Le Radium qui tue/p06/ch02

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 268-281).


CHAPITRE II

Le Poison mystérieux


À la pointe extrême du cap Prince of Wales, sur les rochers, que la neige et les glaçons tapissent de larges plaques scintillantes sous le soleil pâle, deux êtres regardent au loin.

Devant eux, à cent pieds plus bas, s’étend une nappe d’eau congelée, non point plane, mais bossuée, mamelonnée. On dirait que la couche épaisse de glace s’est « gondolée » sous l’effort de formidables pressions.

Il en est ainsi… C’est en ce point que le détroit de Behring, qui sépare l’Alaska américain de la Sibérie asiatique, atteint son minimum de largeur entre le promontoire du Prince of Wales et l’East Cape.

Au loin, se dessinent des groupes d’icebergs, hautes montagnes de glace, indiquant l’emplacement des îles Diomèdes situées au milieu du détroit.

Plus loin encore, la côte sibérienne se devine sous l’aspect du brouillard grisâtre.

Les deux curieux regardent toujours, engoncés dans des fourrures, cachant même leurs visages.

La rigueur de la température justifie leur accoutrement, car, en dépit du soleil de cette journée du 5 mai, le thermomètre marquait 14° au-dessous de zéro.

— Incessamment, la débâcle des glaces va commencer, prononça l’un des deux observateurs. Il faudrait avoir traversé le détroit auparavant. Et nous sommes immobilisés ici…

— Certes. Quels qu’aient été les torts inconscients de cette pauvre Patorne, on ne peut songer à l’abandonner dans cette solitude.

C’était une voix de femme qui avait prononcé ces derniers mots, une jolie voix française, avec ce je ne sais quoi de particulier qui décèle les Canadiens.

— En effet. Voyez-vous, Fleuriane, ce qui dicte mes paroles, c’est que je crains pour vous, pour votre père.

— Comment, Dick, que voulez-vous exprimer ?

Ils ont supprimé le monsieur, le mademoiselle cérémonieux. Ils s’appellent à présent par leurs prénoms comme des amis anciens.

Et, de fait, le mois employé à traverser l’Alaska, par Valdez, Fairbanks, Tanana, Milato, Unalakluk, Nome-City et Port-Clarence, a achevé d’unir ces deux jeunes gens invinciblement attirés l’un vers l’autre.

À la question de la jeune fille, Dick répondit tristement :

— Le poison pouvait vous frapper, vous.

Le poison ? Quel mot prononçait-il là ? Ah ! le matin de la troisième journée de séjour à Port-Clarence le malheur s’était abattu en coup de foudre.

Quand on s’était réuni dans la salle à manger pour le premier déjeuner, la dame de compagnie avait manqué à l’appel.

Évidemment, son absence surprit le signor Firino, car il s’enquit avec intérêt de la vieille dame. Il demanda à plusieurs reprises des nouvelles de la santé de chacun des assistants. Et enfin, son agitation croissant de minute en minute, il finit par se rendre à la chambre occupée par Mme Patorne.

Quand il en descendit, il était fort pâle, et ce fut d’une voix mal assurée qu’il annonça :

— La signora demande à voir la signorina Fleuriane.

La jeune fille se leva vivement.

— Je vais près d’elle.

Sur cette parole, la Canadienne gagna la chambre de sa dame de compagnie. Elle fut épouvantée en l’apercevant assise dans son lit, les mains crispées sur sa poitrine. L’anguleuse femme apparaissait très rouge, une sueur abondante ruisselait sur son front.

— vous souffrez ?…

À cette interrogation instinctive de Fleuriane, la malade répondit :

— Atrocement. Il y a quelque chose qui me brûle l’estomac.

— Un peu de dyspepsie, probablement.

Mais son interlocutrice secoua désespérément la tête.

— Non, non, ce n’est pas cela. Comme tout le monde, j’ai eu des crises de dyspepsie… Ce n’est pas cela ; non, non… je souffre le martyre, des gouttes de plomb fondu s’enfoncent dans les parois de mon estomac… C’est horrible, épouvantable. Si cela doit continuer, tuez-moi… je préfère mourir.

