Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/6

Mercure de France 1er juillet 1914, tome 110, n° 409 (p. 101-124).


CHAPITRE SIXIÈME


1

Beaucoup avaient cloué leurs portes, personne ne sortait plus de chez soi.

Il se trouva que, cette année-là, les premières chaleurs étaient survenues bien avant l’époque ordinaire, et la fonte des neiges se fit partout en même temps.

Jamais on ne vit un printemps pareil. Là où de petits ruisseaux, avant, se formaient, et gaiement couraient au bord des chemins, ou bien l’eau ruisselait en chevelures claires parmi les touffes reverdies, de vrais torrents renflaient l’échine. Sans arrêt, descendaient du haut des monts les avalanches. Un coup de vent passait d’abord, qui venait de l’air déplacé par l’énormité de la masse, puis la terre était secouée, et le sol même entrait en convulsions. Les grands bois au-dessus du village se montraient ravinés dans toute leur largeur : c’est quand il y a soudain le monstre qui s’avance, large poitrine en mouvement, espèce de chose qui rampe, ou bien prend le galop dès son point de départ, comme ferait un cheval emballé, et les plus gros sapins s’abattent pêle-mêle sans plus de résistance que devant la faucille la tige des épis. Il venait un grondement sourd, à quoi s’ajoutait tout à coup une rumeur d’arrachement, un crépitement de mitraille et on voyait des vapeurs blanches s’élever en tournoyant. Comme quand ils tirent avec leurs canons, et mettent des obus dedans, ainsi des fumées étaient projetées et ces détonations venaient. Les plus belles forêts furent mises à rien. Même elles ne furent point partout une protection suffisante et, quelques-unes percées de part en part, la dévastation se portait plus bas. Qu’est-ce que c’est alors que nos pauvres chalets ? moins que la batte du froment quand on souffle au creux de sa main. Qu’est-ce que c’est que nos pauvres petits champs ensemencés avec tant de peine ? cette étrille passe dessus, ils sont mis à nu jusqu’au roc. Nos petits étages de murs, voilà que la pente trop raide où on les avait établis est de nouveau lisse et à nu, et il n’y a plus de chemins qui tiennent, coupés qu’ils ont été en tronçons comme un cadavre de serpent.

Ravinements, éboulements, débordements, il faillait voir l’état dans lequel était le village. Le grand étang, qui sert à l’irrigation et qui se trouve plus en arrière, s’était déversé par les rues et il avait tout ravagé. Dans beaucoup de maisons on ne pouvait plus descendre à la cave, beaucoup de cuisines étaient pleines d’eau. De grosses pierres déchaussées se laissaient voir, faisant relief, au flanc de fossés tortueux, partout où la pente était assez forte ; là où le sol allait à plat, des petits lacs s’étaient formés. Certains des toits ne s’étaient pas trouvés assez solides, pour supporter le poids accru de la neige qui les couvrait, quand elle s’était mise à fondre ; ils penchaient bizarrement, ces toits-là. D’autres étaient percés comme des passoires. Des murs, glissant d’un seul bloc, y compris leurs fondations, avaient été transportés beaucoup plus loin, et ils gardaient leur aspect d’autrefois, mais ils ne servaient plus à rien. Le bassin de la fontaine, s’étant fendu, était à sec. Mais le plus étonnant encore, parmi cette désolation, était l’absence de tout être vivant. ; pas même le petit chat qui se glisse, allongeant les pattes sous la porte d’une grange, la poule qui penche la tête et sa crête lui pend sur l’œil, le maigre chien qui va furetant dans les tas d’ordures ; — rien, pas un homme, pas une bête. On connaissait pourtant à certains signes que le village n’était pas abandonné ; de temps en temps une fumée montait, un rideau était écarté ; quand on prêtait l’oreille, ou entendait toujours des soupirs et des plaintes venir de dedans les maisons, enfin devant les portes s’entassaient des débris, de toute sorte qu’on jetait et ils commençaient à sentir. Mais, ces choses mises à part, rien n’indiquait plus là, ni ailleurs, la vie. Ailleurs, c’est-à-dire dans les environs du village ; et si vous étiez monté par exemple en haut du clocher, ce désert vous aurait fait peur. Toute neige maintenant avait disparu, mais ce qu’elle avait découvert en se retirant était plus morne encore, plus aride, plus désolé. Au lieu du revêtement vert et cette jolie peinture de banc de jardin qui se voit d’habitude de haut en bas les pentes, avec l’émaillage dessus des primevères en touffes, des crocus et des anémones, il y avait partout des traînées de gravier, la terre était fendue, retournée, crevassée (quelle charrue avait passé par là ?) et des arbres, les racines en l’air, semblaient faire la pièce droite. L’étang, à sec depuis peu (parce que les écluses avaient fini par céder), montrait son fond de vase craquelée, comme la faïence d’une vieille assiette qu’on a laissée trop longtemps sur le feu, tandis que grouillaient dans les flaques des milliers et des milliers de crapauds. Leur cri seul s’entendait parfois, avec le cri des corbeaux qui passaient et d’autres oiseaux d’espèce vorace, qu’avaient attirés les odeurs. Car ça et là on commençait de voir des cadavres ; fouillés par tous ces becs, revêtus de tant d’ailes, ils paraissaient bouger et où ils étaient le matin, rien ne subsistait plus le soir qu’un petit tas d’ossements que l’air blanchissait peu à peu. D’autres vols cependant s’abattaient plus loin, d’autres remontaient brusquement qu’un bruit sans doute effarouchait, et la grande lumière revenue, avec les chauds rayons d’avril (quand d’ordinaire aux buissons épineux les premières pousses vertes se montrent, comme si des griffes leur poussaient et les boutons à fleurs de l’églantier commencent à s’épanouir), plus lugubrement, la grande lumière accentuait l’horreur de tout. Et le vide de tout aussi. Nom seulement celui des rues, mais aussi celui de ces champs, quoique si animés, comme on sait, en cette saison, qui est la saison des semailles, des barrières à réparer, des premiers blés qui sortent et qu’on va herser ou qu’on roule ; saison des petites filles aussi qui s’en vont faire des bouquets ; et les amoureux, le dimanche soir, commencent à sortir ensemble. Partout ça remue sur les pentes : on va, on se croit seul, une tête se lève derrière une haie : on pousse plus loin dans les bois, tout à coup un homme paraît, avec une charrette attelée d’une vache ; où qu’on aille ; tout est au travail. Et maintenant plus rien du tout. Là-bas dans la plaine, à droite et à gauche, et en face de vous aussi, sur l’autre versant des montagnes, l’homme continuait d’être l’homme et la belle vie se poursuivait. Mais plus on s’approchait du village, plus le vide se faisait. Les chemins coupés, les prés ravinés, les forêts tombées indiquaient assez à l’œil les limites au delà desquelles on ne s’aventurait pas. Et ces limites étaient celles de la commune, parce qu’une malédiction devait être sur elle, et on disait maintenant une peste ; et vainement, une nouvelle fois, des messagers avaient été envoyés pour demander du secours, et ils s’étaient mis à genoux : on ne leur avait pas permis d’approcher ; on leur avait dit : « Pas un pas de plus, ou bien on vous tire dessus ! » Seul, on ne sait comment, le curé avait réussi à s’enfuir.

