Le Révélateur du globe/Seconde partie

A. Sauton (p. 87-185).

LE
SERVITEUR DE DIEU
Cum hic agatur de SERVO DEI plane extraordinario, tan in vita, quam post mortem
(Postulatum signé par plus de six cents évêques)
I

La Critique historique est une pythonisse sans trépied qui accommode ses oracles au goût du jour. Sa naïve aînée, la grande Histoire, a tellement disparu derrière l’enflure de cette grenouille pédante et artificieuse et les âmes sont devenues si lâches pour la vérité que le Génie lui-même, avec ses cataractes de lumière, ne pourrait peut-être plus lui restituer sa vraie place. Le Document, ce monstre aux mille langues nourri dans la poussière des Archives d’État et des chancelleries, s’en élance avec fureur pour dévorer toute conception généreuse ou originale qui s’aventure au seuil de ces antres profonds. Il ne s’agit guère aujourd’hui de ressaisir l’irrévocable Passé, de contraindre ce fantôme à revenir sur ses pas, et de lui redonner pour un instant l’étincelle miraculeuse de la vie. D’ailleurs, une science énorme ne serait pas ce qu’il faut pour accomplir un tel prodige.

Non certes ! mais il faudrait absolument ce que n’enseigne aucune école : le désir enthousiaste de la vérité appuyé sur le pressentiment d’un plan divin. L’Histoire, alors, cesserait d’être la « Bagatelle fascinante » de l’incrédulité pour redevenir ce qu’elle fut dans les Saints Livres : la transcendante information du Symbolisme providentiel.

Nous vivons en un misérable temps où les plus belles intelligences se replient sans cesse sur elles-mêmes au lieu de se précipiter amoureusement hors d’elles-mêmes.

C’est la subjectivité universelle, nom moderne d’un mal moderne. Depuis que la Théologie, rejetée dès longtemps par Descartes comme la béquille d’un paralytique décédé, a roulé dans les catacombes de l’inattention scientifique, on peut prononcer en toute assurance que la science n’a plus d’objet. Elle n’a plus que des sujets sur lesquels elle se livre à l’héroîque besogne d’investigation que le pauvre enfant de Murillo accomplit sur lui-même dans la lumière non métaphysique d’un rayon de soleil. Et, comme l’intelligence humaine dépossédée de l’a priori théologique, a désormais son absurde siège à la base d’un angle de vision épouvantablement aigu, elle ne saurait poursuivre l’insecte subjectif qu’en s’enfonçant dans un rapetissement de plus en plus moléculaire de son champ d’observation et d’analyse éternelle.

Eh bien ! dans cette déroute générale de l’objectivité[1] scientifique, dans cette débâcle de toutes les données supérieures de l’esprit humain, l’histoire étant, quand même, et devant toujours être la première des sciences humaines, elle a dû nécessairement entrer, comme les autres, dans l’indéfini laminoir de la Critique et passer sous le couperet infatigable du Document. Il en est résulté le plus énorme déchiquètement de tous les faits et le plus inextricable amas de rognures historiques qui aient jamais imploré le coup de balai miséricordieux d’un abréviateur intuitif. L’histoire d’un peuple, d’un siècle ou d’un homme, — ce calque puissant du concept providentiel qu’il est si nécessaire de voir de haut et d’ensemble que les Narrateurs inspirés se bâtissaient des solitudes dans le ciel pour le dominer plus parfaitement ! — on la morcelle, on la détaille, on en isole chaque débris, chaque cassure, chaque atome, afin d’employer à cette besogne d’infinitésimale dissection la multitude toujours croissante des prétendus historiens acharnés à la recherche de ce que la langue populaire appelle la petite bête, éternellement insaisissable sous les bésicles de ces entomologistes pervers.

Il y a là deux choses assez lamentables. D’abord, on ne tient pas du tout à la vérité. On désire même ne pas la trouver, car, si on la trouvait, il n’y aurait plus moyen de courir après la petite bête et la vie serait insupportable. Ensuite, on ne croit même pas qu’il existe une vérité. L’auteur d’Eloa qui méprisait certainement l’entomologie, en sa qualité de grand élégiaque, a pourtant formulé lui-même le mépris de la vérité historique de manière à ne rien laisser à désirer aux plus exigeants pyrrhoniens de la science moderne. On peut lire cet éloquent réquisitoire du meurtrier contre la victime dans la préface de Cing-Mars. M. de Vigny pense que l’histoire toute seule n’est pas assez belle ni assez vraie et que le droit d’un romancier est de l’arranger de gré ou de force sur le lit de Procuste de sa conception personnelle. Si l’histoire résiste un peu, on fait avancer le complaisant et commode document qui l’énerve ou qui la tronçonne et qui livre son cadavre informe, comme un bloc d’argile, aux mains éclectiques du potier de la popularité.

Ah ! les éperdus de la vérité ! ceux qui luttent jusqu’à l’aurore contre l’Esprit du Seigneur, les OFdipes de la sainte simplicité qui vont droit au Sphinx intégral du Passé et qui le déchirent dans leurs bras ensanglantés pour montrer à la terre les entrailles vivantes du monstre, ces entrailles brûlantes et oraculaires pleines du destin des peuples : où sont-ils donc aujourd’hui, à l’heure présente ? Les grands sont partis et beaucoup d’autres aussi qu’on croyait grands et que la mort a repetissés dans leur tombeau. En ce moment, on ne voit plus rien d’aucun côté et la pensée humaine est environnée d’un silence tel qu’on a l’air de faire la veillée des morts autour du cercueil de la société chrétienne. Est-il donc désormais impossible d’écrire l’histoire et cette impossibilité a-t-elle pu devenir irrémédiable au moment même où le plus enragé besoin de curiosités historiques paraît être le dernier lambeau présentable de notre magnifique patrimoine intellectuel ? Je ne le crois pas et je fonde mon incrédulité sur l’exceptionnelle vocation de ce siècle pour le roman. En effet, tout romancier est un historien réfractaire et anxieux qui rêve, — s’il a du génie — d’être l’annaliste, non du réel, mais du possible humain, parce qu’il a l’illusion de croire cela plus profond que d’être l’historien du possible de Dieu, qui est le véritable réel de l’homme[2]. Il ressemble ainsi à un superbe ruminant qui s’avancerait dans un pâturage étranger, de toute la longueur d’une corde fixée dans la prairie de son maître. Ce rêve, infiniment plus ambitieux qu’on ne l’imagine, a marqué comme d’une estampille de royale folie le front du dix-neuvième siècle, exceptionnel en tout.

On me pardonnera de tels propos si l’on veut considérer que la fiction idéale dont le roman moderne paraît être la suprême et définitive extension a tout envahi depuis soixante ans au moins, sciences naturelles et sciences morales. On a fait des romans astronomiques ou économiques aussi bien que des romans historiques. Ce serpent d’Aaron a dévoré tous les autres serpents et c’est la Critique, dont le devoir strict était de le faire crever d’inanition, qui lui a coupé les morceaux. L’effet naturel de cette ripaille a été un affaiblissement inouï de la raison et une famine intellectuelle comme il ne s’en était jamais vu. Lorsque vint le Malherbe de la critique historique, Augustin Thierry, on se persuada tout de suite que personne avantlui n’avait jamais rien compris à l’histoire, de même que Boileau s’était persuadé qu’il n’y avait pas eu de poète en France avant le premier Malherbe. Alors, on fit descendre à la hâte de toutes les pyramides de la Tradition les siècles défunts qui n’eurent plus désormais à contempler que l’imbécile acharnement d’une armée d’investigateurs vermiculaires à la conquête de l’enfantillage universel. Aujourd’hui, l’épreuve est faite, on a beaucoup marché sur une fausse piste et la lassitude est infinie. On commence à discerner que le roman ne donne que le roman et jamais l’histoire ; que le Passé qui nous contemple — disait Bonaparte — ne se révèle qu’à des contemplateurs comme lui et non pas à des critiques pleins d’inventions ; enfin, que le plus puissant effort d’un homme de génie serait de remonter simplement à la Tradition et d’y faire remonter avec lui tout ce que le fanatisme de l’analyse a laissé subsister de cœurs intuitifs et d’intelligences prime-sautières.

Cela me ramène très naturellement à l’Histoire de Christophe Colomb, par le Comte Roselly de Lorgues, histoire venue, comme on sait, après tant de romans, tant d’anedoctes, tant de critiques, tant de polémiques ! La liste en serait furieusement longue, à ne commencer que par Fenimore Cooper et Washington Irving. La finesse et l’imagination humaines sy étaient épuisées dans les deux mondes. Le Comte Roselly de Lorgues, très séparé du troupeau des idolâtres du subjectif, esl à la fois un savant sans microscope et un contemplateur. Aussi, son histoire s’échappe-t-elle à chaque inslant de l’inanimé document pours’élancer dans la splendeur vivante de l’aperçu et du jugement définitif d’où elle finit par ne plus descendre. Mon dessein n’est certes pas de refaire de la fantaisie historique ou littéraire sur un livre déjà ancien et dont il a été beaucoup parlé. C’est en me plaçant au point de vue très spécial de la canonisation que je veux, à mon tour, contempler Christophe Colomb dont voici, en vérité, la seule histoire. Je viens de relire cette lamentation incomparable. J’ai mieux vu cette tête effrayante à force de beauté, cette face de Méduse de la profonde horreur et de la profonde pitié : horreur pour les bourreaux et pitié pour la victime. Il y a bien aussi la sainte allégresse du martyr, mais c’est l’Église seule qui peut nous la montrer dans le nimbe surnaturel dont elle éclaire les élus.

Et maintenant, si on pense qu’il soit inopportun et sans actualité de parler de Christophe Colomb, je demande ce qui peut passer pour actuel et opportun, puisqué voilà tout à l’heure quatre cents ans que ce cadavre gigantesque est étendu sur l’horrible dalle glacée de la morgue de Castille, sans qu’aucune justice humaine ait pu découvrir encore le vrai nom de ses assassins.


II

« Celui qui ne croit pas au surnaturel, » dit le Comte Roselly de Lorgues, « ne peut comprendre Colomb ». C’est, sans aucune exception, ce qui doit être dit de tous les saints et cela est d’une exactitude si rigoureuse qu’il n’est pas même possible de concevoir un saint en dehors de la notion transcendante d’une Providence qui gouverne ce monde par des moyens naturels en vue de résultats perpétuell tsurnaturels. Le miracle historique qui n’étonna jamais que les imbéciles ou les hommes de peu de foi, pousse longtemps à l’avance ses racines dans une multitude de faits d’ordre naturel ; et il éclate à son heure comme une résultante divine de tous ces faits coopérateurs. Dieu qui est le mattre absolu de sa Création, dans ses opérations ad extra, agit à peine plus librement que l’homme, et les miracles par lesquels se manifeste quelquefois son imprescriptible suzeraineté, ne peuventjamais, catholiquement, être considérés comme une violence imposée à notre libre personnalité. Il est écrit que l’homme peut faire violence au ciel, mais il ne paratt pas que Dieu se soit réservé de faire violence au cœur de l’homme, même pour le sauver, et c’est ainsi qu’ayant son éternité par derrière sa toute-puissance, il a pu, néanmoins, traiter, comme ledit Tertullien, d’égal à égal, avec nous autres qui sommes faibles et périssables.

Supposer que la Grâce atteint l’homme dans sa liberlô est une hérésie formelle et le plus fécond de tous les sophismes du désespoir. La divine Grâce est symboliquement représentée dans tout l’univers par les pauvres et les mendiants et c’est sans doute à cause de cela que Notre-Seigneur nous les recommande si fortement dans son Évangile. Bien loin de s’emparer de nous par la violence, la Grâce nous implore sans cesse avec l’infatigable obséquiosité du plus humble et du plui indigent de tous les solliciteurs. Autant de fois que le cours du sang fait battre nos artères, la plus tendre de toutes les Voix mystérieuses nous dit au cœur : veux-tu de moi ? et notre vie surnaturelle se mesure exactement à la quantité d’actes naturels par lesquels notre volonté, en disant : oui, a pleinement correspondu. Lorsque l’équilibre est ainsi établi entre le désir de Dieu etla bonne volonté de l’homme, le fait transceridant, à la fois divin et humain, qui s’appelle la sainteté se trouve parfaitement réalisé et il est difficile alors que le miracle, c’est-à-dire l’apparition de l’Infini dans le fini, ne se produise pas d’une façon plus ou moins éclatante.

Je viens de lire pour la seconde fois cette vie de Christophe Colomb et, en vérité, je n’ai vu aucune vie de saint où le miracle soit plus fréquent et, pour ainsi dire, plus naturel. Le surnaturel divin et son corollaire, le sous naturel diabolique y flambent à toute page. Seulement, ils se déploient l’un et l’autre dans les proporlions les plus exceptionnelles et les plus gigantesques. C’est une spécialité inouïe dans le miracle. Il n’y a ni inalades guéris, ni morts ressuscités, ni, en général, aucun des prodiges de la loi de grâce, — du moins pendant la vie du thaumaturge[3]. Le Messager de l’Évangile, par une mystérieuse rétroaction providentielle, semble se rattacher à l’ancienne Loi, et c’est surtout à Moïse qu’il fait penser. Il révèle la Création, il partage le monde entre les rois de la terre, il parle à Dieu dans la tempête ; et les résultats de sa prière sont le patrimoine du genre humain.

Christophe Colomb, le plus inondé de gloire parm les hommes de bonne volonté, projette continuellement le surnaturel comme la respiration méme de son obéissance. Investi de la plus prodigieuse de toutes les missions, sa bonne volonté est en équation parfaite avec son mandat et tous les actes naturels de sa vie ont un retentissement immédiat dans l’ordre surnaturel le plus élevé. Chargé de réaliser l’événement le plus considérable qui se soit accompli depuis la Pentecôte et qui doive vraisemblablement s’accomplir jusqu’à la fn des temps, l’Inventeur de l’Amérique arrive le Sixième depuis six mille ans que Dieu fait des hommes. Le Comte Roselly de Lorgues qui rencontre icile sublime, n’hésite pas à tracer cette ligne de fronts quasi divins : Noé, Abraham, Moïse, saint Jean-Baptiste, saint Pierre… Christophe Colomb ! On voit que l’anecdote du pilote génois devient une histoire assez grandiose.

Un étonnement immense est réservé à tous ceux que la couleur hagiographique de ce livre n’épouvantera pas. Ils y trouveront ce que nul ne s’était avisé de chercher, jusqu’en ce dernier siècle, dans la vie très ignorée et criminellement travestie de cet incomparable navigateur. Ils y trouveront la SAINTETÉ avec son triple caractère de prédestination, d’édification et de contradiction. Mais, par-dessus tout, ils y trouveront, à toute page, le signe de la plus prodigieuse exception.

Sans doute les saints ne se ressemblent guère et Dieu a su répandre l’infinie variété de sa magniflcence dans cette innombrable armée de ses amoureux persécuteurs. Chacun d’eux éclate, à sa façon, dans le ciel, avec toute sa personnalité glorifiée, éternellement singulier et dissemblable de tous les autres. C’est un firmament plus vaste et plus lumineux que le firmament visible et dont toutes les étoiles noyées dans la même irradiation béatifique demeurent néanmoins épouvantablement distantes les unes des autres par l’éternelle spécialité de leur amour. Mais, ici, c’est l’inouï dans la spécialité et l’exception dans l’originalité même.

Christophe Colomb ne découvre pas seulement le Nouveau Monde sur la terre, il le découvre jasque dans le ciel. C’est le plus extraordinaire de tous les insensés de la Croix et le plus unique de tous les extravagants divins. Disciple de saint Paul et des deux saints Jean, il poussa la folie de la Croix, jusqu’à déconcerter les plus oraculaires aliénistes de l’hagiographie. Cet infatigable planteur de croix étonne l’imagination chrétienne tout autant que le foudroyé et foudroyant Apôtre des gentils, et son accablante Odyssée, presque semblable à celle de sant Paul et non moins étonnante, nous écrase tout autant le cœur. Les chapitres xi et xii de la seconde épître aux Corinthiens offrent à cet égard les plus saisissantes analogies. Qui a souffert plus de travaux, plus de blessures, plus de prison, plus de dangers de mort, plus de flagellation, plus de lapidation, et plus de naufrages ? et cela quatre siècles encore après qu’il a cessé d’exister parmi les hommes. À l’exemple du prédicateur de la Folie sainte, Christophe Colomb a été souvent en voyage, en danger sur les rivières, en danger des voleurs, en danger de sa nation, en danger des Gentils, en danger dans les villes, en danger dans les déserts, en danger sur la mer, en danger parmi les faux frères ; dans les peines, dans les travaux, dans les veilles, dans la faim, dans la soif, dans les jeûnes, dans le froid, dans la nudité, et, pardessus toutes ces choses extérieures, il est encore asslégé tous les jours par les soucis de toutes les églises. Je sais bien que ce que je dis là va parattre insupportablement extravagant et que je m’expose à l’accusation d’exagérer.

Ah ! l’exagération, ce mot des lâches et des niais, que les hommes jetteront perpétuellement à la figure de quiconque aura l’audace de leur parler avec fermeté de quoi que ce soit ! Les gens de cœur doivent le connaître ce mot d’une si abjecte puissance de négation. Le nolumus hunc regnare ne s’adresse pas seulement à Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais à tous les fronts couronnés d’épines et surtout à ceux-là qui saignent le plus. Et quel homme fut plus couronné d’épines, plus roulé dans le buisson ardent de l’apostolat que Christophe Colomb qui donna la moitié du Globe à la sainte Église et qui, trois cent cinquante ans après sa mort, n’avait pas encore trouvé la moitié d’un écrivain catholique pour raconter cette largesse ! Mais le Dieu de tous les saints avait faim et soif de justice, il ne pouvait pas attendre plus longtemps ; et cet historien est enfin venu.

Le Comte Roselly de Lorgues n’a pas eu peur d’aller jusqu’à l’extrémité de l’exactitude historique et, on présence du plus majestueux ensemble de faits surnaturels dans une vie où l’héroïsme déborde à chaque instant l’humanité, devant l’indifférence ironique ou slupide du monde entier etle mutisme expectant de la sainte Église, il a osé conclure nettement à la sainteté telle que l’Église l’entend et exige qu’on la démontre quandil s’agit de mettre une poignée de poussière humaine sur ses autels. Heureuse audace assurément puisqu’elle a réussi ! L’Église qui est le ciel sur la terre-ne hait pas qu’on lui fasse violence. La Papauté accueillit favorablement cette solitaire postulation de la conscience d’un chrétien alors sans autorité ; et elle reconnul magnifiquement à ce chrétien, — tout laïque qu’il fût, — les droits et le mandat officiels de Postulateur de la Cause dont il avait eu l’honneur de solliciter, le premier, l’introduction devant la Sacrée Congrégation des Rites.

