Le Râmâyana au point de vue religieux, philosophique et moral/Critique

Charles Schoebel
Texte établi par Musée Guimet, Paris (Tome 13p. 5-28).
Critique préliminaire

LE RÂMÂYAṆA
AU POINT DE VUE RELIGIEUX, MORAL ET PHILOSOPHIQUE.

PREMIÈRE PARTIE
CRITIQUE PRÉLIMINAIRE.

Étudier le Râmâyaṇa, c’est non-seulement suivre les courses et les aventures d’un héros, mais c’est explorer par les faits et gestes de ce personnage qui représente l’univers[1], tout un monde de religion, de philosophie et de morale. Sous la forme que nous l’avons, notre poème est comtemporain ou peu s’en faut de la Bhagavad-Gîtâ, ce traité philosophique universel qui fait, dit un écrivain indianiste, la gloire la plus certaine de la littérature sanscrite. Mais ce rapprochement, loin de l’entourer de l’auréole de l’antiquité, le désigne au contraire comme une œuvre assez récente[2]. Pour le fonds cependant le livre est ancien, très ancien. Cela ressort déjà de ce que le Véda qu’on y trouve nommé tant de fois, n’y est presque jamais spécifié en Rik, Yajus, Sâma et Atharva, alors que tant d’occasions s’en présentent. Au reste, il est certain que de tout temps des chants consacrés à la glorification de la 7me incarnation de Vishṇu ont été très répandus et très populaires dans l’Inde. De tous les poèmes, épopées ou autres, les « courses de Râma »[3], plus ou moins modifiées suivant les sectes et les idiomes, sont le livre que lisent les personnes de toutes les castes[4]. La popularité de l’œuvre se fait connaître déjà par le caractère entièrement rhapsodique de sa composition, caractère qui se révèle h satiété par l’extrême disproportion de longueur des chants, par le style verbeux, prolixe, redondant, diffus de ses récits, par des redites sans nombre, sans mesure, sans discrétion ; puis, en constatant que la légende du héros revient, plus ou moins développée, dans beaucoup d’ouvrages de contenu et de date fort divers, tels que le Mahâbhârata, le Harivança, les Purânas, le Mrichakatikâ, le Rahguvança, etc., comme aussi dans les râsas et yâtras, ces drames populaires qui présentent de singulières analogies avec les mystères chrétiens du moyenâge et s’appellent la Râmavanavasayâtrà, l’exil de Râma, la Sitàharanayâtrâ, l’enlèvement de Sîtà, la Ràvanavadhayàtrâ la mort de Râvana, etc. etc.^^1. Jacquemont assista, au camp de Rarrackpour, à la représentation d’un de ces drames, le Ramlila, devant 30,000 spectateurs, et il en décrit le sujet. Cela en valait la peine, car la légende de Ràma s’y présente pour ainsi dire renversée^^2. Je ne parle pas des imitations ; il n’en manque pas comme p. ex. le Viracarita en 30 chapitres ; mais il faut mentionner au moins ÏAdhijàtma Ràmdyana , qui est à notre épopée comme l’Imitation est à l’Evangile, c’est-à-dire que tous les faits y sont pris et interprêtés au sens spirituel et mystique.

Cependant quel genre de poème est-ce que le Râmâyana ? C’est , dit-on , une épopée. Soit ; mais ce n’est pas une vraie et pure épopée comme par exemple l’Iliade. Il ne s’astreint pas , il est loin de s’astreindre au récit suivi d’une légende historique d’actions grandes et héroïques. Une infinité d’épisodes , sans grand rapport avec le sujet et qui, élagués, allégeraient considérablement le poème, entravent trop la marche du récit. Toutefois il ne manque pas d’un ordre suffisant et le titre d’œuvre d’art ne saurait lui être

1 V. les Yâtrâs par Nisikânta Chattopâdhyâya, dans Magazin f. die Literatur des In- u. Auslandes, nos. 47, 49 ; 1882. — L’auteur est un brahmane élevé à l’allemande et écrivant en allemand ou en anglais, à. Zurich.

2 Dans cette légende il s’agit bien encore de la guerre de Ceylan, mais les rakshasas y sont remplacés par les singes qui veulent envahir l’Inde. Ràma est envoyé pour les combattre, mais il passe de leur côté pour avoir Sîtâ qui est parmi eux, et il périt avec tous les singes dans une grande bataille que lui livrent les Indiens assistés de tous les dieux. (Jacquemont, Voyage dans l’Inde I, 213.) Heureusement, car la défection de Râma allait être la destruction du Jambudvîpa. A cet échantillon de l’altération historique de la légende de Râma se joint, pour achever la confusion, celle qu’on peut appeler dogmatique en ce que Râma, le représentant de l’idéalisme éthique inhérent au Vishnuisme, devient, dans le midi surtout, le représentant du culte grossier de Çiva, sous la forme où ce dieu, drâvidien au fond, est adoré par les lingâjits ou porteurs de phallus. (V. Graul, Reise in Ostindien, II, 134, 253 et al.) dénié. N’importe ; on trouvera toujours qu’il marche trop au gré de la fantaisie personnelle des rhapsodes et que, par suite, il sacrifie outre mesure au fantastique et aux fantasmagories.

