Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 7-9).

V

Plaçant la feuille du journal à la hauteur de mon visage, je continuais à dévorer l’inconnu du regard. Il restait immobile, soulevant de temps à autre sa tête penchée. Évidemment il attendait quelqu’un. Par moments, il me semblait que j’inventais tout cela, qu’il n’y avait aucune ressemblance, que je me laissais aller à une illusion à demi volontaire. Mais l’autre se retournait sur sa chaise, ou soulevait un bras… et de nouveau j’étais prêt à m’exclamer, de nouveau j’avais devant moi mon père nocturne. Il finit par remarquer la persistance de mon attention, et, m’ayant jeté un coup d’œil d’impatience, puis de dépit, il allait se lever, lorsqu’il fit tomber une petite canne qu’il avait appuyée contre la table. Je m’élançai aussitôt pour la ramasser et la lui rendre. Mon cœur battait violemment. Il me remercia avec un sourire contraint ; puis, approchant son visage du mien, releva les sourcils, entr’ouvrit les lèvres de surprise : « Vous êtes très poli, jeune homme, dit-il d’une voix sèche et nasillarde ; c’est rare par le temps qui court. Permettez que je vous félicite de la bonne éducation que vous avez reçue. »

Je ne me rappelle pas ce que je lui répondis ; mais la conversation s’engagea entre nous. J’appris qu’il était mon compatriote, qu’il revenait récemment d’Amérique, où il avait passé nombre d’années, où il comptait retourner bientôt. Il ajouta qu’il était le baron… mais je ne pus distinguer le nom clairement. Comme mon père nocturne, il achevait toutes ses phrases par une sorte de grognement confus. Il désira connaître mon nom, et, quand je le lui appris, il s’étonna de nouveau. Puis il me demanda si j’habitais depuis longtemps cette ville, et avec qui.

— Avec ma mère, lui dis-je.

— Et votre père ?

— Mon père est mort depuis longtemps.

Il voulut connaître le nom de baptême de ma mère, et partit aussitôt d’un éclat de rire forcé et bizarre. Puis il me fit des excuses, disant qu’il avait contracté ces façons-là pendant son long séjour en Amérique, et qu’il sentait bien n’être qu’une espèce d’original. Il s’informa encore de notre adresse, et je la lui donnai.