Le Radium qui tue/p07/ch02

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 323-341).


CHAPITRE II

La Course à la bombe


La nuit est venue. Les voyageurs ont soupé ensemble dans l’une de leurs chambres. Après le repas, Dick s’est retiré ostensiblement dans la sienne.

Jean n’avait pas osé l’interroger durant le repas. Demeuré seul, il murmura :

— Que projette-t-il ?

Puis il haussa les épaules d’un mouvement dépité…

— Est-ce que l’on sait ! Par exemple, ce qui est certain, c’est qu’il se mettra en danger… Attaquer les nihilistes !… Je ne les connais que par les journaux, mais cela me donne le frisson.

De son inimitable accent parisien, il poursuivit son dialogue avec lui-même :

— Vois-tu, mon pauvre Jean, le patron est plus malin que toi. S’il te croit utile, il te le dira. S’il ne dit rien, c’est que tu l’embarrasserais… Je sais bien… c’est vexant de songer que M. Dick Fann me considère comme une cinquième roue à un carrosse ; mais tu sais, quand on a accepté un chef, un chef comme lui surtout, il faut lui obéir et d’autant plus que l’on comprend moins.

Puis, faisant mine d’arrêter une protestation prête à jaillir de ses lèvres :

— C’est mon opinion, m’sieu… Et mets-toi bien dans l’esprit que je lui suis aussi dévoué que tu peux l’être toi-même.

Au surplus, les résolutions du jeune voyageur, devaient rester purement platoniques, car, vers neuf heures, surpris de n’avoir pas vu reparaître l’Anglais, il pénétra dans sa chambre. Là, une surprise l’attendait.

Dick Fann était accoudé sur la table semblant rêver.

Mais presque aussitôt, Jean poussa une exclamation :

— C’est un mannequin !

Eh oui ! Les vêtements de Dick, remplis à l’aide du traversin, de l’édredon, surmontés d’une boule obtenue avec des serviettes et figurant la tête, étaient confortablement assis en face de lui, dessinant sur le grand rideau tiré devant la fenêtre une silhouette d’ombre, donnant l’illusion d’une ombre humaine.

— Qu’est-ce que cela ? Mais lui, où est-il ?

Cette réplique sonna, suivie immédiatement d’une nouvelle exclamation du gamin.

— Voici sans doute qui me l’apprendra.

Le petit désignait une lettre placée en vue sous la lampe, et dont la suscription, tracée en gros caractères, venait d’attirer ses regards. Il avait lu :

« À mon brave petit ami Jean Brot. »

Avidement il se saisit du papier, le déplia, et lut à mi-voix :

« Pour ceux que je veux surprendre, je ne dois pas être sorti. J’ai fermé à clef ma porte sur le corridor ; on ne peut donc pénétrer dans ma chambre que par la porte de communication avec la tienne.

« Tu empêcheras que quiconque la franchisse.

« Grâce à cela, et à ce que je vais te dire, l’illusion sera suffisante.

« Commande thé et gâteaux secs salés (pâtisserie sibérienne) pour deux… Laisse de la lumière dans nos pièces… Efforce-toi de projeter de temps à autre ton ombre sur le rideau, en masquant celle de mon effigie. De la sorte, on ne pourra se rendre compte qu’elle demeure immobile.

« Attends-moi ainsi, sans sortir, sans te montrer.

« Si tu exécutes fidèlement mes instructions, je t’affirme que le danger de mon expédition sera réduit au minimum. »

La note finissait là.

— Mais lui, lui, qu’est il devenu ? s’écria le gamin, déconcerté par cette péripétie inattendue. Il nous le racontera au retour, se répondit-il… s’il revient.

La voix du Parisien indiqua un léger tremblement ; mais elle se raffermit pour prononcer :

— Certainement, puisqu’il m’enjoint de l’attendre.

La confiance illimitée du gamin se montrait tout entière dans cette dernière phrase. Il oubliait la puissance des comités nihilistes, la maladresse de la police russe, pour ne voir qu’une chose :

Dick Fann promettait de revenir, donc il reviendrait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Où était Dick à cette heure ?

Bien loin de la Restauration Michel. Son compagnon, l’eût-il voulu, n’aurait pu le rejoindre. Quand il s’était retiré dans sa chambre, il s’était dévêtu complètement, et avait endossé sur la peau une sorte de maillot-combinaison, entièrement noir, le couvrant depuis le sommet du crâne jusqu’à l’extrémité des orteils, ne laissant exposée à l’air que sa figure.

Ce costume étrange, Dick l’avait toujours avec lui. Ses bagages disparaissaient-ils, étaient-ils égarés ? le premier soin du détective était de reconstituer, au moyen de passe-montagnes, maillots, caleçons, cet uniforme qu’il nommait lui-même : tenue d’expédition de nuit.

En effet, un homme habillé (si l’on peut dire habillé en pareil cas) de la sorte, devient à peu près invisible dans la nuit, ce qui, pour surprendre un adversaire, constitue un avantage incontestable.

Au surplus, comme il le reconnaissait sans faux amour-propre, il n’avait point inventé cet uniforme discret. L’honneur en revenait à une bande de coquins dont Londres fut terrorisée naguère, et qui donnèrent lieu au procès retentissant de la Bande des silhouettes.

