais rendre surtout ce qu’il m’a dérobé, ce à quoi je tenais comme à la prunelle de mes yeux, tu pourras me demander ce que tu voudras. Ma fortune est grande. J’ai huit cents chevaux, quinze mille moutons, des chameaux, des ânes. Tu le vois, tu seras à même de t’enrichir sans me causer un appauvrissement sensible.

— Je t’appauvrirai d’autant moins, répondit le jeune homme, que je te demanderai seulement de me prêter des chevaux et un guide pour gagner Irkoutsk, où je prendrai le chemin de fer.

— Ah oui ! le cheval de feu. Mais les nihilistes te guetteront peut-être.

— Je me suis donné un devoir. Le danger ne saurait m’empêcher de l’accomplir.

— Soit. Mais il te sera probablement désagréable de t’occuper de mon affaire. Tu ne disposeras pas de tous tes moyens…

— Je te demande pardon. Tu me conserves la vie, ainsi qu’à mon jeune ami. Je suis ton débiteur et je m’emploierai tout entier à m’acquitter.

Puis, d’un ton ferme :

— Maintenant, j’oublie tout ce qui me préoccupait. Parle. Dis-moi le dommage que tu as souffert. Tu verras que rien ne me distraira de la recherche de ton ennemi.

— Hurulllls ! modula l’interlocuteur du détective, traduisant par cette onomatopée mongole le plaisir que lui causaient les paroles de Dick. Tu t’exprimes net et franc. Je vais donc te confier la chose.

Et, lentement :

— Dans mon troupeau de cavales, un cheval m’était né, si beau, si parfait qu’il eût été digne de Mene-Ezom, le dieu des guerriers mongols. Doré comme un rayon de soleil, sans une tache, sans un défaut, rapide comme une balle lancée par le long fusil, résistant à la fatigue, doux et intelligent, comprenant toujours ce que j’attendais de lui. Je l’aimais. J’eusse donné pour lui tous les autres coursiers paissant dans le steppe… J’eusse consenti à renoncer au pouvoir ; un cavalier qui possède un tel cheval est plus qu’un roi.

Toute la tendresse passionnée du cavalier mongol pour sa monture tintait dans l’accent du vieux chef.

— Je lui avais fait dresser une yourte presque aussi confortable que la mienne. Peut-être Ra-Madzi, la vertueuse déesse du foyer, fut-elle offusquée de voir un cheval logé comme un homme. Je ne le crois pas, car j’ai été toujours bienveillant et juste pour mes épouses et les enfants qu’elles m’ont donnés ; je pense plutôt qu’un trésor attire les désirs des voleurs… Bref, il y a deux lunes (environ cinquante-six jours), je trouvai l’écurie de Selm-Arge (soleil d’or), — ainsi je désignais mon favori, — je trouvai, dis-je, l’écurie déserte. On avait fait sortir le quadrupède dans la nuit. Je suivis sa trace durant deux mille mètres et tout à coup la piste disparut.

— Un sol rocheux, sans doute ?

— Non, ne crois pas cela. La prairie continuait sans modification de terrain. Je crus à une ruse habile, j’explorai les alentours, dans un rayon étendu. Rien, toujours rien. On eût cru que Selm-Arge s’était envolé.

— Envolé ! répéta Dick avec un tressaillement.

— Oui. Comment expliquer autrement qu’un animal ne laisse point de traces ?

— Et ton coursier était de poil blanc ?

— Sans une tache, je le redis.

Le vieillard avait tourné la tête ; ses yeux vifs scrutaient le visage de celui qu’il emportait en croupe.

— Oh ! oh ! oh !… On croirait que tu soupçonnes la vérité.

Dick secoua la tête.

— Attends que nous soyons à ton village. J’examinerai le terrain. Jusque-là, je ne veux rien dire.

Une exclamation étonnée ponctua sa phrase.

Ghis, de toute évidence, ne concevait pas que son récit eût pu indiquer une voie quelconque au jeune homme. Mais la réserve mongole cadenassa ses lèvres. Son hôte avait déclaré ne pas consentir à s’expliquer avant l’arrivée au village. Insister eût été manquer aux règles élémentaires de l’hospitalité du steppe. Ici encore, le barbare donnait, sans le savoir, un exemple que l’on serait fondé à offrir à bien des soi-disant civilisés. La discrétion, en effet, est une qualité rare dans les sociétés réputées policées.

Seulement, l’hospitalité n’interdisait pas de hâter l’entrée dans le village. Aussi le vieillard fit-il sentir l’éperon à sa monture, et l’allure de la petite troupe s’accéléra. Vers midi, des formes coniques se découpèrent sur la ligne droite de l’horizon.