Les traits contractés de Mme Patorne, ses regards hallucinés, disaient qu’elle n’exagérait pas sa souffrance. À tout hasard, Mlle Defrance reprit :

— Du lait peut-être ?

— Inutile, j’ai essayé déjà.

Puis, brusquement, comme prenant son parti, la dame de compagnie murmura, après un gémissement lamentable :

— Approchez-vous, chère demoiselle, approchez… Plus près, plus près encore.

Elle avait empoigné la main de la jeune fille et la serrait nerveusement, ses doigts s’incrustant dans la chair de son interlocutrice, effrayée de la voir dans cet état. Ainsi elle amena l’oreille de Fleuriane tout près de ses lèvres et, d’une voix haletante :

— Je veux vous confier… vous confier… ce que je crois.

— Je reviendrai tout à l’heure, ma chère amie, je vais envoyer chercher un médecin qui vous soulagera certainement.

Mais la malade se cramponna plus étroitement à elle.

— Non, je veux vous dire. Je crois… je crois que je suis empoisonnée.

Rien de sinistre comme l’idée du poison. Le poison, cette arme anonyme du lâche criminel, qui atteint la victime en pleine santé, sans qu’elle puisse se défendre.

La Canadienne frissonna au mot prononcé par la dame de compagnie. Mais aussitôt elle se rebella contre pareille idée. Empoisonnée, par qui ? pourquoi ? Il y avait là une de ces idées fixes nées de la souffrance. Elle tenta de raisonner son interlocutrice, de lui démontrer l’inanité d’une telle supposition.

Mais Mme Patorne insista. Elle tenait à son idée.

— Si, empoisonnée. Je vous affirme que le poison seul peut expliquer mes tortures.

— Mais qui aurait pu vous donner du poison ? s’écria Mlle Defrance énervée par l’entêtement de sa dame de compagnie.

Elle regretta aussitôt la question montée à ses lèvres. La vieille dame avait répliqué sans manifester la moindre hésitation :

— C’est l’aubergiste Firino.

Fleuriane voulut pousser l’accusatrice dans ses derniers retranchements. Aussi y eut-il une nuance d’ironie dans son accent, lorsqu’elle prononça :

— Et vous savez sans doute quand ce pauvre diable vous administra le poison, puisque vous tenez pour le poison ?

À sa profonde surprise, l’interpellée lança nettement cette double affirmation :

— Hier soir… La limonade de lichen.

Et comme la jeune fille sursautait, brusquement étreinte au cœur par un pressentiment sinistre :

— Je vous ai signalé son goût désagréable… j’en ai bu toute seule… Et voyez, vous ne ressentez aucun malaise, ni les uns ni les autres ; moi, je vais mourir.

Elle agita désespérément les bras, poussa un cri déchirant et se renversa en arrière.

Épouvantée par ce brusque dénouement, Fleuriane bondit vers la porte pour appeler au secours. Elle ouvrit et s’arrêta surprise ; l’aubergiste se tenait en face d’elle, tout décontenancé. L’homme écoutait certainement à la porte un instant plus tôt.

— Ze vénais por le cas où la signorina aurait bésoin di son servitour.

Le moment n’était pas aux reproches. Il importait avant tout de porter secours à la malheureuse dame de compagnie privée de sentiment.

— Veuillez prier mes amis de monter sans retard et courez prévenir un médecin. Il y a un médecin, je pense, à Port-Clarence ?

— Si, si, signora. Lou dottore habite dans oune rue toute prossime. Oun bono dottore. Il donne le bras à la guérison. Zé vais, zé lé ramène… l’eccellentissimo, et loui, il étend la main, pas plous ; non pas plous, et lou malade, il rit, il danse, il est salvato.

Tout en baragouinant, il courait à l’escalier accédant à la salle du rez-de-chaussée où Fleuriane avait laissé ses amis. Ceux-ci, d’ailleurs, attirés par le cri douloureux de Mme Patorne, montaient déjà.

Aux questions étonnées des nouveaux venus, elle répondit brièvement par un récit résumé de son entretien avec la dame de compagnie.