Ces misérables assassins, cambrioleurs, tout noirs dans la nuit, échappèrent longtemps, grâce à leur invisibilité, aux détectives les plus habiles… Ils les voyaient nettement, grâce aux taches claires des cols, manchettes, ou autres ; tandis que leurs adversaires s’effaraient devant une forme complètement noire.

Un fil d’étoffe demeuré dans l’ongle fendu d’un agent avait révélé à Dick Fann le procédé des voleurs. Dès lors, il avait constitué une escouade, vêtue comme les coquins eux-mêmes, dont il avait triomphé en leur empruntant ainsi leurs armes.

Cette toilette d’expédition complétée par un masque de soie appliqué sur le visage, Dick avait confectionné le mannequin, que son fidèle Brot devait trouver installé devant sa table. Puis, sa mise en scène terminée, il s’était glissé dehors, avait gagné les étages supérieurs, pénétré dans la chambre du patron même de l’hôtel, à la garde-robe duquel il avait emprunté des habits qu’il avait endossés par-dessus sa combinaison noire.

À présent, il avait l’apparence d’un bourgeois sibérien avec sa toque de fourrures, sa houppelande fourrée également, ses fortes bottes.

Ainsi accoutré, il s’était hissé sur le toit par une lucarne, soigneusement refermée après son passage, et, par ce chemin aérien, avait atteint une maison voisine, dont il était sorti tranquillement en empruntant l’escalier et la porte cochère.

Il était dans la rue, libre de ses mouvements, et, cependant, le personnel de la Restauration Michel, si on l’interrogeait par hasard, jurerait ses grands dieux que le seigneur Anglais n’était point sorti.

— Voyons, murmura-t-il, première inspection… L’itinéraire de ce bon M. Milkanowitch… Penskaya et la perspective Sakhalinsk.

Une horloge du port sonna à ce moment.

— Huit heures, reprit le jeune homme. Milkanowitch est déjà au théâtre, assurant le service pour rendre les honneurs au grand-duc. Il était évident que l’attentat n’aurait pas lieu à l’aller. Trop de monde dans les rues principales… Les magasins encore ouverts… Un individu embusqué avec une bombe attirerait l’attention. C’est donc pour le retour, vers minuit. J’ai le temps.

Sur ce, il allongea le pas, parcourant les voies, à l’allure d’un promeneur attardé qui se hâte vers son logis. Seulement, en arrivant sur la place du Théâtre, il possédait admirablement la topographie des lieux qu’il se résumait en a parte dans ces termes :

— Penskaya, rue commerçante… boutiques au rez-de-chaussée. Au-dessus, appartements des négociants. Tous ces négociants ont une crainte salutaire des voleurs ; aussi entretiennent-ils, selon l’usage russe, de nombreux veilleurs de nuit. Partant, cette voie est défavorable à un attentat nihiliste. Un promeneur suspect serait de suite signalé. Reste la perspective Sakhalinsk. Ah ! celle-ci, c’est autre chose. Une avenue aristocratique. Des hôtels particuliers, habités par des gens riches, entourés d’une domesticité nombreuse, dont la présence dans les immeubles rassure les propriétaires contre les attaques des cambrioleurs. Partant, pas de gardes de nuit. D’autre part, sur un espace d’environ six cents mètres, la perspective n’est bordée d’hôtels que d’un seul côté. En face s’étendent les jardins d’Alexandreïeff, noyés d’ombre. Voilà un refuge admirable pour un criminel. Là, derrière les grilles clôturant le parc, on peut attendre le passage du fonctionnaire condamné par le comité K. 57, sans que personne soupçonne la présence du fanatique. Aisément, on peut jeter la bombe dans la rue par l’écartement des barreaux de la grille. Certes, si j’étais nihiliste, voilà l’endroit que je choisirais sans hésiter.

Sur la place du Théâtre, Dick passa le plus loin possible du péristyle brillamment éclairé. Des équipages amenaient quelques spectateurs en retard.

Des moujicks, pauvrement vêtus, se précipitaient, ouvraient les portières, quémandant quelques kopecks des invités à la soirée de gala.

Ils n’obtenaient, en général, que des rebuffades.

À présent, Dick Fann s’enfonçait dans les rues avoisinant le port.

Il gagna le quai du Commerce et se glissa adroitement sous des caisses amoncelées en vue de leur chargement à bord d’un grand steamer amarré le long du pier.

La pluie, qui tout le jour avait inondé la terre, ne tombait plus.

Mais une bise glaciale s’était levée, et le jeune homme se déclara qu’il lui paraissait bon d’avoir un abri. Abri insuffisant, par les fissures duquel le vent froid se glissait sournoisement, mais enfin abri, par comparaison avec le plein air.

Heureusement, le mauvais temps avait fait le désert sur le port. Dick, complètement gelé au bout d’une heure de faction, put se promener pour rappeler un peu de chaleur à ses membres. Un homme, de garde à bord du steamer remarqué à son arrivée, l’aperçut et l’interpella.

Ma foi, l’Anglais entra en conversation.

Il se donna pour le représentant, le gérant d’un négociant d’Irkoutsk, venu à Vladivostok à la suite du grand-duc, qu’il devait voir à la sortie du théâtre. Histoire de tuer le temps, il était venu jusqu’au port, avec l’espoir de découvrir un sien ami, employé chez l’officier marinier, lequel se trouvait en ville, ce soir-là.