Alors ç’avait été le complet silence, sauf ces cris d’oiseaux, qu’on a vus, quand le premier corbeau donne le signal et tous suivent : sauf ces rauques tristes cris d’oiseaux de proie, désormais seuls à se faire entendre, tous les oiseaux des haies ayant été mangés ; sauf aussi par moment des éclats de rire bizarres, des chansons, et des airs de danse qui passaient tout à coup dans l’air, particulièrement la nuit.

C’est qu’on s’amusait ferme à l’auberge, où ils étaient maintenant une douzaine et plus. Ils avaient à manger et à boire tant qu’ils voulaient ; ils avaient de l’or et des femmes. Qu’un tonneau fût vide, l’Homme n’avait qu’à le toucher et le tonneau était de nouveau plein. On vient de décrocher ce beau jambon de la cheminée, il n’en reste que le manche : l’Homme s’approche, étend la main et le jambon est plus dodu qu’avant. L’or, supposez que vous en demandiez, encore qu’il ne vous serve guère puisque vous avez tout pour rien, mais vous en demandez quand même, l’Homme dit : « Regarde ta bourse », elle était pleine de louis. Et quelques-uns, par un calcul, allaient vite enterrer cet or pour en réclamer à nouveau, on prétend que leur cachette, quand ils y retournaient, était pleine de cendre. Mais enfin avec nous la vie était bonne. Cet Homme qu’on appelait Branchu et que nous appelons à présent le Maître, il est bien le Maître, en effet, puisqu’il fait tout ce qu’il lui plaît et jusqu’aux choses lui obéissent. Il tire tout de rien, comme Dieu. Il nous donne tout ce dont on a besoin pour vivre, même plus que ce dont on a besoin. Et quant aux femmes, qui sont avec nous pour notre joie, c’est les plus jolies du village, qui sont venues vers lui tout de suite après la procession, parce qu’elles disaient : « On sent bien qu’on ne peut rien contre vous », et elles aimaient à s’amuser.


2

Cependant, de ceux du village, beaucoup ne se levaient plus. L’homme, la femme, les enfants étaient tous ensemble dans le même lit. A quoi bon se lever ? ce serait dépenser ses forces. Et il s’agit au contraire de les ménager le plus possible, puisque, bientôt, on ne va plus savoir comment se nourrir. C’est bien une pitié que les récoltes, l’année passée, aient été si belles, quand on se réjouissait tant, en songeant au gros tas de foin qu’on aurait : le foin est en train de pourrir, la farine s’est aigrie dans la huche, une moisissure s’attaque à tout et un ferment. Déjà toutes les bêtes, ou à peu près, sont crevées. « Catherine ! » (c’était Tronchet, le plus riche propriétaire de la commune), « Catherine, combien est-ce qu’on a déjà d’argent à la banque ? » « Cinquante mille francs ! » « Et dire que si ça continue, on va mourir de faim ! » Il regardait sa femme couchée à côté de lui sous la couverture, elle soulevait difficilement sa figure devenue grise, tâchant d’écarter de dessus ses yeux ses cheveux plus jamais peignés, et il lui venait une espèce de sourire comme aux folles, puis elle soupirait et laissait retomber sa tête : c’est que tout est inutile, n’est-ce pas ? Cinquante mille francs sont comme rien, autant posséder un tas de cailloux. Le vieux Jean-Pierre était assis dans sa cuisine devant un tout petit feu de débris, sa femme l’appelait : « Jean-Pierre ! » « Qu’est-ce qu’il y a ? » « Est-ce que tu crois que ça va durer encore longtemps ? » « On ne peut pas savoir… » Il y avait un court silence. « Jean-Pierre, pourquoi ne dis-tu plus rien ? j’ai peur, tu sais, je me tourmente et toi tu es là qui ne bouge plus… » Mais le vieux Jean-Pierre disait : « A quoi sert ? Ces choses-là ne dépendent pas de nous. Il faut attendre. » Il reprenait : « Il faut avoir confiance… » C’était un mot qu’il aimait. Et sa femme alors se mettait à sangloter, la tête dans ses mains, parce que ce n’était point si haut qu’elle mettait sa confiance, elle, et celui en qui elle croyait encore le plus, est-ce qu’elle existait seulement pour lui ?

On est dans la forêt des larmes. Il y avait la femme Clinche, que son mari avait quittée, elle et ses cinq enfants. « C’est intenable ici », avait-il dit et il avait tout cassé dans la cuisine. Jamais encore il ne l’avait tant battue, bien qu’elle commençât à s’y habituer. Mais quand elle l’avait vu ouvrir la porte, et qu’il s’était mis à lui dire : « Heureusement que là où je vais je serai mieux traité qu’ici », tout avait été oublié. Tout pourvu qu’il ne partît pas, et elle avait cherché à le retenir par le bras, mais il riait maintenant Ah ! c’est ça, lui disait-il, tu es jalouse ! tant mieux, ça t’apprendra. Allez crevez de faim, vous autres, où je vais on a de la viande tant qu’on veut… » Et, elle, alors, se traînant à genoux : « Oh ! s’il te plaît, s’il te plaît, pas là-bas… où tu voudras, mais pas là-bas, s’il te plaît, Clinche ! » Tout avait était inutile. Et maintenant elle se trouvait seule avec ses cinq enfants, et plus rien à manger. Le plus petit qui n’avait que deux ans venait justement de se réveiller, et appelait sa mère. Elle s’assit sur le lit (d’où elle aussi ne bougeait plus et elle avait couché tous ses enfants prés d’elle pour tâcher de les réchauffer, car elle n’avait plus de bois) : « Mon petit, dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ? » et elle le serrait contre sa poitrine ; mais le petit dit « Ai faim. » Elle se leva et, à tâtons, car elle n’avait plus d’huile non plus et rien pour mettre dans la lampe, alla ouvrir l’armoire de la cuisine. Elle sentit que tous les rayons étaient vides. Il ne lui restait plus qu’un demi-sac de farine gâtée qu’elle délayait dans de l’eau et en faisait une bouillie, mais le petit ne la supportait plus. Elle n’en mit pas moins un peu dans une tasse et vint. Le petit refusa de la prendre, il pleurait. Et les autres enfants dans le lit, ayant été tirés de leur sommeil, eux aussi réclamaient du pain. Alors elle se dit : « Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse ? Faut-il que j’aille me vendre, et faire comme mon mari ?… » Mais tout de suite, elle se répondit : « Non, j’aime mieux qu’ils meurent ! Je leur dirai1 de venir se mettre près ; de moi, je tiendrai leurs mains dans les miennes, je1 leur soufflerai mon souffle au visage, et ils s’en iront ainsi doucement ; mon Dieu ! si seulement ils pouvaient s’en aller doucement jusqu’à ce que je reste seule, et je me coucherais alors au milieu d’eux qui seraient morts, et bienheureuse serait la mort !… » Ainsi elle parlait, et à quelques maisons plus loin, il y avait Baptiste le chasseur, celui qui avait eu le pouce emporté ; la maladie, comme on a vu, lui était montée dans l’épaule : il pourrissait vivant. Des taches vertes se montraient sur son ventre : et lui il se mettait à rire, parce ; qu’il se disait : « Dieu sait pourtant si j’étais sûr de la maladie ; qui m’emporterait : eh bien, je mourrai d’une autre ! Tant pis pour la gangrène si elle est volée, mais la faim va plus vite qu’elle : elle n’aurait eu qu’à se dépêcher. » Ainsi encore une maison ; il y en avait une centaine d’autres. Ils rampaient dedans sur les main s, à cause que beaucoup ne pouvaient plus se tenir debout, et ils ouvraient leurs mâchoires comme des bêtes, tandis que la salive leur coulait sur le menton. Il y en avait qui mordaient dans des planches et, mettant le bois en sciure, ils tâchaient de s’en nourrir. On avait d’abord tué les chats, les chiens, jusqu’aux souris qu’on pouvait prendre ; comme le bois manquait, on les dévorait crus. Mais, il n’y avait bientôt plus eu de bête d’aucune sorte, et celles dans les écuries depuis longtemps avaient crevé. Les corps enflés étaient restés sur la litière, et voilà à présent, c’était le tour des hommes. Rien d’autre devant eux, ça n’allait plus tarder, ils n’avaient qu’à compter les jours. Car, comme nourries d’elles-mêmes, les maladies redoublaient de violence, ulcères malins chez les grandes personnes, membres noués chez les enfants : pas de maison où on n’eût trouvé au moins un cadavre, parce qu’ils n’osaient plus aller les enterrer. Et ils restaient là, les cadavres, même cette sorte de cadavres-là. Quelques-uns s’en débarrassaient bien en les jetant par la fenêtre, mais, d’autres, le respect de mort ou la crainte de Dieu les en empêchait. Ils les étendaient dans la grange sur une botte de paille et les couvraient d’un drap. Pourtant certains étaient trop faibles pour porter ces corps, même à deux : ils les laissaient où ils se trouvaient. Ainsi notre père que nous aimions bien est couché dans un coin de la cuisine sur la terre nue ; tout ce qu’on a pu faire a été de lui mettre un coussin sous la tête et on se détourne, quand, on passe, pour ne pas le voir. Il y a le petit Julien qui n’avait pas deux ans : on lui a fait un cercueil avec les planches d’une caisse. Son père a été prendre un pot de couleur, et il s’est mis à peindre en bleu le cercueil. Il cherche peut-être ainsi à tromper le temps ou bien il cherche à se tromper lui-même, mais pour peu qu’il y réfléchisse, il voit qu’il ne va pas tarder à suivre son fils, si ça continue, et pour lui il n’y aura peut-être même pas de planches assemblées, n’ayant plus rien à espérer que de crever, comme une bête qu’on prend et on la jette sur le fumier.