— Mes yourtes, prononça Ghis.

Les chevaux, sentant l’étape presque terminée, prirent d’eux-mêmes le galop. Au bout de vingt minutes, les premières demeures mongoles étaient atteintes.

Disséminés au hasard sur la surface de la prairie, quatre ou cinq cents énormes cônes de boue séchée dessinaient le fouillis de leurs formes massives. Des enclos, limités par des cordes tendues, enfermaient les troupeaux, chevaux ou autres, des habitants.

Quant à ces derniers, accourus sur le seuil de l’ouverture étroite servant d’entrée à la maison mongole, ils élevaient les mains en l’air, en faisant entendre un sourd bourdonnement.

Ainsi ils saluaient le chef, revenant parmi eux.

Ghis répondait par des hochements de tête amicaux.

Il souriait aux femmes, aux enfants dépenaillés, dont la saleté semblait indiquer une grève perpétuelle contre les soins de la toilette.

Parfois, il daignait interpeller un homme.

— Heureuse journée, Djazid !

— À toi un ciel bleu, Orosnail !

— Que ta fiancée te sourie, Niamkhan !

Et, chaque fois, il ajoutait pour son compagnon de route :

— Tu vois un guerrier réputé. Il a servi dans les armées du Fils du Ciel (Empereur de Chine), et il est revenu riche d’or et de gloire.

Enfin, au centre de l’agglomération, dans un espace libre, vaste comme dix fois la place de la Concorde, apparurent un groupe de yourtes, plus hautes et plus spacieuses que les autres, entourées de parcs, où s’ébattaient de nombreux animaux. Chevaux, chameaux, ânes, chèvres, moutons paissaient pêle-mêle, dans un concert assourdissant henni, bêlé, brait.

Et, pour mettre le comble au tapage, des myriades de poules et de coqs jetaient au vent leur caquet, dominé par la fanfare des cocoricos.

Vraiment on eût cru que les animaux reconnaissaient le maître.

Au bruit, des femmes parurent à l’entrée de la yourte la plus grande. En tête marchait une vieille aux cheveux blancs, vêtue de fourrures de chèvres, le front surmonté d’un diadème russe, sans doute rapporté d’Irkoutsk, lors d’un voyage du Khan.

— La première épouse de Ghis. La mère de mes sept fils, prononça le chef avec une nuance de respect.

Puis, poussant son cheval vers elle :

— Je te salue, Pieritza. Mais j’amène des hôtes. Ils ont faim ; ils ont soif. Songeons à eux avant de nous dire la joie profonde du retour.

Le détective s’inclina machinalement, pris par la noblesse de la scène. Certes, il était bon Anglais, mais il se devait avouer que la réception dans un parloir britannique ne ressemblait que de bien loin à cet accueil patriarcal.

Déjà la femme se dirigeait vers la maison ; et les servantes, sur quelques ordres brefs, se dispersaient dans toutes les directions.

En une demi-heure, une table fut dressée dans l’unique salle de la yourte du chef. Fromage, lait aigri, œufs, tablettes de viande hachée et séchée s’alignaient devant les convives qui, nonobstant le peu de succulence des mets, satisfirent la faim dévorante qui les tenaillait depuis le matin.

Jean, la bouche pleine, exprima son opinion.

— Ce n’est pas bon ; mais il y en a beaucoup. Cela fait compensation.

Ghis et sa compagne servaient leurs hôtes d’un air souriant.

Rien chez le vieux chef ne trahissait l’impatience qu’il avait de commencer avec Dick l’enquête promise.

Et ce fut seulement quand ce dernier déclara avoir fait le meilleur repas de sa vie, que le vieillard lui dit :

— Veux-tu prendre du repos, ou bien consens-tu à m’accompagner pour ce que tu sais ?

Ce à quoi l’Anglais répliqua avec empressement :

— Conduis-moi. Je souhaite vivement te remercier de ton hospitalité.

La figure du Mongol s’épanouit.

— Viens donc et puisses-tu réussir !

Des chevaux sellés attendaient. Le chef et son nouvel ami se mirent en selle et s’éloignèrent à travers les cahutes de l’agglomération.

Au passage, Ghis désigna une yourte spacieuse.

— C’est ici, fit-il d’une voix sourde, que mon cheval bien-aimé était abrité.

Sans un mot Dick se laissa glisser à terre. Il entra dans l’écurie. Mais les serviteurs du chef avaient balayé litière et toutes traces existantes.

