Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/7

Mercure de France 16 juillet 1914, tome 110, n° 410 (p. 333-351).


CHAPITRE SEPTIÈME


1

Le mois de juin était venu ; il y avait plus de cinq mois qu’elles vivaient ensemble dans leur petite maison d’en haut la montagne.

C’était la grande solitude. Tout près de là les pâturages commencent, qui font se suivre leurs croupes rondes, pour ne finir plus en arrière qu’à la muraille des rochers, et là sont des chalets où montent les troupeaux dans la belle saison, mais, le reste de l’année, nulle part l’homme n’est en vue ; on n’entend rien que le bruit du vent qui passe, on ne voit rien que les nuages, au-dessus, au-dessous de soi ; il n’y a rien que la longueur des jours, suivie de la longueur des nuits. Le bas de la maison était construit en pierre, le haut en poutres de mélèze qui étaient devenues d’un beau rouge foncé ; au rez-de-chaussée était l’étable ; le premier (qui se trouvait être le rez-de-chaussée du côté de la pente, et ainsi le derrière de la maison était enterré), le premier comprenait une chambre et une cuisine ; sous le toit venait le fenil ; c’était tout, elles vivaient là.

Deux toutes petites fenêtres sur le devant qui vous regardent ; une toute petite chambre, avec, dans un coin, un cadre de bois qu’on garnit de paille, une cuisine à qui le toit sert de plafond, et la fumée sort par la porte, une pierre carrée en guise de foyer : elles n’avaient pas autre chose, malgré qu’il fasse très froid là-haut et jusque tard dans le printemps, mais elles ne se plaignaient pas, parce qu’elles s’aimaient et, de cette façon, étaient du moins à l’abri de la méchanceté des hommes, dont elles avaient eu tant à souffrir.

Pendant que sa mère tirait la chèvre, Marie allait chercher de l’eau à une source qui sortait d’un rocher, à dix minutes de là ; c’était une très belle eau fraîche.

Quand elle revenait, sa mère avait fini de traire ; il y avait alors la chambre à balayer.

Elles n’avaient point tellement d’ouvrage qu’elles en fussent fatiguées, assez pourtant pour ne pas connaître l’ennui ; et quand elles avaient fini, assises devant le feu, elles causaient ensemble, buvant leur lait, mangeant leur pain, et il leur restait encore du lard, deux jambons, des saucisses ; les femmes se contentent de peu, Adèle n’avait pas grand appétit.

Ce qu’elles aimaient plus que tout, c’étaient justement ces causettes, ou tout simplement d’être ensemble, et se taire ensemble. La petite Marie s’asseyait tout près de sa mère, et puis, laissant aller sa tête, bientôt sa tête avait trouvé le creux doux qu’elle cherchait. Une main qu’on tend, une autre qui la serre ; elles se sentaient bien, parmi ce bon silence, où de minute en minute quelque petit oiseau égaré poussait un cri aigu comme une note de sifflet.

Parfois la petite Marie demandait des nouvelles de son père :

— Comme il reste loin longtemps !

— Prends patience, disait Adèle, il reviendra,

— Où est-ce qu’il a été ? demandait la petite.

Ici Adèle hésitait à répondre, car, qu’il dût revenir un jour, elle pouvait l’assurer sans mentir, parce que, vraiment, elle le croyait, mais, où il avait été, elle ne pouvait le dire ; pourtant il ne fallait pas que Marie se doutât de rien.

— Il a été dans un pays où on gagne beaucoup d’argent., parce qu’il nous trouvait trop pauvres.

Alors Marie secouait la tête :

— Moi j’aurais mieux aimé qu’il reste avec nous.

Puis, ayant réfléchi :

— Est-ce qu’on est plus heureux, quand on est riches ?

— Il y en a qui le prétendent.

— C’est donc qu’il fallait qu’on fût très riches déjà, parce qu’on était très heureux.

Il n’y avait rien à répondre ; Adèle ne répondait point. Ainsi était allé le temps, et elles avaient vu un jour la neige fondre. De l’endroit où elles étaient, on n’apercevait point le village ; elles n’avaient donc rien su de ce qui s’y passait. De temps én temps seulement, quand elles prêtaient l’oreille, venaient tout à coup jusqu’à elles comme les grondements d’un orage lointain, mais autour de la maison tout gardait son air ordinaire ; même le printemps s’annonçait très beau. Un grand soleil se mit à baigner dans le ciel, où un lait bleuâtre était répandu. Comme un vêtement se perce d’abord aux places où les os font relief, de même, partout où le sol présentait quelque aspérité, ce fut là qu’on vit paraître la terre, et cela fit des taches noires, dans le blanc qui fut moucheté. Le haut des talus se montra et le sommet des monticules autour de quoi la couche mince de la neige formait une croûte glacée où des gouttelettes brillaient. Les touffes des buissons, jusqu’alors ensevelies, levèrent comme des mains en l’air. Et, au dessous, au ras du sol, se creusant des petits tunnels, dont le creux sonnait sous le pied, l’eau par filets courait déjà, avec une chanson, des plaintes, une petite voix d’écolière qui lit, ou comme des grelots aussi, quand elle tombait en cascade. Chansons en bas, chansons en haut : voilà que des oiseaux reviennent. Depuis la forêt d’en dessous, où ils ont passé l’hiver blottis sous les branches, on en voyait qui remontaient d’un vol encore maladroit, et ils cherchaient les endroits nus. Il faisait de plus en plus chaud ; de plus en plus la neige s’en allait. Et voilà que, ces endroits nus, au commencement d’un noir triste ou d’un gris vert de feutre usé, et tout luisants sous le soleil (et, quand on marchait dessus, l’eau jaillissait autour de la semelle), ils se mirent subitement à changer de couleur, ils verdirent, il semblait qu’on eût passé dessus le pinceau, et soudainement tout fut vert. Il vient un parfum qui se roule, comme la génisse lâchée dans le pré ; c’est doux et tiède dans tout l’air ; l’espace balayé s’entr’ouvre, tout éclate, et la voix des eaux monte encore, comme si la montagne se mettait à parler.