Jamais un marin ne résiste à l’offre d’un punch.

Dick Fann, ayant froid, le proposa tout naturellement. Si bien que, de neuf heures et demie à onze heures vingt-cinq, il s’abrita dans le poste de l’équipage et fit brûler du rhum sucré dont le brave gardien du bord absorba les quatre cinquièmes, « à la santé du digne terrien » qui le lui offrait.

Il eut même du mal à se séparer de son nouvel ami. S’il n’avait été retenu par son service, le matelot se fût attaché au détective comme son ombre.

Songez donc  ! Un homme qui fait couler le rhum à pleins verres.

Mais le service, par bonheur, attachait le trop reconnaissant loup de mer à son navire. Il laissa partir le jeune homme, non sans les serments les plus énergiques de le revoir, et Dick s’éloigna. Un instant encore, le sourire, né des protestations de son compagnon de rencontre, flotta sur ses lèvres, puis son visage revêtit une expression grave.

L’heure de l’action approchait. Il avait promis au directeur de la police qu’il écarterait de lui le danger, et une émotion lui venait à la pensée que le débonnaire directeur pourrait être victime de sa confiance.

Le détective était parvenu sur la perspective Sakhalinsk.

La représentation au théâtre ne se terminait pas avant vingt-cinq minutes. L’avenue s’allongeait déserte.

Les hôtels en bordure apparaissaient endormis. Aucune fenêtre éclairée. Aucune, c’est trop dire. Au premier étage de l’une des constructions, une croisée, bien que masquée à l’intérieur par un store épais, se montrait lumineuse. Derrière le store, par transparence, on devinait un foyer de clarté intense.

Et comme le jeune homme considérait machinalement la baie éclairée, l’ombre d’une main se dessina sur le rideau, l’ombre d’une main tenant l’ombre d’un flambeau, qu’elle éleva d’un mètre environ, puis qu’elle replaça dans sa position première.

Presque aussitôt dans le parc Alexandreïeff, faisant face à la fenêtre éclairée, retentit l’appel bref de la corneille cendrée, cet oiseau étrange, de la taille des choucas, qui supporte les effroyables températures de l’hiver Sibérien.

Le cri était nature, suivi du claquement caractéristique dont l’oiseau ponctue son appel en choquant ses mandibules, et cependant Dick Fann se confia qu’il était imité.

L’hôtel, où les lumières se déplaçaient si singulièrement, portait le numéro 33… L’hôtel et le parc ténébreux échangeaient des explications. Le candélabre et le hululement de la corneille étaient des signaux se répondant.

C’est en ce point que l’attentat contre le directeur de la police devait avoir lieu. Dans la riche demeure portant le numéro 33 se tenait le chef nihiliste qui commandait le meurtre ; dans le parc, se cachait le pauvre fou qui exécuterait l’ordre sanguinaire.

Le premier comptait demeurer insoupçonné, libre de préparer de nouveaux crimes. Le second, par son signal, disait :

— Je suis là, j’ai la bombe. Je donne ma vie à l’Œuvre !

Et Dick eut un sourire d’ironique mélancolie, constatant une fois de plus cette aberration des peuples qui, pour marcher à une liberté illusoire, éprouvent le besoin de se donner des tyrans, mille fois plus cruels, plus exigeants, plus insupportables que les gouvernements que l’on souhaite abattre. Il conclut tout bas :

— Il est vrai que si les peuples avaient du bon sens, la politique deviendrait bien difficile.

Il ne s’était point arrêté, n’avait marqué par aucun mouvement ses réflexions… Son pas avait continué à sonner son rythme paisible de promeneur ; seulement, il eût maintenant retrouvé, les yeux fermés, le point précis d’où avait jailli le cri de la corneille.

Or, aussitôt qu’il eut dépassé les grilles, il se jeta dans la première rue latérale. À cinquante mètres de la perspective Sakhalinsk, au milieu d’un mur élevé, se découpait une petite porte de fer.

C’était l’entrée de service réservée aux jardiniers du parc.

Tout auprès s’élevait un pavillon de garde. Dick frappa.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda une voix rude.

— Vous montrer un papier qui, je crois, est à votre adresse.

— Vous repasserez demain.

— Impossible. Vous devez lire avant minuit.

— Ah !

Un bruit de clef tournant dans la serrure suivit l’exclamation… La porte tourna sur ses gonds, démasquant la silhouette d’un géant hirsute, vêtu de l’uniforme des gardiens du parc. Dick Fann s’attendait à cette apparition, car il ne manifesta aucune surprise.

— Milkanowitch  ! murmura-t-il.

L’homme s’inclina.

— J’ai là, dans ma bicoque, une douzaine de ses fils.

— Bon, le directeur a posté des gendarmes ici, j’en étais sûr.

— Et parmi eux un sous-officier, qui a vu celui que vous devez être, si vous n’êtes pas un imposteur.

— Parfait ! Conduis-moi vers le sous-officier dont tu parles.

L’interlocuteur du jeune homme posa sur son bras une main, large, à cacher une assiette, et le portant presque, il l’entraîna vers le pavillon.

