Le Radium qui tue/p07/ch01

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 305-322).

SEPTIÈME ÉPISODE

LA FAUSSE MONNAIE D’ARGENTAURUM


CHAPITRE PREMIER

Dick Fann victime de la politique


— Mais enfin, patron, qu’est au juste ce parti nihiliste ?

— Le nom l’indique. Il vient du latin nihil, rien, et tend à exprimer que ses adhérents ne trouvent rien de bien dans la société actuelle. Conclusion : ils détruisent par le fer, par les bombes, par la trahison. Au demeurant, pour les gens de sang-froid et de bon sens, ce sont des malheureux d’une intelligence médiocre qui, affolés par des meneurs cupides et exempts de préjugés, deviennent de simples voleurs, de simples assassins. Si notre génération actuelle n’était pas si naïve, le mot politique ne lui paraîtrait pas modifier du tout au tout l’angle sous lequel il convient de juger ces actions ; on jugerait, et cela seul serait raisonnable, qu’un gouvernement, quelle que soit sa forme, autocratique ou démocratique, a pour devoir strict de salubrité et de sécurité publiques de défendre la société contre les voleurs et les meurtriers.

« Mais, hélas ! la fièvre politique a dévié le sens des mots les plus clairs. L’Humanité est devenue Pitié pour les criminels. Que les honnêtes gens soient occis, l’humanitaire n’en a cure. Tout son être pitoyable va aux assassins.

« Ils ne sont pas responsables, dit-on gravement. Solennelle imbécillité qui doit aboutir logiquement à la protection de toutes les bêtes féroces : tigres, loups, hyènes, chacals ou serpents à sonnettes. Car enfin, ces animaux, évidemment nuisibles, ne sont pas plus responsables que les criminels.

« On oublie la raison même de la constitution de la société.

« On s’est groupé pour se défendre, pour supprimer les fauves humains ou autres, de même que les chasseurs se groupent pour la battue et l’abattage des espèces nuisibles. Pas responsables, certes, ces espèces, ces nuisibles, mais ceux qui en souffrent n’ont point à en supporter la nuisance.

« Le progrès, l’humanité ont consisté à enlever à l’individu la faculté d’être juge et partie, pour la confier à un être impersonnel et impartial, qui a nom le corps judiciaire. Au delà de ce point, l’humanité devient une sorte de complicité morale avec le crime ou, tout au moins, une niaiserie criminelle.

Dick Fann s’interrompit.

— Mais je conférencie véritablement, je t’en demande pardon. Ta question, mon pauvre Jean, m’a lancé sur un sujet qui est pour moi un véritable dada.

Les deux voyageurs étaient assis auprès du grand poêle brique et faïence occupant le milieu de la salle commune de la Restauration Michel, établissement qui tient à la fois de l’auberge, de l’hôtel et du caravansérail.

Parvenus à Vladivostok, tous deux avaient dû y faire escale ; car ils se trouvaient sans argent, et, pour se lancer à la poursuite de Larmette, par la voie du chemin de fer Transsibérien, il fallait de toute nécessité des roubles en quantité notable.

Donc ils étaient descendus à la Restauration Michel, afin d’attendre la réponse à un câblogramme expédié à Londres et priant le banquier du détective de lui câbler par retour un mandat important sur une banque de la ville.

Ils causaient, moins par désir d’échanger des idées que pour échapper à l’étreinte de la pensée qui les torturait : Larmette emportant Fleuriane et M. Defrance à travers le steppe sibérien dans son automobile Botera.

Ils avaient mal déjeuné, tant à cause de l’insuffisance culinaire du lieu que de leur appétit rebelle.

La dépêche lancée le matin, il pouvait y être répondu d’un instant à l’autre. Chaque fois que la porte s’ouvrait, ils regardaient, espérant apercevoir la silhouette du fonctionnaire de la poste russe.

Mais tout leur ennui s’envole. Un employé du télégraphe vient de faire irruption dans la salle. Il secoue son manteau ruisselant, car il pleut à verse au dehors, et d’une voix sonore :

— Le seigneur Dick Fann ? dit-il.

— C’est moi.

— Télégramme d’Angleterre… cinq kopeks (environ treize centimes) pour le piéton.

Heureusement, il reste aux voyageurs quelque menue monnaie. Le jeune homme remet au porteur dix kopeks, et le télégraphiste se retire en saluant jusqu’à terre.

Le câblogramme est ainsi conçu :

« Banque Impériale russe avisée. Paiera à vue cinquante mille roubles (à peu près cent trente-cinq mille francs). Salutations. »

— Allons toucher.