Et à présent les fleurs venaient. Tout allait si rapidement qu’on était comme les enfants quand on les mène dans la chambre où sont préparés leurs cadeaux : on saute d’un objet à l’autre. On voudrait tout voir à la fois : ceci, cela, cela encore, pas moyen, il faut tout lâcher ; et tandis qu’on revient où on avait été d’abord, derrière vous les choses se transforment, en sorte que, pour finir, on ne s’y reconnaît plus. Véritablement, on ne s’y reconnaissait plus ; même ce vert des prés semble avoir disparu : c’est tout blanc par place, c’est jaune à d’autres, c’est bleu là-bas, c’est violet : les crocus étaient sortis, les primevères étaient sorties, les myosotis étaient sortis, et aux pieds des buissons déjà engouttelés de bourgeons pas encore éclos, se voyait aussi la violette (celle des fleurs qui se cache le plus.)

Marie revenait avec des bouquets qu’elle attachait avec une ficelle ; dans chacune des tasses, à la cuisine, il y en avait un mis à tremper ; alors sa mère lui disait : « Dans quoi est-ce qu’on boira notre café ce soir ? » Mais elle répondait : « C’est que c’est tellement joli, maman ; tu vois, il y en a de toutes les couleurs ! »

Puis, levant le doigt :

— Écoute !

De très loin venait le chant du coucou.

On allait déjà pouvoir s’asseoir devant la maison dont le bas dégarni la faisait paraître plus haute, et le seuil sous les doigts avait une chaleur de petit animal. Là elles se tenaient quelquefois dans le milieu du jour, prenant plaisir à se laisser pénétrer à travers leurs vêtements et jusque sous la peau par cette tiédeur de soleil pas ressentie depuis tant de mois, et regardaient pour le plaisir (à cause de quoi il faut bien se taire), combien, en face d’elles, par delà la vallée qu’elles ne pouvaient voir, combien de pointes étaient sorties, quelle belle dentelle de glace, une de ces belles dentelles qu’on vient de tremper dans le bleu, et il y a encore des taches bleues dessus.

On reprend courage, quand même, — tant de joie est autour de nous. Ils ont bien ouvert la fenêtre à la colombe, dans l’arche, après le déluge, pourtant ils n’osaient plus espérer. Le grand bateau de bois, avec un toit comme une maison, a été longtemps ballotté sur les vagues ; ils pensaient : « Jamais plus, on ne verra la terre ! » Pourtant, la colombe s’approche déjà, avec le rameau d’olivier.

Et d’autres, bien plus qu’elles, auraient eu besoin de la colombe, mais pour ceux-là la colombe ne venait toujours pas.


2

Ce fut vers le 10 juin, si on se rappelle bien, qu’Adèle tomba malade. Elle devait avoir pris froid.

Elle toussait, elle avait des frissons ; à peine si elle pouvait se tenir debout.

Elle n’en continuait pas moins à vouloir s’obstiner à faire le ménage, il fallut que la petite Marie la forçât à se coucher. Et Adèle ayant fini par lui obéir, parce que la petite, quand elle le voulait, avait sa tête, elle écoutait de dedans son lit le claquement des socques à semelles de bois aller et venir dans la maison, se disant : « Quelle douce chose c’est quand même que d’avoir une enfant soumise et travailleuse ! » Quelquefois, les pas s’éloignaient sur le sentier déjà sec et durci ; ce n’était jamais pour longtemps.

Le seau grinçait sur l’espèce de pierre carrée où on le déposait, à côté du foyer ; et une voix venait qui disait :

— Maman, je suis là, as-tu besoin de quelque chose ?

Non, elle n’avait besoin de rien.

— Eh bien, écoute, je vais vite donner à manger à la chèvre, et puis je reviendrai vers toi.

Un grand soleil brillait toujours. Pourtant, Adèle n’allait pas mieux ; même elle toussait toujours davantage, et une mauvaise toux creuse qui n’arrivait pas à mûrir.

Un matin donc, Marie lui dit :

— Ça ne peut pas continuer ainsi. Si tu ne te soignes pas, tu ne guériras jamais. Je vais descendre au village. Tu sais, ces tisanes que prépare la vieille Christine, il n’y a rien de meilleur pour la toux !… Elles font transpirer, je lui en demanderai un cornet.

— Non, dit Adèle, non, je ne veux pas.

Mais la petite hochait la tête : « Si ! disait-elle, il faut. » Et déjà elle avait été prendre son béguin de laine tricotée et un tablier propre, qu’elle mit.

Et vainement, à présent, Adèle recommençait : « Non, s’il te plaît, Marie, tu sais comme les gens ont été méchants avec nous, et le chemin est trop long pour toi ; je me tirerai bien d’affaire sans remède, il faut seulement savoir patienter. » Vainement se défendait-elle, Marie savait ce qu’elle avait à faire. Elle apporta un pot de lait qu’elle posa sur une table près du lit, avec un morceau de pain et une tasse, puis embrassant sa mère

— Adieu, maman, je serai de retour avant la nuit. Et, tu verras, tu seras tout de suite guérie.