Cependant ces musiques se faisaient entendre et des gros rires venaient. C’est qu’il y en a qui s’amusent. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’en faire autant ? On a beau penser à son âme, le corps est là, qui crie plus fort. On voit qu’il faudra finir par choisir ; plusieurs avaient déjà choisi. « Tant pis, se disaient-ils, peut-être qu’on sera punis dans l’autre vie, mais on profitera du moins de celle-ci. » Et, ayant attendu que la nuit fût là, parce que, travaillés malgré tout par la honte, ils entr’ouvraient leur porte et se laissaient couler dehors. Et s’avançant furtivement comme fait l’animal qui rampe, ils se dirigeaient vers la place, au-dessus de laquelle une grande lueur bougeait. Toutes les fenêtres de la cure maintenant étaient éclairées, comme on voit sur les abat-jour à découpures, et l’auberge pareillement. Collés derrière l’angle d’un mur, d’où ils ne laissaient sortir que leur tête, ils tendaient leurs regards vers là-bas, avidement, comme des mains. Et ils voyaient ces tables, avec du vin dessus, et des hommes assis à ces tables. Chaque fois que la porte s’ouvrait, une bouffée chaude venait, qui vous apportait un fumet de viandes et de toute sorte de choses bonnes à manger. Ils se cramponnaient à la pierre, ils mordaient dedans ces odeurs. Mais bientôt ils n’y tenaient plus. Ils étaient pris par les épaules, ils étaient poussés en avant. Ils venaient, ils levaient les bras, et, se jetant contre la porte, comme elle cédait brusquement, ils roulaient jusque sous les tables.

Alors on criait : « Encore un ! » mais ils ne voyaient rien, ils n’entendaient rien ; la seule chose à laquelle ils fussent sensibles encore était quand on leur apportait à manger, ce qu’on faisait tout de suite ; et ils devaient se tenir des deux mains pour ne pas se jeter sur les plats, comme le chien affamé par la chasse, à qui on donne sa pâtée.


3

Il y eut grande fête à l’auberge, cette nuit-là. Après qu’ils eurent bu, ils voulurent danser, mais la salle à boire se trouva être trop petite, tellement ils étaient nombreux. Un des garçons, nommé Labre, avait sorti sa musique à bouche, et il y eut bien un petit air de danse ; seulement quand les couples voulurent se mettre à tourner, on vit qu’ils se cognaient aux tables.

On ne savait plus quelle heure il était ; la nuit, en tout cas, devait être très avancée. Ils ne faisaient plus de différence. Ils étaient comme les méchants ; ils dormaient le jour, ils vivaient la nuit. Ils faisaient de la nuit le jour. La lune qui se levait remplaçait pour eux le soleil, et, quand il n’y avait pas de lune, la lumière fausse des lampes était la seule qu’ils connussent. Notre plaisir est de telle sorte qu’on n’en jouit entièrement que lorsque les ténèbres sont sur nous comme des rideaux tirés, et ils nous suppriment le monde. C’est qu’on est à rebours du monde, on est rachetés à rebours. Ils voyaient que tout est permis, mais ce qu’ils chérissaient d’abord parmi tant de choses permises, c’étaient justement celles qui ne l’étaient pas autrefois : ainsi, habitués à se lever de bonne heure et à se coucher de bonne heure, ils se couchaient à l’heure qu’ils se levaient, ils se levaient à l’heure qu’ils se couchaient.

Et tous ces plaisirs, n’est-ce pas ? qui n’avaient été que l’exception, ils étaient devenus la règle : boire, danser, rire et les autres choses, ils ne s’occupaient qu’à cela, tandis que tout travail était mis de côté.

C’est ainsi qu’ayant mangé et bu (et ils n’avaient de plaisir à manger que quand ils mangeaient au delà de leur faim, ils n’avaient de plaisir à boire que quand ils buvaient au delà de leur soif), ils avaient songé à passer à d’autres divertissements, et s’étaient aperçus que la place allait leur manquer. Mais quelqu’un eut une idée : « Si on allait à l’église ? » Bonne idée ! ils s’étonnèrent de ne pas l’avoir eue plus tôt : au moins ils seraient là-bas à leur aise, et puis, tout au fond d’eux-mêmes et sans qu’ils se l’expliquassent bien, ils sentaient que l’amusement y serait plus grand que partout ailleurs.

Ils n’eurent qu’à traverser la place. On voyait seulement dans l’ombre que le porche était grand ouvert et ils entrèrent, en se poussant l’un l’autre. Les filles pincées criaient. Quelqu’un dit : « Mais comment est-ce qu’on fera pour y voir clair ? » « Pardieu, répondit-on, on n’a qu’à allumer les cierges ! » Un des garçons monta tout debout sur l’autel, parce qu’ils étaient venus avec une lanterne, et, élevant cette lanterne, l’autel ainsi fut éclairé. On vit que le tabernacle gisait à terre et l’ostensoir gisait à terre, vide son hostie, derrière le verre brisé.