Dick Fann secoua la tête d’un air de doute.

— Cela n’est pas possible. Pourquoi eût-on tenté de nous faire périr tous ?

— Pour nous voler, souffla le petit Jean, disposé, en véritable enfant de Paris, à admettre un drame que ses souvenirs de l’Ambigu-Comique lui faisaient apparaître parfaitement vraisemblable.

— Eh !  eh ! mon petit collègue, plaisanta le détective, tu ne songes pas qu’après avoir tué, il faut faire disparaître les victimes, sinon l’on est arrêté.

— Mais, m’sieur Larmette ? insinua le gamin défendant son idée.

— Larmette ! mais il nous sauverait s’il nous savait menacés… Je dis « nous », c’est excessif. Seulement, de toute évidence, il tient à la vie de Mlle Fleuriane, puisqu’il compte sur elle pour retrouver M. Defrance ; il tient également à celle de M. Defrance pour découvrir la cachette des corindons du trust. Enfin, il n’avait aucune raison de frapper Mme Patorne, qui fut et serait encore, à l’occasion, son espion inconscient.

Ce que disait le détective semblait l’évidence même.

Brusquement, tous sursautèrent ; une voix joviale venait de retentir à la porte. Un gros homme blond, à la barbe de fleuve, au teint coloré, se tenait là, sur le seuil. Dans leur préoccupation, les voyageurs ne l’avaient pas entendu venir. Et cet inconnu, d’apparence fort gaie, disait :

— Allons, je vois que mon absence n’a pas nui à l’achalandage de ma maison. Bonjour, gentlemen ! bonjour, ladies ! Floosfleet vous salue.

— Qui êtes-vous ? Que demandez-vous ? furent les seuls mots qui montèrent aux lèvres des assistants, et ils provoquèrent, chez le nouveau venu, une explosion bruyante d’hilarité.

— Qui je suis ? Je vous le dis : Floosfleet, propriétaire de l’Étoile du Gourmet, enchanté de présenter ses devoirs dès son retour de voyage.

Dick Fann retrouva le premier son sang-froid, et, lentement :

— Alors, vous êtes le maître de cette auberge, dites-vous ?

— Parfaitement, je le dis, parce que cela est conforme à la vérité. Je l’ai achetée en bons dollars, et ce n’est pas une raison suffisante de m’avoir fait une plaisanterie, que je ne trouve pas très riante, pour que l’on doute…

— Ah ! vous avez été victime d’une plaisanterie !

L’homme affirma d’un geste mécontent :

— Tiens donc, comment appelez-vous cela ? On me mande à Milato, auprès de mon compère Doyce, très malade, expliquait la dépêche, et comptant sur ma vieille amitié pour arranger ses affaires. Entre compatriotes — nous sommes tous deux de la Nevada, — ça ne se refuse pas. Je pars. Quinze jours à l’allée, autant au retour, cela est un dérangement, et je trouve Doyce en excellente santé… ne sachant pas ce que je lui raconte.

« Certainement, sa santé m’a fait plaisir, mais j’ai enragé tout de même de m’être promené pour rien.

Tous écoutaient, repris par leurs doutes. Qu’était donc cet Italien qui les avait reçus à l’Étoile du Gourmet ?

Le détective exprima la défiance générale par cette interrogation :

— Mais le sieur Firino Borini que nous croyions l’hôtelier ?…

— Oh ! un mineur qui avait besoin de se refaire… Il m’a proposé de tenir la maison en mon absence. Il avait d’excellentes références ; la saison n’est pas à la foule, j’ai accepté. Et maintenant je me demande si ce n’est pas lui qui m’a infligé le voyage de Milato, uniquement pour se nourrir à mes dépens.

— Et peut-être pour commettre un crime, acheva Dick d’une voix grave.

— Un crime ?

Le détective désigna du doigt le lit sur lequel Mme Patorne gisait sans connaissance.

— Cette personne qui nous accompagne a été prise d’intolérables douleurs d’estomac, après avoir absorbé une limonade confectionnée par Firino Borini. Elle a l’impression d’être empoisonnée.