Elle s’éloignait déjà. Adèle poussa un soupir, croisa ses mains devant elle, ferma les yeux.

On compte deux bonnes heures de chemin, à la descente, mais, à la montée, il en faut quatre, au moins. Marie regardait devant elle les petits papillons jaunes battre des ailes au ras du gazon reverdi. Quelquefois, comme si un coup de vent venait, ils étaient chassés de côté, et ils basculaient drôlement dans l’air ; d’autres fois ils montaient tous ensemble ; elle pensait : « On dirait des feuilles mortes l’automne, des feuilles comme celles des trembles, qui ont juste cette couleur ! » Il y avait beaucoup de pensées dans sa petite tête, toute sorte de pensées. Elle avait son tablier propre, en grosse toile quadrillée, qui lui venait au-dessous du genou ; sa jupe dépassait pourtant, on aurait dit une petite femme, petite femme aussi pour la raison. « Maman est bien toujours la même, continuait-elle, elle ne veut jamais se soigner. Si je ne m’en étais pas mêlée, elle aurait traîné son rhume tout l’été. Mais dès que je serai rentrée, je lui ferai prendre sa tisane et elle ne bougera pas de son lit qu’elle ne soit tout à fait bien, »

Elle vit qu’elle allait arriver au bois. Il est très raide, presque à pic, coupé par place de petites parois, et il tombe ainsi par étages, vers un nouveau palier de prés, semé de bouquets de mélèzes. Et, plus loin, la pente reprend. Et c’est de cet endroit-là seulement qu’on découvre le village.

De sorte qu’elle allait toujours et ne savait rien. Il y avait bien à sa droite une sorte de long couloir dégarni d’arbres, où une avalanche avait dû passer, mais la chose n’était pas pour surprendre. D’ailleurs, tout était tellement joli autour d’elle qu’elle ne pensait pas à porter ses regards si loin. De la mousse était arrangée en petites corbeilles au pied de chaque tronc ; au bout des branches qui se balançaient, des touffes d’aiguilles vert tendre avaient l’air de plumes qui se tiendraient droites ; des morceaux de ciel d’un bleu lisse pendaient après comme des fruits ; et voilà, tout à coup, le chemin, s’enfonçant, découvrait au contour une belle cascade.

Elle ne tombait pas d’un bloc, comme certaines, mais, répandue partout entre d’énormes pierres, bouillonnante et toute en écume, avait l’air d’une chevelure qu’on aurait dénouée au vent.

Sa voix venait, remplissant tout : elle s’assourdissait pourtant peu à peu ; alors un premier cri d’oiseau se faisait de nouveau entendre, auquel un autre cri plus lointain répondait ; et on voyait, debout contre le tronc d’un pin, un petit pic, gris de plumage, dont la tête seule bougeait.

Il lui fallut passer le ruisseau à gué, bien qu’il fût énormément grossi par les neiges qui fondaient encore dans la haute montagne, mais il ne manquait heureusement pas de pierres où poser le pied. Et, prudente et précautionneuse en cela comme en toute chose, ayant troussé sa jupe et le bras levé pour faire équilibre, elle arriva sur l’autre bord.

La pente, cependant, avait commencé à faiblir. Marie sortit de la forêt. Là venait ce palier qu’on a vu, et son premier étonnement fut de ne rencontrer personne. Pourtant, c’est un endroit assez fréquenté dans la belle saison, à cause que les gens du village viennent y faucher l’herbe, et même plusieurs y ont des fenils. N’importe, tout était désert, et les fenils étaient fermés. Tout à coup des cris se firent entendre ; elle leva la tête, une troupe de corbeaux parut. Ils allaient bien plus vite qu’elle… A peine le vol s’était-il montré qu’il parvenait déjà à l’autre bord du ciel, et, se laissant tomber à pic, il s’enfonça derrière les arbres. Elle se disait : « C’est drôle, c’est seulement l’hiver que les corbeaux viennent au village », et elle n’en avait jamais vu un si grand nombre à la fois. Ils avaient jeté une ombre en passant, comme aurait pu faire un nuage, et ils criaient tellement fort que, pendant un instant, tous les autres bruits s’étaient tus. Mais quelques pas plus loin sa surprise allait être plus grande encore : au lieu des nouveaux bois qu’elle pensait trouver, il m’y avait plus devant elle que comme quand on est venu avec toute une équipe d’hommes, des cordes, des scies, des haches ; plus un arbre n’était débout.

Les uns étaient tombés tout à fait ; d’autres penchaient tristement de côté et leurs racines, sortant de terre, avaient entrainé la motte avec elles ; quelques-uns avaient été brisés à quelque distance du sol ; mais tous également se montraient secs et roux, quelques-uns déjà dépourvus d’écorce : et leur hérissement faisait là comme une muraille, tandis que le sol raviné, où elle ne reposait que par place, laissait dessous comme des trous.