Les deux voyageurs prononcent la phrase en même temps. Leurs visages se sont déridés. Munis de numéraire, ils vont pouvoir se lancer à la poursuite de Larmette. Le chemin de fer, encore qu’il ne soit pas ultra-rapide sur le Transsibérien, va cependant sensiblement plus vite qu’une automobile engagée sur le difficile tract, route embryonnaire tracée à travers steppes, collines et forêts.

On délivrera Fleuriane, son père… ; on punira le misérable ravisseur.

Il sera facile à suivre à la piste. Au surplus, on peut encore l’arrêter en route. Que faut-il pour cela ? Une simple dépêche filant sur les fils bordant la voie du Transsibérien, et allant porter dans les villes desservies, Irkoutsk et autres, l’annonce de l’arrivée prochaine de l’automobile Botera, qui, se conformant au règlement du raid Paris-Amérique-Paris, a parcouru les États-Unis, l’Alaska, franchi le détroit de Behring, longé les toundras marécageuses du Nord-Sibérie, pour rejoindre le tract, dont le lacet infini traverse la contrée de part en part, de l’est à l’ouest, de l’océan Pacifique à l’Oural.

Cela suffira. L’enthousiasme des foules, les réceptions, les toasts au champagne, pour lesquels tout sujet russe marque une prédilection, seront autant de causes de retard pour le misérable qui entraîne ses prisonniers.

Ces réflexions, les voyageurs se les font dans les rues transformées en canaux, sous la pluie qui les fouette avec rage.

La Banque Impériale dresse devant eux son architecture massive lourdement riche dont la finance cosmopolite a le très laid secret.

Un sous-directeur reçoit M. Dick Fann avec les égards dus à un « illustre détective ». C’est à peine s’il consent à regarder les pièces d’identité que le jeune homme, formaliste en affaires, s’obstine à lui présenter.

Il signe une fiche, la remet à un groom appelé par une sonnerie.

— Le petit va apporter la somme. Inutile de stationner au guichet de caisse. La banque paiera en billets-roubles. En ce moment, elle n’a aucune encaisse métallique, car elle refuse l’or.

— Pourquoi ? demande Dick avec étonnement, car tel n’est point l’usage des banquiers.

Et le sous-directeur explique :

— La région est mise en coupe réglée par une bande de faux monnayeurs. Une plaie, messieurs, une plaie… Ils émettent des pièces qui, au poids, au son, à la couleur, semblent être de l’or.

— Mais si elles ont ces caractères, à quoi reconnaît-on qu’elles sont fausses ?

— À la pierre de touche, messieurs… Ainsi, on a découvert qu’elles sont de ce métal nouveau que l’on appelle l’argentaurum.

Du coup, Dick Fann sursauta.

— L’argentaurum… Mais n’est-ce pas de l’argent transformé moléculairement…

— … par l’exposition à l’action du radium… Oui, monsieur, c’est bien cela, et, vous comprenez, ce métal n’a pas de cours. Au point de vue monétaire, il est sans valeur. Voilà pourquoi tous nos encaissements et versements sont assurés en papier-monnaie.

Dick n’écoutait plus.

Le radium… partout, après le passage de Larmette, il le rencontrait. Et cependant, il restait en échec en face du joaillier, qui, effrontément, jalonnait ainsi sa route. Car il ne doutait pas. La main de Larmette était dans cette émission de fausse monnaie.

Peut-être le misérable utilisait-il l’attente, née de la lutte pour la possession des corindons, à chercher une autre source de fortune criminelle.

Allait-il inonder le monde d’argentaurum ?

Le terrible jouteur arriverait-il à la fortune exceptionnelle qu’il avait rêvée en transmuant des monnaies d’argent en apparence d’or : cinquante centimes devenant dix francs, un franc se changeant en louis ?

Et une angoisse étreignait le détective amateur.

De quelle organisation gigantesque son adversaire était-il donc le chef, pour que partout on constatât le travail de ses agents ?

Oh ! certes, l’armée du crime est toujours facile à recruter. Le chef abattu, l’armée se disloque, s’effondre, disparaît. Mais pour atteindre ce chef, il fallait briser les mailles du filet qui le protégeait contre les curiosités adverses.

Le retour du groom mit fin à ces réflexions pénibles.

Fann empocha la liasse de papier-banque représentant les cent trente-cinq mille francs, et l’on prit congé de l’aimable sous-directeur.

Après tout, on allait agir, se lancer sur la trace de Fleuriane. Et ma foi, en la rejoignant, on réglerait le compte du sieur Larmette.

En hâte, les voyageurs regagnèrent la Restauration Michel.

