Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 6-7).

IV

Le mois de juin était arrivé. À cette époque de l’année, la ville que nous habitions, ma mère et moi, s’animait beaucoup. Quantité de vaisseaux arrivaient au port ; nombre de figures nouvelles paraissaient dans les rues. J’aimais alors à flâner le long du grand quai, où se pressaient les cafés et les auberges ; j’aimais à contempler les figures hétéroclites des matelots et d’autres personnages assis sous de grands auvents en toile, devant de petites tables rondes que chargeaient de lourds brocs en étain remplis de bière.

Voici qu’une fois, en passant devant un de ces cafés, j’aperçus un homme qui fixa aussitôt toute mon attention. Vêtu d’une longue redingote de couleur sombre, avec un grand chapeau de paille enfoncé sur les yeux, il était assis immobile, les bras croisés sur la poitrine. De fines mèches de cheveux noirs lui descendaient jusque sur le nez ; ses lèvres minces serraient le tuyau d’une courte pipe. Cet homme me sembla tellement connu, chaque trait de son visage basané et bilieux, toute sa figure enfin s’était si profondément gravée dans ma mémoire, que je ne pus me retenir de m’arrêter net, et de me demander : Qui est cet homme ? Où l’ai-je déjà vu ? Ayant ressenti sans doute cette obsession de mon regard, cet homme fixa sur moi ses yeux noirs et perçants.

Je poussai une exclamation involontaire : cet homme était bien le père que je poursuivais dans mes rêves.

Je ne pouvais m’y tromper, la ressemblance ôtait trop frappante. Jusqu’à cette longue redingote qui couvrait ses membres grêles, et qui rappelait par sa couleur et sa coupe la robe de chambre dans laquelle mon père m’apparaissait !

Est-ce que je dors ? Non, il est jour ; la foule s’agite autour de moi, le soleil brille au haut du ciel bleu. Et devant moi n’est pas un spectre, mais bien un homme vivant.

Je m’approchai d’une petite table vide, je demandai un verre de bière avec un journal, et je m’assis non loin de cet être énigmatique.