Mais Marie repartait déjà. Elle ne voyait qu’une chose qui était qu’il lui fallait arriver le plus vite possible au village ; elle se glissa par un de ces trous. Il n’y avait plus de chemin. Tantôt elle écartait les branches des deux mains, tantôt elle se mettait à quatre pattes, ou bien il lui fallait faire un détour ; l’essentiel était qu’elle avançât quand même, et elle avançait malgré tout. Elle parvint ainsi à un endroit où il y avait autrefois un moulin ; il n’en restait plus que les ruines ; la grosse roue moussue était tombée dans le torrent sans eau. Et, ne comprenant point, elle se demandait : « Est-ce un orage qu’il y a eu, une inondation qu’il y a eu ? ou bien si le meunier est mort et ses enfants n’ont pas voulu continuer le métier du père ? » Elle ne savait pas : elle ne savait rien que ce que lui montraient ses yeux. Et donc, tout ce qu’elle savait était l’épouvantable basculement de tout, comme si tout avait changé de place, et quel affreux désert c’était. Cependant elle avait retrouvé le chemin, étant sortie de l’épaisseur des arbres ; sans doute que le torrent qui faisait tourner le moulin l’avait dû choisir pour son nouveau lit, puis il avait été ailleurs ; ce n’était plus qu’une ravine, pleine de cailloux ronds qui roulaient sous vos pieds. Il tourna tout à coup : on arrivait ainsi en haut de la dernière pente au bas de laquelle était le village ; et ce qu’elle aperçut fit qu’elle eut peine alors à retenir un cri.

C’est ces choses qu’on a déjà vues, mais, elle, elle ne savait rien. Plus de haies, plus un brin d’herbe. Il y avait cette cuvette au fond de laquelle autrefois se trouvait l’étang, et on voyait dedans le ciel, toutes les pentes d’alentour. Il passait, dedans des nuages blancs et c’était du blanc dans du bleu, avec d’un côté une bande verte, tandis que des petits buissons, frisottés comme quand on vous a mis dans les cheveux des papillotes, s’inclinaient dessus pour se regarder. Il n’y avait plus de buissons, plus d’étang, plus ce bleu dedans, plus ce vert ; il n’y avait plus rien que le jaune mat fendillé d’en bas et sur les pentes un gris partout pareil. Par place, le sol semblait avoir été miné, il y avait là comme des cassures ; ailleurs des crêtes, des arêtes qui étaient séparées par des fossés profonds ; et rien d’autre n’occupait l’œil que ce relief désordonné, parce que tout y était mort. Marie pensa à des passages de la Bible qu’on leur avait lus au catéchisme, lorsque les villes des méchants avaient été englouties, et, Sarah, pour s’être retournée, changée en statue de sel. De même le village, à présent, devant elle ; et la même odeur de soufre et de mort se faisait sentir. La seule différence était que le village restait debout, mais il n’en valait guère mieux : des toits serrés l’un contre l’autre pas un ne subsistait intact. Crevés, dégarnis d’en dessus, ou déchiquetés sur leurs bords, ou bien comme prêts à tomber, ils paraissaient ne plus avoir depuis bien longtemps abrité des hommes. Marie se tourna vers l’église : le clocher penchait tellement qu’on se demandait comment il était encore debout ; non loin de là, une maison brûlait. Mais, à part la fumée et aussi les corbeaux, rien ne bougeait au ciel, ni en bas sur la terre. Pas même les autres petites fumées, qui font plaisir celles-là, qu’on voit monter des cheminées quand midi approche (et on approchait de midi) ; pas un bruit d’eau, la moindre voix, et plus un oiseau dans les airs, et plus une bête sur terre. Elle eut quand même peur, la petite Marie : qui est-ce qui n’aurait pas eu peur ? Mais elle se raidit toute, serrant ses petits poings contre elle, qui devinrent blancs d’être ainsi serrés, et remontant le ressort de son cœur : « Il faut que j’aille quand même, se dit-elle, puisque maman compte sur moi. ».

Ce fut tout, et déjà elle était repartie. Le soleil lourdement donnait et ses rayons brûlaient comme des plaques de métal. De temps en temps, l’air, déplacé par une bouffée qui venait, lui soufflait au visage une mauvaise haleine. Elle vit au pied d’une haie sans feuilles des traces de feu. Et tout à coup, comme elle descendait, quelque chose se mit à bouger devant elle, qui était des milliers de mouches, lesquelles s’envolèrent, quand elle s’approcha, avec un bruit sourd de cloche qu’on frôle, parce qu’il y avait là un cadavre de bête, et ce devait Être un mulet, mais on ne savait plus bien, tellement il était gonflé, et la peau s’était crevée et par un large trou les entrailles coulaient. Elle avait détourné la tête, mais venait déjà un second cadavre, puis des ossements répandus ; un chien s’enfuit, elle crut du moins que c’était un chien ; ce n’était pas un chien, c’était un renard.

Elle s’approchait des premières maisons ; il y eut alors d’abord un chapeau ; à quelques pas de là, venaient des habits vides ; elle les poussa du pied, pensant que quelqu’un les avait perdus ; elle sentit dedans quelque chose de dur. C’étaient des os, entre autres un très long, celui de la jambe, et, glissant hors du pantalon, il se sépara du soulier.

Elle s’était rejetée en arrière. Elle voyait maintenant cette boule, qui était blanche avec des trous, et, sur ce reste de figure, comme elle regardait, devenue toute pâle, une espèce de sourire vint.

Elle poursuivit pourtant son chemin. Elle se disait : « J’irai vite chez Christine, je ne m’arrêterai pas. » Mais, pour arriver chez Christine, elle avait tout le village à traverser, et, à présent que la rue se montrait, elle distinguait mieux quel courage il lui faudrait encore avoir. Ce n’était plus en effet un cadavre, c’étaient des dizaines de cadavres qui étaient étendus la, quelques-uns étalés en travers de la rue, et on devait les enjamber. Des débris de toute sorte formaient des tas de place en place ; des pierres étaient tombées des murs, des plaques d’ardoises des toits. On glissait dans des choses flasques et ailleurs on buttait à des aspérités : outre les ravagés de l’eau, là comme partout, et l’odeur, et toutes ces choses ensemble. Mais elle n’eût qu’à se dire : « Il faut que j’aille jusqu’au bout. » Et elle s’avançait maintenant sans hésiter, droit devant elle.