Là, l’indicateur consulté leur donna la certitude mortifiante que, l’unique train journalier quittant Vladivostok à sept heures du matin, il leur faudrait passer encore seize heures à l’hôtel ; car l’horloge, au cadran enluminé d’une scène sainte, marquait seulement trois heures après midi.

Dick Fann voulut agir quand même.

— Allons au télégraphe, proposa-t-il, et télégraphions la venue de l’automobile Botera, victorieuse jusqu’à présent dans la course autour du globe.

— Allons-y, vous avez raison. Créons un obstacle au coquin, cela nous occupera, s’écria Jean Brot.

En revenant de la banque, le détective, qui espérait alors pouvoir quitter Vladivostok le jour même, avait soldé la dépense à la Restauration Michel, et, tout absorbé par la pensée de se rapprocher de celle qu’il aimait, il avait accepté en or une part de la monnaie lui revenant sur un billet de cent roubles.

On ne sait jamais où peut conduire une distraction.

Le brave Anglais allait en faire l’épreuve. Sa dépêche écrite, signée d’un nom illisible, fut remise à l’employé tapi derrière son guichet.

— Trois roubles cinq kopeks, murmura celui-ci, avec la dignité protectrice qui caractérise les commis russes tout autant que leurs collègues de France.

Et l’expéditeur ayant poussé une pièce d’or sur la tablette, l’agent le toisa, dirigea un coup d’œil oblique sur la pièce, puis, méthodiquement, il prit dans son tiroir une petite fiole, y trempa une baguette de couleur sombre et appuya cette dernière sur le disque métallique.

Aucun des voyageurs ne prêtait attention à cette manœuvre.

Ils discutaient les résultats que pourrait produire la dépêche rédigée.

Un sifflement aigu les rappela à la situation.

Du regard, ils interrogèrent l’employé qui appuyait encore à ses lèvres un sifflet d’argent. L’homme leur rit au nez.

Et, avant qu’ils eussent pu s’enquérir de la cause de cette inconvenante attitude, des mains brutales les saisissaient, emprisonnaient leurs poignets dans des menottes, tandis que le commis glapissait :

— Des voleurs !… Ils paient avec de l’argentaurum.

Des gendarmes entouraient les deux Européens. Déjà, avec la persuasion brutale qui leur est particulière, ils entraînaient les prisonniers vers la porte.

Mais Dick, s’étant ressaisi de suite, dit :

— Un instant : Nous tenons à ce que notre dépêche soit expédiée.

L’employé riposta :

— Pour de l’argentaurum, l’administrateur n’y retrouverait pas ses frais.

— Non, on va vous payer en papier rouble de la Banque Impériale.

Et s’adressant aux gendarmes :

— Permettez-moi de fouiller dans ma poche et de payer. Ensuite, nous nous expliquerons.

Son accent en imposa sans doute aux Pandores sibériens, car ils obtempérèrent à la requête. Il paya la dépêche que le commis commença aussitôt à transmettre, très heureux en somme d’être en mesure de conter, le soir, à ses amis, l’arrestation de ces étranges voleurs.

Cependant le détective disait aux gendarmes :

— Messieurs, vous faites erreur. Nous sommes des volés et non pas des voleurs.

— Peuh ! tous les coupables commencent par déclarer cela.

— C’est possible, mais nous, nous continuerons, pour la raison toute simple que mon compagnon est un jeune garçon à mon service, et que moi-même je suis Dick Fann, détective anglais.

— Ah !

Les braves militaires se grattèrent la tête, signe d’embarras sous toutes les latitudes.

— Nos papiers vous démontreront la véracité de nos dires, continua Dick paisiblement. Le sous-directeur de la Banque Impériale est témoin qu’il vient de me verser cent trente-cinq mille francs, et la caissière de la Restauration Michel se souviendra évidemment d’avoir rendu cet argentaurum sur un billet de cent roubles que je lui ai remis.

Plusieurs personnes étaient entrées dans le bureau. Elles regardaient, écoutant le détective qui parlait à voix haute, en homme désireux d’être entendu.

— Bon ! grommela un des assistants, on arrêtera toute la ville, car tous nous sommes exposés à avoir de l’argentaurum sur nous… Seulement on ferait peut-être mieux de trouver les faux monnayeurs.

En Sibérie, comme en Europe, le public prend volontiers parti contre la police. Le sous-officier commandant les gendarmes voulut mettre fin à une manifestation hostile.

— Messieurs, dit-il, vos allégations sont faciles à contrôler et, s’il ne dépendait que de moi, je m’empresserais de vous rendre la liberté. Mais j’ai reçu des ordres formels… la fausse monnaie abonde ; c’est la ruine imminente pour le pays et c’est aussi un crime de lèse-patrie, car il frappe directement les finances de l’État. Aussi, dois-je conduire en présence de M. le directeur de la police quiconque met en circulation, sciemment ou non, des monnaies suspectes.