Le détective haussa les épaules et se hissant sur sa monture :

— Chef, demanda-t-il, veuille m’indiquer exactement le chemin que tu as suivi jusqu’à l’endroit où la piste de l’animal se perdait.

— Telle était mon intention. Mais je crains que tu ne découvres rien.

— Oh ! les pluies ont tombé depuis. Je ne verrai rien. Seulement la disposition des lieux n’a pas changé, elle, et je reconnaîtrai peut-être de quelle façon et par qui ton cheval a été conduit à l’endroit où une piste s’évanouissait.

— Par qui, dis-tu ? s’exclama le vieillard stupéfait ; les choses te révéleraient le nom du coupable ?

La tendance au merveilleux particulière aux habitants du steppe s’accusait dans cette question.

— Je ne suis pas un Esprit de l’Air, riposta le détective, pour te promettre pareil résultat. Je ne suis qu’un homme qui se sert de ses yeux. Les yourtes, les palissades parleront à ma vue, et je saurai si, parmi les serviteurs, aucun ne t’a trahi.

— Mes serviteurs sont des Mongols, incapables de traîtrise.

— Ne discutons pas, chef. Marchons.

Tous deux reprirent leur route, au pas cadencé de leurs montures, circulant au milieu des yourtes, se livrant à de nombreux détours.

Le ou les voleurs semblaient avoir évité le voisinage immédiat des habitations. Le chemin parcouru par eux s’en tenait toujours à distance, suivant les méandres des sentiers séparatifs des parcs à bestiaux.

— Le voleur connaissait parfaitement la disposition de l’agglomération, remarqua Dick Fann.

— Oh ! c’est facile.

— Pour qui l’habite, je suis de ton avis ; mais un étranger n’eût pas choisi la voie compliquée que nous parcourons. Il eût craint de s’égarer, d’aboutir à une impasse ; en un mot, de rencontrer l’obstacle inattendu, qui oblige à revenir sur ses pas et prolonge le danger d’être découvert.

Le Mongol retint son cheval, et regardant son interlocuteur bien en face :

— Alors, tu persistes à penser… ?

— Que l’un de tes serviteurs avait été soudoyé par les voleurs.

Pensif, le vieillard rendit la main à son cheval.

— À propos, reprit l’Anglais, auprès des traces de Selm-Arge, tu n’as pas remarqué des empreintes humaines ?

— Aucune, c’est vrai

— Et cela ne t’a pas étonné ?

— Non. J’ai pensé que le larron s’était juché sur le dos du noble animal.

— Et qu’il s’était envolé avec lui, n’est-ce pas ?

— C’est cela même.

Cette fois, Dick s’abandonna à une douce hilarité.

— Erreur initiale d’enquête, expliqua-t-il enfin. Deux hypothèses devaient être envisagées. Un voleur étranger, ou un habitant complice. Tu n’as songé qu’à la première. L’observation que je te faisais tout à l’heure m’a fait penser à la seconde.

— Quel intérêt vois-tu à cette différence ?

— Un intérêt considérable, chef. Le voleur est loin et demeurerait introuvable, si son complice n’était resté au village, où nous le trouverons et le ferons parler. Un mot, aucun des habitants n’a quitté le pays, à la suite du vol ?

— Aucun.

— En ce cas, nous saurons la vérité.

À présent, les deux hommes chevauchaient sans parler. Ils avaient atteint les extrémités limites de l’agglomération du côté de l’est, et le bruit des sabots de leurs chevaux s’étouffait presque au contact du sol feutré d’herbes.

Soudain le Mongol fit halte.

— C’est ici ! gronda-t-il.

— Ici que la piste disparaissait ?

— Oui.

Dick promena un regard investigateur autour de lui. Puis, se laissant glisser à bas de sa monture, il se coucha sur le sol, examinant les moindres détails du terrain avec une attention incompréhensible pour son compagnon.

Brusquement, il allongea la main, et, dégageant de la terre, les pluies des semaines précédentes l’avaient à peu près fait disparaître, un éclat de bois, il le présenta au vieillard :

— Du sapin rouge. Avez-vous transporté du sapin rouge au village ?

L’autre eut une mimique étonnée.

— Certes non. Depuis ma prime jeunesse, jamais sapin rouge n’a paru ici. Songe donc, le steppe n’a point d’arbres. Il nous faudrait aller chercher le bois en Sibérie, à trois jours de marche ; il vaut mieux s’en passer.

— Alors, ce fragment de sapin a été apporté par le voleur !