A ce moment, il lui sembla qu’on l’appelait. Elle s’était engagée dans la rue. D’un côté étaient des maisons, de l’autre des petits jardins ; dans le bout de ces jardins, venaient de nouvelles maisons : à une fenêtre qui lui faisait face, elle vit tout à coup les rideaux s’écarter. C’était la maison de sa tante. La fenêtre s’ouvrit, une tête parut :

— Marie !… Eh ! Marie !…

Cette fois elle s’était arrêtée, et elle regardait sans deviner qui lui parlait. Des cheveux gris pendaient devant une figure de la même couleur de cendre et tellement creusée que les os des pommettes faisaient des boules sous les yeux. Une main vint alors, avec des doigts aux ongles noirs, et elle écarta les cheveux. Une bouche parut, cette bouche s’ouvrit :

— Marie ! Marie ! où est-ce que tu vas ?

Elle reconnut la voix de sa tante, mais était-il possible qu’elle fût dans cet état-là, elle qui était encore jolie, ronde et fraîche avec des couleurs ? Et la voix manqua à Marie :

— Où je vais… je vais chez Christine… parce que maman n’est pas bien…

— Ne va pas ! ne va pas ! écoute !…

Et deux bras alors se levèrent :

— Écoute, il y a un poison ! Tous ceux qui sont sortis sont morts, et il faut s’enfermer chez soi ou bien se vendre… Tu n’as pas vu en venant ? Retourne-t’en vite, Marie, sans quoi ta pauvre mère ne te reverra jamais plus !…

Mais Marie avait réfléchi :

— Ça ne fait rien, il faut que j’aille.

Et la voix cependant allait : « On a fait une procession, on a prié tant qu’on a pu ; comment veux-tu, toi qui es seule et une toute petite fille encore… » Ces mots venaient, et d’autres vinrent, ce fut en vain.

Et vainement d’autres fenêtres s’ouvraient, des portes étaient entrebâillées, on l’appelait de tous côtés, parce qu’on avait pitié d’elle : elle n’écoutait même plus.


3

Ils avaient porté des tables dehors et s’étaient installés pour boire sur la place. Toute la nuit, de nouveau, ils avaient bu, ri et dansé. C’est ces belles nuits d’été pleines d’étoiles, et il fait presque trop chaud dans les maisons. Eux surtout y auraient eu trop chaud à cause du mouvement qu’ils se donnaient. Le vieux Creux était toujours là et l’accordéon du vieux Creux. Il ne savait toujours point où il se trouvait ; par moment, il s’étonnait qu’on dansât tellement, on lui disait : « C’est que l’année est bonne et puis on a été privés. » Mais lui, tendant alors sa pauvre figure aux yeux vides à cette caresse de l’air qu’il sentait lui venir dessus : « Et comment se fait-il qu’on danse dehors maintenant ? » « C’est qu’on a changé de curé et le nouveau est plus commode. »

Il n’en demandait pas plus long : il avait trop le goût de sa musique. Déjà il lui venait des démangeaisons dans les doigts ; c’est quelque chose à quoi il ne résistait point, pas davantage que le chien qui sent l’odeur de la femelle. Ça commençait par un accord, un trémolo suivait, et puis une roulade ; mille petites notes se répandaient autour de lui comme un collier dont le fil a cassé : jusqu’au matin, il ne s’arrêtait plus. Ils étaient tous là, Criblet, Clinche, Amélie, la grosse Lucie, le père, la mère et leurs cinq enfants, Trente-et-Quarante, Labre, Gentizon, Lhôte aussi (mais qui, lui, restait à l’écart), et tous ceux qui étaient venus, ils étaient plus d’une centaine, — et toute la nuit ils avaient dansé. Et ceux qui étaient trop vieux pour danser, ils faisaient cercle autour des autres. Un besoin de bruit les tenait et un besoin de mouvement, auxquels il leur fallait céder sans quoi ils n’auraient pas été vraiment heureux, et pour l’être ils se voulaient ivres, et pas seulement de vin. Il leur fallait d’abord éteindre en eux toute pensée, et le centre où est le reflet par quoi on se juge soi-même. C’est ainsi qu’ils se démenaient, comme on ferait pour oublier. Et peu à peu, sortant d’eux-mêmes, ils s’élevaient à un nouvel eux-mêmes, là où il n’y a plus de bien ni de mal, comme le maître leur avait dit. Ils étaient comme ceux pour qui les chaînes sont tombées (et l’esprit se perd d’aller en tout sens, mais c’est de quoi ils se sentaient heureux). Et ils tournaient ainsi s’arrêtant seulement pour boire, jusqu’à ce qu’enfin ils tombassent, et ils s’allongeaient dans la satiété.

Des bougies brûlaient sur les tables, bien qu’il fît maintenant grand jour. Ils dormaient pêle-mêle, comme on voit les tués sur les champs de bataille, et la pâleur de leurs visages était la pâleur de la mort. Par ci par là, un bras, qui dépassait, levait en l’air un poing crispé, ou une bouche était ouverte. Il y en avait qui rêvaient tout haut. Mais au ciel, insensiblement, la barre blanche s’élargissait, comme à un contrevent qui s’ouvre ; et le noir du ciel au-dessus, le noir de la montagne en bas, commençant déjà de pâlir, tournaient au gris et au bleu clair. On vit paraître le dessin des rochers, tachés de neige, et les petits nuages, rangés en ligne un peu plus haut, furent roses, puis furent dorés.

