Le Radium qui tue/p06/ch03

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 282-294).


CHAPITRE III

La Route de glace


Trois jours plus tard, Fleuriane et ses amis quittaient Port-Clarence, laissant, dans le petit cimetière de la triste cité, la dépouille de la malheureuse créature qui avait été victime d’une inexorable fatalité.

Mû par une curiosité scientifique des plus respectables, le docteur Dody avait obtenu de pratiquer l’autopsie de la défunte avant la cérémonie funèbre. Hélas ! la terrible exploration du corps n’avait point révélé le mot de l’énigme. L’estomac, les viscères étaient criblés de petits trous, dont les lèvres semblaient avoir subi l’action du feu.

On eût cru voir une série de brûlures perforantes, à tel point que le praticien avait ainsi résumé ses observations :

— On dirait que la pauvre dame a absorbé des poussières enflammées !

Dick Fann, qui attendait impatiemment le verdict du médecin, s’était rembruni devant cet aveu d’impuissance.

Depuis, il demeurait de longues heures sans parler, sa face contractée disant l’effort de la pensée, des regards rapides se posant sur Fleuriane, sur M. Defrance, trahissant une angoisse inexprimée.

Il avait hâté de tout son pouvoir les préparatifs du départ.

Et, ce jour-là, il semblait plus gai.

— Le patron a l’air enchanté de sortir d’ici, avait remarqué Jean Brot, qui avait ajouté aussitôt : Sûr qu’il n’est pas le seul. J’en avais mal aux pieds de prendre racine dans ce sale pays.

L’automobile avait suivi le sommet des falaises jusqu’à la pointe du Prince-of-Wales.

Une sente rocailleuse, invraisemblable, permit de descendre jusqu’au niveau de la mer. Puis, tous ayant pris place, la machine commença à rouler sur la surface raboteuse des glaces.

En se séparant de ses hôtes, l’aubergiste Floosfleet leur avait adressé cette recommandation :

— Surtout ne vous amusez pas sur le détroit. La débâcle des glaces est en retard cette année ; seulement elle peut se produire d’un instant à l’autre. Et vous savez, si vous étiez pris, vous seriez perdus. En une demi-heure, les glaces sont libres… On entend un craquement tout d’un coup. Comme par enchantement, toute la surface s’étoile, s’écaille, et sous la poussée du courant qui descend du pôle, les blocs se mettent en marche, grimpant les uns sur les autres. C’est très beau du rivage, mais si l’on était au milieu du détroit, on pourrait recommander son âme au vieux diable des icefields (champs de glace).

Aussi, Dick, Installé au volant, donnait-il toute la vitesse compatible avec le terrain. Mais, si pressé qu’il fût, il devait tenir compte de la configuration du champ de glace.

La surface qui, du haut de la falaise, apparaissait presque plane, se présentait en réalité sous la forme de longues lames figées. Évidemment, par suite de la pression entre les rivages resserrés, ce champ s’était ridé en quelque sorte. La marche se trouvait ralentie par une incessante succession de montées et de descentes.

Tous comprenaient à présent les paroles de l’hôtelier.

Et M. Defrance traduisit le sentiment d’inquiétude né chez tous par ces mots :

— Plus vite, plus vite, si c’est possible, je vous en prie.

— Nous marchons avec toute la célérité que permet l’icefield, répliqua le détective. Et puis, une cause infime peut déterminer la débâcle. Le passage même de l’automobile, par exemple.

Un silence suivit. Dans les paroles de leur guide, tous avaient discerné une terrible menace. Oui, à l’heure de la dislocation, un choc léger, un rien peut déchaîner le cataclysme.

— Ah ! murmura le jeune homme assez bas pour que le père de Fleuriane l’entendit seul, je regrette maintenant de n’avoir pas attendu à Port-Clarence.

— Craignez-vous donc quelque chose ? Remarquez-vous quelques indices alarmants ?