D’un mot, le détective apaisa les inquiétudes du brave gendarme.

— Conduisez-nous donc, mon ami. Loin de nous la pensée de résister. La consigne donnée à un soldat doit être respectée par tous. Quiconque veut lutter contre une consigne est un mauvais citoyen, et de plus un mauvais camarade humain, car le fonctionnaire qui l’applique n’est point libre de la discuter.

Les curieux approuvèrent d’un hourra discret, avec tout autant de conviction qu’ils daubaient sur la police un instant plus tôt.

Et le sous-officier, reconnaissant du bon vouloir de ses prisonniers, les entraîna avec des égards tout à fait touchants.

En route, il crut devoir s’excuser de nouveau d’une consigne absolue ; il profita de l’occasion pour excuser aussi le ciel qui continuait à se répandre en cataractes sur la terre, et cette terre également, transformée en marécage.

Bref, tous parvinrent à la direction de la police dans les meilleures dispositions réciproques.

Là, le sergent s’excusa une dernière fois.

Il allait aviser M. le directeur de sa capture et solliciter ses ordres. Sur ce, il disparut, laissant les prisonniers sous la garde de ses subordonnés, dans une petite salle d’attente, meublée seulement de deux escabeaux.

Les gendarmes d’ailleurs, se modelant sur leur chef, indiquèrent lesdits escabeaux aux captifs en disant avec des mines aimables :

— Asseyez-vous donc, vous nous ferez honneur et plaisir.

— Ah ! merci, remarqua Jean Brot, ils sont plus aimables que les gendarmes de chez nous. Qui donc disait que la police russe est brutale ?

Brève fut l’attente. Le sous-officier reparut et d’une voix respectueuse :

— Son Excellence M. le général directeur attend ces messieurs.

Il s’effaçait, indiquant le chemin. Les voyageurs passèrent devant lui, parcoururent un petit couloir, au bout duquel une seconde porte ouverte invitait à entrer.

Et cette seconde baie franchie, ils se trouvèrent dans un bureau spacieux où trônait un homme d’une cinquantaine d’années, haut en couleur, la face élargie par les favoris à la Souwaroff. C’était M. le directeur de la police.

Son accueil fut des plus gracieux. On y sentait une admiration évidente pour le détective anglais. Les premières paroles ne laissèrent aucun doute sur ses sentiments.

— Asseyez-vous, messieurs… C’est en face de Son Excellence Dick Fann que j’ai le plaisir de me trouver ?

Son Excellence ! Le jeune homme ne put que s’incliner modestement.

— Je suis tenu par ma situation, continua le fonctionnaire, de contrôler vos dires. Le sous-officier, qui vous a amenés ici, se rend à cette heure à la banque Impériale et à la Restauration Michel… Je ne doute pas de vos affirmations, mais mon devoir commande.

Les prisonniers s’inclinèrent derechef.

— Dès son retour, vous serez libres, messieurs. C’est une demi-heure à passer en ma compagnie. Pour la rendre aussi brève que possible, je vous prierai d’accepter une tasse de thé… Par ce temps de loup, rien ne vaut la boisson chaude… J’use d’ailleurs d’un thé spécial, qui me vient en droite ligne du Kouang-Si… Vous l’apprécierez sûrement, car je sais les Anglais amateurs éclairés de l’exquis breuvage.

Commencée sur ce ton, la conversation devint tout à fait amicale. Le samovar, ustensile obligé de tout intérieur russe, chantonnait sur son réchaud. Jean Brot se chargea du service, et bientôt tous se délectèrent de l’infusion parfumée dont la chaleur dissipait le malaise de l’averse effroyable subie tout à l’heure. Soudain, on frappa à la porte. Un gendarme parut :

— Qu’est-ce ? demanda le directeur. Le sergent Boris n’est pas encore de retour, je suppose.

— Non, Excellence.

— Alors que veux-tu ?

— Vous remettre cette lettre que l’on vient d’apporter pour vous.

Le militaire tendait à son interlocuteur une large enveloppe jaune, sur laquelle s’étalaient en gros caractères les lignes suivantes :

URGENT
À Son Excellence Milkanowitch,
directeur de la police.

« À lire sans retard. »

— Qu’est-ce que cela ? fit entre haut et bas le destinataire.

Personne ne répondant, il déchira l’enveloppe, en tira une feuille de velin pliée en deux et y jeta les yeux. Mais à peine l’eut-il parcourue qu’il se leva d’un bond, les yeux hors de la tête.