— Empoisonnée ! chez moi ! clama l’aubergiste avec un désespoir qui, en d’autres circonstances, eût paru comique.

— Et il ne revient pas avec le médecin qu’on l’a envoyé chercher.

— Le médecin ! Il n’avait pas un long chemin à faire.

— Parce que ?

— Le docteur habite la maison voisine, ce qui, remarquez-le en passant, est très commode pour la clientèle de mon établissement, le plus prospère, le plus apprécié, j’ose le dire, de la région…

Un industriel qui fait l’éloge de son industrie ne s’arrêterait jamais s’il n’était interrompu. Ainsi pensa sans doute Dick Fann, car il coupa court au dithyrambe par cet ordre :

— Veuillez donc aviser le docteur. Le cas est urgent. Ce que vous venez de nous apprendre touchant Firino Borini augmente mon inquiétude.

— N’ayez crainte, gentleman, je vous ramène le docteur Dody, un rude homme. Il remonterait un mort. Dans cinq minutes, il sera ici.

Et, tout en effectuant sa sortie, il continua, son tempérament mercantile reprenant le dessus :

— Il n’a rien à me refuser, je pense. Je suis son client, et je ne suis jamais avare pour lui de bonne ale, brassée à miracle, ou de vin rosé de mes vignobles de Californie.

Personne ne parlait. Tous regardaient le corps inerte de la dame de compagnie. Une pensée obstinée se traduisait par les sourcils froncés, les fronts striés de rides profondes.

Ils avaient beau résister, appeler le raisonnement à leur secours, se répéter que le meurtre inutile ne s’expliquait par aucun motif plausible.

Quel avantage le meurtrier en pouvait-il espérer ?

On ne voyait pas le profit. Bien plus, l’assassinat semblait nuisible à celui qui l’avait perpétré ou conseillé.

Firino avait d’excellentes références. C’était un mineur estimé. Le patron Floosfleet l’avait dit.

S’il était coupable, il perdait d’un coup le bénéfice d’une existence honorable et cela pour un vol de peu d’importance.

Si, au contraire, il était seulement l’agent d’un autre… et de quel autre ? (le nom de Larmette se présentait aussitôt à la pensée !) le problème s’obscurcissait encore.

Mme Patorne, comparse sans importance, n’aurait pas été visée spécialement. On se serait attaqué à Dick Fann peut-être. Or, la limonade incriminée devait être absorbée par tous indistinctement, ce qui renversait l’hypothèse du crime. Pour l’intérêt, bien entendu du joaillier, il fallait que Fleuriane vécût.

Et quelque haine que les voyageurs éprouvassent à l’endroit de leur cynique adversaire, ils devaient le reconnaître trop intelligent pour ne pas avoir la perception précise de ce qui concourait ou non à la réussite de ses projets.

Un bruit de voix arracha les clients de l’Étoile du Gourmet à ces réflexions pénibles. Deux personnes montaient l’escalier.

On reconnaissait l’organe sonore de l’hôtelier.

Son compagnon devait être le médecin impatiemment attendu.

En effet, Floosfleet s’effaça sur le seuil pour laisser passer un homme de trente à trente-cinq ans, grand, distingué, le visage rasé, très doux sous une couronne de cheveux blonds.

— Le docteur Dody qui va raccommoder votre éclopée, gentlemen et ladies.

Le praticien salua, puis, sans une parole, il marcha vers le lit et commença à examiner Mme Patorne.

Personne ne songea à l’arrêter. Tous comprenaient que l’hôtelier l’avait mis au courant, tout en le ramenant à l’auberge.

Un lourd silence indiquait l’attente anxieuse des assistants.

Cela dura quelques minutes. Enfin, M. Dody se tourna vers les amis de la malade.

— Cette dame subit l’effet d’une syncope purement nerveuse, causée par une douleur violente probablement ; mais je ne discerne aucun symptôme de paralysie. Or, la syncope par empoisonnement a toujours le caractère que j’indique. À première vue, je me prononce contre le poison.

Et comme ses auditeurs respiraient avec force, se sentant délivrés d’un cauchemar, il ajouta :

— Néanmoins, son état est très grave :

— Mais encore que diagnostiquez-vous, docteur ?