Maintenant nous allons regarder aussirapidement que possible la vie et la grande personnalité de Christophe Colomb à travers sa magnifique histoire telle que nous l’a donnée le Comte Roselly de Lorgues. Seulement il n’est pas inutile d’avertir que ce livre ne peut être intelligible et croyable qu’à la condition d’avoir auparavant aettoyé son cœur et sa mémoire des honteuses élucubrations du protestantisme et de la Libre Pensée. Il est déshonorant que les catholiques aient abandonné l’histoire d’un grand nombre de faits essentiels pour l’Église et pour le monde à de viles plumes protestantes ou philosophiques, et, cependant, il en est lamentablement ainsi. Pendant trois siècles, les portières de Caïphe ont écrit tout ce qu’elles ont voulu et, il faut bien le dire, les plus zélés serviteurs de Jésus-Christ n’ont pas toujours attendu le chant du coq pour trembler devant la canaille. Le mot célèbre de Joseph de Maistre n’est certes pas trop fort, on pourrait même y ajouter et ce n’est pas toujours aux ennemis de l’Église qu’on manquerait de respect. Christophe Colomb ne serait sans doute pas aussi sublime sion ne l’avait pas tant renié. Autour d’un front de martyr, il n’y a rien d’aussi beau que le nimbe d’une obscurité assez profonde pour que Dieu seul ait le pouvoir de la dissiper. Ce moment est enfin venu pour Christophe Colomb. Le Comte Roselly de Lorgues a fait pour lui ce que ce grand homme a fait pour la moitié de la terre. Il nous l’a découvert. N’eût-il fait que cela, c’est assez pour ne pas mourir. Protestants et libres penseurs peuvent désormais se mettre à cent mille et capitaliser leur venin, ils ne prévaudront plus contre la mémoire du Messager de l’Évangile, de la Colombe portant le Christ !


III

LA COLOMBE PORTANT LE CHRIST ! Columba Christum ferens ! Aucune chose en ce monde n’est livrée au hasard, et la divine Providence n’est nullement étrangère aux noms que, doivent porter les chrétiens jusqu’à leur dernière heure, et sur lesquels ils seront crucifiés au exaltés selon le caprice de l’inconstante populace humaine. Presque toujours nos noms enveloppent et déterminent nos destinées. Même au point de vue surnaturel, il n’est certes pas indifférent de nattre Bourbon ou de naître Turcaret. Ce que l’on appelle la lignée n’existe pas seulement sur les parchemins aristocratiques ou sur les registres de l’état civil, c’est surtout une réalité dans nos âmes. C’est une réalité psychologique des plus pressantes et des plus invincibles. C’est un décret providentiel dont le quatrième commandement nous montre assez clairement la portée véritable dans le temps et dans l’éternité. Patrimoine d’honneur ou de honte, la vie morale en dépend à un tel point que le symptôme le plus évident de notre abaissement démocratique est précisément la négation de ce signe naturel de la solidarité des familles.

Le pénétrant historien du Grand Amiral, dans quelques pages très étonnantes d’aperçu nous donne le symbolisme du nom doublement prophétique de Christophe Colomb. Il paraît que le Révélateur de la Création était de sang très pur et que ses ancêtres avaient occupé un rang considérable dans la noblesse de la Lombardie et du Piémont. Ses arines étaient d’azur à trois colombes d’argent au chef le cimier, surmonté de l’emblème de la justice avec la devise : « Fides, spes, charitas. » Plus tard, ces trois colombes devinrent les trois navires aux blanches voiles qui portèrent l’Évangile au Nouveau Monde.

La célébre légende populaire de saint Christophe et sa mystérieuse relation avec la destinée de Colomh est plus saisissante et plus concluante encore. Le Comte Roselly de Lorgues démontre par toutes les données de l’hagiographie et de l’archéologie que « sans Christophe Colomb, il est impossible d’expliquer cette légende ». Je vais résumer en aussi peu de lignes que possible cette dissertation, l’une des plus curieuses assurément qu’on puisse lire en quelque livre que ce soit. Les judicieux aréopagiles de la critique moderne ne manqueront pas de la trouver très enfantine, mais les chrétiens en jugeront autrement ; et l’histoire de Colomb, je l’ai dit, n’est intelligible que pour eux

Oférus ou Réprobus, Syrien de naissance, disent les hagiographes, était un païen d’une taille gigantesque et d’un aspect terrible qui avait résolu de ne mettre sa force qu’au service du plus puissant roi de la terre. Après divers voyages et diverses déconvenues, le naïf géant finit par s’apercevoir que les plus fiers avaient peur du diable et que le diable, — qu’il eut un instant la pensées de servir — tremblait lui-même au Nom de Jésus-Christ et à la vue de sa Croix. Il se fit donc chrétien et fut baptisé à Antioche sous le nom de Porte-Christ (Christophorus). Après de laborieuses prédications accompagnées de miracles, il fut enfin arrêté et souffrit le martyre pendant la persécution de l’empereur Dèce.

Son culte se répandit presque aussitôt dans l’univers chrétien. Une croyance ancienne attribue à ce saint le pouvoir de détourner immédiatement tout malheur ou tout accident fâcheux et la piété chrétienne l’a mis au nombre des quatorze auxiliateurs ou apotropéens avec lesquels il partage ce privilège[4]. Il était généralement admis au moyen âge qu’on ne pouvait mourir subitement ni par accident pendant la journée si l’on avait vu une image de saint Christophe. Christophorum videas, disait un vers léonin passé en adage, postea tutus eas : « Regarde saint Christophe et puis va-t’en tranquille. » Or, pour que la bienfaisante et miraculeuse statue fût aperçue du plus loin et par le plus de fidèles possible, on lui donnait une hauteur prodigieuse. On la plaçait pour la même raison aux porches des cathédrales ou à l’entrée des églises. Notre-Dame de Paris a possédé jusqu’en 1786, en ex-voto, une effigie colossale du Porte-Christ de 28 pieds de haut qui s’adossait, comme une tour elle-même, turris ipse, contre le gros pilier de la tour de droite. Le grand nombre de lieux consacrés à saint Christophe par toute l’Europe atteste encore le crédit extraordinaire de ce martyr.

Voilà pour l’histoire authentique et le culte pur et simple. Voici maintenant pour la légende et le culte symbolique. J’entends par là ce que l’esprit moderne méprise, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus profond.

Ce même saint, de Réprouvé devenu Porte-Christ, s’installe au bord d’un torrent et passe les voyageurs sur ses épaules pour être agréable à son nouveau maltre, en le servant selon son pouvoir. Un jour, il entend une voix d’enfant qui l’appelle par trois fois : « Christophe, viens dehors et passe-moi. » Il sort de sa demeure, charge l’enfant sur ses épaules, prend son bâton et entre dans l’eau. « Et l’eau s’élevait peu à peu, dit la Légende dorée, et l’enfant pesait sur les épaules de Christophe d’une manière excessive et son poids augmentait toujours, de sorte que Christophe commença à avoir peur. Et, quand enfin il eut passé la rivière et qu’il eut déposé l’enfant sur la rive, il lui dit : « Tu m’as mis dans un grand péril, enfant, tu m’as surchargé d’un si grand poids qu’il me semblait que si j’avais eu le monde entier sur mes épaules je n’aurais pas eu un plus lourd fardeau. » Et l’enfant répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe, car non seulement tu as eu sur tes épaules le monde entier, mais encore celui qui a créé le monde ; car je suis le Christ, celui pour lequel tu accomplis l’œuvre que tu as entreprise ; et, afin que je te donne un témoignage de ma parole, plante ton bâton dans le sable et, demain, tu verras qu’il s’est couvert de feuilles et de fleurs. » Et aussilôt il disparut. Christophe enfonça son bâton dans le sable, et le lendemain il le vit fleuri comme un palmier et couvert de dattes. »

Cette légende singulière a été fixée dès les temps les plus anciens par l’iconographie chrétienne dans toutes les contrées où le culte de saint Christophe s’est établi. Peinture ou statuaire, saint Christophe est représenté sous la forme d’un géant portant l’enfant Jésus sur ses épaules, passant la mer sans être complètement mouillé et s’appuyant sur un tronc d’arbre verdeyant orné de sa cime et de ses racines[5].

« Assurément, dans cette image du confesseur de la foi, rien ne rappelle l’apostolat ou le martyre. Cette représentation n’étant nullement applicable aux événemenis de la vie de saint Christophe, évidemment elle ne saurait porter que sur son nom. Or, on a donné à ce nom, réellement symbolique, une expression qui ne pouvant concerner le passé, nécessairement alors regarde l’avenir.

« Ce fait implique forcément l’existence d’une prophétie depuis longtemps mystérieuse dont on ignore à présent l’origine, mais sur laquelle a été nécessairement construit le type sculptural de saint Christophe, tel que le produisit d’abord l’Orient, et tel que le conserve encore le midi de l’Europe chrétienne. De là, il est permis d’induire que cette prophétie fut peut-être contemporaine du martyre de saint Christophe. Il ne serait pas impossible que cette figure fût littéralement la reproduction en pierre de la prophétie du saint qui, le premier, prit lenom de Porte-Christ, et aurait annoncé qu’un jour un grand homme, portant aussi le Christ dans son nom, transporterait effectivement la loi de Jésus-Christ à travers la mer Océane. Ceci expliquerait comment le génie oriental, donnant au saint martyr l’emblème du saint voyageur annoncé, a taillé un homme colossal, en rapport avec son œuvre gigantesque. Par unc exception unique dans l’iconographie sacréc et les usages du culte, la piété populaire adopta ces attributs figuratifs de l’avenir. L’Église a donné asile aux colossales effigies de saint Christophe, qui, en rendant hommage au géant martyr de la foi, représentaient l’Apostolat futur d’un grand homme qui porterait le Chris.

« Pour tout esprit sérieux, il devient évident : 1o qu’une tradition mystérieuse a occasionné la figure de cette statue symbolique annonçant l’avenir, au lieu de rappeler le passé ; et pour cela dépouillée de tous les souvenirs de la vie apostolique et de la palme martyréenne de saint Christophe, et le représentant uniquement là surtout où il n’alla jamais, sur la mer ; lui faisant traverser les flots, tandis qu’il n’évangélisa que sur la terre ; 2o que la connaissance de cette prophétie, cause de l’effigie colossale, s’étant perdue, on a postérieurement composé sur l’effigie elle-même une légende pieuse qui a subi des altérations et reçu des variantes selon les temps et les lieux. Il demeure certain que l’Orient fut l’origine de cette tradition, et que ; là, s’élevèrent les premières églises et les promières statues de saint Christophe.

« Décomposons l’emblème ; les détails nous feront trouver aisément la signification de l’ensemble.

« Ce saint géant est un très grand chrétien, un héros du catholicisme. — Il porte au delà de la mer Jésus enfant, c’est-à-dire l’aurore de l’Évangile sur la terre nouvelle. — Le petit Jésus tient en sa main la boule du monde surmontée de la Croix. Gette sphéricité du globe résume d’avance le système entier de la Découverte. — La Croix surmontant le globe annonce l’effusion de l’Évangile parmi tous les peuples. — Le Géant catholique, le front ceint de l’auréole, indice de la sainteté, s’appuie, en traversant les flots, sur un tronc d’arbre florissant, portant des feuilles et des fruits, qui rappelle à la fois la verge fleurie d’Aaron, la racine de Jessé, le tronc de l’arbre du Salut, ce bois qui a sauvé le monde. — Il est à noter que cet arbre porte au sommet des palmes dattifères, caractéristiques de l’Orient, et au bas, des racines chevelues, image de la transplantation, de la culture nouvelle. — En outre, la vieille devise latine de saint Christophe, exprimant la bonté de cet apôtre géant, à douceur de Colombe, et la Bonne Nouvelle dont il est porteur, dit : Qui te mine vident, nocturne temporelle rident. Ces paroles, évidemment, impliquent le mouvement futur, le voyage à venir, et ne peuvent en aucune sorte se rapporter au passé.

« Il est à remarquer, dit, en terminant, le Comte Roselly de Lorgues, que, depuis la Découverte, les statues de saint Christophe sont moins colossales et ses chapelles moins nombreuses qu’avant cette époque. On conserve celles qui existaient ; on en érige rarement de nouvelles sous son vocable. Maintenant, la gigantesque effigie a reçu son explication. Désormais, on peut rendre au martyr syrien la palme de son triomphe, la couronne de sa victoire. Il nous reste seulement à vénérer en lui le martyr de Jésus-Christ, et probablement l’auteur ou l’occasion de cette prophétie mystérieuse que Colomb, le Révélateur du Globe, fut chargé d’accomplir[6]. »

Si Christophe Colomb pouvait être grandi, combien cette prophétie écrite le long de dix siècles dans le bois ou dans la pierre ne le grandirait-elle pas ! Je dirai plus loin comment de pieux et savants interprètes ont distinetement aperçu l’Inventeur du Nouveau Monde à travers les énigmes et les figures du Saint Livre. Mais, dans une société qui ne sait plus ce que c’est que la Parole de Dieu, cette espèce de vaticination archéologique doit avoir une portée plus grande et pénétrer un plus grand nombre d’esprits. Pour moi, qui ne répugne pas au incrveilleux, je ne me sens pas infiniment éloigné d’accepter comme historique le récit naïf de la Légende dorée et de croire que la prophétie conjecturée par le sagace historien est simplement cet épisode de la vie du gigantesque passeur de l’Enfant divin. La circonstance du fleuve au lieu de la mer a peu d’importance au point de vue symbolique, puisque, dans les deux cas, il s’agit de porter Jésus au travers d’une eau quelconque, mais d’une eau ennemie et qui ne peut être vaincue que par la force colossale du bon géant.

Quoi qu’il en soit, il est permis de demander quel homme historique, quel héritier de gloire, quel naïssant couronné, quel porphyrogènète fut jamais de plus grande race que celui-là ? La transmission Physiologique d’un sang plus ou moins pourpre ou azur n’est pas absolument tout pour des penseurs spiritualistes et providentiels. Au-dessus de la race physique, ils admettent encore une mystérieuse lignée des âmes à la manière de la postérité d’Abraham, ou, plus profondément encore, à la manière de saint Jean-Baptiste renouvelant le prophète Élie, dans l’esprit et dans la vertu de leur commune prédestination.

Christophe Colomb a écrit lui-même : « Je ne suis pas le premier Amiral de ma famille. » Il aurait pu dire tout aussi bien qu’il n’en était pas non plus le premier prince, ni le premier prophète, ni le premier apôtre, ni le premier martyr et envelopper ainsi d’une seule étreinte d’amour filial l’imperceptible groupe des plus sublimes créatures humaines. Assurément, cet Amplificateur de la Création n’est d’aucune façon le fils du Hasard, comme voudraient le faire croire les misérables Enfants-Trouvés de la Libre Pensée qui ont imaginé de supprimer la Providence pour écarter les inconvénients divins de la Réversibilité. Celui qui devait être l’Ambassadeur de Dieu et le Héraut de Jésus-Christ est venu au monde en son temps et à son heure comme l’épanouissement définitif et splendide d’une séculaire poussée de grandes âmes…

« Tout homme, dit Blanc de Saint-Bonnet, est l’addition de sa race ; la sainteté couronne et souvent porte au ciel les familles dont tous les rameaux ont donné leurs fruits sur la terre. »

IV

Les premières années et la jeunesse de Christophe Colomb sont assez obscures. On sait seulement d’une manière certaine, qu’il naquit à Gênes[7] et que son père, Dominique Colomb, homme très pauvre et de rare vertu, frappé de l’intelligence extraordinaire de son fils, s’efforça de seconder la nature ot de lui procurer l’instruction la plus complète qui se donnât alors. On ignore quels furent ses maîtres à l’Université de Pavie où il l’envoya et le profit que le jeuneintuitif put retirer de leur docte bavardage[8]. À l’âge de quatorze ans il était déjà marin et il le fut toute sa vie. Un précoce amour mystique de la nature qui le portait à la contemplation des œuvres divines et un secret instinct de découvertes géographiques lui firentpréférer la mer aux travaux sédentaires et monotones de sa famille. Des hommes de son nom et de son sang s’étaient d’ailleurs illustrés dans la marine militaire. « J’entrai tout petit à la mer, écrivait-il dans sa vieillesse, pour m’adonner à la navigation et j’ai continué jusqu’à ce jour. Cette carrière porte qui la suit à vouloir pénétrer les secrets de ce monde… Quoique je sois un très grand pécheur, la compassion et la miséricorde de Notre-Seigneur que j’ai toujours implorées, couvrant mes fautes, m’ont tout à fait comblé. J’ai trouvé la plus suave consolation à mettre tout mon soin dans la contemplation du merveilleux aspect de son œuvre. »

La première fois qu’un document historique permet de saisir sa trace, il navigue sous le pavillon français. Il est déjà homme de mer et l’un des officiers du fameux Colombo, son grand-oncle qui commandait une flotte pour le compte du roi Réné contre le royaume de Naples en 1459. Vers cette époque, le roi René lui donnait un commandement personnel. Il guerroya quelque temps sur mer et c’est à l’issuc d’un combat terrible en plein Océan et son navire ayant pris feu, qu’il dut se jeter à la mer et franchir à la nage l’énorme distance qui le séparait de la côte du Portugal où il aborda miraculeusement vers 1470. Il achevait alors sa trente-troisième année. À ce moment, commence, à proprement parler, sa merveilleuse histoire.

Comme il serait ridicule de prétendre tracer ici une biographie détaillée et complète, nous allons presser les événements. Marié à Lisbonne peu de temps après son naufrage, à la fille d’un gentilhomme italien sans fortune, il dut interrompre ses voyages etse mit à faire des cartes et des manuscrits pour assurer le pain de chaque jour. Le Portugal était alors le pays des audacieuses expéditions de mer. Une immense curiosité portait aux découvertes lointaines un grand nombre de navigateurs. Madère et les tles du Cap-Vert avaient été rencontrées. D’année en année, les Portugais s’avançaient sur la côte occidentale de l’Afrique. Colomb, providentiellement porté, malgré lui, au centre des idées qui devaient agrandir ses vues, acquit des notions de plus en plus avancées sur l’Océan et les régions du Midi. Le pressentiment humainement inexplicable de sa Mission grandissait alors silencieusement en lui. Quelque temps après son mariage, il eut occasion de reprendre la mer et de faire quelques voyages aux tles les plus avancées dans l’Atlantique et put ainsi étendre le domaine de son expérience ot l’échelle de ses comparaisons. Dès l’année 1474, sa détermination d’aller à la découverte des terres qu’il pressentait exister dans l’Ouest était arrêtée. En 1476, ayant atteint sa quarantième année, il résolut de tenter la réalisation de son plan. Pour cela, ses yeux se tournèrent naturellement vers sa patrie. Les témoignages les plus-positifs prouvent qu’il s’adressa d’abord au Sénat de Gûnes. Mais les raisons cosmographiques sur lesquelles ils’appuyait, ne pouvaient être bien appréciées des nobles membres de cette compagnie. Les progrès que faisaient chaque jour les Portugais dans la géographie ne les avaient pas encore atteints.