Dans la première salle, plusieurs gendarmes, éclairés par une lanterne, se tenaient immobiles. Dick regarda la fenêtre, la porte vitrée… Des volets pleins les obturaient. La clarté ne pouvait être aperçue du dehors.

Puis il reporta ses regards sur ceux qui l’entouraient.

Du premier coup d’œil, il reconnut le sous-officier envoyé aux renseignements par le directeur Milkanowitch dans l’après-midi, et s’adressant à lui :

— Me reconnais-tu ?

— Oui, Excellence, répondit le gradé sans hésiter. Le gardien lâcha aussitôt le bras de l’Anglais et réunissant les talons, porta la main à son bonnet.

— Écoute, sous-officier. Envoie deux hommes prévenir tous les postes voisins. Il faut cerner l’hôtel no 33 de la perspective.

No 33, Excellence ?

— Oui. C’est là qu’est le chef nihiliste.

Les gendarmes firent entendre un grondement sourd. La haine existe entre ces représentants de l’ordre et les farouches criminels qui s’intitulent « partisans de la liberté ».

Mais, sur un geste du jeune homme, le silence se rétablit. Il continua :

— Pour attaquer, on attendra mon signal… Trois coups de sifflet.

Ce disant, l’Anglais commençait à se dépouiller de ses vêtements.

Mais telle est la force de la discipline dans la gendarmerie russe, que personne ne parut prêter attention à cette étrange action.

Le sous-officier donnait ses ordres.

Deux de ses subordonnés se glissaient dehors, accompagnés par le gardien. Ils allaient porter aux alentours la consigne donnée par Dick Fann.

Celui-ci maintenant n’était plus revêtu que de sa combinaison noire. Sur son visage il appliquait le masque de soie, également noir, dont il s’était muni. Puis, se tournant vers le sergent :

— À mon signal, vous laisserez deux hommes ici ; j’aurai un prisonnier à leur confier. Avec les autres, vous vous porterez à l’hôtel no 33.

L’interpellé salua. Et Dick, assuré d’être obéi, se coula dehors, s’enfonçant dans le parc. La nuit était profonde. Au loin cependant, à travers le lacis des branches dépouillées, il distinguait de vagues lueurs. Il devina les réverbères éclairant la perspective Sakhalinsk.

— J’ai compté cent vingt-cinq pas, murmura-t-il, depuis l’instant où j’ai perçu le signal, jusqu’à celui où j’ai atteint l’angle de la rue latérale qui m’a conduit ici… Cent vingt-cinq pas, perpendiculaires en direction au mur du parc, m’amèneront donc sensiblement en arrière du point où se cache le « lanceur de bombe ».

Et avec un sourire narquois :

— Par bonheur, les nihilistes agissent seuls… Seuls  !… Il y a le criminel et la bombe… C’est suffisamment compliqué comme cela.

La distance indiquée par lui étant franchie, il fit un crochet brusque vers les lumières lointaines.

— Maintenant, attention, il faut arriver sur mon adversaire sans qu’il soupçonne ma venue.

Et, brusquement, Dick disparut. Il s’était couché sur la terre et, forme noire perdue dans le noir, il rampait sans bruit.

Quiconque eût pu le voir eût évoqué la pensée de ces larves diaboliques dont se peuplent les légendes terrifiantes du moyen âge.

Il progressait lentement, sans que le plus léger bruit trahît ses mouvements. La bise, complaisante alliée de l’audacieux Anglais, soufflait par rafales, faisant claquer les branches ainsi que des ossements entre-choqués, couvrant tous les autres sons.

Bientôt, il parvint à la lisière d’un massif. À quelques mètres, il discernait le mur bas sur lequel se dressait la grille de clôture du parc.

Au delà, il apercevait l’hôtel portant le no 33 et sa fenêtre toujours éclairée, la rue déserte inondée par la clarté blanche et froide tombant des réverbères. Mais, dans ce décor lugubre, aucune forme humaine.

— Ah çà ! où est donc mon « bombardier » ?

La question, posée à lui-même par le détective, démontre que les périls de son expédition n’altéraient en rien sa belle humeur.

Soudain, il eut un léger frisson.

Au pied du mur de support de la grille, un mouvement s’était produit dans les ténèbres plus profondes en cet endroit.

En regardant avec attention, il discerna vaguement un paquet d’étoffes, une forme imprécise allongée sur le sol.

— C’est lui ! se dit-il… Celui que je cherche.

Eh ! Comment n’avait-il pas songé qu’au moment tout proche de l’attentat, l’individu serait là ? Le mur offrait une cachette admirable.

Au passage de la voiture du directeur de la police, l’assassin se redresserait soudainement. Il aurait projeté son terrible engin, le crime serait perpétré avant que personne eût seulement remarqué la figure brusquement apparue en arrière de la grille.

Peut-être même, à la faveur de l’affolement qui accompagne toujours ces attentats horribles, il s’échapperait, ayant jeté sur l’histoire contemporaine russe une tache de sang de plus.

Certes, l’endroit était bien choisi pour une opération de ce genre, et Dick, impartial envers ses adversaires, se confia que les dirigeants du comité no 57 avaient fait preuve d’habileté.

Mais l’instant n’était point aux raisonnements.