C’était Fleuriane qui, très émue, n’avait pu retenir cette question.

Certes, elle avait eu à se plaindre de la sottise de la dame de compagnie, mais les fautes de celle-ci étaient oubliées par la jeune fille, du moment qu’elle la croyait en danger. M. Dody murmura :

— C’est tout à fait extraordinaire, je n’ai jamais vu cela. Je n’ose vraiment affirmer…

— Mais, encore, je vous en prie.

— Eh bien, mademoiselle, il me semble… remarquez que je n’ai pas la certitude, mais je crois… ; oui, vraiment, je crois qu’une cause qui m’échappe détermine à cette heure une perforation multiple de l’estomac.

— Une perforation multiple ! s’exclama Dick Fann. Je n’ai jamais entendu parler d’une affection semblable.

— Moi non plus, monsieur. De là mon indécision. Cependant, à l’auscultation, j’ai la perception très nette que l’estomac de cette malheureuse personne se désagrège, tend à devenir une écumoire, pour me faire comprendre par une comparaison un peu triviale.

Tous se regardaient, stupéfaits.

— Et, phénomène très curieux, conclut le médecin, les points où l’estomac se… ronge, c’est le mot juste, semblent coïncider avec des rougeurs disséminées sur la peau, à hauteur précisément de la poche stomacale.

— Mais la cause, la cause ?

— Je l’ignore.

— N’aurait-elle pas ingéré une substance toxique ? demanda Fleuriane.

— Je ne crois pas. Du moins, je ne connais pas de substance toxique déterminant des symptômes semblables.

— Alors ?

— Alors…

M. Dody parut hésiter un instant, puis avec une tristesse dans la voix :

— Je ne puis que faire des piqûres de morphine ; au moins la malheureuse n’aura plus conscience de souffrir.

Fleuriane exprima douloureusement :

— Mais, c’est un arrêt de mort que vous rendez là !

Le docteur inclina la tête.

— Je profiterais volontiers de l’état d’insensibilité actuel de la malade pour faire une première piqûre. En revenant à elle, elle se sentira soulagée.

Son accent vibrait, attendri. Ah ! l’hôtelier, dans sa lourde façon de dire les choses, avait exprimé la vérité.

M. Dody était un médecin conscient de ses devoirs.

Et M. Defrance, Fleuriane, leurs amis gémirent d’une même voix :

— Vous avez raison, docteur.

Le praticien eut un mélancolique sourire ; tirant de sa poche une trousse, il mit à jour une seringue de Pravaz et un flacon contenant la solution morphinée.

Une minute, silencieuse et tragique, il demeura penché sur Mme Patorne. Puis il se redressa, plaça l’instrument et le flacon sur la cheminée ; et doucement :

— Il faudra recommencer dans cinq heures, dit-il. Ce soir, je rapporterai une solution plus concentrée.

— Plus concentrée ?

Il hocha lentement la tête, ses traits empreints de bonté prirent un caractère d’autorité persuasive.

— Ne pouvant soigner, il faut… abrutir… Abrutir est la suprême charité. Faute de cela, ses souffrances seraient intolérables.

— Mais, s’exclama Dick Fann, le mal n’est-il pas de nature cancéreuse ?

— Non.

La réponse fut précise. M. Dody était sûr de son fait.

Et alors commença une veillée d’agonie.

Mme Patorne reprenait-elle conscience de vivre, vite on lui administrait une piqûre et elle retombait dans une sorte de torpeur, un engourdissement qui n’était point le sommeil, et qui cependant n’était point la veille, au moins consciente.

Du fond de son esprit obscurci par la morphine, des idées imprécises montaient, telles des bulles à la surface d’un étang.

Elles éclataient en phrases singulières, n’appelant pas de réponse. On eût cru que le mécanisme de la parole fonctionnait au hasard, comme une machine mise en mouvement en l’absence de son conducteur.

Avec une inlassable patience, M. Dody revenait plusieurs fois par jour, demeurant auprès de la moribonde, cherchant à surprendre le secret du mal qui la torturait.