Refusé par Gênes, Christophe Colomb passa, dit-on, à Venise où il ne fut pas plus heureux. Il s’adressa alors à Joam II, roi de Portugal. Ce prince, qu’on surnommait le Parfait, à cause de sa grande pénétration, discerna bientôt dans la personne de Colomb et dans ses propositions quelque chose d’immense et de supérieur. Mais les conditions posées par ce dernier lui paraissant inacceptables, il ne se détermina pas sur-le-champ. Une commission scientifique — hélas ! il en existait déjà, — fut chargée de l’examen de son plan ot, naturellement, conclut au rejet de cette nouveauté, toutefois sans pouvoir convaincre le Roi que l’énormité des prétentions de l’Inventeur empêchait, seule, de tenter l’entreprise. Après d’assez longs délais, un des conseillers lui suggéra le moyen de concilier son désir d’expédition avec ce qu’ils appelaient la dignité de la couronne. Ce moyen consistait à munir secrètement du plan et des instructions de Colomb un bon pilote portugais et à l’envoyer à la découverte dans la route indiquée. Connaissance prise de la terre que cherchait cet étranger, on ne serait plus obligé de lui accorder une bien grande récompense. Le Roi eut le malheur de consentir à cette félonie.

Ici, le Surnaturel d’exception, le Surnaturel particulier à la Mission du Révélateur, fait apparition dans son histoire. Colomb fut invité à déposer sans retard ie détail de son projet avec les preuves à l’appui, en un mot, tous les moyens d’exécuter son entreprise. Aussitôt un des plus habiles capitaines de la marine portugaise fut dépêché vers l’Occident. Mais ce qu’on n’avait pu ravir à l’Homme de Dieu, c’était le don mystérieux. reçu d’en haut, pour l’accomplissement de son œuvre. Le succès était providentiellement attaché à sa personne et lui seul pouvait découvrir le Nouveau Monde. On comprit cela beaucoup plus tard.

« La personne de Colomb et sa découverte, dit le Comte Roselly de Lorgues, étaient les deux termes d’une céleste mathémathique. » Rien ne suffisait, humainement, pour la découverte. Il fallait la personne de celui qui portait, inscrite jusque dans son nom, cette vocation miraculeuse. Je sais que cela est tout à fait incompréhensible et, par conséquent, tout à fait absurde pour la plupart des hommes de ce temps d’égalité, qui, voulant ressusciter l’antiquité en haine du christianisme, n’ont réussi à substituer au polythéisme païen qu’un polythéisme ridicule de vanités exaspérées et impuissantes. Il faut être trois fois docteur pour savoir aujourd’hui ce que c’est que la personne humaine, cette gigantesque royauté solitaire que l’Église avait reconstruite tout entière des reliefs déshonorés du festin de Tantale, ramassés dans le sang du Fils de Dieu. La personne humaine n’est plus rien désormais qu’une unité mathématique sous l’aveugle despotisme du Nombre. Que voulez-vous que comprenne aux vocations surnaturelles et aux divins esclavages de l’amour, cette abjecte esclave de l’opinion, et qu’espérez-vous produire en elle en lui parlant de sa grandeur et des éteraelles particularités de sa prédestination ?

Le navire du traître monarque, épouvanté de l’immensité de l’Atlantique, et d’ailleurs battu par la tempête, rebroussa chemin et retourna honteusement d’où il était parti. Le Révélateur du Globe, profondément ulcéré de cette déloyauté, réalisa secrètement ce qui pouvait lui revenir du chef de sa femme morte depuis peu et, vers ia fin de 1484, s’enfuit de Lisbonne avecson jeune fils Diego. Quelques années après, Joam II, apprenant que Colomb était en instance à la Cour de Castille et pressentant l’énorme perte qu’allait faire sa couronne, voulut renouer les négociations au point où elles avaient été interrompues et sur le même pied de grandeur. Tout fut inutile, le Portugal perdit la moitié du monde.

Il y avait alors à une demi-lieue de Palos, en vue de l’Océan, un humble monastère de Franciscains dédié à la Mère de Dieu. Il s’appelait Santa-Maria-de-la-Rabida, Ce monastère, maintenant abandonné, est peut-être destiné à devenir, quelque jour, un lieu de pélerinage pour toute la terre, car c’est là que fut élaborée devant Dicu, dans le silence amoureuxde la prière, la plus grande pensée de la chrétienté. En juillet 1485, le Père Gardien de ce couvent, frère Juan Perez de Marcheña vit arriver un voyageur accompagné d’un petit enfant, venus tous les deux à pied. Ce voyageur fort écarté de sa route, demandait un verre d’eau et un peu de pain pour son fils. Interrogé, il répondit très simplement qu’il venait d’Italie et qu’il allait à la Cour voir les Rois afin de leur communiquer un projet important. Le Père Gardien, vivement intéressé, engagea l’étranger à entrer dans le cloître pour s’y reposer un peu. Ce voyageur était Christophe Colomb. À dater de cetie rencontre, le patriarche des Missionnaires appartient de droit et de faità la famille franciscaine dont il poita le saint habit jusqu’à son dernier jour. Frère Juan Pérez n’était pas un homme ordinaire. La reine Isabelle dont il avait été quelque temps le confesseur, ne l’estimait pas seulement comme religieux d’une sainte vie, comme guide spirituel et grand théologien, elle le tenait pour habile astronomeet excellent cosmographe. Une sainte intimité s’établit entre ces deux hommes que l’histoire ne séparera plus[9].

Christophe Colomb reposa son corps et son âme dans cette maison de paix. Il y travailla à son perfectionnement intérieur. IL voulait par la prière, la pureté, devenir moins indigne d’accomplir l’œuvre immense dont il se sentait chargé. Indubitablement, ce fut là qu’il acquit cette connaissance variée des œuvres théologiques dont il fit preuve depuis. Tout homme du monde qu’il était encore, il aspirait du fond de son cœur à célébrer la gloire de Jésus-Christ. Le franciscain reconnut en lui la marque d’une élection providentielle. C’est pourquoi il s’intéressa à sa destinée et s’y attacha d’un dévouement qui ne finit qu’avec lui-même. Touchant et poétique épisode de l’existence la plus surhumaine qui fut peut-être jamais ! Le souvenir de cette retraite et de cet ami dut réconforter plus tard le navigateur de Dieu, dans les solitudes et les abandonnements de sa Mission. Le Sacrement était loin alors ; l’appel religieux d’aucune cloche n’arrivait plus à lui à travers les espaces bouleversés de l’immense mer, et cette âme chrétienne, plus immense et plus solitaire encore, dut avoir à souffrir les pesantes agonies et les noires tentations de la mélancolie des exilés. Ah ! Dieu fait les grands hommes à la taille de leur destinée et il mesure parcimonieusement les consolations terrestres à ces enfants gâtés de la douleur !…

Christophe Colomb prit enfin congé du vénérable Gardien et se mit en route pour Cordoue où résidaient alors Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille que leurs sujets et l’Europe contemporaine désignaient déjà sous ce seul nom magnifique conservé par l’histoire : les Rois Catholiques !


V

À son arrivée en Espagne, en 1485, Christophe Colomb avait environ cinquante ans et commençait d’être un vieillard. « Parmi les contemporains, trois écrivains surtout nous ont laissé de sa personne trois descriptions d’après lesquelles il est permis de s’en former une idée très approximative. Ce sont : — d’abord, son second fils, don Fernando Colomb, devenu son biographe ; — puis, l’archichronographe impérial Oviedo, à qui ses fonctions de page de l’Infant don Juan permirent de l’apercevoir souvent ; — et enfin, le célèbre Barthélemy Las Casas, lequel, ainsi que son père, en avait reçu des bontés personnelles. Chacun de ces historiens dont aucun n’a copié les autres, fait à sa manière le signalement plutôt que le portrait du grand homme. Toutefois leurs détails trop abrégés, se complètent par d’autres témoignages qui ont aussi leur importance : tel est celui du Milanais Girolamo Benzoni, qui visita le Nouveau Monde pendant que les souvenirs de son Inventeur y vivaient encore, et put s’y entretenir avec nombre de gens ayant jadis ser vi sous ses ordres. Les historiens, en parfait accord sur la physionomie de Colomb, la forme de ses traits, la couleur des yeux, le teint, la chevelure, diffèrent quelque peu au sujet de sa taille. Cependant des renseignementis précis devaient exclure le plus léger doute. Christophe était d’une taille élevée, cela est certain. On sait d’ailleurs que l’intrépide Barthélemy Colomb, doué d’une constitution athlétique, par conséquent d’une stature assez haute, était moins grand que son frère atné. Las Casas, qui les connaissait l’un et l’autre, le dit positivement[10]. »

Je voudrais, en m’aidant de ces données malheureusement incomplètes et du portrait attribué à Antonio del Rincon, évoquer cette auguste physionomie que l’Église catholique va peut-être proposer à la vénération de tous ses peuples. Je ne me dissimule pas que cela est fort difficile et quelque peu téméraire. C’est une étrange et profonde attestation de notre néant que l’extrême difficulté de reconstituer d’une manière certaine la figure mortelle d’un grand homme, lorsque quelques siècles seulement nous en séparent et si l’art le plus sublime n’a point accompli le miracle de nous la conserver. Cette difficulté devient même l’impossible absolu quand il faut remonter un peu haut dans l’histoire.

À une certaine profondeur, il est vrai de dire que les anciens nous sont plus proches que les modernes. Adam, de qui nous tenons tout ce qui est de l’homme, est infiniment plus notre père que celui par qui nous fûmes immédiatement engendrés et qui ne pouvait nous transmettre, en surcroît du patrimoine commun de l’humanité, que le triste contingent des particularités de sa détresse. La science contemporaine, cette galère capitane de tous les forçats du matérialisme, a récemment constaté, pour lui donner le nom bénin d’atavisme, le retentissement physiologique de cette haute loi spirituelle qu’elle ignore très fermement.

Eh bien ! ce sont précisément ces grandes figures, si effacées par le temps, que nous serions le plus altérés de connaître ! Moïse et Abraham, par exemple, — si près de nous par toutes les habitudes de notre éducation et de notre pensée qu’ils semblent adhérer à notre chair et à notre sang, — nous sont tellement inconnus, quant à la forme extérieure, que c’est une espèce de rêve de s’en souvenir ot qu’ils ont l’oir de n’avoir été révélés à nos âmes aveugles que pour servir d’aliment éternel à notre plus irrémédiable curiosité. Que dis-je ? Notre-Seigneur lui-même, ce Verbe de Dieu fait chair, ce véritable Homme en qui nous avons l’être, le mouvement et la vie, nous est si totalement inconnu par les traits de son Visage qu’il faut être un grand saint pour en deviner quelque chose et que c’est la plus glorieuse” des faveurs divines de l’entrevoir seulement dans la plus brûlante des extases !

Il a plu à Dieu que l’image de son plus grand serviteur dans les temps modernes nous fût à peine moins inconnue que la sienne propre. Pourtant, c’était la grande époque des apothéoses de la face humaine. De César Borgia à François Ier, tout ce qui parut avoir quelque relief dans la boue du siècle fut immortalisé par le phénix de l’Art antique qui renaissait alors de toutes les cendres impures que le spiritualisme pénitent du moyen âge avait dispersées pendant mille ans aux quatre vents du ciel. Christophe Colomb fut oublié par les maltres de l’art, comme il fut oublié par les maîtres de la terre et comme il devait l’être si longtemps par l’injuste histoire, si maternelle à tant d’avortons fameux et qui ne résiste ordinairement aux Humbles que pour conforter les Superbes et les Dégoûtants.

Voici donc, je crois, tout ce qu’il est possible de conjecturer de la personne physique de Colomb sous le nimbe probable de sa future gloire d’apôtre et de confesseur de Jésus-Christ.

Grand par la taille, comme il convenait à ce type réalisé de l’ancienne prophétie du Porte-Christ, rouvre par la force patiente et calme, ses attitudes et sa démarche le faisaient paraître plus grand encore et presque formidable lorsque l’enthousiasme de l’amour ou l’emportement de son génie secouait ce puissant vaisseau d’élection divine, bâti pour rompre les ailes de toutes les tempêtes. « Homme noble et d’autorité, ce que son pourfil et contenance montrait fort bien », dit Oviedo[11], il avait ce que ne donne nulle éducation et nulle superbe, c’est-à-dire ce très grand air qui tire soudainement un homme du milieu de cent mille hommes, comme si la main du Seigneur — qui était avec Jean, dit l’Évangile — apparaissait tout à coup sur lui, lumineuse, éblouissante, irrésistible. Cette manière d’être, mille fois plus étonnante qu’on ne le suppose, esl le signe sensible par lequel furent toujours manifestés les rares êtres créés pour commander et c’est aussi le stigmate surnaturel de cette sorte de choix divin qui s’est toujours appelé la noblesse parmi les hommes.

Le visage de Colomb, « rostre autoritaire, rostro autorizado », suivant l’expression d’Herrera, était d’un ovale très pur. Les pommettes un peu saillantes et les joues arrondies sans embonpoint ni maigreur, décrivaient avec le menton à fossette une ligne assez allongée pour que la partie inférieure n’eût rien de cette lourdeur sensuelle qui déshonore tant de faces idéales et qui est si choquante, par exemple, dans la maison de Bourbon et dans la maison d’Autriche. Il n’est fait mention de barbe dans aucune description et, certes, si l’aimable héros qui voulut toute sa vie ressembler à un enfant en avait porté, nul doute que ses contemporains, ennemis pour la plupart, ne nous en eussent informés, par une sorte d’intuition haineuse d’un vague ridicule. La barbe paraît avoir quelque chose d’hiératique et d’oriental qui ne convenait pas au Révélateur apostolique de l’extrême Occident.

Le front très vaste, — coupole surélevée de ce tabernacle de lumière, et nettement bombé au-dessus de l’arcade, devait étonner, chez un tel homme d’action, ceux qui ne savaient pas ou qui étaient incapables de comprendre l’indicible don de contemplation de ce disciple du Verbe. Les sourcils déliés et légèrement froncés, comme l’arc bandé de quelque divin sagittaire, tempéraient, par le repli habituel et quelque peu mélancolique de la plus auguste méditation, l’extrême douceur de la physionomie, sans exprimer toutefois ni dureté ni menace. D’ailleurs, ils abritaient des yeux d’une telle paix et d’une si sereine candeur que les serviteurs infidèles, contre lesquels l’Amiral eutà combattre toute sa vie, ne tremblèrent jamais devant ce bon maître chez quiles larmes de l’universelle pitié divine éteignaient presque aussitôt la flamme des plus dévorantes indignations. « Tes yeux sont comme les yeux des colombes », dit le bien-aimé du Cantique. Et qui donc a été plus semblable que Christophe Colomb à cette figure biblique de la méditation gémissante et inépuisablement miséricordieuse ? Ses yeux, du bleu clair et noyé de la dilection contemplative, avaient cette teinte, étrange à force de douceur, que les Espagnols expriment par le mot garzo qui correspond dans notre langue à la nuance minérale qu’on appelle lait de lune et dont le nom seul donne la sensation du rêve !

Le nez aquilin, révélateur de la grande race de l’Ambassadeur de Jésus-Christ, se terminait par des narines ouvertes et palpitantes de héros qui avaient l’air d’aspirer la douleur ambiante, atmosphérique, et se déployaient au-dessus d’une fine bouche aux coins élevés, à la lèvre inférieure imperceptiblement débordante, comme on le remarque chez la plupart des hommes dont la bonté va jusqu’à la tendresse. Dieu est jaloux de la bouche humaine, on le voit à toute page de l’ancienne loi, et c’est à la bouche que le Serpent s’adresse pour faire tomber les Premiers Coupables. « La bouche du juste est la veine de la vie, » dit Salomon et « la matrice de la sagesse[12]. » C’est l’organe privilégié de l’amour humain aussi bien que de l’amour eucharistique et c’est dans la bouche ouverte de David que s’envolait l’Esprit du Seigneur[13]. Il semble äonc que ce soit surtout à la bouche que Jésus voudra reconnaître ses justes, au premier rang desquels apparaît Christophe Colomb, très doux prince et prophète de la loi de grâce, qui « ouvrit sa bouche dans le milieu de l’Église » et qui descendit jusqu’à sa tombe le grand Escalier des Géants de la calomnie dont chaque marche était un outrage, sans aucune parole terrible ou amère contre les ingrats qui lui faisaient cette excessive infortune.

L’ensemble de son visage marqué de quelques taches de rousseur et ardemment coloré, par l’habitude d’affronter tous les soufiles de l’Océan, restait, — sous la couronne d’honneur de ses précoces cheveux blancs, — dans l’œil étonné de ceux de ses contemporains qui le voyaient pour la première fois. Il y restait fortement et longuement comme une extraordinaire efligie vivante de la grandeur de l’homme et puis, du regard il montait dans la pensée pour n’en plus descendre ; image très parfaite de la force chrétienne patiente et calme qu’aucun oubli n’était capable d’effacer.

Plus tard, quand le Héros, épuisé de prodiges et n’ayant plus une ingratitude humaine à connaître, approcha de ses derniers jours, les historiens etles artistes pensèrent moins que jamais à nous conserver les traits de ce patriarche sans faveur qu’il eût été si dangereux d’admirer. Mais l’imagination nous fait assez deviner ce que dut être cet auguste abandonné dont le seul aspect remuait toutes les fanges de l’envie, de la cupidité et du mensonge dans l’âme ignoble du roi Ferdinand. Christophe Colomb, purifié sept fois, — comme l’argent divin du psalmiste, — par cinquante ans au moins d’une vie chaste et contemplative qui était comme le support mystique de sa dévorante activité d’apôtre ; éprouvé par tout ce qui peut éprouver l’homme et saturé de douleurs d’amour que les anges seuls sont assez purs pour comprendre ; Christophe Colomb, incliné vers la mort et s’en allant dépouillé et nu devant son Juge, devait paraître incomparablement plus sublime, dans ce dépouillement et cette nudité, que dans l’éclat triomphal de sa passagère fortune…

Mais, aujourd’hui, il me semble que les quatre cents ans de notre histoire moderne reculent et s’entr’ouvrent devant cette majesté !