— Où est le messager ? dit-il d’une voix étranglée.

— La messagère, Excellence, rectifia le soldat, car c’est une fillette d’une douzaine d’années.

— Eh  ! Fillette ou diable, où est-elle ?

— Partie !

— Vous l’avez laissée partir !

L’intensité de son émotion força le directeur à s’arrêter un instant, ce dont le gendarme profita pour s’expliquer :

— On ne savait pas. On avait ouvert la fenêtre pour voir passer un lot de forçats que l’on va embarquer pour l’île Sakhaline… Cette fillette nous a vus.

« — Ah ! bon, s’est-elle écriée, vous êtes là, je n’aurai pas la peine d’entrer. Voilà une lettre pour le chef. Elle nous a donné cette enveloppe et elle s’est éloignée en courant… Dame ! quand il pleut, il est naturel de courir.

— Triple buse !

L’injure éclata entre les lèvres du directeur. D’un geste coupant, il congédia le gendarme tout interloqué, et, demeuré seul avec les pseudo-prisonniers, il clama désespérément :

— Savez-vous qui m’écrit ?

— Ma foi non, vous vous en doutez bien, déclara paisiblement Dick Fann, qui avait suivi toute la scène précédente avec attention.

Le fonctionnaire gonfla tragiquement ses joues et d’un accent où frissonnait l’inquiétude :

— Le comité nihiliste K. 57 !

— Ah bah !

L’exclamation placide de l’Anglais fit bouillonner la colère du policier.

— Ah bah ! Vous vous dites : cela m’est égal, je suis Anglais, je n’ai rien à démêler avec les nihilistes…

— Je ne crois pas avoir, en effet, approuva Dick toujours calme…

— Eh bien vous vous trompez… Cette communication vous vise spécialement.

Et la voix brisée par l’émoi, bégayant dans son désir de prononcer plus vite, le directeur lut ce qui suit :

« Excellence directeur,
« Le comité K. 57 vous enjoint de garder sous les verrous les nommés Dick Fann et Jean Brot. »

— Hein ! clamèrent les intéressés.

Le général directeur leva la main pour leur recommander le silence.

— Attendez, je n’ai pas fini.

Et sa voix s’abaissant par degrés :

« Si vous les relâchez, ce soir, une bombe punira votre désobéissance. »

— C’est tout, gémit-il. Et ce soir, je suis commandé de service au théâtre. Nous avons un grand-duc, ma fonction m’astreint à être là en personne. Je ne puis me dispenser de sortir… Et une bombe, vous comprenez, une bombe.

Puis, persuasif :

— Alors, je serai obligé de vous emprisonner.

— Par exemple, s’exclama Jean Brot incapable de garder le silence plus longtemps. Parce que Monsieur a la frousse, nous devrons passer la nuit en prison.

— Nous nous adresserons à notre ambassadeur, interrompit Dick, et je doute que cet abus d’autorité, provoqué par une crainte personnelle, vous vaille l’approbation de l’administration supérieure.

— Oh ! avoua naïvement le policier, je puis faire durer l’enquête… Et alors personne n’a rien à réclamer.

Jean allait protester encore contre cette façon hypocrite de les priver de leur liberté. Dick Fann ne lui en laissa pas le temps.

— M. Milkanowitch nous fera remettre en liberté tout à l’heure.

— Moi ! balbutia le directeur… Vous ne comprenez pas…

— Que vous croyez de votre intérêt de nous retenir ? Si, si, j’ai fort bien compris. Mais je persiste dans mon dire, car je vais vous démontrer que votre intérêt réel est tout à fait opposé…

— Ah ! par exemple, si vous y parvenez…

— Vous m’obéirez pendant quelques heures ; c’est tout ce que j’exigerai de vous.

Le compagnon du détective l’écoutait avec étonnement. Mais sa surprise n’était rien auprès de la stupéfaction qui ouvrait la bouche du policier en O, qui recourbait ses sourcils en arcs, qui effarait son regard.

— Enfin, réussit-il à dire, allez toujours. Vous avez la réputation d’un homme capable d’accomplir l’impossible… Les journaux ont chanté vos louanges même en ce coin reculé du monde… Je n’aurai pas la sottise de refuser de vous écouter.

Ce à quoi Dick répondit par un petit hochement de tête satisfait. Évidemment, il ne lui déplaisait pas que sa renommée fût parvenue à Vladivostok.

— Voudrez-vous me permettre quelques questions ? reprit-il paisiblement.

— Autant qu’il vous plaira… Ma bonne volonté à votre égard n’est pas en cause… et sans ces menaces que les gueux ne sont que trop enclins à mettre à exécution…

— Bon, procédons par ordre ! Vous avez peur d’un attentat nihiliste contre votre personne ?