C’est généralement l’heure où, à la pointe du tilleul, l’oiseau qui est ami du jour, levant le bec, jette son chant ; il n’y eut point d’oiseau du tout, ce matin-là.

Ils dormaient pêle-mêle comme s’ils avaient été frappés tous ensemble, et un poing fût venu et les eût assommés.

Le soleil descendit sur eux. Sans sortir de leur sommeil, ils se tournaient sur le côté, ou bien ils déplaçaient la tête, fuyant la lumière jusque dans leurs rêves ; un mouvement confus passait de l’un à l’autre, avec des bâillements et des gestes de s’étirer. Mais leur pâleur semblait plus grande, outre ces plis bleuâtres qu’ils avaient sous les yeux.

Une des bougies tomba ; une autre qui était enfoncée dans le cou d’une bouteille, parce qu’elle avait brûlé tout entière, le verre éclata avec bruit ; et le vin répandu tombait goutte à goutte des tables.

Et les autres râlaient, là-bas, dans leurs maisons. On va, on tourne ce chemin ; on prend à droite, on prend à gauche : où que vous alliez, c’est pareil. Il y avait seulement un petit âne qui, ayant réussi à s’échapper de l’écurie, se roulait sur la terre sèche, le ventre en l’air. C’est que peu de chose suffit aux ânes, une touffe de pissenlit, une tige de chardon ; et il allait ainsi, n’ayant plus rien à faire de toute la journée, heureux de n’avoir rien à faire, et en même temps étonné. Parfois, découvrant ses longues dents jaunes, on le voyait tendre le cou vers une touffe d’herbe sèche qu’il découvrait au coin d’un mur ; d’autres fois, comme inquiet, il se mettait à braire, et seul, l’écho, très loin, dans le vide de l’air, lui renvoyait son cri.

La matinée, cependant, s’avançait ; c’était le moment où, comme on a vu, Marie venait d’arriver au-dessus du village, et elle n’avait pas compris du tout. Mais elle avait continué quand même. Et sa tante l’avait appelée, mais elle avait continué. El d’autres personnes maintenant venaient, qui n’osaient point sortir, ni même ouvrir leur porte, mais entrebâillant leur croisée : « Eh ? Marie, tu es folle, qu’est-ce que tu fais ? »

Elle ne semblait pas entendre ; tout au plus, par moment, fermait-elle les yeux quand c’était trop horrible à voir, ou bien s’écartait brusquement, grimpant sur un tas de cailloux. Elle fut bientôt au bout de la rue. Le clocher qui penchait sortit entre les toits crevés. Et au tournant, la chose vint, qui était la place, les tables, et tous ces gens qui dormaient là.

Justement Labre s’éveillait ; ce fut lui qui la vit le premier.

— Eh ! cria-t-il, c’est la Marie. Est-ce que tu viens chercher ton papa ?

Il se mit lentement assis, s’appuyant des deux mains sur le pavé derrière lui, et sa tête au bout de son cou se balançait, mal attachée. Il avait les yeux rouges, le regard pas assuré. Comme il ouvrait la bouche, on vit ses dents, qui étaient gâtées. Et étant parvenu, pour finir, à s’asseoir, les bras ramenés sur ses jambes :

Ah ! c’est quand même une bonne idée que tu as eue de t’amener, gamine, ça manquait de jeunesse ici !…

Gentizon lui aussi s’éveillait, parce que Labre parlait tout haut. Et les autres, tirés l’un après l’autre de leur sommeil par cette voix et puis le soleil qui donnait sur eux, les autres à leur tour se mirent à regarder, s’étonnèrent, disaient dès choses, et tout en bâillant :

— Est-elle jolie tout de même !

Ils disaient vrai, elle était bien jolie, et ils ne voyaient que cela. Vers quoi ils regardaient, c’étaient ses yeux comme des sources, ses joues frottées par le grand air, son front qui sortait rond de dessous le béguin, c’était cette fraîcheur, c’était cette innocence, après lesquelles ils soupiraient, sans bien s’en rendre compte, et s’en irritaient à la fois ; ils ne faisaient attention ni à son calme, ni à sa fermeté, ni à l’air résolu qui se montrait dans son regard.

— Écoute, dit Labre, et il s’était tout à fait levé, il faut d’abord que je t’embrasse.

— Et puis, dit Gentizon, tu viendras avec nous.

— Et on te mènera, dit un autre, vers le Maître, qu’il sache qui tu es et puis qu’il te connaisse, sans quoi il pourrait t’arriver malheur.

— Tu signeras seulement le traité, et il y aura de la viande. Aimes-tu mieux le vin, il y aura du vin. Il pendra partout des baisers pour toi, comme des prunes à un prunier. Et là où le corps est content, le cœur lui aussi est à l’aise…

Ils parlaient tous ainsi, se soulevant vers elle, et Labre, pas en ligne droite, ni d’un pas bien assuré, mais enfin ça allait quand même, Labre s’avançait à sa rencontre. Et il se mit à lui tendre les bras. Et il penchait la tête de côté.

— Allons, viens vite, ma petite, rien qu’un baiser, et on t’amène.

Elle fit signe qu’elle ne voulait pas, elle n’avait point reculé.

— Hein ? dit Labre.