Mais ils ne s’en sentirent que plus en train. Le garçon monté sur l’autel avait sorti des allumettes de sa poche et les frottait contre son pantalon. Une première petite flamme se mit à trembloter en haut de la hampe de cire couverte d’ornements dorés ; bientôt toute la herse fut en feu. Et ils voulurent allumer aussi la petite lampe de l’adoration perpétuelle, symbole de l’Esprit qui veille parmi nous ; elle pendait à une chaînette qui descendait du sommet de la voûte ; elle ne prit pas, quoi qu’ils fissent ; pourtant l’huile ne manquait point. Alors ils la lancèrent de toutes leurs forces contre les dalles et ils en piétinaient les morceaux.

— Ça va bien ! cria Criblet.

Il était là et regardait, appuyé à une colonne :

— Moi, dit-il, je suis désintéressé. Celui qui m’a mis au monde (et qui c’est, je ne sais pas trop, mais il faut bien que ce soit quelqu’un), ce quelqu’un-là a dit à l’un : « Toi tu seras jardinier », à l’autre : « Tu seras empereur », à un autre :. « Tu seras mendiant » ; quand mon tour à moi est venu, il n’a pas su que me dire, il m’a dit : « Tu seras Criblet : les autres feront, tu regarderas. » Et pour que je ne m’ennuie pas il m’a donné une bouteille…

Tout de suite il la montra, cette bouteille, n’ayant eu pour cela qu’a glisser la main sous son habit, et, la levant en l’air, il renversa la tête. On entendit un bruit comme quand un bassin de fontaine se vide ; Mais on avait déjà commencé à danser. Ils avaient jeté en tas les chaises dans une des chapelles, la place ne manquait plus. Tout allait bien, sauf que la musique à bouche de Labre ne faisait pas assez de bruit. C’est de ces petits instruments de poche, bons tout au plus à faire tourner un couple ou deux dans une cuisine (les soirs d’hiver, le dimanche après-midi, les jours que c’est fête, et garçons et filles se réunissent en cachette), mais dans cette grande nef, avec des voûtes d’une hauteur pareille, rien à faire : on n’entendait pas. On vit Gentizon se glisser dehors,. « Plus fort ! » criait-on. Labre dit : « Je souffle à me crever les joues ! » On haussa les épaules, on ne dansait plus. Seulement Gentizon reparaissait déjà, et il fut accueilli par des cris de joie et des battements de mains, parce qu’il n’était pas seul. Il avait avec lui un petit vieux voûté qu’il tenait par le bras, on n’eut pas de peine à comprendre. « Voilà, dit Gentizon, le père Creux est avec nous. Je lui ai dit. : « Prenez votre accordéon, je vous « mène chez des amis, mais tâchez de vous distinguer… » Et tout le monde éclata de rire, parce que le père Creux était aveugle et n’avait pas su où on le menait. Il se mit à branler drôlement la tête, tandis que sa lèvre mince en se relevant découvrait ses gencives nues, roses comme celles des petits enfants, et il disait : « Pas besoin de me recommander de m’appliquer, je suis trop content, voyez-vous… Tout va bien, puisqu’on redanse. » Et tout Je monde l’entourait maintenant, sans qu’il se doutât de la foule que c’était, croyant être, comme toujours, dans une maison du village, les jours qu’on venait le chercher (et on lui donnait cinquante centimes pour sa peine). On le vit empoigner son accordéon par les deux bouts, là où sont les touches de cuivre, et le milieu est un beau soufflet de cuir vert : crâ ! un accord parfait, crâ ! un deuxième accord : « Est-ce qu’on est prêt ? » disait-il, avec un drôle de sourire dans une figure toute eu plis, sous un vieux bonnet en peau de lapin. « C’est que ça me fait plaisir tout de même, depuis le temps que ça ne m’est pas arrivé ! »

On l’avait fait asseoir au pied d’une colonne, quelqu’un lui avait apporté à boire ; tout en la tournant de côté, il se mit à baisser la tête jusqu’à toucher son instrument, et l’oreille presque collée contre, ses vieux doigts maigres allaient si vite qu’à peine si on pouvait les suivre du regard. En même temps, il battait la mesure du pied, il dodelinait de la tête. Et il souriait, tout le temps, plus ou moins, selon, le degré de difficulté du passage, sans que pour cela cessât d’aller un instant, s’allongeant, se raccourcissant, et puis se tordant sur lui-même, le beau soufflet de cuir plissé.

Cependant tout le monde était reparti. Il y avait à peu près autant de femmes que d’hommes et de filles que de garçons ; ils se tenaient serrés l’un contre l’autre,. Ils devenaient rouges, ils respiraient avec difficulté. On ne sait pas pourquoi ou rit de pareille façon, mais une fièvre vous emporte. Ça n’est plus notre vieille bonne danse tranquille, quand, tout au plus, à la fin de l’air, ou bien quand on arrive dans un coin sombre, on vole à sa danseuse un petit baiser, — et elle se défend. Maintenant, ils se tenaient si étroitement embrassés qu’ils semblaient ne jamais devoir se défaire l’un de l’autre, et tout de suite les bouches se cherchaient. Ils se tordaient comme dans la douleur ; à certains moments, ils perdaient le souffle ; ils ne le retrouvaient que pour le perdre de nouveau. Et le vieux Creux allait toujours, qui continuait de sourire. A peine un air fini (et le temps seulement de vider son verre d’un trait) qu’il repartait déjà ; c’est des polkas, des mazourques, c’est la valse où on tourne vite et les jambes sont emmêlées comme des branches dans le vent ; c’étaient de ces danses aussi où on se promène deux à deux en se donnant la main, mais celles-ci avaient moins de succès, ils criaient : « Une autre ! » et de temps en temps un cierge tombait. Un courant d’air venait parfois, à cause des vitres cassées et on voyait alors toutes les flammes se coucher. Et du côté qu’elles penchaient roulait une larme de cire. Mais crions et rions surtout. Soyons rauques, parce que c’est bien. « Eh ! Félicie, arrives-tu ? je t’attends depuis un quart d’heure. » « Louis, je viens, mais fais-moi tourner fort. » Moi, j’arrache mon col parce que j’ai trop chaud. Et moi c’est ma veste quej’ôte. Et moi, c’est mon gilet que j’ôte. Alors ils riaient de nouveau ; et, des fois, quelques-uns, tout à coup, s’arrêtaient, ouvraient leurs bras tout grands, et, se renversant en arrière, on ne savait plus chez ceux-là s’ils riaient ou s’ils sanglotaient.