Dans quelques minutes, le carrosse de M. Milkanowitch allait passer. Il fallait surprendre le meurtrier intentionnel.

Comment procéder ?

S’il ne s’était agi que de risquer un coup de couteau, le jeune homme eût bondi sur son adversaire. Mais, ici, il y avait la bombe, la bombe que l’être falot, deviné dans l’ombre, tenait certainement en main.

Une de ces bombes à renversement que les nihilistes fabriquent si bien après avoir perfectionné leurs études de chimie dans les universités françaises, anglaises, allemandes ou suisses.

Un choc, un faux mouvement pouvaient déterminer l’explosion, projeter au loin les membres disloqués des combattants.

Et à présent, Dick Fann ne voulait pas mourir. Fleuriane avait besoin de lui, la pauvre chère aimée, pour être délivrée du misérable Larmette. Il fallait vivre pour elle, pour rapporter de l’aventure au moins une nouvelle présomption morale contre le bijoutier de la rue de la Paix.

Quelle situation embarrassante ?

Les yeux du détective amateur allaient de la fenêtre lumineuse du no 33 à l’individu allongé au pied du mur.

Soudain, les douze coups de minuit tintèrent dans les ténèbres.

Minuit ! Le spectacle finissait. Dans cinq minutes, moins peut-être, le roulement de la voiture de M. Milkanowitch bourdonnerait sur la chaussée délavée par la pluie torrentielle de la journée. Il fallait se décider.

Brusquement, la fenêtre du no 33 s’éteignit… et, comme si le complice avait attendu ce signal (sans doute une fissure du mur lui permettait de voir dans la rue), Dick constata que l’être étendu sur le sol se souleva, s’assura d’un regard rapide que personne ne se montrait sur la perspective, et lança par deux fois le cri de la corneille cendrée.

Mais ce mouvement avait permis au détective d’apercevoir un objet rectangulaire posé à terre auprès de l’individu.

— La bombe ! murmura-t-il.

Et, ses jarrets se détendant comme des ressorts, il bondit, tomba sur le nihiliste qui reprenait sa position primitive, l’empoigna, l’enleva, l’entraîna comme une plume légère dans les taillis où, lui-même, se blottissait tout à l’heure.

Cela avait été si rapide, si imprévu, que l’assailli ne poussa pas un cri.

D’un geste rapide, Dick fit sauter son masque et s’en servit pour bâillonner son prisonnier qu’il chargea sur son épaule.

Comme il était léger ! Ah çà ! ce criminel serait-il un enfant ?

Voilà ce que se demandait le jeune homme, tout en courant dans la direction du pavillon de garde.

Un instant, cependant, il s’arrêta et fit retentir par trois fois un sifflement aigu. Il donnait le signal de l’attaque de l’hôtel, que la lumière mystérieuse lui avait révélé être le quartier général du comité K. 57.

Après quoi, il reprit sa course et gagna le pavillon de garde.

Deux gendarmes seulement s’y trouvaient. Les autres, ponctuels observateurs des ordres de Dick, devaient en ce moment cerner l’hôtel no 33.

Mais, sous la clarté de la lanterne, l’Anglais distingua enfin son prisonnier, et il eut une exclamation attristée :

— Une enfant !

Oui, une enfant, une fillette, avec des cheveux blond pâle, de grands yeux bleus, trouant d’un rayonnement égaré son visage blême, maigre, disant les privations sans nombre. Et, brusquement, Dick Fann comprit.

— C’est toi qui as apporté tantôt la lettre de menaces à la direction de la police ?

En parlant, il enlevait le bâillon qui comprimait les lèvres de la petite.

Elle répliqua d’une voix dure :

— Oui, c’est moi.

— Et tu allais commettre un crime horrible !

Elle haussa les épaules.

— Il n’y a point crime quand la liberté est le but. Il faut du sang, des pleurs, des larmes, pour amener les aurores futures, où tous seront frères, où tous s’aimeront, où nul ne connaîtra plus la misère…

Pauvre enfant ! Son cerveau était empli des ridicules chimères dont les chefs des révolutions sanglantes (ces vrais coupables, ces hommes auxquels devrait aller, non pas une responsabilité limitée de politiciens, mais la responsabilité absolue de bandits), dont ces chefs farcissent les cerveaux faibles des ignorants, des simples, qui, dans n’importe quelle société, seront toujours les inférieurs, parce que la nature, plus puissante que l’homme, veut qu’il en soit ainsi.

Tous frères ! Quelle sinistre plaisanterie ! Les agneaux, frères des lions !… Les lions se nourriront donc de salade ? Et pourtant, il n’est pas au pouvoir des lions de faire qu’ils ne soient plus carnivores.

Les gendarmes grondaient menaçants. Dick les apaisa aussitôt.

— Vous conduirez cette enfant à la direction de la police où vous la garderez jusqu’à mon arrivée. Et surtout, soyez-lui doux et patients. C’est le désir de M. Milkanowitch.

Les interpellés clignèrent des yeux d’un air entendu.

Pour eux, la recommandation signifiait :

« On va prendre la fillette par la douceur. On en tirera des aveux qui permettront de capturer toute la bande, et le pays sera enfin tranquille. Compris ! »

Dick reprit ses vêtements abandonnés tout à l’heure et s’élança dehors, non sans avoir adressé aux soldats un dernier renseignement :

— Prévenez qu’à l’intérieur du parc, le long de la grille sur l’avenue Sakhalinsk, une bombe gît à terre.