S’il fallait classer le Râmâyana dans l’échelle des genres littéraires, je dirais, vu qu’il embrasse toute la vie de Râma, que c’est un roman biographique merveilleux de l’espèce de l’Odyssée, relatant, comme l’Odyssée, les courses et les aventures de son héros[5] et étant, comme elle encore, fortement empreint de mysticisme. L’élément religieux sentimental pénètre d’ailleurs et enveloppe le Ràmàyana tout entier, sans doute parce que Râma, tout aussi bien que Krishna, a été de bonne heure le centre d’un culte populaire. Et sur ce point, la chose est toujours allée crescendo. Le sanctuaire principal de Râma, Ramesseram (avec Ramnad) en face de Ceylan, est un lieu de pèlerinage pour toutes les populations de l’Inde. Il y en a un autre également très fréquenté à Valukeshvar près Bombay, avec un étang sacré, le vànatîrlha, que Râma a fait jaillir du sol par un coup de flèche[6]. Quand un Indien parle de Râma, de ses prouesses et prodiges, c’est toujours avec un air de triomphe qui n’admet pas qu’un héros biblique, Josué ou Samson par exemple, ait pu faire quelque chose de plus merveilleux[7]. Et cela doit être. Le culte de Râma nous montre en effet ses racmes déjà dans l’Ailarèya, le brâhmana du Rig-Veda[8]. Dans ce rituel d’observances et de pratiques, tout à la fois ou tour à tour formalistes, kaballistes, légendaires, mythologiques et symboliques, qui passe pour inspiré sans avoir pour cela de caractère dogmatique, on voit le héros affilié ou associé aux brahmanes et remplir on cette qualité de brahmahandhu le rôle de défenseur de la religion védique contre les Kshatriyas, les possesseurs aborigènes du sol de l’Inde. Par ainsi ils étaient les champions nés de la religion indienne primitive, le dravidisme, devenue ensuite, par le travail philosophique qu’un des leurs, le kshatriya Çâkya, opéra sur elle, la doctrine de la maitri, la bienveillance universelle, et du nirvâṇa la fin amorphe et anonyme de tout organisme, c’est-à-dire le buddhisme[9]. Avec le surnom de halabṛit porte-soc ou laboureur^^1, Râma était en outre honoré, de date ancienne aussi, comme le génie tutélaire de l’agriculture fécondant Sitâ le sillon. C’est ce que l’épouse de Ràma est censée dire elle-même dans un passage de notre poème^^2. De plus, dans un Ràmàyana populaire du Dekhan elle invoque la terre comme sa mère, pour qu’elle témoigne de l’intégrité de sa vertu : en proie aux odieux soupçons de son époux^^3.

L’ancienneté et l’importance du mythe de Ràma ont fini par faire de ce personnage une des incarnations de Vishnu et, par suite de cela, le poème qui le glorifie porte le titre de kâvya ou même de mahâkâvya^^4, comme qui dirait le chant des chants, das Hohe Lied, chant (gità)^^5 fait par un Kavi ou chantre inspiré, tout comme les hymnes védiques^^6. Par conséquent on pourrait, avec les réserves voulues, appeler notre poème le livre religieux du peuple de l’Inde, de même qu’on a dit de l’Iliade qu’elle était le religionsbuch, le livre de religion, la bible des Grecs. La comparaison n’a rien d’exagéré. « Jaloux que je devinsse honnête homme, raconte le plus jeune convive du Banquet de Xénophon » mon père me contraignit d’apprendre tous les vers d’Homère ; ^^7 et à son tour Horace proclame que le chantre de la

1 V. Mahâbhârata, IX, 2934 ; vol. III, p. 280 Calc.

2 Râmâyana, VI, 101, 17.

3 Dubois, l. c. II, 410.

4 Harivança, CLII, 1672 ; p. 297, Calc., 1839.

5 Le poème porte aussi le titre de Râmagîtâ chant de Râma.

6 Le titre de chantre antique, Kavim purâṇam, est attribué même au divin Purusha (Brâhma) suprême : तं परं पुरुषं दिव्यं (taṃ paraṃ puruṣaṃ divyaṃ) (Bhag.-Gîtâ, VIII, 10) pour indiquer sa fonction d’instituteur de l’humanité.

7 Ὁ πατὴρ ἐπιμελούμενος ὅτως ἀνὴρ ἀγαθὸς γενοίμην, ἠνάγϰατέ με τάντα τὰ Ὁμήρου ἔπν μαθεῖν. (Convivii c. III). guerre de Troie nous apprend à distinguer ce qui couvre de honte, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter^^1.

Mais il y a entre le Râmâyaṇa et l’Iliade des ressemblances spéciales et parmi elles la plus évidente est celle qui présente dans l’enlèvement d’une femme le motif de la guerre que se font deux races foncièrement distinctes, bien qu’elles professent, comme le montre le poème, la même religion et j’ajoute la même morale^^2, et cette analogie, jointe à plusieurs autres de détail, a suffi, paraît-il, pour faire croire aux Grecs, sur de vagues rapports, que les Indiens chantaient les vers d’Homère dans la langue de leur pays : ὁτι Ἰνδοὶ τῇ παρὰ σφίσιν ἐπι χωρίῳ φωνῇ τὰ Ὁμήρου μεταγράψαντες ᾀδουσιν οὐ μόνοι^^3. Mais Elien ajoute prudemment : Si toutefois on peut en croire ceux qui l’ont écrit : ὑπὲρ τούτων ἱστοροῦσι, réserve qui vise entre autres l’orateur Dion Chrysostome^^4. Je sais bien que des critiques, parmi lesquels on est un peu étonné de trouver un savant de la valeur d’Alb. Weber, se plaisent dans l’idée de voir dans le Râmâyana une sorte d’imitation de l’Iliade^^5 ; mais outre que l’Iliade n’est qu’un fragment du cycle de la légende qu’elle chante tandis que le Râmâyana donne la sienne au grand complet, il n’y a qu’à comparer la fable de Sîtâ et celle d’Hélène pour se convaincre de la parfaite indépendance de nos deux poèmes. La femme est partout, a dit un juge au criminel ; néanmoins il n’y a pas moyen de ranger la chaste et héroïque Sîtâ au nombre de celles

1 Qui, quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non… dicit. (Horat., Epist., I, 2, 3).

2 Seulement Râvana le chef des démons, quand il veut faire le bon apôtre et tromper les brâhmanes prend la précaution de parler leur langue, c’est-à-dire le sanscrit (V. Râm., V, 29, 17). Mais du reste il est au mieux avec Brahmâ, car il a conquis toutes les félicités dont il jouit par l’ampleur de ses macérations, (Ib., V, 47, 27).