Mais c’est qu’on est heureux enfin, on était esclaves, on est libres, on est comme l’oiseau qui vient de casser sa coquille et on voit que tout est permis. Qu’est-ce qui m’empêche, Félicie, de te prendre dans mes bras devant tout le monde, au lieu qu’avant je n’osais même pas m’arrêter avec toi, de peur que quelqu’un ne nous vît ? Qu’est-ce qui m’empêche, si je préfère, d’empoigner cette chaise par un pied et de la jeter dans les vitres ? Il leur venait par moment comme des besoins de détruire, et tout s’écroulait autour d’eux. Ou bien, comme si c’était eux-mêmes qu’ils eussent cherché à détruire, ils se démenaient tellement qu’ils tombaient à terre épuisés, hommes et femmes, deux par deux, et restaient étendus à terre. Et quelques-uns s’abattaient sur des chaises et ils se tenaient la poitrine, ouvrant la bouche, comme les mourants. Mais le mouvement reprenait déjà dans lequel ils étaient tout de suite entraînés, parce qu’ils s’embrassaient, parce qu’ils se frottaient, parce qu’ils se tenaient ensemble, et de l’eau leur coulait par la figure, cependant qu’ils criaient : « A boire, à boire ! » et on avait apporté un tonneau. Ils l’avaient roulé à travers la place, ils renversèrent un confessionnal, ils couchèrent le tonneau dessus ; puis ils vinrent tous et on plaça la boîte (qui est un robinet de bois). Il y a encore ce plaisir-là, quand on a soif et on ne se tient plus debout de fatigue, d’aller au vin frais qui vous rend vos forces. Et, ayant donc trinqué, tous faisaient cercle autour du tonneau, le verre à la main. Ils avaient amené avec eux le vieux Creux ; le vieux Creux lui aussi était assez parti. Il s’ennuyait déjà de son accordéon. Il dit tout à coup : « Avez-vous fini ? Je vais en jouer encore une, et ce sera la plus belle de toutes. » On le suivit : la fatigue était loin. Et voilà que comme on s’en revenait vers l’autel, où les cierges brûlaient encore, mais ils avaient déjà beaucoup diminué, une grosse fille à joues rouges, nommée Lucie, se mit à rire et se tenant là, les poings sur les hanches : « C’est triste quand même, disait-elle, le peu de variété qu’il y a !… Rien ne change. Tous les garçons qui sont là, j’ai dansé avec eux. Ils m’ont déjà tous embrassée. Est-ce qu’il va falloir recommencer ?… » Elle riait. C’était une bonne fille, gaie et dévouée, qui avait seulement trop le goût du plaisir. Où son corps lui disait d’aller, elle allait, et, ce que son corps lui disait de faire, sans penser plus loin, elle le faisait. C’est ainsi qu’elle était venue dans les premières à l’auberge et, plus qu’aucune autre, elle s’y était plue, les amusements y étant nombreux. On connaît que certaines gens sont à leur place, d’autres pas. Elle, elle était à sa place. Mais, parce que, plus on va, plus on devient exigeant, et les joies où on a goûté cessent déjà d’être des joies, jusque parmi les divertissements, des bâillements à présent lui venaient. Tout se répète, comment faire ? Et voilà que les garçons s’approchaient d’elle, parce qu’ils avaient envie d’elle, mais elle les repoussa tous : « Non pas toi… toi non plus I… » Et les yeux brillants, rouge, dépeignée, elle leva ses bras, qu’elle repliait lentement en ramenant ses mains à sa figure, et sa poitrine se haussait. Cependant Creux était reparti, le cercle s’était reformé, quelques couples tournaient déjà, et comme elle était seule à n’avoir pas bougé, les autres la frôlaient au passage, s’amusant à la bousculer. Puis soudain quelqu’un lui cria : « Sais-tu, puisque tu ne nous trouves pas assez bons pour toi, il y en aurait peut-être un… » Il montra quelque chose au mur. La proposition parut toute naturelle. N’est-ce pas ? une fille si fière, c’était bien là ce qu’il lui fallait, et puis ce serait du nouveau, et un danseur pas encore eu : et ils l’appelèrent : « Veux-tu ? » Elle tendit les bras en renversant la tête, et elle disait : « Voilà, j’ai trouvé. » Alors il y eut une terrible bousculade. C’était un grand christ pendu là. Jaune avec du rouge par place, la tête tombée sur l’épaule, le ventre creux, les côtes en avant, il ouvrait les bras sur sa croix, mais ils n’eurent qu’à le descendre et le déclouer de dessus sa croix. Ils tirèrent sur les bras et les pieds, où les clous avaient été enfoncés, et les pieds vinrent, puis les bras. Ensuite ils mirent le christ debout. Et, elle, elle s’approchait. Ils lui dirent : « Est-ce qu’il te va ? » Elle hocha la tête. Mais, en même temps, comme honteuse, elle se cachait les yeux sous sa manche : ainsi, dans l’amour, quand on voudrait tant, mais on n’ose pas encore. Elle n’en approchait pas moins. Ils crièrent à Creux : « Est-ce ta plus belle que tu joues ? » Et Creux ne répondit rien, mais jamais les petites notes claires n’avaient jailli en si grand nombre et ruisselé si vite sous ses doigts. Il y eut cet entraînement ; elle s’était décidée ; et, eux, qui avaient d’abord regardé, bientôt ils partirent à sa suite tuos ensemble, en tourbillon, pendant que parmi tout cela les deux grands bras, raidement étendus, tournaient sur eux-mêmes, et eux étaient obligés de s’écarter précipitamment, sans quoi ils eussent reçu le coup…

Le jour venait, ils ne le virent pas venir. Ce fut brusquement, pour eux, qu’il fit clair, quand le soleil, entrant enfin, allongea un rayon à travers la haute fenêtre ; juste à la place où il s’était posé, on voyait Lucie étendue à terre, le christ de bois tombé par-dessus elle…

Vainement essayait-elle de se remettre debout ; comme si le poids eût été trop grand, ou bien ses jambes ne la portaient plus, à chaque mouvement en avant qu’elle tentait, quelque chose la faisait se rabattre en arrière, et, la bouche grande ouverte, toutes ses dents blanches montrées, son rire ne finissait plus.

Il fallut qu’ils vinssent la délivrer, et eux aussi se tenaient à peine debout, mais ils l’emmenèrent. C’est ce soleil qui les chassait. Il venait, tombant de partout, et on voyait mieux autour de soi quelle dévastation c’était. Rien de ce qui peut se briser ne restait debout dans l’église : les tableaux où étaient les Saints et ceux du chemin de croix, on se prenait les pieds dans ces toiles crevées ; on enfonçait par place jusqu’aux genoux dans les débris. Seuls les murs tenaient encore ; pourtant une grande lézarde se voyait dans celui qui était au levant. Mais pires encore étaient, offertes également aux yeux, les traces que laissait la fête : le tonneau qu’on avait défoncé pour finir s’était vidé de tout son contenu et on glissait dans les mares de vin.

Ils avaient pris Lucie et la portaient sur leurs épaules, à côté du christ qu’ils portaient aussi. Ils avaient fait, avec leurs épaules et leurs mains levées, comme une espèce de brancard où elle était, avec le christ. On a beau s’en aller, on ne renonce à rien. On montrera jusqu’à ce soleil, s’il le faut, quelle espèce de gens on est, et qu’on fait tout ce qu’il nous plaît de faire. Ils traversèrent l’église. Le porche ouvrait sa voûte, au bout ; à ce moment, arrivèrent encore deux ou trois personnes du village, qui dirent : « Donnez-nous d’abord à manger parce que nous avons faim. » On leur répondit : « Allez à l’auberge. » Et eux continuaient de s’avancer, portant leur double charge qu’ils présentèrent au grand jour.

Mais, brusquement, le soleil se voila. Un nuage noir descendit et il tombait partout comme une pluie de cendres. Ainsi fut préparée l’apparition qui se fit, et soudain, au milieu du ciel, un grand rideau fut écarté. On vit se relever les pans de l’étoffe. On vit s’enrouler en arrière ces nuées venues tout à coup, on découvrit les grands espaces, soustraits d’ordinaire aux regards. Et là une première troupe d’Anges parut. Ils tenaient des épées de feu, leurs grandes ailes battaient très vite : tendus en avant dans leur vol, leurs robes de fin lin flottant tout autour d’eux, ils se rapprochaient si rapidement qu’à peine s’étaient-ils montrés et ils étaient déjà deux fois plus grands qu’avant.