Et, toutes les dispositions utiles prises ainsi, il regagna la perspective.

Là encore, ses ordres avaient été exécutés. Sous la porte cochère du no 33, ouverte au large, M. Milkanowitch, ayant obtenu du grand-duc la faveur de quitter son service de théâtre pour procéder à l’arrestation de nihilistes, dressait sa silhouette puissante.

À la vue de Dick, il courut à lui, lui serra les mains, le remerciant avec une incohérence qui disait sa gratitude autant que ses affres passées.

— Ah ! cher monsieur Dick Fann ! Quel service vous nous avez rendu !… Le chef du comité K. 57… Il a avoué avant de se faire sauter la cervelle.

— Il s’est tué !

— Oui, mais ses papiers sont saisis. Qui l’aurait soupçonné ? Un prince, monsieur, un prince pactisant avec les ennemis du gouvernement ! Vraiment, les gens sont fous… Prince et riche, ah ! je dis riche, cela n’est pas certain… Serge Polodoff était un infernal joueur… Il a perdu des millions…

— Et il s’est vendu pour le secret de la fabrication de l’argentaurum, acheva le détective.

— De l’argentaurum ? répéta le directeur, interloqué. Vous croyez ?

— Cela doit être. Sans cela, comment expliquez-vous son intervention dans l’affaire d’argentaurum qui nous a valu le plaisir de faire votre connaissance ?

— C’est ma foi vrai… Pourtant, la perquisition…

— Les caves, souffla Dick. Les faux monnayeurs affectionnent cette partie des édifices.

De nouveau, le directeur lui serra les mains avec enthousiasme : il donnait déjà des ordres pour que l’on explorât le sous-sol, quand une sourde détonation retentit. L’hôtel sembla frissonner sur sa base… Puis tout rentra dans le silence. Et comme Milkanowitch interrogeait son interlocuteur d’un regard anxieux, le jeune homme murmura avec une tristesse dont le policier ému ne comprit pas la nature :

— Les caves… Ils ont détruit les preuves !

Les preuves  ! Il pensait à celles qu’il eût voulu recueillir contre Larmette.

Au surplus, l’enquête démontra que, comme toujours, Dick Fann avait découvert la vérité. Dans les caves, sous un monceau de décombres, résultat de la déflagration d’un explosif qu’un complice avait fait détonner, sacrifiant ainsi sa vie à la Cause, comme disent ces malheureux, on trouva, auprès de lambeaux humains, des barres d’argent à demi transformées, et des poussières de verre… tout ce qui restait sans doute des tubes de radium, de ce radium féerique, chargé de la transmutation du métal.

Mais, si Dick était peu satisfait du résultat obtenu, M. Milkanowitch exultait. Il tint à traîner le jeune homme au logis du grand-duc, à le présenter.

Et c’est seulement après ce devoir rempli (ainsi désignait-il cette corvée), qu’il consentit à regagner la maison occupée par la direction de la police.

Dans le cabinet de travail, où le détective amateur et le policier sibérien s’étaient rencontrés pour la première fois durant l’après-midi, les deux gendarmes affectés à la garde de la jeune prisonnière du parc Alexandreïeff se tenaient, surveillant d’un œil vigilant leur captive, accroupie sur le plancher. Dick Fann la désigna du geste.

— Que fait-elle là ?

— Elle se repose vraisemblablement, répliqua l’un des gendarmes. La gueuse voulait s’asseoir dans un fauteuil, comme une barine (dame), par saint Vladimir ! Mais je lui ai dit :

« — Les sièges pour les barines, la terre pour les moujiks rebelles. »

Le jeune homme haussa les épaules sans répondre.

Qu’eût-il pu dire ?

Eût-il blâmé la rudesse du soldat ? Hélas ! La haine des gendarmes pour tout ce qui porte l’étiquette nihiliste n’est que trop explicable. Combien de ces pauvres militaires sont tombés sous les coups d’énergumènes, se figurant rénover la société par l’assassinat de ceux qui, moyennant un salaire dérisoire, consacrent leur existence à protéger le labeur des bons citoyens ?

Mais il s’adressa au directeur.

— Comme convenu, n’est-ce pas, cette enfant m’appartient ?

— Certainement. Chose promise, chose due. Allez, nous voudrions rencontrer beaucoup de voyageurs comme vous, pour débarrasser notre malheureux pays de la mauvaise graine.

— Alors, ces soldats peuvent reprendre leur liberté ?

— Sans doute.

Un rouble à chacun des gendarmes, lesquels saluèrent avec respect, et Dick les congédia. Après quoi, il revint à la fillette.

La petite avait levé la tête, examinant de ses yeux hagards cet inconnu qui avait prononcé des paroles inintelligibles pour elle :

— Cette enfant m’appartient.

Dans ses regards luisants, il y avait de la colère et de la crainte. Il lui demanda doucement :

— Quel est ton nom, petite ?

Rudement ironique, elle grommela :

— Qu’est-ce que cela vous fait ? J’avais la bombe, mon affaire est claire  ! La potence, la corde. Vous m’appellerez : la Pendue… cela suffira à vous faire rire.