Mme Patorne s’affaiblissait rapidement, voilà ce qui apparaissait évident pour tous.

Puis les rougeurs signalées par le praticien dans la région du diaphragme s’étaient accentuées. Roses d’abord, elles avaient viré au violet.

Et à chacune de ses visites, M. Dody répétait avec une sourde colère :

— Qu’est-ce que c’est que cela ? Ces rougeurs indiquent un caractère nettement inflammatoire, et cependant elles se différencient de toutes les maladies éruptives connues.

« Qu’est-ce que c’est que cela ?

Mais répondre à une question est presque toujours plus malaisé qu’interroger.

Et le médecin s’en rendait compte une fois de plus.

C’est pendant qu’ils étaient ainsi immobilisés à Port-Clarence, que Dick Fann et Fleuriane avaient poussé jusqu’à la pointe du Prince of Wales.

Et, pensifs, ils considéraient ce détroit de Behring qu’ils eussent déjà franchi sur les glaces, si la dame de compagnie n’avait été atteinte par cette inexplicable maladie.

— Allons, fit la jeune fille au bout d’un instant, malgré mes fourrures je me sens glacée.

— Rentrons en ce cas.

— Ou du moins marchons. Je n’ai point hâte de me retrouver dans l’hôtel où s’éteint cette pauvre femme.

Dick ne répondant pas, elle le regarda. Il semblait avoir oublié sa présence.

— À quoi songez-vous ainsi ? reprit-elle, en appuyant la main sur son bras.

Il tourna vers elle un regard étonné, comme si son esprit revenait de bien loin ; mais, sans hésiter :

— Je songe à cette maladie inconnue. Le docteur Dody est un véritable savant. Il avoue loyalement ne pas comprendre.

— Espérez-vous réussir là où il échoue ?

— Non, non. Je n’ai point d’idée aussi fantasque. Je voulais seulement exprimer le malaise que me cause cette chose inconnue.

— Un malaise, à vous ?

— Oui, à moi-même…, et à cause de vous, Fleuriane.

Touchée de son accent, elle murmura :

— Craignez-vous donc ?…

Il l’interrompit avec un grand geste de colère :

— Oui, je crains… Quoi ? Impossible de le dire. Mais comprenez-moi, comprenez-moi bien. C’est sans doute une résultante de ma vie de détective ; l’inconnu m’apparaît toujours ennemi.

— Alors, la maladie de cette pauvre Patorne… commença-t-elle.

Il l’arrêta encore :

— Non pas la maladie elle-même, mais la cause qui échappe à notre intellect, la cause que M. Dody cherche vainement ; car il cherche. Vous ne le saviez pas ? Il me l’a avoué. Depuis qu’il a été appelé auprès de votre dame de compagnie, il n’a point dormi. Il passe ses nuits à interroger ses livres, cherchant quelque chose qui le puisse mettre sur la voie. Il ne trouve rien, rien, entendez-vous ? Et si c’est une arme nouvelle forgée par le crime ! Ne la croyez-vous pas horriblement redoutable, cette arme qui frappe, sans que rien mette sur sa trace, sans que le praticien le plus versé dans son art soit en mesure de la reconnaître, de la désigner aux magistrats chargés de punir les mauvais, de protéger les bons ?

— Comment ! fit la jeune fille d’une voix légère comme un souffle, vous qui vous êtes élevé contre l’idée d’un empoisonnement, vous admettez maintenant…

— Un crime, oui, un crime inédit, inexplicable.

— Mais dans quel but, voyons ? Vous déclariez naguère que l’intérêt de nos ennemis était de nous laisser vivre. Auriez-vous découvert quelque raison de changer d’avis ?

Dick secoua la tête avec une colère sauvage. Il y avait sur ses traits, dans ses yeux, l’étonnement et la rage du lion pris au piège.

— Non, non, je n’ai rien trouvé, je ne trouve rien… et cependant la raison existe.

— Pourquoi dire aujourd’hui ce que vous combattiez hier ?

— Eh ! l’ensemble des circonstances. Mme Patorne se meurt d’un mal… non catalogué. Firino nous quitte pour aller chercher le médecin. Il ne reparaît plus. Or, il ne nous a rien volé, donc il était payé par d’autres.