Et les autres : « Qu’est-ce qu’elle a ? » et ils s’agitèrent, et il y eut une rumeur qui vint, comme quand dans les arbres le vent commence à se lever : « Est-ce qu’elle ferait la fière ? On va voir ça ! » Et ils se levaient tous. Mais à peine si elle avait eu un petit geste de côté, tout de suite contenu, et restait là, leur faisant face.

On vit Labre qui s’approchait.

— On est gentil, tu vois, qu’il disait avec des hoquets, mais lâche aussi d’être gentille…

Il se tenait à trois pas d’elle, ayant fait halte, parce qu’il pensait : « Rien ne presse… Que ça lui plaise ou non, elle ne nous échappera pas… »

Et il était très grand, et elle, toute petite. Et les autres, s’étant levés, s’étaient rapprochés à leur tour. Une odeur de vin se faisait sentir, et il y avait ces figures pâles ou bien des figures trop rouges ; on s’appuyait pour se tenir debout à l’épaule de son voisin, votre voisin à votre épaule ; des cous se tendaient, des poings s’agitaient ; il venait des toux, des hoquets, des râles ; elle, elle était là et les regardait.

— Qu’as-tu ? voyons, répéta Labre. Oui ou non, veux-tu venir avec nous ?

Alors elle dit :

— Laissez-moi passer :

— Te laisser passer ? et pour aller où ?

Elle dit :

— Laissez-moi passer, parce que maman est malade.

Ils rirent tant d’abord qu’ils furent désarmés.

— Où est-ce qu’elle est, ta mère ?

— En haut, à la montagne.

— Eh bien, amène-la, et elle sera guérie.

Ils recommençaient de rire, ils disaient :

— Et qu’est-ce que tu allais faire ?

— J’allais chercher de la tisane.

Les rires n’en finissaient plus. Labre dit : « Ça a trop duré… Si tu crois qu’on va te laisser partir, une jolie fille comme toi !… » Et il se balançait sur sa base. Mais, parce que son pied droit était parti tout seul, il n’eût qu’à suivre son pied droit ; il tendait déjà les lèvres. Ses bras se tendirent à leur tour. On pensait : « Elle va se sauver. »

Elle ne se sauva point, on vit Labre rouler par terre. Sans doute qu’il l’avait manquée. Ou bien… mais, voilà, Gentizon venait, il était plus solide, lui, n’étant point si avancé que Labre dans le vin ; il n’en chancela pas moins, puis tomba à la renverse. Elle, elle n’avait toujours pas bougé.

Alors ils commencèrent à s’étonner, en même temps qu’une colère leur venait, songeant : « Elle se moque de nous ! » et, tout en se reculant, ils criaient : « Il faut aller chercher le Maître. » Et se tournant vers elle : « Quant à toi, lu verras ! Bien d’autres y ont déjà passé, qui ne sont plus là pour le dire. » Et pendant qu’ils parlaient ainsi, des quantités de gens sortaient de la cure, d’autres de l’auberge, demandant : « Qu’est-ce qu’il y a ? » « C’est cette gamine, qui se moque de nous, alors on va chercher le Maître. » « Bien sûr, disaient-ils, naturellement ! »

Il y avait toute une foule : ça bougeait autour de Marie, comme plus haut, dans la montagne, les grands champs de rhododendrons. Des hommes couraient vers l’auberge, on les montrait de la main : « Attendez seulement », disait-on. Il y eut une bousculade. Une femme qui était tombée à terre criait, parce qu’on lui marchait dessus. Puis, soudainement, tout se tut, à part la chanson de Criblet, qu’on entendait venir par la fenêtre de l’auberge restée ouverte.

L’Homme paraissait, qui était le Maître et qu’ils avaient été chercher ; il venait, Lhôte le suivait. Il passa le pas de la porte on vit le soleil lui tomber dessus. Il riait un peu, la bouche tordue. On reconnaissait cet air qu’il avait, qui était un air de malice, avec sa moustache coupée, ses oreilles minces et pointues, son nez de travers, sa peau mal tendue ; il cligna un peu ses petits yeux gris ; on pensait : « Il ne va avoir qu’à se, montrer à elle pour qu’elle cède, cette têtue, ou bien elle aussi y passera ! »

Alors, comme celui qu’ils appelaient leur Maître continuait de s’avancer, ils s’écartèrent de devant elle. La seule chose qu’elle vit, c’est que le passage était libre et tout de suite repartit. Elle s’avançait, l’Homme s’avançait ; ils allèrent ainsi à la rencontre l’un de l’autre. Elle semblait ne pas le voir, il avait toujours son même sourire. Elle ne se trouva bientôt plus qu’à quelques pas de lui. Alors elle leva la tête. On le vit s’arrêter : c’était lui qui ne bougeait plus.

Au lieu que ce fût elle qui cédât, ou tombât, comme on avait cru, c’était lui qui semblait frappé ; on vit ses traits se renverser et chavirer dans sa figure, sa peau se plissa plus encore, elle bougeait autour de lui ; ses vêtements aussi bougeaient, puis se mirent à glisser d’eux-mêmes, puis s’abattirent à ses pieds : sa peau suivait, qu’on vit se fendre ; et, parce qu’elle n’était qu’une trompeuse enseigne et, si on peut dire, un arrangement, comme à quelqu’un de costumé, voilà que la vraie personne en sortit, jusqu’alors secrète et cachée aux yeux, qui fut la Personne qu’on sait, qui eut une queue et des cornes au front, qui fit une horrible grimace, tourna deux ou trois fois sur elle-même, comme si on lui brûlait la plante des pieds, leva les bras, grinça des dents, puis d’un bond traversa la place et avait déjà disparu.