3 Aelianus, Variae Historiae, XII, 48. — Les Indiens n’ont chanté les vers d’Homère que de nos jours, et encore comme essai seulement en traduisant ainsi qu’il suit les premiers vers de l’Iliade : पलीयस​ : सुत​ : श्रीमां अखिलोस​ : समाहित​ : । किमर्यम् शापूवं पूर्वम् अवायं मानवां ऊषि : ॥ सर्वे भवन्त​ : संग्रामे मृतिम् प्राप्स्यय दुर्णय​ : । एतानि युष्मद् गात्राणि गामायु श्वान पकिषणाम् ॥ भवन्तु भकष्या णायसवो विशलु च रसातलम् । इत्येवम् एतद् मे सर्वम् बूहि देवि विशेषत​ : ॥ Litt. : « Pourquoi le fils de Paliya, le divin Akhillis se vouant avec zèle aux pieuses contemplations, a-t-il naguère maudit les Akhâyâs, lui le magnanime rishi, en disant : « Vous tous, méchants, vous trouverez la mort dans le combat (et) vos membres serviront de nourriture aux chacals, aux chiens (et) aux oiseaux, et vos âmes descendront dans l’enfer » Tout cela, tel qu’il est arrivé, dis-le moi exactement, ô déesse ». (v. Brown, The Prosody of the Tel. and Sansc. languages, p. 44 ; 1827). — On voit ce que devient un texte d’Homère sous la plume d’un pandit. Achille converti en pieux solitaire !

4 On lit dans le 53e discours qui roule sur Homère de cet orateur : Ὁπότε ϰαῖ παρ Ἰνδοῖς φασιν ἄδεσθαι τὴν Ὁμήρου ποίησιν μεταβαλόντων αὐτὴν εἱς τὴν σφετέραν διάλεϰτον τε ϰαὶ φωνήν, ϰ. τ. λ. (Dionis. Chrysost. Opera, P. II, p. 636, éd. Ad. Emperius, 1844).

5 V. Weber, Ueber das Râmâyana, dans Abh. der Akademie zu Berlin, 1870, p. 11 sqq., 58. qui avec l’adultère Hélène, dit Horace, furent la cause ignominieuse d’une guerre : mulier teterrima belli causa^^1. La seule chose qui rapproche ces deux femmes l’une de l’autre, c’est leur beauté ; mais à peine a-t-on eu le temps de noter ce rapport que voilà les deux héroïnes déjà séparées autant que le ciel l’est de la terre. Quelle différence aussi entre leur enlèvement et leur réintégration au domicile conjugal ! La femme de Ménélas suit avec plaisir son ravisseur, tandis que le rapt de la femme de Râma par le souverain de Ceylan outrage et viole tous les sentiments de Sîtâ ; Hélène s’abandonne à Paris, même après qu’il a lâché pied devant Ménélas et cela malgré l’aversion qu’elle ne peut s’empêcher en ce moment d’éprouver pour son triste amant^^2, tandis que Sîtâ reste constamment ferme devant le brillant, héroïque et redoutable Râvana ; enfin, Ménélas reconduit chez lui sa coupable épouse comme s’il n’avait rien à lui reprocher, mais Râma ne reprend l’irréprochable Sîtâ qu’après qu’elle a prouvé par le témoignage du feu qui voit tout, dit le texte, que sa chasteté n’a subi aucune atteinte. Hélène reste d’ailleurs presque toujours derrière la scène, bien que tout le poème, comme le remarque Lessing, soit construit sur la personnalité de sa beauté ^^3. Si elle apparaît parfois en public, c’est par coquetterie et pour faire tourner la tête aux aldermen, δημογέροντες (dêmogerontes), de Troie^^4, ou pour faire déraisonner jusqu’au vieux Priam^^5. Sîtâ au contraire est toujours présente sur la scène et fait, bien que constamment visible, moins songer à sa beauté qu’elle ne s’élève dans notre respect par la solidité et l’éclat de ses vertus.

Mais ce qui différencie du tout au tout nos deux épopées, c’est leur esprit religieux. Je dis leur esprit et non leur caractère. Leur caractère est également religieux, mais cette religiosité n’est rien moins que mystique quant à l’Iliade. Tout autrement en est-il du Râmâyana. On devine tout de suite que l’œuvre de Vâlmîki est trempé pour ainsi dire de mysticisme et d’ascétisme, et cet esprit influe naturellement sur la forme littéraire du poème ; il fait que la diction en est moins simple et naturelle que dans l’Iliade, qu’elle a souvent je ne sais quoi d’onctueux et d’édifiant, s’élevant jusqu’au lyrisme

1 Horat., Satir. I, 3, 107.

2 V. Ilias, III, 428 sqq., 448.

3 Gleichwohl ist das ganze Gedicht auf die Schönheit der Helena gebaut. (Laocoon, p. 122 ; éd. 1839, Berl.).

4 Ils la comparent aux déesses immortelles : αἰνῶς ἀθανάτησι θεῇς εἰς ὦπα ἔοιϰεν. (Il., III, 158).

5 Sa vue lui fait dire, que ce n’est pas elle qui est la cause de la guerre, mais les dieux. (Il., III, 164 sq.) sacré du trishṭubh, le mètre védique par excellence. L’ensemble du récit prend ainsi une teinte sacerdotale comme une chronique rimée des croisades. Aussi serait-il impossible d’ôter du Râmâyana l’esprit religieux, qui le caractérise spécialement par l’idée toujours présente en lui de Vavatâra, de la descente réelle quoique mystique de Vishṇu en Râma, sans le dénaturer ou détruire, bien que W. Schlegel, au dire de Lassen, en jugeât autrement^^1. En éliminer l’élément essentiellement idéaliste et mystique de la religion de Vishṇu serait dépouiller le héros qu’il chante du caractère qui le grandit à la taille de la divinité au point qu’on lui donne même le titre de dieu^^2. Le procédé de Schlegel nous donnerait un Râmâyaṇa analogue à celui qu’Alwis nous a fait connaître sous la forme d’une de ces petites histoires comme en réalisent fréquemment les intrigues de cour dans les familles des princes de l’Orient^^3.