Et ceux qui portaient la grosse Lucie (portant cet autre en même temps) laissèrent choir leur double charge, parce qu’ils étaient frappés d’épouvante. Peut-être qu’ils allaient s’enfuir. « Ils n’en eurent pas le temps. Branchu parut :

— Voyons, disait-il, et il souriait, est-ce ça que vous appelez du courage ? N’ayez pas peur, ils ne descendront pas si bas…

En effet, les Anges, l’ayant aperçu, avaient rebroussé chemin d’un coup d’aile et, emportés par leur vitesse, un moment ils s’étaient avancés encore sur le flanc, mais ils avaient enfin réussi à se retourner. L’éclair de leurs épées en même temps s’était éteint. Ils n’étaient plus dans la distance qu’un nuage que le vent emporte, devenu déjà comme un flocon blanc, une touffe arrachée à la brebis qui passe par les ronces au bord du chemin, de la graine de pissenlit quand les enfants soufflent dessus.

Pourtant le ciel restait ouvert et voilà qu’une nouvelle troupe parut. C’est les Anges consolateurs, ceux qui ont mission de veiller sur les hommes. Eux se tenaient immobiles dans leurs longues robes à plis droits. Ramenant devant eux leurs grandes ailes de couleur, ils s’y enfouissaient le visage : ainsi, quand une petite fille a du chagrin, elle se cache derrière son bras pour pleurer. Et quelques-uns d’entre eux voulurent s’avancer quand même, n’ayant peut-être point perdu espoir, mais ils furent retenus. Et eux aussi alors ils baissèrent la tête et eux aussi pleuraient, sentant leur impuissance, mais l’homme s’est détaché de nous, dont nous étions le gardien, et l’homme doit s’aider soi-même. Cela fut encore un instant une couronne bleue sur fond gris noir, au ciel : cela s’y fondit peu à peu ; cela pâlit en vacillant, comme un reflet dépourvu de substance et bientôt il n’y eut plus rien de l’entrechoquement en tout sens des nuées qu’un vent qui s’était levé déplaçait. Il fit de nouveau presque nuit :

— Vous voyez bien, disait Branchu, ça n’était pas si terrible.

Il cracha. On voyait l’église, mais un brouillard venait qui cachait le clocher.


4

Les réjouissances recommencèrent à l’auberge, tandis que les gémissements là-bas ne cessaient plus.

Agenouillés devant leurs crucifix, ils priaient, ceux du moins qui le pouvaient encore ; et bien que ce secours leur eût déjà fait défaut une fois, ils s’y obstinaient néanmoins, comme au seul sur quoi ils pussent compter. Ce que nous avons fait tous ensemble, peut-être y aura-t-il plus d’efficacité à le faire chacun pour soi, peut-être que la prière est mieux entendue qui n’est dite que par moi seul : c’est pourquoi tous les chapelets avaient été sortis et ils les égrenaient entre leurs doigts devenus longs, et comme noués à deux places.

Ainsi, et plus assidûment que tous, priait entre autres le vieux Jean-Pierre, agenouillé contre son lit, au chevet duquel était une image, et un petit bénitier d’étain où trempait un rameau de buis.

Dès le matin il était là et jusqu’au soir il était là, souvent même la nuit entière : et, jetant les mains en avant, toutes les prières qu’il savait venaient, et il recommençait lorsqu’il n’en savait plus. Et sa femme lui demandait à boire, mais il n’entendait même pas. Elle ne pouvait plus bouger, elle, étant déjà aux portes de la mort, et, le long corridor de nuit où il faut s’avancer quand même s’étant entr’ouvert devant elle, elle appelait avec un râle et ses ongles grinçaient sur le drap. Il n’en restait pas moins fermé à tout, sauf aux vains mots qui bougeaient sur ses lèvres. Elle mourut deux ou trois jours après : il n’y fit pas attention. Parce qu’il s’acharnait, se disant : « Peut-être qu’il faut seulement forcer. » Et les autres faisaient comme lui, dans les petites chambres noires où fermentait un mauvais air, tous, sauf Joseph, qui restait immobile, pensant : « Que m’importe à présent ? » Et on ne savait pas comment cela se faisait qu’il vécût encore.

Us tombaient cependant toujours plus bas, comme le raconta un colporteur, venu d’en haut les cols chez eux, quand il descendit à la plaine, et il disait : « J’ai dû faire un détour, pourtant je ne savais rien. Mais je n’étais pas encore sorti des bois que déjà l’odeur venait. Ce n’est plus un village, je vous dis, c’est un cimetière, avec plein de corbeaux dessus et ces autres vilains oiseaux, qui aiment la viande gâtée. Faites seulement attention que le mal ne vienne pas chez vous. »

On faisait attention. Sur tous les chemins qui descendaient du village, des hommes avaient été postés, mais il ne se présentait plus personne. Alors on pensait : « Peut-être qu’ils sont tous morts. »

Ils n’étaient point tous morts. Il se passait quelque chose de pis, c’est qu’ils commençaient à faiblir. D’abord ils n’avaient été que quelques-uns à rejoindre ceux de l’auberge, et ils venaient isolément : à présent ils venaient par groupes. Comme le soleil sur un tas de neige, qui le travaille dans sa masse et le ruine par le dedans, ainsi la tentation sur eux, et en eux bougeaient leurs pensées et se déplaçaient leurs pensées. D’abord ils s’étaient dit : « Il faut rester fidèles à ce qui est notre Loi, même si elle devait nous coûter la vie ! » Maintenant ils se disaient : « La vie est peut-être quelque chose de plus précieux que la Loi. » Et après encore des prières et après s’être tournés vers Dieu, voilà qu’ils se tournaient vers cette autre Puissance, car ne se montrait-elle pas plus puissante que la Puissance même, puisque la croix n’avait rien pu contre elle ? Ils se rappelaient cette procession ; ils pensaient : « Peut-être que Dieu nous a abandonnés. » Vainement alors le supplieraient-ils, ils se décourageaient d’avance de le prier dans leurs prières. Et s’ils étaient abandonnés de Dieu, ne vaudrait-il pas mieux qu’au moins ils eussent un autre protecteur, sans quoi ils s’avanceraient seuls et condamnés à une affreuse mort ? Et chacun s’en allait ainsi dans ses pensées. L’avare se demandait à quoi lui servait son or. Le paresseux se disait qu’il n’aurait plus jamais besoin de travailler. Ceux qui aimaient les jouissances, d’en avoir été si longtemps sevrés, cette morsure en eux n’en était que plus douloureuse, et le gourmand voyait des viandes, et l’ivrogne aspirait au vin, et ceux que la chair tente davantage meuglaient après comme la vache qui sent l’herbe. Et il y avait aussi les colères, parce que ceux-là commençaient à accuser le Trône d’En Haut, levant le poing vers lui, avec des blasphèmes : « Il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, il se montre injuste envers nous. » Il se levait ainsi partout une révolte : et d’autres maladies cependant étaient survenues, et des sortes de boules noires leur venaient maintenant au cou, qui finissaient par éclater, et il y avait toujours plus de morts, toujours plus de cadavres pas enterrés, toujours moins de farine dans les huches, le peu qui restait tellement gâté par l’humidité qu’on ne pouvait plus s’en servir.