Toute l’énergie maladive de ces pauvres êtres à l’imagination surexcitée, parmi lesquels les terroristes recrutent leurs soldats-victimes, vibrait dans la voix de la malheureuse. Et cependant, cette voix avait un timbre doux, légèrement voilé.

— Tu te trompes, tu ne seras pas pendue, reprit Dick, sans se laisser décourager par l’accueil de sa jeune interlocutrice… Tu ne seras pas pendue, car moi, étranger, attaqué sans raison par le comité K. 57, et qui me suis défendu comme il convenait, j’ai obtenu ta grâce.

Sur les traits amaigris de l’enfant se peignit la surprise, mais nulle trace de joie ne s’y mêlait.

— Ma grâce, fit-elle, on n’a pas l’habitude de nous faire grâce… Seulement, à quoi bon ?

Et avec une mélancolie farouche :

— Est-ce que l’on aime vivre, quand on est orpheline, quand chaque jour s’appelle le froid, la faim, la haine ?

— Tu es orpheline ?

— Oui.

— Tes parents ?…

Elle eut un geste d’ignorance…

— Arrêtés, disparus, morts… J’étais toute petite quand cela est arrivé… Alors, on m’a recueillie… on m’a appris à détester ceux qui ont supprimé mon père, ma mère, un frère aîné… Cela, avec un peu de pain, de l’eau, quelquefois une soupe, on grandit et l’on se venge…

D’un regard plein de tristesse, le détective enveloppait la petite. Il s’épouvantait de la détresse inconsciente de cette âme d’enfant. Il se demandait comment il parviendrait à toucher ce cœur pétrifié, à faire jaillir l’étincelle affective qui ramènerait sa captive à la vérité de la vie.

— Je ne suis pour rien dans tout ce que tu as souffert… Je ne suis pas Russe, moi ; mon pays est bien loin. Tu ne saurais me haïr avec justice.

Elle secoua sa tête blonde.

— Je vois bien que vous n’êtes pas Russe, puisque vous ne m’avez pas encore menacée ni insultée… Oh ! les Russes n’auraient pas attendu si longtemps… Mais je ne comprends pas pourquoi vous êtes ainsi.

— Et cela te serait agréable de le savoir ?

— Oui… Je serais aise de sortir de la nuit (forme sibérienne dont le sens est à peu près : être renseignée).

— Eh bien ! dis-moi ton nom et je t’expliquerai.

La prisonnière couvrit Dick d’un regard soupçonneux.

— Mon nom ?… fit-elle en hésitant.

— Ton prénom seulement… Un prénom, cela n’indique rien. Des milliers d’êtres portent un même prénom.

— C’est vrai. Mais ce n’est pas pour cela que je vous le dirai. C’est parce que — je ne sais pas m’expliquer comme je le voudrais, enfin vous comprendrez peut-être — c’est parce que je pense que vous ne me voulez pas de mal.

Le jeune homme poussa un soupir de soulagement. La petite Sibérienne venait d’exprimer une phrase de confiance.

— Alors, parle, mon enfant.

Elle ferma les yeux, comme bouleversée par la douce inflexion de l’organe du détective, et, la voix abaissée :

— On m’appelle Nadèje.

— Alors, petite Nadèje, lève-toi, veux-tu, et prends place sur cette chaise. Nous serons mieux pour causer.

Il relevait la pauvrette, la forçait à s’asseoir.

— Vous ne pensez donc pas que les sièges soient pour les seules barines ? murmura-t-elle avec un effarement dans l’accent.

— Non, je pense que tu seras l’amie de Dick Fann. Dick Fann est mon nom… Je te le dis, ajouta le jeune homme en souriant, je te le dis, bien que tu ne me le demandes pas. Tu m’as appris le tien ; il est juste que tu connaisses le mien.

Aveu d’un être accoutumé à être rudoyé, les grands yeux de la fillette s’embuèrent de larmes. Pour que le chien toujours battu manifeste une joie désordonnée, il n’est point besoin de le caresser. Il suffit de cesser de le frapper. Pour la petite prisonnière, les paroles si simples de Dick prenaient les proportions de phrases affectueuses.

Le détective fut profondément touché en le constatant. Quelles souffrances passées amenaient cet instant d’émotion ? La glace qui enfermait en sa gangue le cœur de la pauvrette se fondait… Les larmes contenues disaient l’émoi de la petite âme. Il fallait achever la victoire.

— Écoute, enfant, j’ai su tantôt que tu avais apporté une lettre du comité ici…

— Vous avez su ?…

— On a affirmé que la porteuse était une enfant d’une douzaine d’années, aux cheveux pâles, aux yeux bleus…

— Je comprends, je comprends !

— Et moi, continua le jeune homme, j’ai dit : « Les nihilistes m’attaquent, je les vaincrai. »

— Oh ! fit-elle avec surprise, vous êtes donc bien fort ?

Il sourit doucement :

— Quand on combat pour une cause juste, on est toujours fort, ma chère enfant…

Elle regarda tout autour d’elle, semblant chercher quelque chose, puis ses yeux se reportèrent sur Dick, et, avec une anxiété troublante :

— Ma chère enfant !… Est-ce à moi que vous dites cela ?