Sans doute, l’élément religieux est indissolublement lié aussi à l’action que déroule l’Iliade ; toutefois exempt comme il y est de tout mysticisme et de tout ascétisme, dispositions qui sont d’ailleurs incompatibles avec la naïveté et la franchise d’une religion où le merveilleux est tout de surface, l’esprit des personnages du Méonide n’en est que superficiellement affecté. Avec Homère, on est religieux à la manière des enfants de la nature ; avec Vâlmîki, on l’est comme un moine militant. Viçvâmitra pour s’être mis en colère croit devoir s’imposer une longue et dure pénitence, mais la terrible fureur à laquelle se livre Achille ne coûte pas un moment de repentir ni même de regret au héros au pied léger ; Sîtâ, bien qu’elle n’ait jamais quitté le chemin du devoir : सोता धर्मपथे स्थिता^^4, pousse la religion du mariage jusqu’à expier son malheureux destin par l’épreuve du feu^^5 tandis qu’Hélène qui a trahi son mari et abandonné son enfant se contente d’exprimer un stérile regret et de verser quelques larmes aussitôt séchées^^6.

Et ceci nous fait entrer de plain pied dans la morale de notre poème. On est frappé, en le lisant comme nous l’avons lu, de la grandeur et de la pureté éthiques qui s’y révèlent, et dont l’énergie est telle que,

1 V. Lassen, Indische Alterth., I, 587, note 2 ; sec. édit.

2 Râm., VI, 112, 101.

3 Alwis, le Dasarathajâtakam, 1866. — Il n’y est pas question de l’enlèvement de Sîtâ ni de la guerre de Râma contre Râvaṇa.

4 Râm., VI, 98, 13.

5 Ib. ib., 101, 35.

6 Ilias, III, 173 sqq. personnifiées en Sîtâ, elles causent la destruction du démon. Puis, voyez : quand Sîtà est enlevée par le potentat de Lanka, toutes les créatures sont désolées de ce forfait et s’écrient : Il n’y a plus de justice, de vérité, de rectitude, de bonté ! नास्ति धर्म​: नार्जवं नानृशंसता^^1. La morale prend une place si considérable dans le Râmâyana (Râvana, le roi des démons même est forcé de lui rendre hommage^^2), qu’on serait tenté de croire qu’il a été écrit dans un but d’enseignement dogmatique. Il n’en est rien cependant ; le Ràmàyana n’est à aucun point de vue une œuvre didactique ou doctrinale. Mais s’il ne veut pas plus nous apprendre la morale que la philosophie et la religion, il ne laisse cependant pas de présenter aux yeux investigateurs, dans ses 24 000 stances, tout un monde religieux, philosophique et moral.

Ce qu’on voudrait savoir d’abord, c’est la raison du phénomène que je viens d’indiquer. Je me l’explique par l’action latente et inéluctable du génie panthéiste qui a présidé à la création de la religion védique et a fini par faire du brahmanisme, son héritier, une agglomération compacte et par endroits fort intimement liée d’éléments les plus divers. La liaison n’en est toutefois pas allée jusqu’à l’homogénéité ; elle en est restée, pour me servir d’une comparaison qui ne me semble pas manquer de justesse, à l’état de cette roche que la géologie appelle un conglomérat et où l’analyse discerne plus ou moins les divers minéraux qui la composent. Nous verrons qu’il en est de même du monde dont nous parlons et que, dans notre épopée qui présente ce monde, une lecture attentive trouve parfois mêlées et confondues, jusque dans une seule et même personne, toutes les croyances physiques et métaphysiques de l’Inde. Et on sait que le nombre en égale la diversité. Ainsi Râma, dont la science embrasse toutes choses, सर्वार्थिविहांसं^^3, qui est versé dans la science sacrée et dans la science profane, ज्नानविक्षानसंपन्नो​^^4, qui a l’esprit éclairé jusqu’à se connaître soi-même, विदितात्मन​^^5, Râma, néanmoins, ne laisse pas de se livrer aux pratiques matérielles de l’ascétisme^^6, युत्को योगविदा, et d’adorer comme l’enfant

1 Râm., III, 58, 41.

2 Ib., V, 29, 17.

3 Râm., IV, 4, 20.

4 Râm., IV, 14, 17.

5 Ib. ib, 9, 9 ; III, 77, 27.

6 Ib., V, 33, 7. de la nature les fleuves^^1, les arbres, le soleil levant et de passer méticuleusement par toutes les cérémonies d’un culte purement physique.