Alors on entendait ces voix, c’étaient ceux qui chantaient en descendant la rue. Ils heurtaient aux portes, ils criaient : « Hé là-dedans, est-ce qu’on ne se décide pas ? Ça vous amuse donc de crever comme ça, tandis que vous n’auriez qu’à venir avec nous pour être plus heureux que vous ne l’avez jamais été dans votre ancienne vie ! On ne vous demandera pourtant pas grand’chose : un signe de croix à rebours. Vous venez, le Maître vous dit : « Faites ça », et vous faites ça. Et vous voilà roses et gras comme nous. »

C’est vrai qu’ils, avaient bonne mine. On écartait un rien les rideaux, et ils étaient tous là, hommes, et femmes, bien habillés, avec des figures toutes rondes, des bouches à grosses lèvres grasses, des yeux brillants, le regard éveillé ; ils cognaient de nouveau à la porte et souvent elle restait fermée, mais d’autres fois elles s’ouvraient.

— Bravo, criaient-ils, encore un ! et ils emmenaient le nouveau venu.

Il y eut ainsi Amélie, elle entendait qu’on l’appelait, parce que c’étaient ses anciens danseurs et ils connaissaient sa maison.

— Eh ! Amélie, nous as-tu oubliés ? Pourtant on a souvent tourné ensemble. Pourquoi ne veux-tu plus de nous ? Va seulement, là-bas c’est bien plus beau. Et puis, tu sais, maintenant on fait ce qu’on veut, ça n’est plus, comme, dans le temps. Voyons, décide-toi, ne boude plus, sois bonne fille…

Couchée sur le plancher, elle levait la tête, et, appuyée sur le coude, écoutait. Son père et sa mère étaient dans la chambre, mais l’homme n’avait plus sa connaissance, à peine s’il respirait encore ; sa mère, elle non plus, n’avait pas fait un mouvement. El Amélie, alors, pendant que cette voix venait, de plus en plus elle levait la tête, parce qu’elle se rappelait bien et que celui qui l’appelait, souvent en effet elle avait tourné avec lui, souvent même elle s’était promenée avec lui par les sentiers au clair de lune, souvent ils étaient descendus ensemble des chalets d’en haut, où on va danser, les dimanches soir. Et elle fut soudain remuée. Elle pensait : « Si j’y allais, comme il me dit de faire ?. Il y a bien été, lui. » Et voilà, qu’il y fût allé, cela était un encouragement pour elle, en même temps qu’en y allant elle le retrouverait, et ce serait doux, comme elle sentait, et rien que la porte à ouvrir. Un court instant encore son cœur se balança, comme la pomme au bout de sa branche ; puis elle se mit sur ses genoux. Et, ayant jeté encore un regard du côté du lit, elle vit son père qui ne bougeait point et sa mère semblait endormie. Et dehors la voix appelait, et il faisait soleil dehors. Elle fit comme un bond, fut debout, regarda la porte, et maintenant elle était décidée, et voulut courir à la porte. Mais, parce qu’on est femme quand même, une pensée la retint en chemin, et elle alla d’abord se regarder dans son miroir. Elle fut effrayée de voir comme ses yeux étaient cernés : « Tant pis, se dit-elle, il comprendra », et refit seulement ses tresses, parce que la voix appelait toujours. Et à présent elle était prête. Alors elle n’eût plus qu’à se glisser jusqu’à la porte, ayant traversé la cuisine, mais il se trouva que la porte était fermée à double tour. Et c’est pendant qu’elle s’efforçait de l’ouvrir, ayant pris dans ses deux mains la grosse clef, qui s’était rouillée dans la serrure, pendant qu’elle était là, tout à coup, ce cri vint (après la voix qui appelait dehors, et cette voix s’était tue). Le cri vint et déchira l’air, le grand pesant silence qui était retombé, le silence des chambres où on meurt et c’est de faim qu’on meurt dedans, — le cri disait : « Va pas ! Va pas ! » monta encore, et de nouveau : « Va pas ! Va pas ! » et puis se tut, alors il y eut le bruit de deux pieds nus tombant ensemble sur le plancher. Elle ne fit que s’appliquer davantage à essayer d’ouvrir, la clef ne tournait toujours pas. Et ainsi sa mère eut le temps de la rejoindre.

Elle était en chemise et tellement maigre que, sur le devant de son cou, la peau pendait comme un rideau ; elle avait pris sa fille par les épaules :

— Amélie, s’il te plaît, tu sais bien qui t’attend là-bas. Et pense aux tourments de plus tard, quand il y aura les flammes et le soufre, et ils durent éternellement..

Elle continuait de chercher à ouvrir, on l’avait prise par le bras, tandis que les cris redoublaient :

— Et ton âme, Amélie, et ton âme !..

Mais d’un grand violent mouvement du corps, elle se défit de sa chaîne et ce lien fait de sa chair fut dénoué ; à ce moment la clef craqua dans la serrure. Et, pendant que sa mère roulait à terre devant elle, vivement elle fit glisser le pêne : mais alors elle sentit que c’étaient ses pieds qu’on tenait. Elle se retourna et de sa main fermée, elle frappa par deux fois ce visage tout recouvert de cheveux gris, parce qu’à présent la voix disait : « On a ouvert, c’est elle… viens vite, petite chérie ; tu verras comme on te soignera bien… » Et il n’y eut plus rien derrière la porte, restée entr’ouverte, que comme un paquet de loques jeté là…

La bande s’éloignait du côté de l’auberge : une autre, à ce même moment, passait dans une rue voisine : là un fils appelait sa mère, ou c’était un mari sa femme, et les sœurs, leurs sœurs, les frères, leurs frères ; ce fut ainsi qu’enfin toute une famille vint, le père, la mère et les cinq enfants, mais eux ne riaient point comme faisaient les autres ; ils venaient, la tête baissée, en se tenant par la main.

Ils s’approchèrent : l’homme se mit à parler tout bas :

— On a tenu tant qu’on a pu, mais ils sont trop petits pour mourir encore ; faites de nous ce que vous voudrez…

Ils furent amenés comme les autres à l’auberge, et on dit à l’homme : « Il te faut seulement te signer à rebours. » Il fit comme on lui disait de faire. Et pareillement sa femme. Puis ce fut le tour des enfants, qui, eux, ne surent pas bien : on dut leur montrer.

Seulement quelle joie quand on leur apporta à manger ! Ils eurent une bonne soupe, du macaroni, de la viande et toute espèce de bonbons auxquels ils n’osaient pas toucher, n’en ayant jamais vu d’aussi beaux, ni de cette sorte. C’étaient des choses au chocolat, d’autres à la crème, d’autres avec, dessus, des étoiles faites avec des morceaux d’écorce de fruit et des amandes ; ils n’osaient pas d’abord ; on leur disait : « Allez seulement ! » alors ils tendaient les deux mains et leurs yeux brillaient de plaisir.

C’est qu’il fait bon être enfin sortis de ces chambres où l’air était tellement épais qu’il vous remplissait la bouche sans passer ; il fait bon sentir le soleil. Il fait bon pouvoir s’installer à son aise autour d’une grande table, parmi ces gens qui ont l’air si heureux. Il arrivait tout le temps des bouteilles ; à cause d’une musique à bouche, on ne manquait pas d’airs, non plus ; et les enfants, ayant mangé, regardaient avec des bonnes petites mines amusées tout ce monde et ce mouvement.