VI

À ce moment, l’adolescente Espagne, morcelée naguère en une demi-douzaine de souverainetés séparées, commençait sa prodigieuse existence de nation et tendait à devenir cette toute-puissante monarchie, la plus opulente de l’univers, qui devait, cinquante ans plus tard, ceindre toute la terre de ses deux bras étendus en forme de croix. Sous le nom de Renaissance, un paganisme enivrant s’abattait sur les peuples de Jésus-Christ. De grands changements s’opéraient en Europe, des déplacements inouis de civilisation menaçaientla sécurité universelle et faisaient trembler pour la robe sans couture de la Papauté. Constantinople venait de succomber et Luther allait naître. La plus triomphante pourvoycuse de l’Hérésie, l’Imprimerie était découverte. En Angleterre, la race funeste des Tudors était victoricuse : en France, la boueuse orgie des derniers Valois allait commencer. Un pressentiment universel annonçait l’accomplissement prochain de quelque immense Décret.

Isabelle la Catholique, accablée de sa guerre d’expulsion contre les Maures et des soins infinis de l’administration de ses États, ne comprit pas tout d’abord Christophe Colomb[14]. Pendant six mortelles années, ses sentiments pour le plus sublime de tous les solliciteurs, n’allèrent pas au delà d’une vague estime, accompagnée d’une profonde et secourable pitié. Ce que durent être l’agonie et le crucifiement de cette attente, Celui-là seul peut le savoir, qui pèse les douleurs des martyrs dans la balance d’or de l’éternelle gloire ! Christophe Colomb, père selon la Grâce, de deux ou trois cents millions d’Indiens privés de l’Évangile, voyait s’ajourner indéfiniment la délivrance qu’il mourait du désir de leur apporter. Peut-être même ne savait-il pas si son Secret ne mourrait pas avec lui ! Le Dieu des Patients le laissait probablement dans cette incertitude épouvantable. Il se remaria, ajoutant ainsi l’intérêt déchirant d’une tendresse humaine à tous les autres glaives qu’il avait déjà dans le cœur…

Vainement, le roi de Portugal, honteux de sa fourberie et devinant qu’une immense gloire allait lui échapper, s’eflorçait, comme je l’ai dit, de ramener à lui l’envoyé de Dieu qu’il avait méconnu et alla jusqu’à lui écrire de sa propre main. Christophe Colomb, outragé dans sa mission, était plus difficile à reconquérir que tout un monde perdu. La Majesté Très Fidèle y perdit ses peines et la Colombe, plus fidèle encore, ne répondit pas. Les succès inouis de l’Espagne contre l’islamisme, succès qui allaient aboutir par la prise de Grenade à la définitive expulsion des ennemis de la Croix, après une lutte de 778 ans, paraissaient au Missionnaire inspiré un signe d’élection divine sur ce peuple de héros. Lui-même perdu dans les rangs subalternes, il prit part au siège de Baza, en qualité de simple volontaire. Il avait le temps de souffrir et de combattre. Le rapport de la Junte savante, réunie à Salamanque par ordre des Rois pour y examiner son projet de circumnavigation et de découverte, avait conclu unanimement à l’impossible. Colomb, soutenu par une secrète espérance et un invincible pressentiment de la généreuse détermination d’Isabelle dont l’âme élevée lui semblait correspondre à la sienne, persévérait dans ses douloureuses démarches.

Cependant, après la reddition de Grenade, dans cette détente amollissante d’un triomphe si chèrement acheté, un moment tout lui sembla perdu. Après mille délais et mille ajournements, après des humiliations, des moqueries, des misères, des obscurcissements, et des désolations sans nombre, le Serviteur de Jésus-Christ se sentant vieillir ét ne pouvant plus attendre, lassé jusqu’à en mourir d’horreur des sordides marchandages du monde, jeta enfin les yeux vers la France dont le roi venait de lui écrire et partit dans le dessein de ne jamais revenir.

Presque aussitôt, deux hommes dont l’histoire a gardé les noms, — Luiz de Santangel et Alonzo de Quintanilla, — passionnés pour la gloire de Dieu et pour la grandeur de leur nation, épouvantés de ce départ comme d’une malédiction, accoururent chez la Reine et lui représentèrent audacieusement le désastre de cette fuite et l’effroyable honte qui en resterait sur la Couronne de Castille. Ce fut la minute de Dieu. Isabelle sentit tout à coup son entendement s’ouvrir, elle comprit Colomb tout entier. Alors, remerciant ces deux fidèles servants de sa gloire, elle déclara qu’elle acceptait l’entreprise pour son propre compte, comme reine de Castille.

Colomb, immédiateinent rappelé fut reçu à la cour avec des honneurs extraordinaires, etles moyens matériels d’exécuter son projet en même temps queles titres exigés par lui de Vice-Roi, de gouverneur général des terres à découvrir et de grand Amiral de l’Océan lui furent définitivement accordés sans retranchement d’un iota. Sa postulation avait duré dix-huit ans.

Le Vendredi, jour de la Rédemption, jour de la délirance du Saint-Sépulcre et de la reddition de Grenade, le Vendredi 2 août 1492, Christophe Colomb, ayant arboré l’image de Notre-Sauveur cloué sur l’arbre du Salut, commanda au nom de Jésus-Christ de déployer les voiles.

Ce premier voyage de Colomb, le plus étonnant et le plus sublime qui ait jamais été accompli, a été raconté un nombre infini de fois dans tous les pays et dans toutes Les langues parlées par les hommes. L’admiration s’y est épuisée. Par malheur, Christophe Colomb n’ayant pas été reconnu pour ce qu’il était réellement, uniquement et par-dessus tout, c’est-à-dire l’Ambassadeur de Dieu, comme il se nomme lui-même, et le premier apôtre du Nouveau Monde, l’intense splendeur morale de cet événement sans analogue dans l’histoire avait dû nécessairement échapper à une multitude d’esprits. Les historiens protestants et les savantasses philosophes qui en ont parlé ont soigneusement écarté de ce récit tout le divin qui l’encombhre et qui, à leurs yeux, en déshonore la moderne et humaine beauté.

Le premier de tous, l’historien catholique de Colomb, a raconté celie incroyable expédition telle qu’elle arriva et devait arriver, avec tout son accompagnement d’impossibilités humaines, et d’obstacles que les hommes n’avaient jamais surmontés. Apôtre de la Croix, à la manière de celui des Douze dont le nom plein de mystère signifie le Double Abyme, Christophe Colomb qui croyait aller au devant de saint Thomas, n’eut pas seulement à vaincre comme lui l’inimitié des hommes et l’inimitié de la Nature, il lui fallut encore triompher d’une influence cachée et bien autrement redoutable. Les dimensions très Lornées et la nature même de cette étude ne permettent aucun détail sur ce premier voyage ni sur les trois autres qui ont suivi et qui furent un enchaînement non inlerrompu de découvertes, de travaux apostoliques, de souffrances et de prodiges. Les âmes qui cherchent le grand et qui veulent s’édifler en lisant l’histoire, trouveront dans le livre du Comte Roselly de Lorgues le récit intégral de cette miraculeuse épopée.

Pour moi, le dernier venu dans les lettres, je n’ai pas, grâce à Dieu, l’écrasante tâche de la raconter. Elle est écrite pour jamais, maintenant, et nullement à refaire par n’importe quel poète. Et je me sers à dessein de ces mots d’épopée et de poésie, non pour caractériser cette œuvre à la manière d’un juge, mais pour en exprimer, comme je peux, l’extraordinaire élévation et l’étreignante intensité. La critique, ici, doit être muette. Je ne sais pas ce qu’il est possible, littérairement, d’aflrmer ou de ne pas affirmer du mérite de cette histoire. J’ignore si l’auteur est un écrivain selon le cœur des majordomes du grand banquet intellectuel et s’il convient de lui assigner telle ou telle place dans l’amphithéâtre passablement encombré des littératures. Mais je sais et j’affirme que son livre ruisselle de haut sur nos têtes et que cela fait commo une nappe de sublime pour nos imaginations étonnées. Encore une fois, l’odieuse pintade critique n’a que faire ici. Le Comte Roselly de Lorgues s’efface et s’anéantit continuellement devant Celui dont il se considère comme infiniment honoré de raconter la vie et les souffrances. Il ne sollicite ni l’attention ni l’indulgence de ses lecteurs. C’est une conscience qui parle à des consciences. Je me suis demandé ce que Bossuet aurait pu dire s’il avait eu l’incomparable faveur de parler devant la dépouille de Christophe Colomb. J’imagine que ce grand homme aurait fait cette oraison funèbre comme le vieux Malesherbes fit le plaidoyer de Louis XVI. Il eût éclaté en sanglots devant les princes et devant le peuple. Il eût pleuré, lui, le plus fastueux des orateurs chrétiens, non pas à cause des douleurs sans pareilles qu’il eût été forcé de raconter, mais à cause de la beauté divine d’une semblable destinée et d’une semblable vie en la présence d’un semblable mort.

Écoutez l’historien :

« Cet homme que l’Éternel semble avoir associé à l’achèvement de son œuvre, le chargeant de nous en dévoiler l’ampleur et les magnificences, d’où tira-t-il son autorité ? Comment ne pas être saisi de respect devant limmensité du mandat dontl’investit le ciel ? Qui dira la date précise de sa vocation ? Inaccessible à nos regards, se dérobant à nos recherches, elle remonte par son origine, au delà de l’ère historique et se rattache aux impénétrables décrets de la bonté divine.

« Depuis les temps d’Abraham, quelle destination fut plus auguste que la sienne ? Sa mission nous le montre en parenté spirituelle avec Moïse, conducteur du peuple de Dieu et Pierre conducteur des peuples du Christ. Après le bienheureux Jean-Baptiste, vous ne trouverez aucun Messager de l’Évangile comparable à son Précurseur dans le Nouveau Monde.

« Le Très-Haut l’avait choisi de toute éternité, le réservant dans ses desseins pour le jour où sa miséricorde appellerait aux bienfaitsdu christianisme l’immense Continent dont l’Ancien Monde ne soupçonnait pas l’existence. En lui permettant de nous découvrir la totalité de son œuvre, Dieu lui accorda le plus grand honneur qu’ait reçu un mortel. Christophe Colomb a été le Révélateur du Globe et le premier admirateur des merveilles du Verbe dont il proclamait l’empire sur ce sol inconnu. Il fut le vérificateur des annales de la Création et aurait eu le droit de contresigner la Genèse, la certiflant véritable. Le premier historien de l’Ancien Monde a été justifié par le premier narrateur du Nouveau. Grâce à Colomb, la science a pu constater depuis lors l’exactitude du récit de Moïse et avouer que, sur aucun point de la Terre, l’auteur du Pentateuque n’avait reçu un démenti. »

Un Jésuite, le P. Acosta, dans son Histoire naturelle et morale des Indes, reconnaît que divers passages d’Isaïe, entre autres le chapitre lxvi, peuvent s’appliquer à la découverte des Indes et dit : « Plusieurs auteurs très doctes déclarent que tout ce chapitre est entendu des Indes. »

Selon le témoignage même de l’Écriture[15], Isaïe paraît avoir eu, plus que tout autre prophète de la loi d’attente, la vision des derniers temps. Pour cet immense témoin de l’avenir dont la parole est si souvent invoquée dans l’Évangile, les trente-trois années de la présence visible de Dieu et la Passion même ne sont que des halces sublimes, des interruptions soudaines et courtes de son victorieux regard en voyage vers « les choses vachées et sempiternelles ». Cet aigle d’entre les aigles s’envole éperdüment et à jainais, sans pouvoir être arrêté par la barrière d’aucun temps ni la solitude ténébreuse d’aucun espace, et son vol de trois mille ans, — inépuisable comme celui de l’autre aigle nourri dans Patmos, — est, à cette heure, aussi vigoureux et aussi adolescent qu’au jour où il prenait son essor. Les générations auront beau se multiplier et les empires se rompre dans le cirque immense de l’histoire, tout ce que les enfants d’Adam pourront accomplir ou comprendre au cours des siècles tiendra fort à l’aise dans ce vêtement prophétique trop ample pour l’humanité. C’est avec du feu que la mission de Christophe Colomb y est annoncée par l’écolier brûlant des Séraphins. C’est dans ce même chapitre Anal où le Seigneur, indigné de l’abomination de son temple, annonce sa venue et son jugement, qu’il demande tout à coup à la terre si, par hasard, elle pense qu’il soit « devenu stérile », et qu’il lui soit désormais interdit « d’enfanter, à Lui, le Seigneur Dieu, qui fait enfanter les autres » ? En réponse à cette interrogation prodigieuse, il parle une fois de plus, des « peuples de la mer et tles lointaines qui n’ont rien entendu de lui et qui n’ont pas vu sa gloire ». Il déclare enfin qu’il va faire « une nouvelle terre et de nouveaux cieux, que toutes les nations seront assemblées et que toute chair adorera sa face ».

Le chapitre Lx est plus étonnant encore. La vision se précise davantage, le prophète aperçoit les premiers navires qui sillonnent l’Océan. On le dirait témoin de la première expédition de Colomb. Il assimile aux blancs nuages volant dans l’azur, les blanches toiles de ses caravelles sur les flots ; et, par une transparente allusion à son nom, il compare ces voiles rapides à l’aile des colombes revenant vers leur nid : « Qui sunt isti qui ut nubes volant et quasi columbas ad fenestras suas ? » Sans transition, le voyant royal exprime cet événement de l’histoire future comme un acte de la Providence éternelle, un instant marqué tout exprès : « Car, ajoute l’Esprit, les îles m’attendent et, dès le commencement, il était prévu que les navires seraient en mer pour t’amener tes enfants de loin, apportant avec eux leur argent et leur or, pour le consacrer au nom du Seigneur ton Dieu et du saint d’Israël, parce qu’il t’a glorifié[16]. »

« Ne croirait-on pas que le prophète voyait aussi le premier Or apporté du Nouveau Monde à Rome, servir d’hommage au Christ, à la Vierge et revêtir le plafond de la basilique Libérienne, aujourd’hui Sainte-Marie-Majeure[17]. »

On trouve dans les saintes Écritures plusieurs passages clairement applicables à la découverte du Nouveau Monde. Un grand nombre d’autres l’indiquent symboliquement et certaines paroles de l’ancien Testament peuvent êlre adaptées à la personne même de Colomb par voie d’interprétation accommodatice[18]. Le cours du temps n’a fait que rendre plus manifestes ces rapports, qu’élucider ces applications. La destinée des Américains, rapprochée du verset 12 au soixantième chapitre d’Isaïe, par exemple, frappera d’étonnement l’observateur. Mais ce n’est pas tout. Le Comte Roselly de Lorgues rappelant la fameuse prophétie de Malachie remarque que, grâce à Colomb, le Sacrifice Perpétuel de la nouvelle Loi, annoncé et prophétisé dans l’ancienne, a été réellement établi sur la Terre. |

Ce passage qu’on dirait écrit de la main de Chateaubriand, mais d’un Chateaubriand extrêmement supérieur par l’intelligence du surnaturel chrétien, me paraît de la plus inspirée et de la plus transcendante éloquence. C’est l’éloquence des mots, du mouvement et de la penséc ; tout à la fois. « À toute heure du jour et de la nuit, nous dit-il, l’immolation de la céleste Victime se renouvelle dans les deux hémisphères. Quand le chant Vespéral des complies annonce la chute du jour dans notre Europe, celui des Matines déjà précède l’aurore en d’autres régions ; et, tandis que la nuit ensevelit sous ses ombres notre hémisphère, l’auguste Sacrifice est célébré sur les Andes et parmi les îles du Pacifique. Le soleil éclaire incessamment les cérémonies de l’Église de Jésus-Christ. La parole des prophètes, les accents du psalmiste, les récits de l’Évangile se joignent, se succèdent, suivant les règles de la liturgie romaine ; et, du vieux monde au nouveau, la gloire du Verbe comme sa miséricorde sont annoncées à l’homme. La puissance de l’Unité Catholique resplendit dans la permanence de cet hommage rendu au Seigneur ; car, seule sur le globe, l’Église romaine offre cette perpétuité d’aspirations vers le ciel. Le Saint Sacrifice se continue sans interruption, comme la vie organique, la respiration des plantes, la rotation de la terre sur son axe ou la translation du soleil lui-même dans l’immensité de l’espace[19]. »

VII

« Le commandement, a dit le P. Faber, rend les hommes profonds plus humbles que l’obéissance. » Cette remarque du grand observateur ascétique va prendre une étrange valeur, si on l’applique à notre héros. Christophe Colomb fut humble trois fois, en une manière correspondante à la triple couronne terrestre du Vicaire de Jésus-Christ. Il fut humble comme père, comme roi, comme prophète ; c’est-à-dire comme exerçant tout commandement et toute autorité : car il offrit, un moment, le seul exemple historique d’un homme sur qui portait l’avenir de tous les peuples et qui était le coadjuteur immédiat de Dieu. À cause de cette vocation unique, il fut humble en une manière unique et comme personne ne le sera vraisemblablement jamais, tant que durera le règne de Celui qui s’est appelé l’Homme des douleurs[20]. Il fut tellement humble que l’ingratitude et la calomnie parurent avoir tout à fait raison contre ce diffamé silencieux qui ne se défendait pas. Dieu permit que l’humilité de son Serviteur devtnt ainsi complice innocente de la plus gigantesque des prévaricalions de l’histoire et qu’au lieu du < baiser de la justice et de la paix », chanté par David, le monde étonné pût contempler l’impossible alliance de l’humilité parfaite avec l’injustice. Il fallait bien cela pour que Colomb demeurât si longtemps sans gloire, il fallait l’énormité de ce boisseau pour cacher pendant quatre cents ans cette lumière, uniquement destinée à nous, les avortons du christianisme, qui devions en avoir terriblement besoin, à considérer la sollicitude avec laquelle Dieu s’est servi de ses ennemis eux-mêmes pour nous la conserver !