— Peur !… Peur !… bredouilla le fonctionnaire… Ce n’est pas de la peur…

— Oui, enfin, c’est de la crainte, interrompit l’Anglais. Or, cette crainte, vous l’aurez demain comme aujourd’hui…

— Naturellement, ces bandits sont terribles.

— Sauf quand ils sont aux mines du Baïkal ou au pénitencier de Sakhaline.

— Ça, évidemment, consentit M. Milkanowitch dont la face s’éclaira.

— Alors, cher monsieur, conclut Dick, ne vaudrait-il pas mieux risquer quelque chose et les prendre, que ne rien risquer et les laisser libres de poursuivre leurs sinistres exploits ?

Sa demande amena sur les traits du policier un effarement comique.

— Par saint Stanislas Newski, poser le problème, c’est le résoudre… Les prendre, c’est le rêve de tout policier, seulement…

— Seulement, plaisanta Dick Fann, il faut mettre la main dessus… Eh bien, cher monsieur, je pense que ce n’est pas si difficile que vous semblez le supposer.

Une double exclamation ponctua la déclaration du détective. Celui-ci eut un sourire amusé.

— Cela vous étonne, parce que vous n’avez pas réfléchi à la question.

— Pas réfléchi !

Le policier russe répéta ces deux mots d’un air scandalisé.

— Pas réfléchi à l’arrestation des nihilistes !… Mais je ne pense qu’à cela depuis la découverte de cette damnée émission de fausse monnaie… à cela seulement, vous pouvez le croire.

Et brusquement, braquant son regard sur l’Anglais :

— Ah ! vous croyez que c’est facile, vous. Eh bien, dites-moi simplement pourquoi ces nihilistes veulent vous retenir prisonniers.

Dick et son compagnon de voyage échangèrent un coup d’œil.

Il ne convenait pas de parler de Larmette, du radium… Ceci eût compliqué l’affaire inutilement, puisque l’on n’était pas en mesure de prouver quoi que ce fût contre le joaillier. Certes, les deux personnages avaient la conviction que ce terrible jouteur s’était entendu avec les fabricants d’argentaurum ; le radium, agent nécessaire, révélait sa main… Mais encore une fois les preuves matérielles manquaient.

Aussi Dick reprit-il d’un ton dégagé :

— Pourquoi l’on nous veut prisonniers… Il y a dix explications plausibles.

— Donnez-m’en une et je vous tiens quitte.

— Volontiers. Nous sommes, moi Anglais, mon jeune ami… Canadien, c’est-à-dire tous deux protégés de l’Angleterre qui n’abandonne jamais ses nationaux.

— Après ?

— Après… mais victimes d’une arrestation arbitraire, nous en appelons à notre ambassadeur. Vous êtes mandé à Saint-Pétersbourg pour fournir vos explications… Un sous-ordre sans valeur remplit l’intérim à Vladivostok. C’est un mois, six semaines, deux mois peut-être, où les bandits ont les plus grandes facilités pour répandre leur monnaie trompeuse.

Le directeur frappa son bureau d’un coup de poing.

— C’est ma foi vrai, s’exclama-t-il ; moi parti, je ne vois pas ce qu’ils auraient à craindre.

— Justement ! appuyèrent les voyageurs avec une légère pointe d’ironie.

Le fonctionnaire, flatté en sa vanité professionnelle, acceptait d’emblée la supposition à tout le moins contestable de son interlocuteur.

— Enfin, que proposez-vous ? murmura le policier.

— De nous remettre en liberté d’abord.

— Vous remettre !… Mais vous n’y songez pas… les menaces que cette lettre maudite m’a apportées.

— Écoutez mes paroles, cher monsieur. Nous libres, le comité K. 57 se considère comme défié par vous… Il prépare sa bombe pour ce soir.

— Sa bombe… gronda le Russe. Vous en parlez à votre aise, on voit bien que vous n’êtes pas chargé de la recevoir.

— Non, mais je me chargerai de l’arrêter, ainsi que l’individu qui en sera porteur.

— Vous ?

— Moi.

Du coup, Son Excellence Milkanowitch considéra le jeune homme avec une stupeur admirative non déguisée.

— Par saint Stanislas, fit-il enfin, vous ne doutez de rien…

— De rien de possible, rectifia le détective amateur. Or, un porteur de bombe étant un être en chair et en os comme nous, cet être devant, pour lancer son engin, se trouver sur le chemin de votre logis au théâtre, il est permis d’affirmer que son arrestation est une simple question d’adresse.