Criblet était installé dans un coin avec Clinche, les deux hommes ne s’entendaient pas très bien.

— Tiens-toi tranquille, disait Clinche, tu causes trop.

C’est que Clinche avait le vin assez triste. Criblet en revanche était toujours gai. Il disait : « Moi, je suis détaché. » Et se tournant vers Clinche : « Tandis que toi tu as femme et enfants, c’est ce qui te pèse ! »

— J’ai eu.., disait Clinche. A présent je suis comme toi.

Mais Criblet haussait les épaules, et de là venaient leurs querelles que Clinche prétendait ressembler à Criblet, tandis que Criblet, lui, le traitait en inférieur.

Clinche donna un coup de poing sur la table :

— Après tout, qu’est-ce que tu es ? Qu’est-ce que tu as jamais fait, pour dire ? Si on te pesait, toi aussi. Pas un sou, pas même un métier ! Vois-tu, mon vieux Criblet, tu n’as pas de quoi faire le fier…

Et il tâchait de rire, mais Criblet, calmement, car il gardait toujours son calme :

— C’est que tu juges du dehors. Moi, vois-tu, les maisons, ça n’est pas tellement les façades que j’examine que la façon dont les murs sont construits. Et puis si la base est solide. J’entre, je pèse et je mesure ; toi, ce qui t’intéresse, c’est si les contrevents sont repeints !…

— Les contrevents ! cria Clinche, tais-toi avec tes contrevents.

II se leva tout rouge ; on crut qu’il allait se jeter sur Criblet. Mais l’Homme avait l’œil sur eux. Il savait maintenir l’ordre. Il n’eût qu’un geste à faire. Et il resta seulement qu’on était des gens réunis pour le plaisir de se trouver ensemble et que dehors un beau soleil brillait.

Il se mirait dans les assiettes, faisant jaune le fond des verres où l’étincelle du petit vin dort tant qu’on n’y touche pas ; on se racontait son histoire. Tout ce dont ils auraient eu honte autrefois, c’est maintenant de quoi ils se vantaient. De quoi ils se fussent vantés, c’est ce qu’à présent ils cachaient. J’ai volé mon père, j’ai trompé ma mère. Tel mettait de l’eau dans son lait. Tel fraudait sur le poids du foin, le meunier allongeait avec du plâtre sa farine. Ils s’inventaient des crimes quand ils n’en avaient pas commis, sans quoi on se fût moqué d’eux, mais ce qu’ils aimaient, c’est l’enflure. Et Trente-et-Quarante, lui aussi, était là (si on se souvient encore de lui), qui venait aussi avec son histoire :

— Il avait dix mois, et il m’a souri. C’est qu’à dix mois ils commencent à avoir leur connaissance. Il venait de téter, une de ses joues était toute rouge, l’autre toute blanche. Comme une pomme, sa figure. Je suis venu, il m’a souri. Mais moi je l’ai mis dans le sac que j’avais préparé exprès, un sac de forte toile, solidement cousu, et rien qu’une ouverture en haut que j’ai attachée avec une corde. A ce moment, il a crié. Je lui ai pris la tête sous le bras. Il a voulu donner des coups de pied, je n’ai eu qu’a les lui serrer. J’ai bien senti que ça craquait, mais il me fallait faire vite, et puis ça ne m’a pas empêché de courir. Le tout a été joliment construit, vous savez, et bien arrangé ; et on a visé juste au pont, on a poussé jusqu’au milieu, l’eau était belle sous la lune, ça a fait : clouc ! il y avait la pierre, j’ai vu encore un petit peu descendre par l’effet de la transparence (comme une bulle de haut en bas) le sac et le petit dedans, mais aussi remontaient à moi les trente francs qu’il me coûtait par mois, outre l’ennui de cette femme, qui était sa mère… Dites, ai-je raison ? était-ce construit ? II vidait son verre d’un trait, tout le monde en faisait autant : c’est qu’on connaît la vraie ivresse.

Tout a une couleur étonnante à présent. Je vois bleu, je vois vert, je vois orange, je vois rouge ; il pend autour de moi des morceaux de soleil comme autant de fruits mûrs. Une table croula, entraînant avec elle les verres et les bouteilles dont elle était chargée ; le fracas en fut étouffé par les rires qui s’élevaient. A peine si on la vit tomber, tant il y avait de désordre.

Cependant, devant la maison, où l’ombre du tilleul faisait un rond mouillé, des hommes dormaient étendus, d’avoir trop bu ou trop mangé et les autres plaisirs également fatiguent : quelques-uns couchés sur le flanc, la tête sur leur bras, quelques-uns le derrière en l’air, et certains aussi sur le dos, leur chapeau tiré sur leurs yeux. Il y avait la grosse Félicie. Elle était toute débraillée. Et ainsi venait cette place jolie à voir et claire encore, mais quelques pas plus loin venait l’église et tout changeait. C’est qu’ici est le lieu des divertissements, et là-bas ce sépulcre ouvert. Déjà l’église faisait peur à voir, avec sa grande porte aux gonds arrachés, ses lézardes, et son haut clocher qui penchait, mais le village était plus effrayant encore, montrant partout ses toits crevés, le ravinement de ses rues, et, jetées au hasard, comme on jette l’ordure, d’informes choses qui gisaient.

Une troupe parut, qui venait par la rue en pente ; ils crièrent : « On en amène encore trois… » Et on vit qu’en effet ils en amenaient encore trois, deux hommes et une femme, qui ne pouvaient plus marcher, c’est pourquoi on les portait. Et ils furent amenés, eux aussi, à l’auberge, et celui qui y régnait en maître, et il avait comme un peuple d’esclaves autour de lui, ainsi les rois dans l’ancien temps, les reçut, leur fit faire, comme aux autres, le signe à rebours. Et, comme il ne se cachait plus, voici maintenant qu’il disait : « Savez-vous qui je suis ? » Il riait. « Il n’y a plus ni bien, ni mal. »

Il riait, il dit : « Il vous faut renoncer au ciel pour la terre », mais ils avaient tous, ceux qui étaient là, renoncé au ciel, et, lui, il riait.

« Il n’y a plus, ni bien, ni mal », recommençait-il, et tous rirent comme lui, parce que l’esclave imite le maître, sauf Lhôte, qui était assis à l’écart, et Lhôte depuis longtemps ne parlait plus. Il semblait étranger aux choses. Il était pâle. Ses yeux étaient devenus plus grands, sa barbe plus longue et plus noire.

Tout à coup, l’Homme l’appela :

— Et toi, Lhôte, qu’en penses-tu ?

Lhôte avait relevé la tête.

— Et qui penses-tu que je suis ?

Alors Lhôte gravement répondit :

— Je pense que tu es le Christ quand même, et tu te manifestes comme il te semble bon.

— Mon pauvre Lhôte, tu te trompes. Regarde. J’irrite le ciel quand je veux.

Il s’approcha de la fenêtre, il n’eût qu’à lever la main, et aussitôt, voilà, le gros nuage noir revint et Ceux à l’épée de feu, mais qui ne descendirent pas, cette fois, et ils planaient en rond au-dessus du village. Un coup de tonnerre se fit entendre ; une voix cria : « Malédiction ! »

— Tu vois, Lhôte, dit l’Homme.

Mais Lhôte secoua la tête :

— Je dis que tu es le Christ quand même, parce que les morts t’obéissent… Et tu as voulu m’éprouver…