On me dira que cette promiscuité de science et de religion se voit aussi dans le monde chrétien ; Hélas ! oui, elle y est même très bien portée, mais cela ne la rend pas plus recommandable. L’homme est par sa nature un animal superstitieux et les rites, ces trucs sacrés, sont faits pour l’entretenir dans cet abaissement. À qui la faute ? à la politique traditionnelle qui gouverne le monde. Ce qui est maintenu éloigné de tout contact parfois compromettant de la science, c’est la croyance qui concerne l’origine des castes et les devoirs qui incombent aux hommes en conséquence de cette origine divine mais mauvaise. Voilà un dogme plus sacré que tous les autres ; c’est même peut-être le seul dogme que le brahmanisme connaisse, et il est plus social encore que religieux^^2. Par conséquent, toujours les castes sont classées et se produisent dans le Râmàyana selon la formule légale^^3. Mais sauf ce point, notre poème est coulant sur tout le reste et ne craint pas même de rendre hommage au buddhisme à moins que ce ne soit au jaïnisme^^4. Il est certain que la pureté d’abnégation et les autres vertus du grand héros des kshatriyas, क्षत्रियाणां महारथः^^5, comme est appelé Ràma, rappellent plutôt les perfections d’un arhat, d’un vénérable du Saddharma ou d’un digambara conforme au jaïniste du Kural, que celles toujours fort sujettes à caution d’un rishi, ou de tout autre saint du brahmanisme vishnuite ou çivaïte, alors même qu’il se nomme Vaçishtha ou Viçvâfnilra. On aime ou, dans tous les cas, on admire les uns, mais la perfection des autres fait, quoi qu’on en ait, craindre voire même trembler ; on redoute le tapasa. Un accès de colère foudroyant vient si vite aux austères ascètes. On dirait que ces colères sont obligatoires en raison inverse de la vertu de ces fulgurants personnages. C’est qu’en effet, à force de se torturer, les ascètes, véritables dragons de vertu, se dessèchent le cœur et, dans leur ardeur, ils sont toujours prêts à se jeter dans les flammes ou à y jeter les autres. Mais Râma,

1 Ib., VI, 8, 26.

2 V. les preuves tout le long de la dernière moitié de mon Histoire des origines et du développement des Castes de l’Inde, publiée en 1884 par la Société académique indo-chinoise. L’Institut a décerné à cet ouvrage, comme à celui-ci, un prix Bordin.

3 Ib., II, 109, 47 ; III, 20, 30 ; VI, 36, 51.

4 En ce qu’il nous montre des femmes adonnées à la vie ascétique, ce que le brahmanisme n’autorise pas.

5 Râm., IV, 57, 8.

quoique ascète राम तापसं^^1 manifeste dans presque toutes les situations cette maitrî et cette ahinsâ, cette sympathie et celle bienveillance envers tous les êtres, cette mansuétude, cette magnanimité et ce désintéressement que le Buddha, malgré le nihilisme eschatologique de sa doctrine, enseignait et pratiquait en rédempteur moral, et qu’Açoka Priyadasi réalisait en roi, pendant un règne de 37 ans, sur le plus grand trône du monde. Avec Râma, comme avec Çâkya, comme avec Jésus, on subit le plus haut charme qui existe, l’amour, el mayor encanto amor ; cet amour qui fait que Ràma tue, dit le texte, l’affliction des affligés : आर्तानासार्तिनाशनः^^2 : Les buddhistes ne s’y sont pas trompés ; de tout temps ils ont reconnu Râma comme un des leurs. C’est ainsi que des épisodes de la vie du héros se voient représentés sur nombre de temples buddhiques ; je rappelle seulement les bas— et haut-reliefs de la célèbre pagode d’Angkor ou Nakhon Vat, plus correctement Ncor Vat^^3, au Cambodge^^4.

Maintenant il faut convenir que la douceur et la mansuétude habituelles de notre héros ne l’empêchent pas de manifester par moments plus de passions que ne permet le Saddharma buddhique, et aussi le jaïnisme du Kural^^5, de tuer, par exemple, des animaux et de se nourrir de leur chair, comme aussi de céder à la colère et au désespoir. Rien n’est plus contraire à la morale du grand rénovateur indien, à celle du jaïnisme, et à la conduite de leurs saints^^6, mais le cas est topique pour prouver le mélange et la confusion des doctrines et des pratiques dans l’œuvre de Vâlmîki par l’intervention d’un élément qui n’est autre que l’élément humain. C’est d’ailleurs, en plus ou en moins, le cas de presque tous les écrits brâhmaniques.

1 Râm., III, 43, 13.

2 Râm., IV, 14, 17.

3 Mots qui veulent dire « temple de la capitale »

4 V., Bastian, Die Völker des östlichen Asien, IV, p 90 ; cf. p. 87, 147 ; 1868. — Doudart de Lagrée, Œuvres posth., p. 227 ; 4°. — Kuntze, Um die Erde, p. 233 sqq. Ce dernier voyageur est, avec notre infatigable Aymonier, le plus exact de tous. — Il est possible que ces bas-reliefs soient de provenance brahmanique, le brahmanisme ayant précédé le buddhisme dans les pays de l’Inde transgangétique ; mais cela serait, que la popularité de Râma parmi les buddhistes ne s’en trouverait pas atteinte, puisque ces représentations ont été maintenues sur la pagode devenue buddhique.

5 V., entre autres, les chap. XXVI, XXXI, XXXIII du Kural. Sans doute les sentences du Kural ne constituent pas un livre de doctrine buddhique, mais l’esprit du buddhisme coule à plein bord dans les trois livres dont il se compose sur la vertu, sur les choses politiques et sociales et sur l’amour.

6 Il est vrai qu’une légende qui a cours dans l’Inde (Graul R. in Ostin., 11, 280 — Feer, Études buddhiques, d. J. As. 1882, p. 329) fait mourir le Buddha d’indigestion pour avoir mangé de la viande de porc, mais ce fut contre son gré qu’il la mangea, en punition d’une faute commise dans une vie antérieure. Leurs auteurs enseignent aussi bien, tout comme les buddhistes, le nirvâṇa, qu’ils nomment le brâhmanirvâṇa, la disparition ou l’anihilalion de l’homme dans le grand Tout, im All, que l’admirable maxime pratique de Çàkya, de ne pas faire aux autres ce qui est désagréable à soi-même^^1, sans songer le moins du monde que l’inégalité native des hommes est, sous la forme dogmatique où ils l’établissent, contradictoire au premier chef des doctrines du nirvâṇa et de la maitrî universelle.