— Oui et non. Tenez, voici ce qui me fait peur : constatez que les rides striant la surface glacée affectent de plus en plus à la crête la forme d’angles aigus.

— Eh bien ? Que concluez-vous de cela ?

— Je conclus que, pour arriver à cette forme, le champ de glace subit à peu de chose près le maximum de pression qu’il est capable de supporter. En d’autres termes, il est à la limite de son pouvoir de résistance.

— Mais alors retournons en arrière. Qu’importent quelques jours perdus !

Du geste, Dick Fann désigna, en avant, une série de falaises glacées qui se dressaient à deux cents pieds au-dessus de la surface de l’icefield.

— La première des îles Diomèdes, fit-il. Nous en sommes bien plus près que de la terre ferme. Au besoin, nous y camperons. Nos bagages contiennent des tentes de feutre, des provisions abondantes ; donc…

— Arrivons-y le plus rapidement possible, conclut M. Defrance, car je vous le déclare, après ce que vous venez de me dire, je ne vivrai pas jusqu’à ce que je foule un sol ferme, avec la certitude qu’il ne se disloquera pas sous mes pieds.

Les deux hommes eurent un regard à l’adresse de Fleuriane qui, inconsciente du danger signalé par le détective, causait avec le petit Jean Brot, assis à côté d’elle.

Et ils échangèrent un sourire très doux, chacun devinant chez l’autre la même tendresse dévouée pour la jeune fille. Le père, le fiancé avaient mêlé leurs âmes dans une unique affection.

Cependant l’île grandissait à vue d’œil.

En approchant, son aspect se faisait plus sauvage, plus abrupt.

Ce rocher désert, sans végétation, sans eau, se montrait comme recouvert d’une carapace de glace.

Sous la poussée intense subie par la surface solidifiée en cette partie resserrée du détroit de Behring, les glaces s’étaient élevées le long des falaises granitiques. La neige, les vents froids soufflant du pôle, les avaient cimentées en un iceberg géant, au centre duquel se cachait l’ossature de l’île désolée, émergeant au milieu de la passe.

— Jamais nous ne pourrons hisser l’automobile sur ces falaises, murmura M. Defrance d’une voix hésitante.

Mais Dick Fann le rassura aussitôt :

— De ce côté, en effet, la côte est impraticable ; mais, sur la partie exposée au nord, le terrain s’abaisse en pente douce vers la mer. J’ai étudié la route avant de partir, et si j’ai continué sur les Diomèdes, c’est que j’étais assuré d’y trouver un refuge.

Et, abaissant le levier de marche, il accéléra la vitesse de l’appareil.

Maintenant, la machine rasait les falaises contournant la côte inhospitalière. En avant, une pointe se profilait, donnant l’illusion d’une jetée gigantesque protégeant un port invisible.

Dick Fann la montra à son compagnon.

— Quand nous aurons doublé cette pointe, l’aspect du rivage changera brusquement et nous pourrons atterrir.

On filait avec rapidité. Le cap semblait s’avancer sur les voyageurs à l’allure d’un train express. Encore cinq cents ; deux cents, cent mètres… et le rocher serait doublé. Le danger que les deux hommes fuyaient, danger qui n’existait peut-être que dans leur imagination, n’obscurcissait plus leur esprit.

La pointe, voici la pointe ! Déjà ils la dépassent. Au delà, ils aperçoivent une côte basse, montant par une pente douce jusqu’au plateau couronnant l’île. Bien loin au delà, la seconde île Diomèdes se profile en gris pâle sur l’horizon.

Mais, à ce moment, il se produit une chose inattendue, stupéfiante, dont personne n’a le loisir de s’expliquer la cause. Une sorte de bolide, de projectile noir, jaillit d’une crique de la côte, fonce sur la de Dion avec une vitesse vertigineuse.

Un choc se produit. Tous les passagers sont projetés pêle-mêle sur la glace. Et quand, étourdis, ahuris, Dick, M. Defrance, Jean se relèvent, ils cherchent vainement Fleuriane : la jeune fille a disparu. Mais, à sa place, un homme évanoui gît parmi les débris de la 30 HP.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Tous se précipitent vers l’inconnu.