Voilà, en effet, ce qui apparaît tout d’abord et ce qui frappe le plus dans cette histoire : Christophe Colomb ne se défend jamais. Parmi les saints que l’Église honore, On n’en voit pas à qui soit plus exactement applicable la célèbre image de l’Imitation qui donne à l’âme chrétienne les deux ailes de la simplicité et de la pureté. Ce sont les deux aïles de l’Oiseau de l’amour qui l’enlèvent hors de portée des traits des sagittaires ot par lesquelles il plane sans indignation dans le bleu limpide de l’oubli du mal. Colomb fut chargé de telles calomnies qu’il a dit lui-même qu’il ne croyait pas « qu’en enfer on en inventât de pareilles ». Ces calomnies s’ajustaient si bien à la bassesse humaine qu’elles durent encore et qu’elles dureront peut-être toujours, en raison de l’inacceptable sublimité de la victime. Il lui eût été assurément bien facile de se justifier lui-même et, s’il avait pu voir dans l’avenir, la plupart de nos modernes illustres lui en auraient fourni l’exemple. Le simplerécit deses aventures, sans récrimination ni amertume, aurait suffi pour déshonorer éternellement ses persécuteurs. Il n’en eut même pas la pensée et, d’après son propre témoignage, ne raconta pas la centième partie des choses qui lui étaient arrivées ; estimant que c’était bien assez pourun chrétien de blâmer en ces termes ceux qui entravaient ses expéditions : « Qu’il plaise à Notre-Seigneur d’oublier les personnes qui ont combattu ou qui combattent une si excellente entreprise et qui s’opposeraient à ce qu’elle fasse des progrès[21]. »

Je ne puis m’empêcher de comparer Christophe Colomb à ce bon Pasteur de l’Évangile qui donne sa vie pour ses brebis et qui ne se repose pas avant d’avoir retrouvé celle qui était perdue. La brebis perdue, c’était la moitié de la race humaine, la douloureuse multitude des Américains. C’était l’effroyable prostituée d’Ézéchiel, « projetée sur la face de la terre dans l’abjection de son âme et foulée dans son sang ». Il avait rêvé de courber avec tendresse aux pieds du Dieu vivant cetie Madeleine de deux cents millions de cœurs. Il avait reçu tout ce qu’il fallait pour cela et nul conquérant après lui n’hérita du don divin par lequel il pénétrait et fixait les mobiles Indiens. La vue d’un chef si doux et si fort faisait croire à ces pauvres peuples que les souverains dont il leur parlait étaient dans le ciel et non dans ce monde ». Un peu plus tard, il leur vint d’autres chefs qui leur donnèrent à penser que ces mêmes souverains devaient régner dans les enfers. Le succès de Christophe Colomb eût été une chose trop belle sur cette planète maudite qui n’a de fécondité que pour engendrer des monstres et qui garde toute sa force pour la germination des épines humaines autour de la tête de son Dieu. Dans la confiante simplicité de son âme, le Messager de l’Évangile écrivait aux Rois, le lendemain de la Découverte : « Je tiens pour dit. Sérénissimes Princes, que dès l’instant où des missionnaires parleront leur langue, ils se feront tous chrétiens. J’espère en Notre-Seigneur que vos Altesses se décideront promptement à y envoyer, afin de réunirà l’Église des peuples si nombreux ; et qu’Elles les convertiront aussi certainement qu’Elles ont détruit ceux qui n’ont pas voulu confesser le Père, le Fils et le Saint Esprit (les Maures et Sarrasins d’Espagne). »

Mais les Rois comprirent peu ce langage, — Ferdinand surtout, l’ancêtre et le type des rois mercenaires du xixe siècle. Colomb avait exigé de grandes dignités pour exercer avec une indépendance royale l’apostolat inouï dont il se sentait investi. Ces dignités lui furent arrachées par violence ou par trahison et il se vit, au début de son règne, supplanté par d’horribles scélérats qui essuyèrent leurs mains sanglantes à la robe baptismale de ses enfants spirituels. Il avait demandé qu’aucun colon espagnol ne pût aborder aux terres nouvelles à moins qu’il ne fût certainement chrétien, alléguant le but véritable de cette entreprise qui était « l’accroissement et la gloire de la religion chrétienne ». On vida pour lui les prisons et les galères. Ce furent des escrocs, des parjures, des faussaires, des voleurs, des proxénètes et des assassins qu’on chargea de porter aux Indes l’exemple des vertus chrétiennes[22]. Lui-même fut accusé de tous les crimes et la hideuse canaille qu’on lui envoyait fut admiseà témoigner contre cet angélique pasteur qui voulait défendre son troupeau et dont le principal forfait avait été d’attenter à la liberté du pillage et de l’égorgement[23]. C’est un saignement de cœur et une agonie que de voir cet homme presque divin qui fut toute sa vie le Stylite pénitent de son propre génie, réduit à marchander goutte à goutte le Sang de Jésus-Christ avec toute l’écume des Espagnes. Il fut enfin dépossédé, exproprié de sa Mission et, pendant plusieurs années, put assister, lié et impuissant, à la destruction de son œuvre. Ses illégitimes et’cupides successeurs remplacèrent aussitôt la paternité par l’ergastule et l’évangélisation pacifique par le cruel système des repartimientos Qui fut l’arrêt de mort de ces peuples infortunés.

1 semble que le Héros aurait pu relever la tête une bonne fois et parler d’une voix terrible à tous ces puissants charnels qui « polluaient le Saint Nom de Dieu ». Il n’en fit rien, parce qu’il était la Colombe et que « la colère de la colombe », annoncée par Jérémie, est un ineffable mystère de juslice en réserve au fond de l’avenir. Dieu lui donna la force de porter en silence un fardeau de peines qui aurait accablé lout un monde. Quand il parut devant Isabelle, meurtri de ses fers, destitué, vaincu, brisé, foulé aux pieds, la noble reine éclata en larmes à l’aspect du Révélateur de la Création et sentit l’énormité de son inconsciente ingratitude. Ils pleurèrent ensemble, dit l’histoire, et ce fut toute l’apologie que le grand homme fit de sa propre conduite. Néanmoins, dominée par d’aveugles scrupules, elle ne lui rendit pas son gouvernement. Christophe Colomb souffrit encore cela sans aucun murmure et ce fut peut-être la plus pénétrante de ses douleurs que ce déni de justice de l’admirable femme qui paraissait n’avoir reçu la couronne que pour partager sa gloire.

Et son projet de secourir le Saint-Siège ? Et son désir dévorant de délivrer le Saint Sépulcre ? Qui pourrait mesurer le surcroît de cette double déception ? Pour l’exécution des plans les plus vastes qu’un chrétien ait jamais formés, il lui fallait immensément d’or et, nalvement, il en cherchait dans ce Nouveau Monde qui en a tant donné depuis à l’ancien, au prix de quels sacrifices humains, hélas ! et pour quels profanes usages ! On lui fit un crime de cette recherche, comme de tant d’autres actions, sans vouloir comprendre le merveilleux désintéressement de cet admirable avare saturé du symbolique esprit des Écritures, aux yeux de qui ce métal était véritablement, comme il est dit dans l’Apocalypse, la matière même de la Cité sainte qu’il ambitionnait de construire !


VIII

Il y eut, dans cette étonnante existence deux faiblesses constatées par l’historien. Mais combien elles sont assorties au grandiose surhumain de l’ensemble et combien elles font éclater l’inexprimable beauté d’âme du héros capable de les ressentir ! « Ne vous moquez pas de vos faiblesses ; — fait dire avec profondeur M. Barbey d’Aurevilly au principal personnage de son plus beau livre, — elles viennent toutes de la force de votre cœur. » L’une ot l’autre des deux faiblesses de Colomb furent suivies de l’intervention directe de Dieu, réconfortant de sa bouche son témoin accablé. Ces deux circonstances furent précisément les deux points les plus élevés et comme les deux cimes rayonnantes de cette histoire à laquelle rien d’humain ne ressemble. Il est impossible de les regarder sans vertige et de les montrer sans tremblement.

Voici la première :

Le 25 décembre 1499, jour anniversaire de la naissance du Sauveur, Christophe Colomb, à son troisième voyage, revenant de découvrir le Nouveau Continent, appelé par lui Terre de Grâce et arrivant à l’Espagnole malade et presque aveugle, trouve la colonie en pleine révolte et l’île entière sur le point dese soulever. « Sans trésor, sans armes, sans troupes, sans crédit, sans moyens d’action, ne pouvant plus obtenir l’obéissance et compter sur personne, il subit les menaces et les dédains de ses subalternes. Par surcroît, les haines du dehors viennent se joindre aux ennemis du dedans. Une escadrille commandée par Ojeda, l’agent de son mortel adversaire, a débarqué des troupes ; elles vont marcher contre sa résidence. Le chef des factieux, le trattre Roldan, doit s’unir nécessairement à elles, car il n’espère se justifier qu’en écrasant son bienfaiteur. Aucune illusion L’est permise devant cette situation désespérée. Aucune ressource du génie ne saurait y porter remède. La perte apparaît inévitable et imminente. D’où pourrait venir un secours ?

« Abattu et comme anéanti sous cette complication de maux, se rappelant l’ingratitude de la Cour, la malveillance constante du roi Ferdinand, voyant son autorité privée d’appui en Espagne et de respect dans l’île, se trouvant abandonné de chacun, dépourvu de toute force exécutive, sentant sa vie et celle de ses frères à la merci d’hidalgos intraitables, reconnaissant son isolement, l’impuissance qui en était la suite, déplorant le malheur des Indiens qu’éloignaient du christianisme les excès des chrétiens impies, Christophe Colomb éprouva uve grande saliélé des hommes.

« Alors, humiliée jusqu’à l’amertume, chancelante sous un tel poids d’afflictions, cette âme, qui avait toujours terrassé l’efroi, maîtrisé l’épouvante, assoupli le péril, fut gagnée d’une tristesse mortelle. La vaillance de Colomb, jusque-là invaincue, défaillit tout à coup. Son esprit frémit d’horreur à l’image de l’assassinat qu’on lui destinait. L’instinct de la conservation survécut seul, et, pour la première fois, l’Amiral songea au salut de s& vie. Il résolut de se jeter avec ses frères sur une caravelle pour fuir à travers l’Océan la rage de ses ennemis. Mais, au milieu des mortelles angoisses de son cœur, cette Providence, qui tant de fois lui avait montré sa vigilance paternelle, vint personnellement à son secours. Dieu daigna parler à son serviteur éperdu. Une voix d’en haut lui dit : « Homme de peu de foi, relève-toi ; que crains-tu ? Ne suis-je pas là ? Prends courage ; ne t’abandonne pas à la tristesse et à la crainte. Je pourvoirai à tout[24]. »

« Et, en effet, suivant l’annonce de l’auxiliaire divin, ce jour-là même les choses changèrent de face soudainement, sans efforts et même sans initiative de la part de Colomb[25]. »

J’ai prononcé plus haut le formidable nom d’Élie, « semblable à nous et passible » dit saint Jacques. Cet autre serviteur de Dieu, cet autre témoin, — personnage le plus mystérieux peut-être de toute l’histoire sacrée, — venait de confondre et de faire mettre à mort les neuf cent cinquante prophètes de Baal « qui mangealent à la table de Jezabel ». La reine au fard sanglant, apprenant ce massacre, entre en fureur. Elle envoie un messager dire de sa part à Élie : « J’en jure par mes Dieux : demain tu subiras le même sort. » Ici, — dit un fort grand écrivain déjà cité dont il est utile de reproduire les réflexions, — ici, la nature humaine pourra contempler le prodige de sa faiblesse. Ce prodige, le voici :

« Élie trembla. Il trembla et s’enfuit. Il trembla d’une terreur inouïe que l’Écriture nous laisse entrevoir à travers la sobriété de ses paroles, mais que les traditions antiques ont gardée comme un monument de la faiblesse humaine. Cette terreur a été presque célébrée par les anciens. On a dit qu’Élie avait eu peur au delà de tout ce qui peut étreexprimé. On a dit que le char de feu avait été appelé par l’excès de sa terreur, etque, ne pouvant plus supporter les épouvantes de la terre, il avait été emporté loin d’elle, pour être soustrait à ses menaces. L’excès de sa terreur aurait obtenu des ailes pour s’envoler, et ses ailes seraient les roues du char de feu. Cette tradition très antique consignée dans un vieux livre extrêmement rare, est un des documents les plus précieux que nous possédions sur la nature humaine. Élie qui venait de ressusciter le fils de la veuve ; Élie le premier vainqueur de la mort ; Élie dont l’Écriture elle-même devait célébrer la gloire ; Élie qui avait bravé et confondu Achab, Élie qui avait fermé et rouvert le ciel ; Élie qui avait fait tomber d’en haut le feu d’abord, l’eau ensuite ; Élie dont le nom signifle Maître et Seigneur ; Élic trembla comme jamais homme peut-être n’avait tremblé, devant la menace d’une femme dont il avait confondu et immolé les défenseurs. Et il se lamentait dans le désert, et il s’assit, demandant la mort. Et cependant c’était la mort qu’il fuyait, et l’Écriture nous étale ses faiblesses comme les faiblesses de saint Pierre et le cœur humain nous apparaît tel qu’il est, un monstre d’inconstance[26] ! »

Il n’est certes pas déshonorant pour le plus grand homme du monde d’avoir tremblé comme Élicet d’avoir eu peur comme saint Pierre. Le Christ lui même « qui porta nos langueurs », ne voulut pas se soustraire à celle-là et l’Évangile affirme qu’il eut peur[27]. Mais cette peur du véritable Homme fut en même temps la Peur d’un Dieu et tous les effrois imaginables du cœur humain sont comme les ombres mouvantes de cette substantielle terreur. Christophe Colomb était trop grandet trop exactement « configuré » à Jésus souffrant pour échapper à cette extrémité de la misère. Le trouble de son âme correspond exactementà la fuyante terreur d’Élie et finit de la même manière. « Le zèle m’a consumé et maintenant je suis seul », dit Élie. — « J’ai sué le sang pour votre Église, Seigneur », dit Christophe Colomb. Le Seigneur les ranime l’un et l’autre par sa Parole ; c’est la même pour tous les deux : « Relève-toi, il te reste une longue route à faire ; » et les sublimes épouvantés continuent leur voyage « dans la force de cet aliment divin ».

Voici maintenant la seconde faiblesse de Christophe Colomb. Le fait qu’on va lire excède tellement la nature ot déconcerte si parfaitement nos habitudes d’admiration que la vieille muse banale de l’histoire devient tout à coup silencieuse à l’aspect de ce Leviathan de magnificence. C’est le même fait que tout à l’heure, mais agrandi jusqu’à l’infini et cinquante fois plus solennel. On dirait d’un chapitre d’Ezéchiel ou du Pentateuque ; et, en le lisant, ceux qui connaissent la Parole sainte croiront entendre palpiter les ailes de flamme de l’Esprit de Dieu.

Je vais donc reproduire sans aucun commentaire, à la suite du simple exposé de l’historien, le récit intégral de Christophe Colomb.

Nous sommes au moment le plus terrible du quatrième et dernier voyage[28] :

« Le rapport de Pedro de Ledesma jeta Colomb dans une affreuse perplexité. IL savait exposés les hommes qu’il avait à terre sans pouvoir les secourir. Il sentait. là son frère blessé, ayant sous ses ordres une troupe déjà éclaircie par la mort, par le désespoir, prête à la révolte et qu’entauraient une multitude de sauvages furieux. Les trois caravelles fatiguaient sur leurs amarres, chassaient presque sur leurs ancres. Il sentait que, percées à jour et faisant eau par toutes les coutures, elles ne pourraient soutenir un nouvel assaut de la tempête. Les équipages se livraient à leurs appréhensions sinistres. Quant à lui, au paroxysme de ses douleurs, il fut atteint d’une flèvre ardente. La mer irritée, le ciel rigoureux, persistaient dans leur inclémence. I] n’apercevait qu’angoisses et assombrissement parmi les équipages. Il voyait autour de lui pleurer à chaudes larmes les capitaines de mer complètement démoralisés.

« Au milieu de cette sombre désolation, Christophe Colomb fit effort pour gagner la hune du grand mât et voir s’il découvrirait au loin quelque signe salutaire. Il se retourna vers les quatre points de l’horizon, appelant les vents à son secours. Mais le brisement lugubre de la houle répondit seul à sa voix. Alors, cédant à l’oppression de sa tristesse, il s’affaissa au pied de la hune, comme autrefois le prophète tombé sous le génévrier du désert, et qui, l’âme navrée, demandait au Seigneur de le retirer de ce monde. Toutefois, Colomb ne murmura point et n’exprima aucun souhait. Son accablement fut trop grand pour se répandre en paroles. Il poussa des gémissements intérieurs et une transition insensible l’amena de la veille au sommeil, sans avoir éteint sa pensée. L’affliction assiégeait son âme endormie, quand il distingua < une voix compatissante », qui lui disait[29] : « Ô insensé ! lent à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de tous ! Que ft-il de plus pour Moïse ou pour David son serviteur ? Dès ta naissance, il prit toujours le plus grand soin de toi ; lorsqu’il te vit parvenu à l’âge fixé dans ses desseins, il ft merveilleusement sonner ton nom sur la terre. Les Indes, cette si riche portion du monde, il te les a données comme tiennes ; tu les as distribuées comme il t’a plu : et en cela, il t’a transféré son pouvoir. Il t’a donné les clefs des barrières de la mer Océane, fermées jusque-là de chaînes si fortes ! On obéità tes ordres dans d’immenses contrées ; et tu as acquis une renommée glorieuse parmi les chrétiens ! Que fit-il de plus pour le peuple d’Israël, lorsqu’il le tira d’Égypte ? et pour David même, que, de simple pasteur, il fit roi de Judée ? Rentre en toi-même et reconnais enfin ton erreur : la miséricorde du Seigneur est infinie ; ta vieillesse ne fera pas obstacle aux grandes choses que tu dois accomplir. Le Seigneur tient en ses mains des héritages nombreux et très grands. Abraham n’avait-il pas passé cent ans lorsqu’il engendra Isaac ? et Sara elle-même était-elle jeune ? Tu réclames un secours incertain : réponds, qui t’a tant et si souvent affligé ? Dieu ou le monde ? Les privilèges et les promesses que donnc Dieu, il ne les annule pas et le service une fois rendu, il ne dit point que l’on n’a pas suivi ses intentions, qu’il l’entendait d’une autre manière et il n’inflige pas le martyre pour donner couleur à la violence. Il se tient au pied de la lettre : tout ce qu’il promet, il l’accomplit avec accroissement. N’est-ce pas son usage ? Voilà ce que ton Créateur a fait pour toi et fait avec tous. Montre maintenant la récompense des faligues et des périls que tu as endurés en servant les autres. »