Mlle Defrance frissonna. L’argument avait pénétré dans son cerveau comme une pointe d’acier.

— En effet, murmura-t-elle, l’argument semble sans réplique.

— Quels sont ces autres ? reprit son interlocuteur avec plus de force. C’est là que j’avoue mon impuissance, je ne vois pas, je ne comprends pas. Pour la première fois de ma vie, je rencontre en face de moi un mur de ténèbres. Et je souffre dans tout mon être, dans toute ma pensée. Je suis moralement sûr que le crime est là… et rien ne me conduit vers celui qui a porté le coup. Ah ! si j’avais été seul en cause, j’aurais sans difficulté accusé Larmette, mais nous devions tous être atteints. Un hasard providentiel a sorti du groupe cette infortunée Mme Patorne. Me détruire, moi, soit ! C’était un ennemi de moins tout simplement ; mais risquer de vous frapper, vous, c’est-à-dire risquer de supprimer la seule voie pouvant conduire aux corindons trustés !

— N’aurait-on pas relevé les traces de mon père ? glissa la jeune fille d’une voix tremblante.

— Eh non ! Et puis quand même, on ne tue pas l’homme qui est le seul à connaître le gîte des gemmes convoitées.

— Ce gîte, lui-même… un mot malheureux, une trahison auraient pu le révéler.

— Non, pas cela non plus. M. Defrance n’a confié à personne, à personne absolument, la cachette choisie par lui. Sur son carnet, cinq ou six chiffres, dépourvus de sens pour tout autre que lui-même, le mettent à l’abri d’un oubli, d’une erreur de mémoire. Larmette, pas plus que n’importe qui, ne découvrira les pierres, si votre père ne lui indique l’endroit où elles gîtent à l’abri de tout regard indiscret.

— Alors, quoi ?

— C’est la question que je m’adresse sans cesse, hélas ! sans y trouver de réponse acceptable.

Puis, serrant les poings, en proie à une exaltation, étrange chez cet homme si maître de lui à l’ordinaire, qui impressionna douloureusement sa compagne :

— J’ai peur, je vous dis, j’ai peur pour vous. Moi qui suis si fier de mon raisonnement, moi qui disais : « Il ne faut jamais se laisser aller à l’imagination », je divague à présent, je m’abandonne à des pressentiments.

Il se prit à rire nerveusement.

— Des pressentiments, c’est-à-dire des rêves de l’esprit névrosé. Cette terre d’Alaska me brûle les pieds. Je voudrais la fuir, vous emmener bien loin, parce que je rêve que chaque jour de retard rapproche un danger que je ne saurais ni définir, ni prévoir. C’est la faillite de la raison.

En vain, Fleuriane, bouleversée par la surexcitation du jeune homme, tenta de le calmer. Elle le berça de douces paroles, s’efforçant d’apaiser ce qu’elle appelait des chimères. Rien n’y fit. M. Dick Fann, cette fois, était complètement désorienté.

Il ne paraissait même pas comprendre de quel courage sa compagne faisait preuve en discutant avec lui. Cependant, en temps ordinaire, il lui aurait marqué une reconnaissance infinie, car elle domptait la terreur née en elle des affirmations du détective amateur, pour tâcher de le rassurer.

Tout en causant ainsi, ils avaient regagné l’agglomération de Port-Clarence. Ils apercevaient devant eux, en bordure du port, sur les eaux glacées duquel des galopins se livraient à des glissades effrénées, la façade de l’Étoile du Gourmet

Ils se taisaient maintenant, attristés par la conversation terminée et aussi par l’anxiété de la souffrance qu’ils allaient retrouver là.

Tous deux s’arrêtèrent du même coup avec une exclamation :

— C’est Jean !

En effet, le gamin venait de sortir de l’auberge en courant. Il leva les bras en l’air en reconnaissant les promeneurs, puis se précipita à leur rencontre.

Il les joignit et, la voix frémissante, quelque chose de bouleversé dans toute sa mince silhouette, il dit :

Mme Patorne vient de « passer ».