Ils le regardent et, dans un hoquet d’épouvante, ils clament :

— L’ingénieur Botera !

Comment est-il là ? Pourquoi l’a-t-on abandonné ? Ceci n’a pas d’importance. Sa présence dit quel fut

l’assaillant. Botera dénonce Larmette. C’est le sinistre joaillier qui, avec sa machine de cent chevaux, a pulvérisé l’automobile de Dion ! C’est lui qui a enlevé Fleuriane.

Pourquoi cet enlèvement, cette attaque brutale ? Par quels moyens d’information a-t-il connu le jour exact du départ de ses adversaires ? Qui le sait ? Mais il était assurément renseigné. Il attendait là ses victimes. Il a frappé le coup qu’il méditait.

Parbleu ! Il a abandonné Botera, probablement projeté hors de la machine au moment du choc, parce que, seul contre les trois voyageurs, il n’a pas jugé prudent d’engager un combat.

Tant pis pour Botera, qu’il se débrouille ! Larmette, lui, s’éloigne à toute vitesse avec sa proie. Son automobile n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Elle disparaît derrière la seconde île Diomèdes. Dick, M. Defrance sont anéantis par ce coup subit.

Ils craignaient tout de l’instabilité du champ de glace, et le danger est venu d’un autre côté. Un danger qui leur fait regretter celui qu’ils redoutaient tout à l’heure. La débâcle, certes, c’était la mort, mais la mort prompte, foudroyante, laissant à peine place à la souffrance.

Tandis que Fleuriane au pouvoir de Larmette, c’est la torture sans nom, l’épouvante du crime, la honte pesant sur la jeune fille et sur ceux qui l’aiment.

Un appel jeté par une voix sourde les rappelle à eux-mêmes.

L’ingénieur a repris connaissance. Il s’agite sur la glace. Évidemment il ne se rend pas encore un compte exact de la situation. C’est pour cela qu’il a appelé.

Mais cette voix détermine l’explosion des colères étouffées par le chagrin.

Dick et ses compagnons bondissent vers le Péruvien. Ils l’entourent, le saisissent. Des cordelettes sont là, parmi les débris de la de Dion, ils s’en servent pour ligoter Botera, ahuri de l’aventure. Puis, obéissant à un désir de vengeance qui, à cette heure, prime tout chez lui, le détective gronde :

— Il faut juger et punir cet homme, ce complice du misérable…

— Me juger ? balbutie l’ingénieur, que ces seuls mots rappellent à la réalité.

Il voit ses gardiens sombres, l’air résolu, avec quelque chose de farouche dans les yeux. Il sent la peur le mordre aux moelles et, d’un ton pleurard, les phrases frissonnant comme sa personne, prêt à toutes les lâchetés pour racheter son existence, il supplie :

— Je devais obéir à M. Larmette. Ce n’est pas ma faute. Il commandait… Mais au fond, je n’approuvais pas. Seulement, c’est un terrible homme. Il broie qui lui résiste… Je vous dirai ce que vous voulez savoir. Vrai de vrai, quand j’ai inventé mon automobile-traîneau, et qu’il a fait les fonds de la fabrication, je ne savais pas quel maître tyrannique je me donnais ; sans cela, oh ! croyez-moi, j’aurais renoncé à mon œuvre. Oui, certes, j’aurais renoncé.

— Il fallait renoncer avant de livrer mon enfant à ce misérable.

C’est M. Defrance qui lance cette menaçante apostrophe.

Et se raccrochant à l’espoir d’éveiller la pitié de ceux dont il endort l’inquiétude, le Péruvien s’écrie :

— Oh ! elle n’est pas en danger de mort.

Le lâche a bien calculé. Les traits de ses ennemis s’éclairent.

— Pas en danger, dites-vous ? Vous savez donc les projets de votre complice ?