« J’étais, dit Colomb, comme à demi mort en entendant tout cela ; mais je ne sus trouver aucune réponse à des paroles si vraies ; je ne pus que pleurer mes erreurs. Celui qui me parlait, quel qu’il fût, termina en disant : « Ne crains pas ; prends confiance ; toutes ces tribulations sont écrites sur le marbre, et non sans cause[30]. »

IX

La fin de Christophe Colomb est bien connue. Tout le monde sait que ce grand homme fut abandonné du misérable roi qu’il avait fait le plus puissant de la terre, et qu’il mourut dans la plus obscure indigence, après avoir été chargé de fers et livré aux plus vils outrages qui aient été endurés par un mortel depuis la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La glorieuse magnificence morale de ces faits demeure ignorée, mais, enfin, ces faits eux-mêmes sont connus. Ils resplendissent au fond des ténèbres diaboliquement accumulées sur cette infortune à laquelle rien d’humain ne pourrait, sans ridicule, être comparé. L’ingratitude colossale de Ferdinand épuise, du coup, l’imagination. Depuis Judas l’Iscariote, il n’y avait eu rien d’aussi complet. Il y a là un tel repli d’iniquité, qu’on est tenté de supposer que la prompte déchéance de l’Espagne en a été le châtiment et que la Justice de Dieu a vengé, sur toute une nation, les inénarrables offenses de son deuxième Précurseur. Car l’Espagne entière fut aussi coupable que son Roi. À part deux ou trois hommes absolument sublimes et qui poussèrent le dévouement jusqu’à l’héroïsme de la plus parfaite abnégation, Christophe Colomb, qui jetait sur les épaules de l’indigente Castille, une parure d’îles et de continents aussi vastes que quatre fois l’empire d’Alexandre, ne put trouver dans tout ce peuple ni un semblant de pitié pour ses malheurs, ni une grimace de sollicitude pour sa mémoire. Quand il n’eut plus rien à donner on le jugea un serviteur inutile. Quand il tomba en défaveur, il n’y eut pas jusqu’au plus vil misérable qui ne se crût en droit de l’outrager ; « mais, dit-il, grâce à Dieu, on le contera quelque jour de par le monde à qui aura le pouvoir de ne le point souffrir. Dieu, notre Seigneur, reste avec sa puissance et sa science comme auparavant et il châtie surtout l’ingratitude. »

Vers la fin de son quatrième voyage, le plus douloureux et le plus tragique de tous, comme aussi le plus chargé de faits surnaturels, se voyant naufragé, trahi, malade, abandonné de tous sur un point de ce Nouveau Monde qu’on ne lui pardonne pas d’avoir découvert, il écrit une dernière fois aux Rois Catholiques et « l’énormité de l’injustice, l’excès de l’ingratitude commise contre lui », l’attendrissent sur son propre sort. Le caractère épique de ses malheurs, la gigantesque poésie de ses épreuves de mer, l’iniquité qu’il subit, assurément la plus incomparable après celle des juifs enyers le Sauveur, le transportent au delà du temps ; et le Révélateur du Globe, se plaçant au point de vue de la postérité, déplore la destinée mortelle de Christophe Colomb. Il s’écrie : « J’ai pleuré jusqu’à présent sur les autres ; maintenant que le ciel me fasse miséricorde et que la Terre pleure sur moi !… Qu’il pleure sur moi, celui qui aime la charité, la vérité et la justice. » Ce n’est point la Castille ou l’Europe que le Messager de la Croix convie à pleurer sur lui, c’est ce globe entier qu’il a découvert : « Que la Terre pleure sur moi[31] ! »

L’étonnante infortune de Christophe Colomb était donc connue et racontée avec plus ou moins d’agrément par la troupe des historiens et des romanciers qui se sont, jusqu’à ce jour, occupés de lui. La société moderne, si magnifique pour le génie, comme on sait, et si royalement désintéressée avec ses grands hommes, avait même la charité de s’en indigner. Personne ne doutait que Christophe Colomb n’eût mérité un meilleur sort, et tout le monde pensait avec attendrissement que ce grand cœur dût trouver extrêmement amère l’injustice qui le privait de la gloire immédiate et du profit temporel de ses découvertes.

Le Comte Roselly de Lorgues nous fait voir bien autre chose en lui que cette guenille de l’ambition déconcertée. Christophe Colomb n’avait nul besoin des récompenses humaines. Son historien nous le montre affamé d’une seule gloire, la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ. « On s’est toujours mépris, nous dit-il, sur la pensée intime et le véritable but de Christophe Colomb, quand on a cru qu’il cherchait simplement à découvrir un Nouveau Monde. Jamais la découverte n’a été pour lui un but, mais uniquement un moyen de s’assurer les ressources nécessaires au rachat ou à la conquête du Saint Sépulcre… Sa vénération des Lieux-Saints lui coûta dix-huit années d’efforts, de patience, d’humiliation, de gêne, de privations, de luttes contre les dédains de la science et la déflance des cours. » Ce fut là, la cause de ces conditions en apparence exorbitantes qui épouvantaient les rois et le faisaient repousser de partout.

Il alla ainsi, de royaume en royaume, souffrant et dénué, comme il convenait à un ambassadeur du Roi des pauvres, auprès des autres rois qui ne le trouvaient jamais suffisamment accrédité. Infatigable à la façon des Mages adoraleurs, conduit comme eux par une étoile, mais une étoile plus brillante que la leur, celle que l’Église a nommée l’Étoile du matin ; il chercha comme eux, par toute la terre, la grotte mystérieuse où devait naître la Jubilation des peuples et, pendant dix-huit mortelles années, il ne rencontra sur tous les chemins de la chrétienté que des cavernes de voleurs ou des escarpements d’imbécillité dédaigneuse. Malgré les deux défaillances sublimes que j’ai dites, jamais son espérance ne fut lasse, jamais son âme ne dit à son corps : C’est assez, reposons-nous ; le Père de la Patience et la Mère des Douleurs ne peuvent pas exiger davantage d’un pauvre homme conçu dans le péché.

Soutenu par la grâce de son invincible prédestination, il ne paraît pas avoir jamais connu, pendant cette longue recherche, ni ces découragements, ni ces lassitudes qui vont si bien à la faible nature humaine et que la gloire des Héros de la terre est de ne point écouter et de fouler aux pieds quand ils mènent, comme disait Turenne, leurs carcasses’tremblantes là où elles ne savent pas qu’elles vont aller. Son espérance et sa patience furent indéfectibles comme l’Église elle-même, comme cette Église militante qu’il ambitionnait d’affranchir des indignes entraves de la politique européenne et dont il voulait assurer l’universelle dilatation ! Et pourtant, qu’il eût été facile de perdre courage | Quelle meilleure occasion y eut-il jamais de n’avoir plus de patience, de se rouler par terre comme Jonas découragé et de crier au Seigneur : Melius est mihi mori quam vivere ! Même après qu’il lui eut été donné de réaliser ses étonnantes découvertes, l’inexorable rigueur des desseins de Dieu sur le monde l’empêcha d’en retirer les fruits merveilleux que son âme apostolique en espérait. Des trois grands rêves dont sa charité s’était enivrée : l’évangélisation des Indiens, l’affranchissement temporel de la Papauté et la conquête du Saint Sépulcre, il n’en vit pas un seul s’accomplir et mourut submergé dans l’amertume de cette ineffable déception.

La contradiction des hommes le poursuivit jusque dans le repos de son sépulcre, à lui, et les sublimes dispositions testamentaires par lesquelles cet incomparable serviteur de l’Église essaya de prolonger son apostolat, furent violées en ces trois points essentiels. En ce qui regarde la délivrance du saint Tombeau, le Comte Roselly de Lorgues raconte l’angoisse de Christophe Colomb assiégé de cette pensée à toutes les époques de sa vie, et dans les circonstances même où l’extravagance humaine d’un tel projet éclate le plus manifestement. Dans sa sublime lettre aux Rois Catholiques, datée du lieu de son naufrage, le 7 juillet 1503, ne voulant pas, par dignité chrétienne, reparler d’un projet déjà sacrifié par l’ambition de Ferdinand à d’incertains agrandissements en Italie, il ne l’appelle point par son nom, il ne le nomme pas, tant il est cunnu des Rois, mais sa pensée nourrie du pain quotidien des Saintes Écritures, l’expose dans la translucide profondeur voilée d’une figure biblique. Il donne à la question des Lieux Saints, attendant leur délivrance, l’image du Sauveur lui-même, attendant, les bras ouverts, durant tout le jour, le peuple incrédule. Il dit : « L’autre affaire la plus importante, reste là, les bras ouverts, appelant ! on l’a tenue pour étrangère jusqu’à cette heure[32]. »

C’est par l’obsession constante de cette pensée que Christophe Colomb résume en lui toutes les pensées et toute la ferveur militante du Moyen Âge qui finit historiquement à lui, et dont la majestueuse porte de bronze se referme sur son cercueil. Comme des héritiers sordides et dissipateurs, les lâches et incrédules Temps modernes attendirent, pourcommencer, qu’il eût exhalé son dernier soupir et qu’il eût été cloué sans aucun faste dans son cercueil, avec les fers dont le chargea l’abominable scélératesse du plus ingrat de tous les princes. La sainte Pensée ne fut plus reprise après lui par personne, parce quele monde vieillissait et que les âmes se rapetissant de plus en plus, descendaient en chantant des choses profanes vers la décrépitude irréligieuse des derniers siècles. Les lamentables historiens sans christianisme qui se sont donné-la tâche d’enseigner l’histoire au dixneuvième siècle, nous avaient parfaitement caché cette magnificence spéciale du rôle de Christophe Colomb. Tout le monde, je crois, l’ignorait, et cependant elle éclate à chaque minute dans les documents de toute sorte que le Comte Roselly de Lorgues nous présente à pleines mains. Aujourd’hui, les historiens de la mêma école et de la même doctrine continueront, cela n’est pas douteux, le même coupable silence. Mais, du moins, ils ne le pourront pas sans honte, après une si grande évidence, et cette honte est, hélas ! la seule barrière que la vérité trahie puisse opposer en ce monde au débordement imbécile de ses innombrables persécuteurs.

Parmi les catholiques de notre génération, ceux qui ont ce vif sentiment des analogies historiques par lequel l’esprit humain remonte et parcourt intuitivement l’immense procession des faits importants, par-dessus toutes les séries intermédiaires des agitations de l’histoire, — ceux-là, sans doute, je l’ai dit, remarqueront les saisissantes relations spirituelles qui rattachent l’une à l’autre, à quatre siècles de distance, les deux personnalités exceptionnelles de Christophe Colomb, démonstrateur de l’Infaillibilité papale et de Pie IX, promulgateur de ce grand privilège. À ce point de vue, le fait de la Ligne de Démarcation proposée par Colomb et approuvée spontanément par le Saint-Siège, d’après son seul avis, en l’absence de tout contrôle scientifique et de tout criterium humaïn ; ce fait unique, remis en pleine lumière pour la première fois, est, incontestablement, l’un des événements les plus prophétiquement considérables de l’histoire du monde[33].

Le livre étonnant sur lequel sont appuyées ces réflexions est rempli de semblables aperçus qui éclairent le Passé, comme des flèches de lumière dardées dans une catacombe. Les âmes profondes seront particulièrement frappées de l’identité du sentiment religieux entre l’Homme de la Découverte et le grand Pape de l’Immaculée Conception. Rien n’est plus touchant comme rien n’est plus révélateur de la sainteté des vues de Christophe Colomb que cette perpétuelle préoccupation de la gloire de Marie conçue sans péché. Il semble que cet Apôtre ait voulu préparer l’évangélisation des peuples nouveaux par le même procédé divin qui servit à préparer, pendant quatre mille ans, la Rédemption du genre humain. Christophe Colomb parsema la gloire de Marie sur la mer des Antilles, en imposant son Nom à la plus grande partie des îles qu’il découvrait, mais, c’est principalement sous le vocable de Marie Immaculée qu’il voulut offrir au ciel les glorieuses prémices de sa Mission. Le souvenir de la Mère du Sauveur précède toutes ses entreprises et l’accompagne dans tous ses travaux[34].

Pendant sa première navigation, chaque soir il fait chanter sur ses trois navires l’hymne de la Vierge. La merveilleuse tendresse de cette dévotion répand sur toute cette existence fracassée et gigantesque la suave douceur d’une poésie céleste. La Vierge sans tache le conduit presque visiblement de sa main lumineuse à travers tous les écueils de l’Océan et du Monde. Dans les nuits sereines de l’Atlantique, sous la bénigne clarté des constellations australes, l’azur profond de ce firmament nouveau pouvait paraître au Contemplateur du Verbe comme le manteau étoilé de la Reine des cieux étendu pour le protéger sur l’immensité des flots, et. dans les angoisses de la tribulation suprême, c’est Elle encore qui descendait pour fortifier son serviteur, non plus dans le bleu constellé de Sa Gloire, mais dans le sombre vêtement de la Mère Douloureuse, avec le cadavre d’un Dieu sur Ses genoux et les Sept Épécs plantées dans le cœur. Mais c’est Elle, toujours, dans le calme ou dans la tempête, et la plus belle grandeur, après tout, de l’Inventeur du Nouveau Monde, du candide Précurseur de l’Oblation Perpétuelle, c’est d’avoir accompli dans sa plénitude, après quatorze cent cinquante-neuf ans révolus, la Troisième Parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ mourant sur la Croix, sous les yeux de Sa Mère, pour le salut du monde entier.


X

« Va devant toi ! et si la terre que tu cherches n’a pas été créée encore, Dieu fera jaillir pour toi des mondes du néant afin de justifier ton audace ! » C’est Schiller, le froid poète Schiller qui parle ainsi à Christophe Colomb, dans une poésie du mouvement lyrique le plus emportéet le plus grandiose. Si l’auteur de Guillaume Tell, qui croyait faiblement en Dieu et plus faiblement encore en ses saints, a pu entrevoir dans le crépuscule boréal de son imagination de poète dramatique, le caractère unique de Christophe Colomb et son rôle spécial de Mandataire divin, comment les catholiques pourraient-ils s’excuser de le méconnaître ou de le dédaigner ? L’apologiste chrétien qui a écrit son hisboire, tellement à fond et d’une manière tellement définitive que je ne sais vraiment pas ce qu’on y pourrait ajouter et que je me désespère à chercher quelque chose qu’il n’ait pas dit, afin d’être origiual, en le disant moi-même, à propos de son livre, — le Comte Roselly de Lorgues s’est donné la peine d’expliquer les raisons pour lesquelles, après si longtemps, Christophe Colomb n’est pas encore compris. Voici en trois mots ces raisons qui ne furent pas plus bêtes, en somme, que les premières raisons venues qui peuvent servir à déshonorer un bienfaiteur.

Il n’y a que deux façons de se comporter avec un homme à qui l’on doit tout. Il faut lui appartenir ou l’éliminer. Or, on n’élimine jamais que ce qu’on remplace. Quand on eut bien compris l’immensité des services rendus par Colomb, on fut épouvanté du fardeau de la reconnaissance et on se hâta de le remplacer. On mit des créatures à la place de ce Créateur. Ensuite, on somma les Puissances ténébreuses de noyer cette gloire aveuglante sous un déluge d’obscurité et, par-dessus cette obscurité, lesilence le plus obéissant fut placé en sentinelle. La peur d’être reconnaissant devint si grande qu’elle égala les plus affolées et les plus gigantesques épouvantes de l’homme ; elle fit trembler sur leur trône les tout-puissants Rois d’Espagne qui ne pardonnèrent jamais au Serviteur de Dieu de les avoir faits si magnifiques et qui ne prirent jamais assez de précautions contre sa mémoire.

La noble victime ayant succombé, lesignobles chiens du pillage ot de l’aventure se précipitèrent à la curée. En sens inverse de la Croisade sainte rêvée par Christophe Colomb, l’Espagne entière s’arracha de son propre sol et se jeta sur le Nouveau Monde, comme en une Croisade satanique capable de venger l’enfer de toutes les autres croisades des siècles passés. Une cupidité monstrueuse rermplaça l’enthousiasme religieux des temps chevaleresques. Ces innombrables peuples du nouveau Continent que Christophe Colomb avait enfantés à l’Église avec de si grandes douleurs, on en fit un bétail immense pour le travail et pour l’extermination. L’Évangile ne leur fut pas annoncé et ils disparurent peu à peu de la terre en maudissant le Dieu inconnu de ces sanguinaires étrangers. Il faut remonter dans l’antiquité jusqu’à la guerre des Mercenaires pour trouver une histoire aussi cruelle et aussi lamentable. Quant à l’inventeur du nouveau monde, il s’appela désormais Amerigo Vespucci, et ce fut ce très mince aventurier qui recueillit, dans toutes les langues, par une substitution sans exemple, la plus grande gloire de l’univers. Christophe Colomb s’enfonça de plus en plus dans l’universel oubli, à tel point que c’est une espèce de miracle que nous sachions aujourd’hui son nom et son histoire.

Après plus de trois siècles, cette histoire ressuscite enfin. La Papauté, qui n’oublie jamais la vraie Gloire, s’est souvenue de celie gloire vierge qu’aucune louange terrestre n’avait profanée. Et maintenant, elle va grandir de tous les obstacles et de tous les délais humains qui s’opposèrent à elle pendant une si longue suite de mauvais rois et de mauvais peuples ; et demain, peut-être, elle remplira tout l’univers.

Beaucoup de chrétiens, de ceux-là qui ne sont pas très sûrs de la sagesse de l’Église, vont sans doute se demander pourquoi il importe tant que Christophe Colomb soit honoré à la manière des saints et quelle nécessité si pressante pourrait avoir l’Église de placer ce navigateur sur ses autels. Il se rencontre beaucoup de ces étranges chrétiens que la béâtification ou la canonisation d’un saint remplit de trouble et de mécontentement. Ils blâment l’Église d’étro si peu prudente et de ménager si peu ses ennemis. En vérité, j’ai souvent entendu ces choses et j’ai vu ces âmes profondément scandalisées. De pareils chrétiens ne savent pas quel Esprit les pousse. Ils ignorent que tout est rien et que rien n’est rien, excepté la GLOIRE de Dieu ! que toutes les choses humaines et angéliques furent établies à cette unique fin et que, si l’Église Romaine, notre Mère à tous, pouvait voir un jour, parmi les hommes, une si prodigieuse dilatation de l’Amour qu’elle n’eût plus rien à faire que des constatations de miracles et des canonisations, l’avidité dévorante de la Gloire de Dieu ne serait pas encore assouvie.