Quoiqu’il en soit, Râma se montre presque constamment à nos regards comme un phare de l’ordre établi, rita, et de la vérité, satya, ces deux fruits par excellence du tapaḥ, la flamme de la méditation pure^^2. Avec lui, on croit avoir cent pieds de haut. Non seulement il connaît mais il aime le devoir, धर्मजो धर्मवत्सलः (dharmajo dharmavatsalaḥ)^^3 ; jamais sa bouche ne profère un mensonge^^4, il est sans péché, anagha, comme Socrate^^5, Caton l’ancien^^6 et Jésus^^7 et, dieu me pardonne, comme J. J. Rousseau^^8 et Marat^^9 ; il pousse la vertu jusqu’à aimer ses ennemis : धर्मज रिपूणामपि वत्सल (dharmaja ripûṇâmapi vatsala)^^10 ; il est, en un mot, le plus vertueux des vertueux, धर्मभृतं वरः​ (dharmabhṛtaṃ varaḥ)^^11. Voyez le sincère enthousiasme avec lequel il chante le magnifique éloge de la vérité. Quoi d’étonnant d’ailleurs. N’est-il pas, quoiqu’à son insu, Vishnu fait homme ! नारावणां नमस्कृन्वनरं (nârâvaṇâṃ namaskṛnvanaraṃ) À son insu, dis-je, car il se croyait simplement un enfant de Manu^^12 et il célébrait les agnishtomas, les offrandes sacrificatoires au feu pour obtenir le svarga de tout le monde, lui, le maître du svarga suprême. Mais dieu ou homme, il était noble d’extraction et noblesse oblige en tout état de cause. C’est-ce dont ne se doute pas le méchant Râvaṇa qui accuse notre héros d’être un homme dur, sans mœurs et esclave des sens, ajitendrayaḥ^^13. D’ailleurs Râma a été à bonne école, ayant été élevé par

1 Code de Yajnavalkya, III, 65 : अतो यदात्मनोऽपथ्यं परेषां न तदायरेत् (ato yadâtmano’ pathyaṃ pareśaṃ na tadâyaret).

2 Cf. R. V. X, 190. Nous reviendrons sur cet hymme.

3 Râm., IV, 7, 19.

4 Ib. ib. 6, 22.

5 V. Xénophon, Memorabilia, IV. 8.

6 Sallust., Catil. 52.

7 Marc, VI, 15 ; Joan. V, 46, al.

8 V. Confessions, pp. 488 et al. ; 1844.

9 V. Alf. Bongeart, Marat.

10 Râm., VI, 26, 40.

Il Ib.. ib, 99, 4 et al,

12 आत्मनं मानुषं मन्ये (âtmanaṃ mânushaṃ manyê) (Ib., ib., 102, 10).

13 Ib., III, 40, 16. — V. aussi les reproches de Bâli.

les grands saints Vaçishta et Viçvamitra, par des brahmanes qui sont qualifiés l’œil de la science, ज्ञानचक्षुषा (jñânacakshushâ) possédant en toute perfection les Védas et les Védângas वेदवेदाङ्नवि इषां (vedavedânggavi ?ishâṃ)^^1 . D’après cela il va de soi que l’honneur des Saintes-Écritures, sinon celui des dieux védiques, demeure toujours intact dans notre épopée. Dès le début, Daçaratha, le père de Râma, est moins glorifié par la comparaison qu’on fait de lui avec le principal dieu de la religion aryenne première 2, qu’en le disant très versé dans les Écritures brahmaniques : वेदवेदाङ्नवित्तम​ (vedavedânggavittama)^^3. Pour Râma personnellement, il connaît non-seulement à fond les Védas, les Védângas et tous les Çâstras : पणिडतः प्राज्ञः शास्त्रवित् (paṇiḍataḥ prâjñaḥ shâstravit)^^4, mais il est en quelque sorte le sommet du Rig et du Sâma, l’âme même du Véda : ऋकसामशृङ्गो (ṛkasâmashṛnggo)^^5. Sachant ainsi tout, le sacré et le profane, il réalise, en vertu de l’axiome ; le savoir passe tout : çrutam tu sarvân atjeti^^6, le felix qui potuit rerum cognoscere causas du vates romain.

Le Râmâyana est ainsi tout entier à la glorification de Râma et néanmoins noire héros n’est pas tout d’une pièce ; il est trop homme pour cela. Sa divinité, le poème la laisse entrevoir seulement et sans que cela empêche les grands ressorts de la vie de manifester leur activité par le mouvement que leur imprime la personnalité humaine du sujet, au milieu d’événements sans nombre. Râma reste homme, c’est à dire un être faible après tout, parce qu’il est complexe ; il n’a rien d’abstrait ou d’absolu, et les traits tout individuels qui jaillissent du rôle qu’il est appelé à jouer prouvent suffisamment, sans qu’il ait besoin de le déclarer lui-même, qu’il a conscience de sa nature humaine et qu’il agit comme tout autre homme. Il y a donc exagération de dire comme Lassen, que les héros du Râmayana ne sont pas réellement des hommes^^7. Ils sont hommes des pieds à la tête ; Râma le dit et Râvaṇa aussi^^8. Mais si le poète a su et voulu respecter, dans l’intérêt bienentendu de son récit, le caractère humain en Râma et aussi en Sitâ, sans

1 Râm., II, 121, 2.

2 Ib., I, 5, 7.

3 Ib., ib. 6, 1.

4 Ib, V, 71, 4.

B Ib., VI, 102, 17.

6 Çânkhâyana, Grihyas., I, 2.

7 Ind. Alt., II, 305, 2e éd.

8 Cf. Râm., VI, 37, 5. parler des autres personnages, il s’est donné pleine licence à l’égard des dieux de la vieille religion naturiste de l’Inde. Les sages de l’Inde ont d’ailleurs toujours tenu à se montrer indépendants de ces divinités tout en les servant, tant est puissante la forme, par des rites traditionnels. Le cas échéant, l’auteur ne se gêne donc nullement pour traiter les divinités védiques, sauf toutefois Agni et Soma, devenus du reste on peut le dire des rites personnifiés mais rarement célébrés^^1, avec un sans gêne complet. On en a la preuve dès le premier livre, où, dans deux chapitres est tourné en ridicule, persiflé et bafoué le représentant le plus élevé du panthéon védique, le tout puissant Çakra, Indra en personne. — Citons tout le passage.