— Oui, et je vous les dévoilerai, si vous me faites grâce de la vie. Je vous aiderai à lutter contre lui…

Et ses auditeurs ne se donnant pas la peine de réprimer un mouvement de dégoût, il ajouta cyniquement :

— Tiens, pourquoi me laisse-t-il comme un chien sur la banquise ? Après tout, mon automobile lui a rendu assez de services. Il m’a trahi, je le trahirai, ce ne sera que justice.

Il débitait cela très vite, comme s’il avait craint d’être interrompu. Ses auditeurs le considéraient avec mépris. Il n’y prenait pas garde, tout à son désir de les persuader.

Enfin, Dick Fann laissa tomber ces mots :

— Tu vas répondre sans ambages, sans hésitation. Au moindre soupçon de mensonge, je te brûle la cervelle.

— Mais si je dis vrai, vous me ferez grâce… Oh ! je puis vous aider, allez, car je sais des choses…

— Sais-tu qui a ordonné de nous empoisonner, à Port-Clarence ?

La phrase jaillit nette, cinglante, des lèvres du détective-amateur.

Le Brésilien riposta par un sourire satisfait. Et il répliqua du tac au tac :

— Firino, bien sûr. M. Larmette, après votre disparition de San-Francisco, était fou de rage. Peut-être bien aussi qu’il avait peur… Enfin, à Valdez, où nous sommes allés, avant de changer notre itinéraire autour du monde, il a su que vous conduisiez l’automobile de Mlle  Defrance. Alors il a télégraphié à Port-Clarence.

— Il a télégraphié quoi ?

— Ceci : « Faire ainsi qu’il a été convenu. Employer les objets confiés. »

Les interlocuteurs de Botera s’entre-regardèrent avec incrédulité.

— Mais pareille dépêche semble supposer que, antérieurement déjà, le drôle nous avait condamnés.

— Oui.

— Mais ce n’est pas possible, c’était aller à l’encontre de son intérêt.

— Du tout. Que voulait-il ? Tenir M. Defrance à portée de sa main.

— Sans doute, mais…

— Mais n’était-il pas évident qu’à la nouvelle du trépas de sa fille, M. Defrance sortirait de la cachette introuvable où il se terre et que…

Une triple exclamation fusa entre les lèvres des trois interlocuteurs du misérable ingénieur. Dick Fann, le père de Fleuriane, le petit Jean lui-même, avaient mesuré l’abîme de la combinaison criminelle.

C’était la jeune fille qui avait été visée. Eux, on les aurait tués par-dessus le marché, ainsi que des quantités négligeables, avec l’indifférence du prospecteur de terres vierges, abattant des buissons pour se frayer un chemin. Et désireux de tout savoir maintenant, le détective questionna :

— Quel poison avait été remis à Firino Borini ?

— Firino avait quitté San-Francisco bien avant vous. Larmette est un homme de tête. Il songe à tout. Or, il avait pensé que, peut-être, il ne réussirait pas à vous vaincre sur le territoire des États-Unis. Il n’avait certes pas cru l’Alaska impraticable aux automobiles, ni que seuls vous traverseriez ce pays du froid… Mais cela, n’avait aucune importance, dès l’instant où vous passiez par Port-Clarence où Firino vous attendait.

— Quelle était l’arme remise à cet agent du crime ? répéta le détective avec énergie.

— Là, là, ne vous irritez pas. Vous êtes bien sûr de ma sincérité. Larmette est au diable. Il m’a abandonné. Et vous êtes là devant moi. Vous pouvez me tuer ou m’aider à sortir de ces pays maudits. Je serais idiot de chercher à vous tromper.

— Mais parle donc, enfin.

— Eh bien, Firino avait emporté un petit tube contenant deux milligrammes de poussière de radium.

— Du radium !

Les assistants demeurèrent bouche bée. Le radium en poudre ! Tout devenait clair. Chaque parcelle s’était incrustée dans les muqueuses stomacales de la malheureuse Patorne, et, sous la radiation des corpuscules, les tissus s’étaient désagrégés, consumés. Des perforations s’étaient produites, amenant la mort après d’épouvantables souffrances.