Infiniment au-dessus de la Législation divine, plane éternellement la Gloire essentielle du Législateur, car son Droit de Grâce est inamissible aussi bien que son glaive de Justice. Le Larron pénitent fut dévoré par la Gloire du Rédempteur crucifé et l’hagiographie catholique nous apprend que les plus désespérés pécheurs peuvent encore être sauvés s’ils en appellent de la Justice à la Gloire ! Aussi, l’Esprit du mal, qui est un fort grand théologien, sait admirablement ce qu’il fait quand il s’efforce de l’obscurcir dans nos âmes. Le culte des Saints est surtout odieux à cet ennemi, parce que les Saints sont une chair mortelle transpercée de Gloire et que, les honorer, c’est rendre à cette divine Gloire elle-même la plus parfaite des adorations. En même temps, les Saints soutiennent le monde. Dieu n’a fait la race humaine que pour qu’elle lui donnât des Saints et, quand cette race n’en aura plus à lui donner, l’univers se dissipera comme une pincée de poussière. Dans le sens théolugique le plus iranscendant et le plus réel, les Saints coopèrent ainsi à l’Œuvre créatrice des Six jours et à l’Œuvre réparatrice du Septième dont l’aurore ensanglanta le Calvaire et qui n’aura point de soir. Ils sont à la fois une oligarchie de Créateurs et une triomphante milice de Rédempteurs. Les générations gravitent autour d’eux, comme les nébuleuses autour des soleils.

Toutes les fois qu’un Saint a marché sur la terre, on ne sait pas comment la chose s’est faite, mais toute une portion de l’humanité s’est remise à flamber et à resplendir. Il est donc extrêmement désirable que la Sainte Église multiplie le nombre de nos Ancêtres mystiques sur ses autels, car toute Gloire veut un culte, toute Beauté convoite l’amour, toute Grandeur appelle l’humiliation et nous avons un besoin infini de toutes ces choses.

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Le Démon, qui a toujours honoré les Saints d’une haine spéciale et enragée, reçut le pouvoir d’exercer sur Christophe Colomb la plus terrible, la plus acharnée de toutes les persécutions. Dans cette histoire, scandaleusement illisible pour les incroyants, la guerre infernale fait équilibre par ses terreurs au grandiose inouï de la Découverte. Il est impossible d’entrer dans aucun détail. Il faut aller au livre lui-même. Mais je ne puis m’empêcher de croire que l’inconcevable persistance du malheur de Christophe Colomb et la surprenante exception de ces souffrances ne doivent paraître comme les corollaires et la contre-partie d’un ordre de réalités toutes divines et comme une présomption de sainteté, aux yeux de tout chrétien quelque peu au fait de l’ascèse diabolique dans la vie des Saints et renseigné sur la politique ordinaire de l’Esprit du mal vis-à-vis de ces puissants ennemis de son empire. Le vainqueur de cet Océan inconnu, que l’épouvante des plus audacieux navigateurs avait nommé la MER TÉNÉBREUSE, rencontra sur ces rivages lointains qu’il brûlait d’évangéliser, le terrible Prince des vraies ténèbres qui souleva toutes les forces de la nature et se gonfla contre lui de toutes ses fureurs, pour lui fermer l’accès de ces régions immenses où il régnait sans partage depuis soixante-cinq siècles. Les combats des Saints contre les Puissances des ténèbres sont déjà passablement saisissants pour l’imagination, quand on en lit le détail dans leurs histoires. Mais, enfin, même en tenant compte, au point de vue de la Communion des Saints, de l’énorme importance catholique d’un saint Siméon Stylite ou d’un saint Antoine, il n’y a là, toujours, que l’intérêt hagiographique d’un solitaire aux prises avec le Tentateur perpétuel des Serviteurs de Jésus-Christ. Ici, l’intérèt est bien différent. Les rôles sont renversés. Ce n’est plus le Tentateur qui vient au saint pour l’abattre et pour en faire son esclave, c’est le saint qui fait invasion dans son royaume et qui vient abolir son antique et incontestée domination.

La Découverte de l’Amérique est une véritable descente aux enfers.

À ce point de vue, Christophe Colomb doit être considéré comme le Patriarche des missionnaires à l’étranger. Il faut remonter à travers les siècles, jusqu’à saint Thomas, pour trouver à peine un plus grand que lui et redescendre jusqu’à saint François-Xavier pour rencontrer son égal. Cette particularité dans le rôle entièrement surnaturel de Christophe Colomb est présentée par le Comte Roselly de Lorgues, pour la première fois, par l’excellente raison qu’il est le premier historien catholique de la Découverte, et elle ajoute à son livre, déjà si fortement coloré, les teintes à la fois sombres et ardentes de la Mystique infernale qui en achèvent la beauté et en font lelivre le plus exceptionnel de toute la littérature historique dans les temps modernes[35].

Je n’aime guère les citations et on ne m’accusera pas d’en avoir abusé. À mon avis, les pages d’un beau livre ne doivent pas s’éparpiller comine les feuilles sybillines. La Critique porte des balances et non pas des ciseaux. Mais, je l’ai dit plus haut, je n’ai pas à faire ici la fonction de critique ot j’en récuse le redoutable honneur. Voici donc, dans sa nudité originale, un passage merveilleusement assorti aux réflexions qui précèdent ; après quoi, j’achèverai comme je pourrai mon travail d’explanation hagiographique. Dieu veuille que ce fragment allume la curiosité des catholiques et leur fasse lire enfin, dans son intégralité, la miraculeuse histoire de Christophe Colomb.

« Le mardi, 13 décembre 1502, pendant que l’Amiral agonisait dans son lit de douleurs, une clameur déchirante, partie de l’une des caravelles, fut presque aussitôt répétée par les autres. Ce cri de désespoir retentit jusqu’à l’âme du moribond. Il frissonna et rouvrit les yeux.

« Quelque chose d’horrible se passait à portée du regard.

« Sur un point de l’espace agité par un mouvement giratoire, la mer, se gonflant de tous les flots qu’elle attirait à ce centre, se soulevait comme une seule montagne, tandis que de noirs nuages, descendant en cône renversé, s’allongeaient vers le tourbillon marin qui se dressait palpitant à son approche, comme cherchant à le joindre. Ces deux monstruosités de la mer et de l’atmosphère s’unirent tout à coup par un effroyable embrassement et se confondirent en forme d’X tournoyante.

« C’était, dit l’historien de Saint-Domingue, « une de ces pompes ou trombes marines que les gens de mer appellent froncks, que l’on connaissait alors si peu et qui ont depuis submergé tant de navires[36]. » Un âpre sifflement précédait l’haleine fatale qui poussait vers les caravelles cet épouvantail, alors sans nom dans nos langues. Ce genre de trombe est la plus affreuse manifestation de cette tempête infernale à qui l’Orient donna le nom même de l’esprit du mal : Typhon. Malheur aux navires qui se rencontrent sur son passage !

« Au cri de détresse qui frappa son cœur, le grand homme s’était ranimé. Devant l’imminence de la destruction, il se relève, reprend son ancienne vigueur et sort de la cabine afin de mesurer d’abord le péril. Lui aussi aperçut la chose formidable qui approchait. La mer était soutirée vers le ciel. À ce phénomène inconnu, il ne vit point de remède : l’art était inutile, la navigation impuissante ; d’ailleurs, on ne pouvait plus gouverner.

« Aussitôt Colomb, l’adorateur du Verbe, soupçonna dans cet effroyable déploiement des forces brutales de la nature quelque manœuvre satanique. Il ne pouvait conjurer les puissances de l’air d’après les rites de l’Église, craignant d’usurper sur le sacerdoce ; mais il se rappela qu’il était chef d’une expédition chrétienne, que son but était saint, et voulut, à sa manière, sommer l’esprit de ténèbres de lui livrer passage. Il ft soudain allumer dans les fanaux des cierges bénits, arborer l’étendard royal de l’expédition ; ceignit son épée par-dessus le cordon de saint François ; prit en ses mains le livre des Évangiles ; et, debout en face de la trombe qui s’approchait, lui notifia la sublime affirmation qui ouvre le récit du disciple bien-aimé de Jésus, saint Jean, le fils adoptif de la Vierge.

« S’efforçant de dominer de sa voix le bruit de la tempête, le Messager du Salut déclara au typhon qu’au commencement était le Verbe ; que le Verbe était en Dieu et que le Verbe était Dieu. Que toutes choses ont été faites par lui et que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui ; qu’en lui était la vie, et que la vie était la lumière des hommes ; que la lumière luit dans les ténèbres et que les ténèbres ne l’ont point comprise ; que le monde qui a été fait par lui ne l’a pas connu ; qu’il est venu dans son propre bien etque les siens ne l’ont pas reçu ; mais qu’il a donné à ceux qui croient en son nom et ne sont nés ni du sang, ni de la chair, ni de la volonté de l’homme, le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ; et que le Verbe s’est fait chair, et qu’il a habité parmi nous.

« Alors, de par ce Verbe divin, notre Rédempteur, dont la parole calmait les vents et apaisait les flots, Christophe Colomb commande impérieusement à la trombe d’épargner ceux qui, faits enfants de Dieu, s’en vont porter la Croix aux extrémités des nations et naviguent au nom trois fois saint de la Trinité. Puis, tirant son épée, plein d’une ardente foi, il trace dans l’air, avec le tranchant de l’acier, le SIGNE DE LA CROIX et décrit autour de lui un cercle acéré, comme s’il coupait réellement la trombe[37]. Et, en effet, ô prodige ! la trombe qui marchait vers les caravelles, attirant avec un noir bouillonnement les flots, parut poussée obliquement, passa entre les navires à demi noyés par le bouleversement des vagues, s’éloigna rugissante, disloquée, et s’alla perdre dans la tumultueuse immensité des plaines atlantiques[38]. »

XI

Le 10 septembre 1877, un événement extraordinaire qui émut un instant la curiosité humaine dans les deux hémisphères, se produisait en Amérique. Les restes mortels de Christophe Colomb, qu’on supposait enfermés depuis 1796, dans la cathédrale de la Havane, furent retrouvés tout à coup dans celle de Saint-Domingue. Une tradition constante, relative à la présence des reliques du grand Amiral, subsistait depuis quatre-vingts ans dans cette terre qu’il avait si chèrement aimée et que, suivant son fler langage, il avait, « par la volonté de Dieu, acquise à l’Espagne en suant le sang ». D’anciens habilants de Saint-Domingue se refusaient à croire que le désir, formellement exprimé dans son testament, d’être inhumé dans ce lieu, eût été déçu comme l’avaient été, de son vivant, tous les autres désirs de cette colombe amoureuse qui ne trouva pas, sur notre fange, une seule place où reposer ses faibles pieds trempés d’éther et qui finit par s’échapper loute saignante dans le ciel !

Mais, du côté de l’Espagne, a surprise et l’incrédulité ne furent pas médiocres. Lorsqu’en exécution d’une clause du traité de paix conclu à Bâle, le 22 juillet 1795, l’Espagne dut céder à la France le territoire qu’elle possédait dans l’île espagnole, le chef d’escadre, au moment d’abandonner Saint-Domingue, avait ressenti le patriotique désir de ne point laisser aux nouveaux possesseurs du sol, les cendres de Christophe Colomb.

On savait qu’elles devaient se trouver sous le sanctuaire, du côté de l’Évangile. En conséquence, on avait recueilli, pour la transporter pompeusement à l’île de Cuba, une poussière anonyme trouvée dans un caveau sans armoiries ni inscriptions d’aucune sorte. Puis, le temps, à son tour, ayant fait une nouvelle poussière de tous les contemporains et témoins de cette spoliation, le fameux orgueil Castillan s’était parfaitement contenté de cet à peu près de reliques du bienfaiteur de l’Espagne.

Au surplus, qu’en aurait-il fait ? L’Espagne s’est montrée si ingrate et si noire pour le grand homme qui lui donnait, au Nom de Jésus-Christ, la moitié de la planète, qu’il est bien permis de penser que le profond abaissement de ce peuple si héroïque et si dur a été le châtiment du crime effroyable de l’avoir fait mourir de douleur.

Et cependant, lorsque le bruit se répandit en Europe de la découverte certaine des restes de Colomb, le gouvernement espagnol, jaloux et humilié, mit en œuvre toutes ses ressources télégraphiques et diplomatiques pour le démentir partout sans examen. « Après avoir si longtemps fait le silence sur ce Héros, — dit le Comte Roselly de Lorgues dans une récente brochure, les Deux Cercueils de Christophe Colomb[39], dont je donne ici l’aperçu, — l’Espagne s’efforçait maintenant de procréer l’erreur sur ses reliques, en persuadant au monde entier qu’elles demeurent réellement en sa possession à Cuba, protégées par sa glorieuse bannière. »

L’Espagne n’a jamais pu pardonner à Christophe Colomb de l’avoir faite, pendant deux siècles, la plus puissante nation de l’univers. En voilà bientôt quatre qu’elle le méconnaît et le déshonore ! Toute la canaille péninsulaire, monarques en tête, s’est ruée sur ce sublime Malheureux qui la fait mugir comme les taureaux de ses Arènes, en étendant vers elle ses nobles mains enchatnées. Elle semble lui dire, à la manière des Juifs blasphémant le Sauveur crucifié : « Que ne te délivres-tu toi-même, toi qui prétendais délivrer les autres en faisant l’aumône aux peuples et aux rois ? Nous croirons volontiers que tu es l’Envoyé de Dieu, si tu t’élances de ce cachot de mensonges où nous avons muré ta mémoire ! »

Mais la victime, qui était morte et dont les pieds d’une dizaine de générations à tête dure avaient refoulé le cadavre dans les ténèbres abolissantes de l’oubli, est enfin ressuscitée et c’est l’Église qui nous la montre toute ruisselante de gloire. Christophe Colomb, cet homme d’incomparable exception, a reçu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il partagea plus qu’aucun autre les souffrances, le privilège réservé de traîner, comme Lui-même, tout un peuple stigmatisé de sa mort, dans le sillon lumineux de son immortalité.

Pourquoi donc, alors, revendiquer à si grands frais la pauvre poignée de poussière d’un homme de rien, d’un batelier, d’un pilote, d’un rêveur inutile décédé depuis quatre siècles ? Pourquoi ce grand souci national à l’ocsion d’un ingrat étranger qui, après avoir accru la domination de l’Espagne de deux cents millions de sujets Indiens, dont il était le père spirituel, refusa l’aumône de quelques écus, en échange de l’Évangile qu’il voulait leur enseigner et mourut impuissant, au pied de la Croix, des éclaboussures sanglantes de leur supplice ?

La réponse est trop facile, hélas ! Si, véritablement, il pouvait être prouvé que les restes de l’Amiral sont à la Havane, ils continueraient d’y être honorés comme les débris inconnus qu’on y tranporta en 1795, l’ont été jusqu’à cette heure : c’est-à-dire que, malgré la place qu’ils sont supposés occuper dans le chœur de la cathédrale, au-dessous d’un buste assez mesquin, personne ne pourrait dire où ils se trouvent réellement. En 1834, il se disait à la Havane que peu d’années auparavant, les restes de Colomb avaient été transportés au cimetière général où aucun monument ne signale leur présence à La curiosité du visiteur. Ces honneurs-là suffisent à la piété filiale de la catholique Espagne et elle prétend qu’ils nous doivent suffire aussi, à nous autres qui ne somines pas Espagnols et, en même temps, à toute la terre. L’Espagne est très persuadée que Christophe Colomb lui appartient ; dès lors, elle est seule juge de la pincée de gloire qu’elle consent à lui départir et elle s’arrange pour draper sa vicille injustice dans le manteau administratif d’une rhétorique de reconnaissance.

Mais si, au contraire, les ossements de ce nouveau Paul d’une gentilité inconnue jusqu’à lui sont encore à Saint-Domingue, comme il est certainement prouvé ; si cette découverte miraculeusement correspondante au mouvement actuel de l’opinion cathotique sur Colomb, hâte l’heure désirable de sa Béatification, il est assez facile de prévoir d’immense vénération du monde chrétien pour les reliques d’un saint dont l’exceptionnelle majesté lui sera enfin démontrée. Alors il se pourrait bien que la cathédrale de Saint Domingue devint, en réalité, la Jérusalem Américaine, comme le lui ont railleusement prophétisé des académiciens espagnols, salaritpour ètre les ennemis d’un cercueil et qui ne croyaient pas si bien dire. En ce jour, l’humiliation et la honte de l’Espagne seront à lear comble et c’est ce danger qu’elle s’efforce de conjurer par tous les moyens possibles et à quelque prix que ce soit !

En attendant ce suprême châtiment national, la présente brochure sur les Deux Cercueils, qui ne vise que des faits récents, donne singulièrement la mesure d’une haine dont je ne crois pas qu’il y ait d’exemple et qui, par sa persistance de quatre siècles, prend le caractère surnaturel d’une malédiction divine. Il faut lire la polémique si précise et, parfois, si spirituellement coupante du Comte Roselly de Lorgues, pour avoir l’idée de ce repli obstiné, de cette obduration invincible, de ce front de taureau du vieux préjugé Castillan, réfractaire à toute évidence, aussitôt qu’il s’agit de ne pas fouler aux pieds Christophe Colomb. Le Cabinet espagnol, fortement ému de l’événement de Saint-Domingue et considérant qu’il se devait à lui-même d’obéir à l’hostile tradition, au lieu d’envoyer à Saint-Domingue et à Cuba une commission d’érudits et d’archéologues, chargea l’Académie royale d’histoire de juger du fond de son fauteuil, à Madrid, ce qui venait de se passer aux Antilles. Les académiciens qui seront toujours de très dociles sujets, à quelque nation qu’ils appartiennent, se gardèrent bien de contrarier le Pouvoir, qui leur avait d’avance, par une circulaire, tracé leurs conclusions. Le Comte Roselly de Lorgues lacère et fripe terriblement, en quelques pages, le travail de ces messieurs. Il n’en laisse subsister que la honte qui n’est peut-être pas un bien lourd surcroît pour leurs épaules.

Les circonstances de la découverte des restes sont infiniment simples. Dans le cours des travaux de réparation de la cathédrale de Saint-Domingue, l’ingénieur chargé de les diriger découvrit dans la partie souterraine du sanctuaire, du côté de l’Évangile, un coffre de métal sur lequel on put lire cette inscription abrégée : D. de la A. Per Al c’est-à-dire : Découvreur de l’Amérique Premier Amiral ; et sur les côtés : C. C. A., c’est-à-dire Christophe Colomb Amiral.

La caisse ayant 616 ouverte, on aperçut des ossements humains. À la partie intérieure du couvercle on lut ces mots en caractères gothiques allemands :

ILLro y Esdo Varon
Dr Cristoval Colon.