Et tous ceux qui s’étaient donnés à elle furent entraînés à sa suite comme ce qui est aspiré, et une limaille attirée quand on passe l’aimant devant : eux aussi traversèrent la place, comme un vol d’étourneaux quand le vent souffle fort : on les vit tourner les maisons, se précipiter sur la pente : et Marie resta seule, mais qui ne le fut pas longtemps.

Car une musique se faisait entendre, semblable à celle d’un grand orgue qui aurait joué dans le ciel ; le clocher de l’église, comme mu par un contre-poids, s’était aussitôt redressé ; les cloches se mirent à sonner toutes seules, le vol des pigeons revenait, qui s’abattirent avec des petits cris sur le rebord du toit où ils se caressaient les plumes ; et le grand espace d’en haut, dans un vacillement s’ouvrit.

D’abord vinrent Ceux qui tenaient l’épée ou la trompette, et ils soufflaient dedans, et le son était : « rachetés ! » Puis il vint Ceux vêtus de bleu et dans des grandes robes bleues, de dessous lesquelles leurs pieds sortaient nus, se posant à plat sur la pente d’air.

Ils descendirent, ils entourèrent Marie ; ils disaient : « Petite amie de notre cœur, merci à toi, qui as eu la vraie foi, parce que la vraie foi n’attend pas pour agir et elle ne consulte personne. » Et ils disaient ces choses dans un chant, non sèchement, comme elles sont écrites ici ; mais venaient, entouraient Marie, lui posaient la main sur l’épaule, la serraient doucement contre eux, ainsi quand un grand frère est là, qui vous dépasse de la tête. Ils penchaient la tête vers elle, ils avaient des cheveux bouclés, des figures comme une lumière ; et continuellement il en venait d’autres, pareils à une eau qui ne tarit plus.

Alors on vit ce miracle se faire, qui fut qu’au bas de la pente de ciel le long de laquelle ils venaient, à l’endroit qu’elle touchait terre, sous chacun de leurs pieds posée une fleur maintenant s’ouvrait, qui furent cent, qui furent mille, et la pente du sol, l’instant d’avant rousse et aride, toute vêtue ainsi de gentianes bleues, continuait celle du ciel par sa couleur et son éclat. Le brûlant soleil s’était adouci, une haleine passa qui sentait la fraîcheur, et le chant cependant ne se taisait point qui disait : « Louanges à celle qui seule a eu la foi, car plus que les prières et les génuflexions, celui que nous servons aime qu’on s’oublie soi-même. »

Et les Anges toujours entouraient Marie et les cloches sonnaient toujours. Les pigeons au plumage luisant et veiné, comme un petit bloc de marbre, roucoulaient sur le toit de l’église. Il faisait doux dans l’air comme dans un grand lit. Et la belle musique d’orgue continuait à descendre du ciel, avec le bruit de la trompette : « Rachetés ! rachetés ! » tandis que les voix des Anges d’en bas, les doux Anges quotidiens, ceux qui se plaisent à se mêler aux hommes, montaient au ciel comme en réponse, et une échelle était jetée du ciel à la terre, de la terre au ciel. Est-ce que tout ne recommence pas, ce qui signifie commencer ? On ne tarda pas à le voir. La musique et les voix ne s’étaient pas élevées vainement, un bruit de portes qu’on ouvre et de serrures qui grincent se fit entendre dans le village : le village à son tour venait. Ils s’étaient levés d’entre les morts et venaient par toutes les rues. Ceux qui ne pouvaient pas marcher, on les portait. Quelques-uns s’étaient fait des béquilles avec des planches ; quelques-uns s’appuyaient sur des cannes ; quelques-uns s’avançaient sur les mains et sur les genoux. Mais tous venaient et tous avaient voulu venir, pour mieux marquer leur délivrance. Et déjà les maladies qui s’étaient abattues sur eux se dissipaient, et les signes inscrits par elles sur les visages : les dartres, les ulcères noirs, les plaies ouvertes et qui donnaient, tout était déjà effacé, pendant qu’ils levaient des yeux nettoyés et buvaient, avec la lumière, et la face levée, ils allaient dans cette lumière, et ouvraient la bouche, et tendaient les mains.

Ainsi ils arrivèrent sur la place et les Anges allèrent à leur rencontre, et eux se mêlèrent aux Anges, et les trompettes au ciel répétaient : « Rachetés ! » Et tous, hommes et femmes, vieux et vieilles, filles et garçons, et jusqu’à des petits enfants se pressaient autour de Marie, lui disant : « C’est grâce à toi », et tombaient à genoux. Elle les écarta, elle dit simplement

— Laissez-moi passer.

Ainsi elle avait déjà dit, quand les Anges étaient venus, mais plus la foule augmentait autour d’elle, plus aussi elle se défendait :

— S’il vous plaît, laissez-moi aller, je suis pressée, maman m’attend.

C’est la simplicité du cœur : et les Anges firent un signe. Ils voulaient faire entendre qu’on la laissât passer. Ainsi fit-on, et elle s’éloigna. Et ceux qui étaient là, joignant leurs voix à celles des Anges, remercièrent encore leurs Libérateurs par un chant ; sur quoi les Anges remontèrent, la foule peu à peu se dispersa, les cloches se turent, les pigeons, se laissant tomber du haut du toit de l’église, se remirent à chercher des grains entre les pavés.

Et, pendant ce temps, resté seul de tous ceux qui avaient été avec l’Homme, parce que, seul, pur d’intentions, Lhôte, assis dans un coin, la tête entre ses mains, pleurait.

G. F. RAMUZ.