Rien ne pouvait sauver la victime. Le docteur Dody avait été bien inspiré en demandant à la morphine d’éteindre les atroces douleurs de la martyre, brûlée vivante par le radium.

Et une épouvante réflexe les prenait.

Tous eussent dû subir ce supplice raffiné, scientifique, pourrait-on dire. Ainsi se trouvait vérifiée une fois de plus l’affirmation des philosophes :

« Tout mal naît du bien ! tout bien jaillit du mal ! Le mal et le bien semblent, de par une ironie féroce de la nature, être les auto-générateurs de leurs contraires. »

Des êtres d’élite, comme M. et Mme  Curie, avaient enseigné au monde les propriétés de ce minéral étrange, le radium. Aussitôt, un coquin avait songé à les appliquer au crime.

Ces réflexions furent interrompues. M. Defrance avait prononcé :

— Mais maintenant, Larmette s’est emparé de Fleuriane, pour me forcer à payer rançon, à me livrer…

— Vous ! s’exclama l’ingénieur, vous êtes M. Defrance ?

— Oui, pourquoi le cacher ?

— Oh ! mais alors, tout s’arrangera. Il suffit d’atteindre la côte, de gagner le chemin de fer transsibérien, Vladivostok. C’est vers la Russie, Moscou, je crois, que se dirigera mon ex-patron.

Et avec expansion :

— Vous voyez que la clémence a du bon. Si vous m’aviez occis tout à l’heure, vous ne sauriez pas à présent que Mlle  Fleuriane ne court aucun danger.

Le visage du négociant canadien s’était épanoui. Oui, oui, il se livrerait, il livrerait les corindons du trust des joailliers ; sa fortune serait employée à rembourser ses cotrusteurs. Il serait ruiné peut-être, mais bah ! Fleuriane lui apporterait le réconfort de son sourire. Il se remettrait au travail avec ardeur et… et ce brave, ce loyal ami, Dick Fann, debout à côté de lui, partagerait son labeur.

Ils seraient deux à peiner pour le bonheur de sa bien-aimée Fleuriane.

Mais une phrase du détective-amateur glaça sa joie renaissante :

— Seulement, disait ce dernier, il faut gagner la côte. En aurons-nous le temps ?

Comme pour répondre à la question, un craquement sinistre passa dans l’air. Tous se dressèrent, même le Péruvien que Jean venait de débarrasser de ses liens. Puis, des détonations crépitèrent dans toutes les directions. On eût cru que se livrait un acharné combat d’artillerie. La croûte glacée qui portait les voyageurs vibrait sous leurs pieds.

— C’est la débâcle, murmura Dick Fann d’une voix étranglée. Pressons-nous de gravir les pentes de l’île Diomède, ou nous sommes perdus.

Et, tandis que le vacarme redoublait d’intensité, que des déchirures, incessamment agrandies, se produisaient à la surface de l’icefield, les quatre personnages, égarés au milieu de ce délire des choses glacées, s’élancèrent à toutes jambes vers l’îlot, abandonnant les débris du traîneau, les armes, provisions, vêtements, répandus sur la glace qui allait se disloquer.

Ainsi qu’on l’a vu, les pentes orientées vers le nord présentaient une inclinaison modérée. Elles montaient jusqu’au sommet des falaises sans raideur, sans ressauts brusques.

Bientôt les fugitifs se trouvèrent perchés au sommet de la hauteur.

Nulle part, le roc ne se montrait à nu. Partout la glace, sur une épaisseur impossible à évaluer, recouvrait le sol ; mais ils savaient que, sous cette enveloppe, le granit assurait à leur abri des assises solides qui, depuis les origines du monde, avaient résisté aux dégels annuels.

Et rassurés pour la minute présente, ils regardaient le cataclysme grandiose qui s’accomplissait sous leurs yeux.