À l’exception d’un petit nombre d’os passablement conservés, tout était en poussière. Ce dut être une étrange émotion. Pour une âme un peu profonde, les restes d’un inconnu sont déjà singulièrement suggestifs de mélancolie quand on les voit très anciens, émiettés aux angles des siècles et que, toute forme s’étant abolie, la simagrée terrible du squelette, elle-même, a disparu. Qu’est-ce donc quand on connaît le passé de cette cendre, que ce passé est très grand et que cette balayure de l’Éternité a un Nom que l’habitude de le prononcer a fini par rendre magique comme une formule évocatoire ? Ces détritus de l’arbre pensant qui doit reverdir un jour, retiennent, malgré tout, une si étonnante empreinte de la vie, ils profèrent à leur manière, une si formidable affirmation de leur essence, qu’on n’a jamais pu s’empêcher d’écrire sur les sépulcres des paroles d’immortalité. Humbles ou fastueuses, ces inscriptions veulent toujours dire que le décédé a été ceci ou cela plus qu’autre chose, qu’il est nécessaire que l’infini le sache et s’en contente et que c’est sur cette sentence lapidaire des hommes qu’il faut absolument que Dieu le rejuge à son tour. Mais, si les hommes jugent comme ils veulent, Dieu seul juge comme il peut et nul ne sait exactement ce que Dieu peut !…

La relation d’un pareil événement était nécessaire ici. Les chrétiens qui croient avec fermeté au Dieu vivant et à sa Providence, ont généralement regardé ce fait comme une sanction divine du magnanime projet de Pie IX. La certitude du lieu de sépulture de l’Amiral et l’authenticité de ses reliques font disparaître une des objections les plus graves à l’introduction de sa Cause. En même temps, cette découverte de la tombe inconnue du plus grand des hommes éclaire un peu plus, au profit de l’histoire, le rôle exceptionnellement sacrifié de ce Postulant toujours malheureux, qui ne paraissait pas avoir obtenu même une sépulture selon son cœur et qui vient à peine de commencer authentiquement le noviciat de son propre tombeau.

La destinée terrestre de Christophe Colomb fut marquée de ce double caractère : l’acceptation et l’abandon à Dieu. En effet, jamais Dieu n’exigea autant d’un mortel en vue de desseins plus cachés et, jamais, depuis l’établissement de la loi de grâce, son action efficiente ne fut plus sensible. Au témoignage du protestant Washington Irving, « Colomb se regardait comme placé sous la garde immédiate de la Providence dans son entreprise ». Lui-même déclarait que « Notre Rédempteur lui disposa le chemin ». À son premier ; voyage, il prend directement, comme s’il l’avait déjà parcourue, la route la plus sûre et la plus commode pour arriver aux Antilles. C’est celle que suivent même aujourd’hui les navires à voiles. Trois cent quatre-vingts ans d’expérience n’ont pas permis aux navigateurs d’en découvrir une meilleure. Le grand Humboldt a constaté ce fait.

Tout, dans cette vie, porte l’empreinte de cetts espèce de nécessité mystérieuse qui faisait parler les prophètes et qui plie, au temps marqué, les hommes et les choses à l’accomplissement de leurs prophéties. Jusqu’à ce jour, Christophe Colomb, envisagé seulement comme inventeur, pouvait déjà paraître très grand à quelques unes de ces rares intelligences qui connaissent exactement la mesure humaine ; mais, lorsque l’Église lui aura donné le nimbe des Saints, le monde le verra tout à coup tel qu’il est et scra infiniment étonné de cette vision. En ce jour, la Mère des âmes manifestera d’une manière inaccoutumée sa puissance en restituant la majcsté lésée du Porte-Christ et la Barque de Pierre sera le vaisseau très sûr de la dernière pérégrination terrestre de ce « Messager des nouveaux cieux ».

Jusque-là, nous n’avons que son histoire, mais en est-il une plus cruelle, plus douloureuse, plus désespérément lamentable ? L’injustice a beau être tout humaine, on ne J’absorbe pas impunément à des doses aussi exorbitantes. La conscience pousse des cris terribles et pleure vers Dieu. Aucun homme généreux ne pourra jamais lire les actes de ce martyr sans être suffoqué de pitié et c’est avec raison qu’il disait à la Terre de pleurer sur lui. Pour faire équilibre à la surnaturelle iniquité dont Christophe Colomb fut la victime, il n’y a que le contrepoids d’une surnaturelle réparation et c’est l’Église seule qui peut laver l’opprobre de la société chrétienne en accordant, à cet Aîné des membres souffrants de Jésus-Christ, la couronne d’immortelle gloire !


    peut juger de la force des préventions contre cette colonie, puisque les condamnés à mort, en y passant seulement deux ans, étaient graciés, et qu’une seule année de séjour y rachetait toutes les condamnations et les peines au-dessous du dernier supplice. Hist. de Christophe Colomb, par le Comte Roselly de Lorgues, liv. II, ch. ix.

  1. On n’admirera jamais assez cet étonnant jargon prussien. Le canon Krupp de La philosophie allemande ne le cède en rien à l’autre canon. Les Français s’en apercevront peut-être quand leur langue terme et lumineuse se sera définitivement enlisée dans ces Palus-Méotides intellectuels. Alors, sans doute, on sera prêt pour la revanche pacifique de l’imbécillité nationale.
  2. Le Passé, dit Saint-Bonnet, c’est le Possible, mesuré à la nature humaine. On ne peut pas faire tenir plus de lumière dans moins de mots. Malheureusement, il ajoute ceci : l’Avenir ne le dépassera pas. Ce grand philosophe est-il donc dans les secrets de jeu ?
  3. V. Append. D.
  4. Apotropéen, du grec ἀποτρέπειν, détourner. Dans la mythologie grecque, on appelait apotropéens certains dieux protecteurs, tels que les Averrunci des Latins. Lire l’intéressante brochure de M. Adrien Péladan, publiée à Nîmes, chez l’auteur, en 1880 : Saint Christophe, sa vie, son culte, ses miracles. Ce travail très complet donne toute la bibliographis et toute l’iconographie du saint martyr.
  5. La tradition qui fait traverser à saint Christophe un simple fleuve paraît être d’origine germanique. « Pour trouver l’exacte représentation du colosse emblématique, dit le Comte Roselly de Lorgues, il faut chercher aux pays méridionaur. Là, saint Christophe est bien le géant qui porte Jésus et passe la grande mer, n’ayant de l’ean que jusqu’à la ceinture, tenant en guise de bâton l’arbre mystique à transplanter, ou même ayant à la main la Croix qu’il va porter de l’autre côté de la mer. Le saint voyageur est tellement revêta de ses attributs de missionnaire qu’il tient appendue à sa ceinture la gourde du voyage.

    « Et il est si naturel de voir dans la mission catholique de Colomb l’explication de la figure de saint Christophe, que le premier géographe de l’épuque de la Découverte, Juan de la Cosa, en achevant de dessiner la carte du Nouvesu Monde et de montrer le moderne progrès géographique dû à Colomb ; au lieu de nommer le vainqueur de la mer ténébreuse, se contenta de peindre l’image symbolique du saint qui porte le Christ à travers la mer, À ses yeux la prédiction contenue dans cette religieuse figure était enfin réalisée. »

  6. Histoire de la vie et des voyages de Christophe Colomb, par le Comte Roselly de Lorgues, liv. IV, ch. x. p. 454.
  7. On sait qu’un assez grand nombre de villes ou villages ent absolument voulu être la patrie de Colomb. Savone, Cucarro dans le Montferrat, Pradello dans le Plaisantin, Oneglia, Finale, Boggiasco, Cogoletto, Quinto, et Nervi dans La Rivière de Gênes, ont &t£ successivement ou simultanément éloquentes dans ce sens par la voix de leurs archéologues ou de leurs aubergistes. Cette prétention est simplement comique, mais ce qui l’est énormément, c’est le récent travail d’un certain abbé Casanova, tendant à établir que Christophe Colomb est né en Corse. Cet abbé est peut-être le seul Corse aimé du journal le Siècle, lequel a publié sa petite scolie patriotique. Dans l’acte d’Institution de Majorat, fait le 22 février 1498, au profit de sa descendance, le grand Amiral extermine toute cette science en quelques mots : « Siendo yo naocido en Genovn, dit-il, ciudad noble y poderosa por la mar. » — « C’est de là que je suis sorti et c’est là que je suis né, « della sali, y en ella naci. »
  8. L’antique Université de Pavie, au bout de quatre siècles, s’est enfin avisée de la gloire de Christophe Colomb. Cette vieille mère s’est souvenus du plusillustre de tous ses fils et s’est décidée à lui élever un monument en vue d’éterniser le souvenir des deux ou trois années pendant lesquelles elle allaita l’enfance du vainqueur de la mer Ténébreuse. Je ne connais pas la valeur esthétique de ce monument. Les universités italiennes ne sont pas des princesses d’Este ou de Médicis, et, d’ailleurs, le temps actuel n’est pas à la magnificence. Je sais seulement qu’un buste de Colomb surmonte un reliquaire de marbre, au centre duquel se trouve enfermée une parcelle des ossements de l’Amiral, offerte par S. Exc. l’archevêque de Santo-Domingo. L’inauguration de cette effigie a eu lieu le 18 juin 1882.

    Quelque misérable que puisse être cette fête au point de vue de la gloire catholique de Colomb, elle a, du moins la valeur d’un témoignage à ajouter à une multitude d’autres en faveur du plus sublime des Méconnus, après plus de trois siècles d’obscurcissements et d’iujustice. C’est quelque chose comme le retour de la conscience humaine prodigue. Cet événement de peu de portée aura ceci d’heureux qu’il servirs à fxer authentiquement un point contesté de La vie du grand homme. Les moindres particularités deviennent des choses très graves aux yeux de l’Église, quand il s’agit de la canonisation d’un saint.

  9. Le monastère de la Rabida, presque entièrement ruiné, a été restauré, en 1855, par les ordres et aux frais personnels de Mgr le duc de Montpensier. Autant que possible la cellule du P. gardien Juan Perez de Marcheña a êté rétablie dans son premier état. On y voit le portrait de Christophe Colomb et quatre tableaux retraçant les scènes principales de sa vie. Il est infiniment honorable pour ce prince d’Orléans d’avoir payé, au nom de la France, la dette d’bonneur qu’oubliait d’acquitter l’Espagne.
  10. Hist. de Chr. Col., par le Comte Roselly de Lorgues, t. I, ch. ii
  11. Histoire naturelle et générale des Indes, t. II, ch. iii ; trad. de Jean Poleur, valet de chambre de François Ier.
  12. Prov. X, II, 31.
  13. Psalm. CXVIII, 131.
  14. Voici, telle que nous l’a conservée Fernando Colomb, second fils de l’Amiral, la lettre que celui-ci écrivit à Ferdinand, dès le début de son séjour en Espagne :

    « Sérénissime Prince, — Je navigue dès ma jeunesse. Il y a près de quarante ans que je cours les mers. J’en ai visité tous les parages connus, et j’ai conversé avec un grand nombre d’hommes savants, avec des écclésiastiques, des séculiers, des Latins, des Grecs, des Maures et des personnes de toutes sortes de religions. J’ai acquis quelque connaissance dans la navigation, dans l’astronomie et la géométrie. Je suis assez expert pour dessiner La carte du monde, et placer les villes, les rivières et les montagnes aux lieux où elles sont situées. Je me suis appliqué aux livres de cosmographie, d’histoire et de philosophie. Je me sens présentement porté à entreprendre la découverte des Indes ; et je viens à Votre Altesse pour la supplier de favoriser mon entreprise. Je ne doute pas que ceux qui l’apprendront ne s’en moquent ; mais si Votre Altesse me veut donner les moyens de l’exécuter, quelques obstacles qu’on y trouve, j’espère La faire réussir. »

    Cette lettre, si semblable aux autres écrits de Colomb, est d’une telle simplicité qu’elle en paraît singulière. Considérez le style de cet homme qui va, en une manière, parachever l’Œuvre des sept jours et qui n’a rien à dire, sinon qu’il a acquis quelque connaissance, qu’il se sent porté et qu’il espère !

  15. Ecoli, xlviii, 27.
  16. « Despues de dicho por la boca de Isaias, me hiso dello mensagero y amostro en cual parte. » Lettre de Colomb à l’amie de la Reine, doña Juana de la Torre.
  17. L’Ambassadeur de Dieu et Pie IX.
  18. Je signale, entre autres textes de ce dernier ordre, le psaume LXVIII que la Tradition applique à Jésus souffrant. Je ne découvre pas un versel dans cette longue oraison douloureuse qui ne puisse être supposé dans la bouche de Christophe Colomb, l’un des ainés parmi les membres souffrants du Rédempteur.
  19. Histoire de Christophe Colomb par le Comte Roselly de Lorgues, Liv. IV, ch. x. p. 447.
  20. Quanto magnus es, humilia te in omnibus, et coram Deo invenies gratiam. » Eccli. iii, 20.
  21. Relations aux Rois Catholiques sur Le troisième voyage.
  22. À cause des préventions que les ennemis de l’Amiral avsient répanduss contre les Indes, on fut réduit à chercher dans les prisous etles galères des recrues pour Hispaniola. Les Rois publièrent un induit pour tous les sujets coupables de quelque crime ou délit à la condition de servir à Hispaoiola pendant ua certain temps. On
  23. Un témoin auriculaire nous l’a dit : « Parce que l’Amiral avait puni des Espagnols qui maltraitaient les Indiens et qu’il ne voulait souffrir ni leurs débauches, ni leurs spoliations, ils le prirent en haine au point de ne pouvoir plus l’entendre nominer. » (Benzoni Dell’historie del mondo nuovo. lib. I, v. 18.
  24. « O hombre de poca fe levantate que yo soy, no hayas miedo… esfuerza, no desmayes ni temas : yo proveere en todo. » Lettre de l’Amiral à la nourrice du prince don Juan.
  25. Histoire de Christophe Colomb, par le Comte Roselly de Lorgues. Liv. III, ch. v.
  26. Physionomies de saints, par Ernest Hello.
  27. « Cœpit pavere. » Marc. xiv, 33.
  28. Hist. de Christ. Colomb, per le Comte Roselly de Lorgues, liv. IV, ch. iv.
  29. Voici le texte original de ce discours qui est, sans aucun doute, le monument le plus glorieux de toute la littérature espagnole : « O ! estulto y tardo á creer y á servir á tu Dios, Dios de todos ! qué hizo élmas por Moysés 6 por David su servio ? Desque nasciste siempre él tuvo de ti muy gran cargo. Cuando te vido en edadde que él fue contento, maravillosamente hizo sonar tu nombre en la tierra. Las Indias, que son parte del mundo, tan ricas, te las dió por tuyas : tu las repartiste adonde te plugo, y te did poder para ello. De los atamientos de la mar Océana que estaban cerrados con cadenas tan fuertes, te dió los llaves ; y fuiste obedescido en tantas tierras, y de los cristianos cobraste tan honrada fama. Que hizo el mas alto pueblo de Israel cuando le sacé de Egipto ? ni por David, que de pastor hizo Rey en Judea ? Tornate à el, yconosce y a tu yerro: su misericordia es inaita : tu vejez no impediri a toda cosa grande : muchas heredades tiene él grandisimas. Abraham pasaba de cien años cuando engendro à Isaac, ni Sara era moza ? Tu llamas por socorro incierto : responde, quién te ha afligido tanto y tantas veces, Dios, o el mundo ? los privilegios y promesas que dá Dios, no las quebranta, ni dice despues de baber recibido el servicio que su intencion uo era esta, y que se entendie de otra maners, ni dà martirios por dar éolor à la fuerza : él va al pie de la letra : todo lo que él promete cumple con acrescentamiento. Esto es uso ? Dicho tengo lo que tu Criador ha fecho por ti y hace con todos. Ahora medio muestra et galardon de estos afanes y peligros que has pasado sira viendo á otros. »
  30. No temas, confia : Lodas estas tribulaciones estan vscritas en piedra mürmol, y no sin causa. » Quarto e ultimo viage de Colon. — Tout homme un peu familiarisé avec le langage enigmatique des Écritures retrouvera dans ce discours le double caractère auquel se reconnait toute parole divine, c’est-à-dire, l’actualité éternelle dans le sens historique et l’universalité absolue dans le sens symbolique. Les expressions de don des clefs, d’héritages, et les noms de Moyse, de David et d’Abraham nous avertissent d’ailleurs de l’énorme importance de ce texte dont l’Église nous dévoilera quelque jour tout le mystère.
  31. « Yo he llorado fasta aqui à otros ; haya misericordia agora el « Cielo, y 1lore por mi la Tierra.. llore por mi quien tiene caridad, « verdad y justicia. » — Lettre aux Rois Catholiques, datée de la Jamaïque le juillet 1503.
  32. « Expandi manus tota die ad populum incredulum qui graditur in via non bona post cogitationes suas. » (Isai. lxv. 2.)
  33. Voir l’appendice A et la page 47 du présent ouvrage.
  34. La première terre découverte fut appelés par Colomb : Saint-Sauveur, en témoignage de sa mission.

    Mais la seconde reçut le nom de Sainte-Marie-de-la-Conception. Touchante fidélité du Tertiaire fransciscain à la plus glorieuse de traditions de son ordre. On sait combien, dès l’origine, l’Ordre Séraphique appuya le dogme non encore défini de l’Immaculée Conception.

  35. « La disgrâce n’émeut point Colomb à la façon ordinaire. Il ne considère pas son étonnante adversité comme un fait purement individuel, la conséquence d’une hostilité de personnes ou de coterie. Il reconnaît dans ce qu’il éprouve la lutte du Monde contre l’esprit de foi. « Si c’est une nouveauté, dit-il, que de me plaindre du monde, son habitude de maltraiter est fort ancienne. Il m’a livré mille combats et j’ai résisté à tous jusqu’au moment où n’ont pu me servir ni armes, ni conseils. C’est avec barbarie qu’il m’a coulé à fond. » Con crueldad me tiene echado al fondo. » — Hist. de Chr. Col., par le Comte Roselly de Lorgues, liv. II, ch. vii.
  36. P. Charlevoix, Hist. de Saint-Domingue.
  37. De là cette idée, autrefois répandue chez les marins, qu’on se préservait de la trombe « en la taillant avec un sabre et l’Évangile de saint Jean ».
  38. Hist. de Christophe Colomb, par le Comte Roselly de Lorgues, liv. IV, ch. iii.
  39. Ce curieux opuscule sst une feuille détachée de l’Histoire posthume de Christophe Colomb, ouvrage que j’annonçais dans ma première partie comme devant paraître prochainement et dont le public ne connaît encore que le seul extrait.