— Et de courage, fit Milkanowitch d’un accent convaincu, car ces fanatiques, quand ils se voient pris, n’hésitent pas à provoquer l’éclatement de leur odieuse machine, donnant leur existence pour prendre celle de qui leur met la main au collet.

S’il avait voulu effrayer son interlocuteur, le fonctionnaire dut éprouver une déception, car Dick riposta par un éclat de rire, accompagné par ces mots :

— Vous reconnaissez vous-même que mon jeu sera aussi dangereux que le vôtre.

— Alors vous persistez ?

— J’ajoute même que je vous prie de faire droit à ma requête, si toutefois vous n’avez pas peur de courir le risque en ma compagnie.

Demander à un fonctionnaire s’il tremble est un sûr moyen de l’entraîner à toutes les témérités. Milkanowitch se redressa.

— Je courrai le risque, monsieur Dick Fann.

— J’en étais assuré, reprit l’interpellé avec une ironie si légère qu’elle passa inaperçue du Russe. Puis-je vous demander encore de… diriger la partie ? Je crois que presque tous mes succès viennent de ce que j’étais absolument libre de mes mouvements, et de plus seul à savoir vers quel but tendaient mes actions.

Et Milkanowitch fronçant ses épais sourcils grisonnants :

— Oh ! si vous manquez de confiance en moi, mettons que je n’aie rien dit.

Mais un policier, dominé par l’espoir d’une capture importante, ne résiste pas.

— Eh bien !… monsieur Dick Fann, vous répondez du succès ?…

— Ou je serai mort, rectifia rapidement le jeune homme.

— C’est ce que je voulais exprimer… À partir de cet instant, vous commandez.

Dick s’inclina, baissant modestement les paupières pour voiler l’éclat soudain de son regard, puis, tout son flegme revenu :

— Voulez-vous tout d’abord me dire quel itinéraire votre voiture suivra pour vous amener au théâtre et vous ramener chez vous ?

Le Russe regarda autour de lui avec inquiétude. Dick se pencha vers lui, et à voix basse :

— Il faut qu’il soit connu des nihilistes, donc ne vous gênez pas pour parler haut.

Et sous un geste dominateur, le policier galvanisé prononça :

— À l’aller et au retour, nous suivrons Penskaya, la perspective Sakhalinsk et la place du Théâtre.

— Bien. Vous donnerez des ordres pour que votre cocher ne s’écarte pas de cet itinéraire.

— Je les donnerai.

— Parfait. À présent, veuillez rappeler ce brave gendarme Boris, que vous avez un peu malmené tout à l’heure, et obtenez de lui un signalement aussi complet que possible de la fillette qui a porté la lettre du comité K. 57.

M. Milkanowitch, gagné par l’imperturbable assurance de son interlocuteur, ne résistait plus. Il sonna, fit venir Boris.

Une minute plus tard, l’Anglais savait que la fillette, douze ou treize ans, était vêtue d’un long caban à capuchon, sous lequel les gendarmes avaient distingué une vieille robe brune et un tablier de cotonnade à carreaux roses et blancs. Ce qui avait également frappé les militaires, c’étaient les cheveux blond pâle de l’enfant, la maigreur de son visage, momentanément animé par la course, et ses yeux bleus, qui lui mangeaient la figure, expliqua le soldat en son langage imagé.

— Avec un regard luisant, un peu égaré ? questionna Dick.

Boris le considéra avec stupéfaction.

— Vous l’avez donc vue ?

— Peut-être.

Sur un signe discret du détective, M. Milkanowitch congédia le gendarme. La porte retombée sur le brave homme, il demanda comme son inférieur :

— Vous l’avez donc vue ?

— Par déduction, répliqua Fann.

Et son interlocuteur le couvrant d’un regard ahuri, la réponse lui semblant de toute évidence inintelligible, le jeune homme consentit à s’expliquer :

— Chargée de la remise dangereuse d’une lettre menaçante, l’enfant est certainement une pupille des nihilistes… Fille de forçat, de déporté, recueillie par l’affiliation et dressée en vue de l’accomplissement d’un crime futur. Vous savez à quel régime de privations, de détraquement nerveux sont soumis ces pauvres êtres, qui plus tard seront des illuminés, des criminels inconscients de l’horreur de leur attentat.

Tous l’écoutaient, surpris.

— Ah çà  ! Vous avez donc eu affaire à nos nihilistes ? balbutia le directeur.

— Non ; mais les associations de malfaiteurs agissent partout de même. Ils savent, ces psychologues du mal, que pour obtenir le criminel incapable d’hésitation, de remords, de conscience, il faut le prendre jeune, détruire son équilibre physiologique, et l’amener ainsi à être un anormal moral, en même temps qu’un névrosé.