Toute la surface des eaux semblait bouillonner.

Les glaçons brisés jaillissaient parfois à plusieurs mètres de hauteur : l’action du courant du pôle se précisait. La banquise morcelée subissait un entraînement vers le sud. Les plaques de glace se heurtaient, s’entre-choquaient, se dressaient brusquement, chevauchant les unes sur les autres. Un vacarme assourdissant, fait d’innombrables éclatements, de crépitements secs, emplissait les oreilles de bourdonnements.

Spectateurs éblouis du phénomène, déprimés devant la terrible magnificence du bouleversement des éléments, ils demeuraient immobiles sur la falaise de glace, sans voix, peut-être sans pensée.

Le sentiment de leur petitesse devant cet énorme déploiement des choses les annihilait, les plongeait en une prostration admirante jusqu’à la douleur aiguë. Tout à coup, les quatre personnages chancelèrent.

Des cris se croisèrent :

— Un tremblement de terre !

— Mais l’île cède. Elle vacille. Va-t-elle être entraînée par les glaces ?

Une secousse plus violente les précipita à terre. Avant qu’ils eussent pu se relever, la falaise eut une brusque embardée, suivie d’un roulis qui s’atténuait peu à peu. Et comme tous s’interrogeaient du regard, stupéfiés de la mobilité de l’île, Dick Fann leur donna le mot de l’énigme par une exclamation désespérée.

— Nous n’étions pas sur l’île même, mais sur un iceberg rivé à la côte !

— Alors ? firent-ils tous d’une voix étranglée extrahumaine.

— Alors il s’est détaché. Il flotte, il nous emporte vers le sud.

— Gagnons l’île ! s’écria le petit Jean, en Parisien qui comprend mal les manifestations polaires.

— Et comment, mon pauvre enfant ?… Un mille au moins nous en sépare déjà.

C’est vrai. Entre l’iceberg et l’îlot Diomèdes, dont les schistes étaient visibles à l’endroit où s’était produite la cassure de la montagne de glace qui les portait, les naufragés discernaient une sorte de canal où, sur les eaux d’un vert sombre, la multitude des glaçons bondissants semblaient se livrer à une course folle à l’abîme.

Tenter le passage eût été folie, chacun s’en rendit compte.

Et le passage eût-il été praticable qu’il eût été impossible de descendre à la surface de l’eau.

Les quatre voyageurs étaient à présent prisonniers sur une plate-forme d’environ cinquante mètres de long sur vingt de large, cernée par des pentes presque verticales dominant la mer de quarante mètres.

Et toujours le courant les entraînait. Déjà l’île Diomèdes ne se devinait plus que comme une brume grise à l’horizon.

On descendait vers le sud, vers les régions plus chaudes. Peu à peu l’iceberg allait fondre sous les pas de ceux qu’il maintenait suspendus au-dessus de l’abîme. Chaque jour serait une agonie les rapprochant du terme fatal. Ils mourraient à petit feu.

Le mot, prononcé par Jean, les fit rire d’un rire affolé, grelottant.

À petit feu, sur un morceau de glace  ! Oui, cela avait l’apparence d’une plaisanterie sinistrement macabre ! Et dans cette voie, ils persévérèrent, avec la joie maladive qu’éprouve à tourmenter sa douleur l’homme que l’espérance a abandonné.

Qu’importait la fonte de l’iceberg ? Ne seraient-ils pas morts avant ce bloc glacé ? Est-ce que la faim, la soif n’auraient pas accompli leur œuvre ?

Car, sauf trois biscuits conservés dans son bissac, par M. Defrance, ils ne possédaient ni vivres ni boisson.

Trois biscuits pour quatre naufragés, emportés sans résistance possible dans les solitudes de la débâcle de la mer de Behring !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cette heure même, sur la côte asiatique sibérienne, parmi les rocs bas d’East-Cape, Fleuriane, à genoux, les bras tendus vers les îles Diomèdes, appelait au milieu de sanglots son père et Dick Fann.