Pauvre petite épave de la société ! Pour la première fois de son existence, si courte d’années, si longue de misère, on lui parlait la langue dont les enfants heureux ont la douce habitude. Elle n’y pouvait croire, la déshéritée… Elle interrogeait. Et Dick, touché au plus profond du cœur, caressa les cheveux de cette enfant qu’il voulait sauver, et lentement :

— C’est à toi, et toujours maintenant on te parlera ainsi, et toi tu apprendras l’affection.

Puis vite, comme pour dominer l’émoi qui altérait sa voix :

— Donc, j’ai obtenu que tu échapperais aux tribunaux, que tu me serais remise… On va te conduire à bord d’un navire qui te mènera dans mon pays… Là-bas, en m’attendant, moi qu’un grand devoir retiendra encore quelque temps…

— D’autres à sauver, peut-être ? fit-elle à demi-voix.

Étrange clairvoyance d’un esprit s’ouvrant à la confiance. Elle devinait qu’une chose noble pouvait seule retenir Dick Fann.

La fillette, grandie dans la douleur, nourrie de haine contre tous, pressentait la bonté, l’abnégation, le dévouement, démontrant ainsi, à la confusion des philosophes pessimistes, l’irréductible tendance de l’humanité vers le bien. Il poursuivait :

— Tu as dit vrai, mignonne… Oui, d’autres ont encore besoin de moi… Mais là-bas, à Londres, c’est le nom de ma patrie, une parente t’attendra… Elle est veuve, seule au monde, avec le regret de n’avoir pas un enfant à aimer… Tu seras l’enfant… Aime-la ; elle t’aimera… Et puis tu ne connaîtras plus le froid, la faim des abandonnées.

Elle l’écoutait, respirant avec force. Son cœur devait éperdument sauter dans les parois de sa frêle poitrine. D’un geste brusque, elle agrippa la main de son interlocuteur, la porta frénétiquement à ses lèvres, puis l’abandonnant, ainsi qu’une enfant prise en faute, elle baissa la tête, murmurant :

— Pardon !

Du coup, Dick n’y tint plus. Des larmes jaillirent de ses yeux. Il enleva la fillette dans ses bras, l’embrassa sur les deux joues, et la replaçant sur sa chaise :

— Tu vois, petite, que nous serons amis.

— Oh ! oui ! fit-elle d’un ton pénétré.

Et brusquement, une pensée confuse se faisant jour en elle :

— Vous n’avez pas besoin de quelqu’un prêt à mourir pour vous ? Oh ! je ne suis pas robuste, mais, vous l’avez vu cette nuit, je puis jouer ma vie.

Vivement, elle ajouta :

— Plus comme cela ; non, plus comme cela… Vous, je le sens, vous ne demanderiez pas pareille chose…

Et sa voix se faisant suppliante :

— Mais autrement, peut-être, ma vie serait utile… C’est bien peu, la vie d’une gamine ; seulement, je n’ai que cela.

À présent, elle était dans les bras de son sauveur. Il la berçait doucement.

— Non, non, pauvre petit cœur reconnaissant… À peine sortie du danger, je ne t’y replongerai pas. Tu veux me marquer ta confiance, ton affection naissante… Eh bien ! tu le peux en obéissant.

— J’obéirai, déclara-t-elle sans hésitation.

— Je vais te conduire au vapeur Blue-Star ; demain, il se met en route pour l’Angleterre. Tu seras au milieu de citoyens anglais, qui jamais n’exigeraient d’une enfant de ton âge le crime auquel les nihilistes condamnaient ta jeunesse… Désormais, tu n’as plus qu’à vivre heureuse et à désapprendre la haine.

— Je ne la sais plus, fit-elle lentement. Je croyais auparavant que la bonté n’existait qu’au ciel, parmi les archanges que l’on voit sur les saintes images… Je sais maintenant qu’elle existe sur la terre… et je suis heureuse…

Une heure plus tard, Dick Fann, à qui le directeur de la police, beaucoup plus ému par cette scène qu’il ne consentait à l’avouer, avait offert sa voiture, remettait Nadèje sous la protection du capitaine du Blue-Star, un brave et loyal marin anglais qui promettait de veiller sur l’enfant, comme sur une des cinq jolies misses qui faisaient l’ornement de son home à Folkestone (Angleterre). Et au moment de quitter l’enfant, dont il avait surveillé l’installation dans une cabine du pont, Dick ayant murmuré comme dernière recommandation :

— Ne sois pas triste, Nadèje… Le capitaine a une certaine somme qu’il mettra à ta disposition si tu désires quelque chose.

Elle lui répondit gravement :

— Je serai triste de n’être pas auprès de vous ; mais je me consolerai en pensant que vous l’avez voulu ainsi et que je vous obéis.

Il était trois heures du matin, quand le jeune homme regagna l’hôtel Michel. Quatre heures plus tard, il devait, avec ses compagnons de route, prendre le train pour le Baïkal, Irkoutsk, l’Oural et l’Europe.

Et cependant, avant de rentrer, il avait encore passé au télégraphe de nuit et avait expédié à sa cousine le télégramme suivant :

« Enfant répond au nom de Nadèje. Embarquée sur Blue-Star, compagnie Cunard. Veiller à l’arrivée. Capitaine a instructions. Amitiés. »