Il s’interrompit.

— Douze ou treize ans, il y a encore de l’espoir… Je vous adresse une requête, Excellence.

— Elle est accordée.

— Attendez ! Si cette enfant, comme je le soupçonne, fait partie de la bande que nous allons tâcher de surprendre, je souhaite que cette innocente ne soit pas jetée à l’enfer du bagne.

— Eh ! qu’en pourrais-je faire ?

— Vous l’embarquerez dans le port de Vladivostok sur le premier bâtiment à destination de l’Europe. Vous l’expédierez à Londres, Totenham-Road, chez Mrs . Philips, une cousine à moi, à qui j’annoncerai sa venue  ! Une bonne nourriture, une existence paisible rétabliront la santé de la pauvrette.

— Et qu’en fera Mrs . Philips ? clama le Russe, sans chercher à cacher sa stupéfaction… Que pourrait-elle faire de cette fleur de bagne ?

— Une honnête femme, répondit le détective d’un ton si doux, si pitoyable, que Jean Brot en eut la larme à l’œil, et que ses lèvres remuèrent précipitamment.

Le gamin se confirmait in petto que décidément le patron était un brave homme.

Dick, du reste, reprenait :

— Vous aurez des forces policières suffisantes, disséminées dans Penskaya et l’avenue Sakhalinsk.

— Cela est facile.

— Et aussi dans les rues parallèles afin qu’à mon signal toute maison suspecte puisse être cernée et attaquée de divers côtés à la fois.

Le Russe approuva les mesures d’un geste satisfait.

— Et votre signal ?

— Indiquer le numéro de la maison à attaquer. Supposez que ce soit le trente-trois. Ce nombre s’écrit par deux trois, trois et trois.

— Naturellement !

— Alors, trois coups de sifflets rapprochés, une pause, et de nouveau, trois sifflements.

— Bien… Je donnerai les ordres en conséquence à mes chefs de détachement.

— Alors il ne vous reste plus qu’à nous mettre en liberté.

Comme Dick prononçait ces dernières paroles, le sous-officier, envoyé pour contrôler les allégations des voyageurs, parut sur le seuil :

— Eh bien ? interrogea Milkanowitch.

— Tout est exact, Excellence, répondit le militaire en saluant.

Le fonctionnaire appela aussitôt sur ses traits le plus aimable sourire.

— En ce cas, messieurs, je m’en voudrais de vous retenir plus longtemps.

Et serrant énergiquement la main du détective, il ajouta à voix basse :

— Je vous confie ma vie, monsieur Dick Fann ; j’ai une femme et quatre enfants.

D’un clignement des paupières, le jeune homme indiqua qu’il avait compris et, suivi de Jean Brot, pensif, il sortit. Un quart d’heure plus tard, tous deux rentraient à la Restauration Michel.

L’hôtelier, déjà mis au courant de l’aventure par la visite du sous-officier de gendarmerie, s’excusa d’avoir remis de la fausse monnaie aux Excellences, il voua aux puissances infernales les coquins qui répandaient dans le public du métal pareil, et faisaient ainsi que la liberté des honnêtes gens se trouvait à la merci du premier venu. Mais son éloquence fut perdue.

Dick Fann s’était assis ; il écrivait à Mrs . Philips, de Totenham-Road, une lettre où l’on eût pu lire les phrases suivantes :

« Vous regrettez, chère cousine, de n’avoir pas un petit enfant à aimer… C’est davantage que je vous assure… Une âme à sauver, un corps auquel il convient de rendre sa vigueur. Le nom, je ne le sais pas encore. Une dépêche vous l’apprendra, ainsi que le steamer qui la mènera vers vous, et la date approximative d’arrivée.

« Je crois que vous me remercierez de vous avoir associé à une œuvre de rédemption.

« Votre dévoué et respectueux cousin,
« Dick Fann. »

La lettre terminée, il la cacheta, l’affranchit, et la glissa dans la boîte-correspondance de l’hôtel que, trois fois par jour, un employé de la poste débarrassait des missives confiées au récipient.

Après quoi, appelant Jean, de la main :

— Nous souperons dans nos chambres, déclara-t-il à l’hôtelier. Après toutes les émotions de la journée, il nous sera agréable de nous mettre à l’aise et de ne plus reparaître dans la salle publique.

Ce que l’interpellé reconnut être extrêmement judicieux. Lui-même, si les nécessités de son service le lui permettaient, serait enchanté de les imiter. La fin de son approbation se perdit dans le vide. Les voyageurs s’étaient engagés déjà dans l’escalier accédant à leurs chambres.