En arrière d’elle, auprès de l’automobile Botera qui avait pu atteindre la rive un peu avant la dislocation des champs de glace, Larmette se tenait, sombre, les sourcils froncés.

Une fois en sûreté, il avait voulu rassurer sa prisonnière.

— Mademoiselle, lui dit-il, parvenu à Vladivostok où, comme les autres concurrents de la course Paris-New-York-Paris, j’étais censé devoir emprunter la route, le tract qui suit le chemin de fer transsibérien, j’ai remonté vers le nord. Je voulais vous tenir en mon pouvoir. Vous êtes l’otage : pour être libre, indiquez-moi en quel endroit réside votre père. Il n’hésitera pas à payer la rançon que je lui indiquerai. Il vous adore, je le sais, et je l’approuve : d’abord parce que vous êtes adorable, et ensuite parce que ce joli sentiment paternel assure le succès de ma combinaison.

Elle n’avait pas répondu au misérable.

Trahir la cause de son père ! Non, elle ne consentirait jamais à cela.

Larmette la pourrait tuer. Soit ! Elle mourrait digne de ce nom de Defrance, signifiant courage et loyauté. Elle s’en irait vers un monde meilleur, tout étant perdu, hors l’honneur.

L’Image de Dick Fann avait passé alors devant ses yeux. Une immense détresse l’avait envahie. Mourir, c’était ne plus le voir, lui qui avait pris tout son cœur. C’était l’adieu à la jeunesse, au bonheur, à l’affection.

Mais elle se raidit contre l’amollissement de ses pensées.

Les lèvres serrées, le regard volontaire perdu dans l’espace, elle murmura :

— Il n’hésiterait pas, lui. Il m’a choisie entre toutes. Qu’il pleure sur moi en songeant que j’étais digne de sa tendresse ! Qu’il sourie à la tombe où je dormirai après avoir accompli tout le devoir !

Hélas ! la nature se rit des serments humains. Qu’est pour elle la volonté d’une jeune fille ?

La débâcle avait commencé. Alors Fleuriane avait tremblé. Une phrase ironique de Larmette l’avait cinglée en plein cœur ainsi qu’un coup de cravache. Le joaillier s’était écrié :

— Bravo, dégel ! Tu travailles pour moi. Dick Fann et le stupide Botera, qui s’est laissé choir de la voiture, vont être engloutis grâce à toi. Plus d’adversaire ! plus de complice !

Un cri déchirant de Fleuriane avait coupé court à son invocation au cataclysme.

— Perdus ? ils sont perdus ? demandait-elle, l’air égaré.

— Ah ! absolument, mademoiselle.

Il s’était tu, saisi par la pensée que sa prisonnière devenait folle. En effet, elle se livrait à un rire déchirant, plus douloureux qu’une plainte.

— Alors, misérable, vous-même avez brisé votre rêve de honteuse fortune ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous avez tué mon père… Que vous ignorerez toujours l’endroit qui recèle les corindons dont vous convoitez la possession. Vous vous êtes ruiné  !

Il avait blêmi à cette déclaration inattendue. Il avait saisi les poignets de sa captive, et la secouant rudement, une flamme rouge dans les yeux, l’écume aux lèvres :

— Voulez-vous dire que M. Defrance était là-bas ?

— Oui !

— Impossible. Je les ai vus. Trois, trois seulement : ce Dick Fann que l’enfer reçoive, ce stupide boy Jean, et enfin le fameux docteur Noscoso…

— Mon père ! fit-elle avec un geste large qui sembla repousser le criminel loin d’elle.

Et comme il se rapprochait, suppliant maintenant, cherchant à lui faire donner des précisions plus grandes, elle lui tourna le dos et s’agenouillant sur le roc :

— Assez ! fit-elle sèchement. Laissez une enfant prier pour son père qui va mourir  !

Elle éclata en sanglots en face des glaces qui, tumultueuses et effrayantes, se brisaient avec le fracas de mille tonnerres éclatant à la fois.