Râma ayant vu un ermitage dans un bois voisin de Milhila, demande, à son guide Viçvâmitra, à qui appartient cet âçrama. Le mentor lui répond que c’est la demeure du magnanime Gautama qui y avait pratiqué, accompagné de son épouse Ahalyâ, des austérités pendant de nombreuses mille d’années, samvatsarasahasrâṇi bahûni^^2. Toutefois ayant à un certain moment faibli dans ses exercices, Indra, le seigneur des trois cieux, tridiveçvarạḥ, qui l’épiait, avait saisi l’occasion^^3 pour se présenter à Ahalyâ, qu’il convoitait, sous le vêtement du solitaire en faute et lui avait tenu ce discours : « Quoique je dusse attendre le temps convenable pour cohabiter avec toi, je ne l’attendrai point ; c’est sur le champ que je désire m’unir à toi : संगमं शीध्रमिच्छामि सह त्वया (saṃgamaṃ shîdhramicchâmi saha tvayâ). » Ahalyâ vit bien la ruse et reconnut Indra sous son vêtement d’emprunt ; mais perverse, durmedhâ, comme on peut le croire, elle s’empressa de se livrer en cachette, alakshitaḥ. Puis, Indra comblé de faveurs, ayant demandé pardon à la belle pécheresse, voulut s’esquiver sans retard, mais dans son trouble il se pressa trop et donna contre Gautama qui arrivait à la hâte, tout ruisselant encore de l’eau d’un étang pur, comme le feu humecté par le beurre clarifié. À cet aspect, difficile à soutenir même par les dieux, देवौरपि सुहर्धर्षं (devaurapi suhardharshaṃ), Çakra sentit tomber tout son courage^^4, et l’anachorète qui reconnut le roi des

1 Graul., 1. 1. II, 223.

2 Râm., I, 49, 16.

3 तस्यान्तरं विदित्वाथ​ (tasyântaraṃ viditvaatha) Litt. ayant connu un intervalle dans sa conduite.

4 विषादमगमत् परं (vishâdamagamat paraṃ) Litt. alla dans un découragement suprême. dieux, devendram, sous son déguisement et courbé sous le poids d’une mauvaise action, lui dit avec colère : « Puisque tu as revêtu ma forme, mama rûpam, et que tu as fait, ô insensé, durmate, ce que tu ne devais pas faire, sois désormais impuissant^^1. » Et à l’instant les parties génératrices du dieu aux mille yeux tombèrent sur la terre et, mutilé, toute sa splendeur détruite, affecté de maladie, dompté par la terrible force de l’austérité, il devint lâche^^2. L’anachorète cependant s’en alla dans un lieu pur, fréquenté par les Siddhas et les Tchâraṇas, sur le sommet de l’Himavat, où il passa sa vie dans la pratique d’épouvantables mortifications. Pour Indra, il s’enfuit tout penaud et conta sa mésaventure aux dieux immortels, les suppliant de le guérir de sa difformité, de lui rendre sa virilité puisque, dit-il, c’est en agissant dans l’intérêt des Suras que j’ai été mis en cet état^^3. Alors les dieux précédés d’Agni s’adressèrent aux Pitris, leur proposant de couper les testicules à un bélier, meshaḥ, et de les donner au grand Indra. Ainsi fut fait, et à partir de ce moment Indra eut des testicules de bélier : इन्द्रश्च​ मेषवृषणस्ततः प्रभृति (indrashca meshavṛshaṇastataḥ prabhṛti).

On conviendra que ce conte témoigne d’un absolu manque de respect pour le dieu en qui se concentre le culte le plus assidu des aryas védiques, qu’une Upanishat identifie avec la prière par excellence^^4 et auquel le Rik consacre près d’un quart de ses hymnes^^5. Cependant étant donné le sujet principal du Râmâyaṇa, on ne saurait beaucoup s’étonner de ce manque de respect, car ce sujet, le héros Râma, avait un esprit éclairé, विदितात्मनः (viditâtmanaḥ)^^6. Mais quelle était la science qui l’éclairait ? Préalablement, d’après la connaissance que nous avons déjà de l’œuvre de Vâlmîki, répétons que la science qui respire dans toute l’épopée, qui s’y manifeste d’un bout à l’autre, c’est l’esprit de l’ascétique, la religion du renoncement, de l’abnégation, du sacrifice, dont le but est la connaissance de l’Être et, par suite, le bonheur suprême^^7. Devant le pouvoir transcendant de l’ascétisme, les dieux védiques,

1 Litt., à cause de cela devienne sans fruit : तस्मात् त्वं विकलो भव​ (tasmât tvaṃ vikalo bhava).

2 Litt., il tomba en défaillance : कश्म्लं सोऽविशत् (kashmlaṃ so’ vishat).

3 En causant du dommage aux pénitents, les dieux croyaient servir leur propre cause.

4 मन्तोऽहम् (manto’ ham) je suis la prière védique, fait dire à Indra la Bhagavad-Gîtâ, IX, 16.

5 C’est-à-dire 230 sur mille. Et ces 230 hymnes sont répartis dans tous les mandalas, sauf le 9me qui est spécialement consacré à Soma.

6 Râm., I, 46, 13.

7 V. Brihad-Aranyaka , II, 4, 1 sqq. ; IV, 5, 1 sqq. créatures d’un naïf naturisme, ne peuvent pas tenir ; on les supporte encore par habitude, par la force de la coutume, mais au fond les conceptions philosophiques leur ont donné congé et Indra lui-même se voit frappé de mort : शक्रहन्तारम् (shakrahantâram)^^1. Comment les créations d’une religion foncièrement physique résisteraient-elles à la force éminemment morale du détachement et de l’abnégation ? Aussi le Kural, bien que ce soit plutôt une œuvre jaïniste que brahmanique, exalte-il dès les premiers vers l’ascétisme, en disant : Si tu osais mesurer la grandeur spirituelle des pénitents, c’est comme si tu voulais compter les morts^^2. Il est vrai que les vertus si élevées en principe des cénobites, puisqu’elles découlent du concept de l’Etre en soi et tendent à aboutir à sa connaissance, sont enveloppées et pénétrées d’un tissu de merveilleux fantastique engendré, cela est sûr, par le levain de ces superstitions grossièrement matérielles que le vieux culte de la nature a léguées à toute l’humanité et qui mettent dans les dieux exactement les insanités qu’il y a dans l’homme. Les enchantements, la magie, la sorcellerie, très visibles déjâ dans le Rig-Veda^^3 où ils sont le fait des revenants et des mauvais esprits, avaient fait naître, fécondés qu’ils étaient d’ailleurs par les cultes indiens aborigènes du drâvidisme, toute une vaste pratique dont les procédés constitués en corps de doctrine par le Çivaïsme surtout, avaient trouvé dans l’Atharva-Véda et dans ces rituels ascétiques, peu nombreux dans le Vishnuisme, qu’on nomme Tantras, des recueils plus au moins sacrés, et dans les Purânas leurs agents de propagande populaire. Eh bien, le Râmâyaṇa paye un tribut beaucoup trop large à ces imaginations. Passe encore de les voir s’épanouir dans une œuvre romantique comme le Roland furieux, où elles amusent et divertissent, suivant l’intention de l’auteur. Mais dans notre épopée elles sont sinon dogmatiques (l’Inde, je le répète, n’a en fait de doctrine dogmatique que celle des castes) du moins théologiques, prises au sérieux par conséquent. Cela pourrait nous gâter tout le poème si le génie qui a présidé à sa confection n’avait su leur donner, comme nous l’avons déjâ indiqué, de telles couleurs de vie qu’il n’y reste plus rien d’abstrait, mais qu’on dirait des êtres de réalité. L’ennui qu’elles nous causeraient

1 Râm., I, 47, 2.

2 Tiruvalluver, Kural, III, 2.

3 V. par exemple, I, 36, 15 ; ib. 76, 3 ; II, 23, 14 ; IV, 4, 15 ; I, 133, 3, et al. Cf. Ludwig, der Rig-Veda, III, p. 336-352, 498-633. serait insurmontable si, comme le pense A. Weber, il fallait y voir des symboles ou les prendre pour des allégories.

Cela n’est heureusement pas plus vrai pour les agents et les actions des personnages du poème que pour les personnages mêmes. Comme sous la plume d’Arioste, de Cervantes et de Shakespeare, tout respire et se meut sous le calame de Vâlmîki. Râma n’est donc point le symbole de la lune ni ne représente en son exil la saison hivernale, de même que Sîtâ n’est ni la figure symbolique du sillon ni son amour pour Râma une allégorie pour nous dire l’attraction que le sillon a pour le clair de lune, etc. etc.[10]. Ce sont là des interprétations qui font penser au mot satirique de Goethe :

Im Auslegen seid frisch und munter,
Legt ihr’s nicht aus, so legt was unter.

Mais les choses même de la magie, dont notre poème est si prodigue, veulent être prises pour des choses réelles, et je citerai comme exemple probant les deux chapitres du 1er livre, dont l’un est intitulé « le don de la collection des flèches, astragrâmapradânam, » et l’autre « la communication des moyens de destruction, jambhakapradânam. »

Râma, qui vient de tuer à la satisfaction de Viçvâmitra la terrible râkshasî Tâdakâ, reçoit du grand ascète la flèche de Brahmâ qui a porté la terreur dans les trois mondes et les a mis en pâte, pinditânâm ; puis, la flèche Daṇḍa (châtiment) qui opère la destruction des créatures et avec laquelle le futur vainqueur de Râvaṇa aura le dessus sur ses ennemis ; ensuite, la flèche de la justice, dharmâstram, semblable au temps, le grand destructeur, et aussi la flèche du temps, kâlâstram, qui soutient celui qui est aimé. Enfin, successivement, le saint précepteur remet à son élève les terribles roues de Vishnu et d’Indra ; la flèche-foudre, vajramastram, que nul ne peut affronter et qui est le meilleur des dards de Çiva ; la flèche brahmaçiraç tête de Brahmâ ; l’horrible flèche aiçikam[11] ; la flèche çaṅkara à la gueule enflammée. Prends aussi, lui dit-il, la massue incomparable qui jette la terreur parmi les ennemis et cette autre, kaumodakî à la face sanglante, लोहितामुखीं ; la flèche dharmapâçam chaîne de la justice, et kâlapâçâm corde de mort, à la rude victoire, डुर्जयं. Il lui donne encore la merveilleuse flèche vâruṇam ; deux foudres, sèche et humide ; la flèche paindkmi, celle de l’arc même de Çiva, et aussi la flèche de Vishnu. Accepte, continue-t-il, les flèches âgneyam au feu intolérable, vâyu rapide comme le vent ; celle qui écrase, qui dompte, qui déchire l’ennemi ; la flèche hay agiras tête de cheval ; la flèche Mta l’invincible. Prends encore ces deux lances fortes pareilles à des soleils, le pilon du temps et aussi la flèche squelette, kahkàlam, et la flèche sonnette. Enfin, je te remets la flèche prasvâpanam, qui endort, qui calme qui arrête la pluie et dessèche, celle qui enivre et fait donner dans le délire ; la flèche gdndharva, la flèche solaire qui enlève la splendeur et l’éclat et inonde l’ennemi d’une chaleur brûlante, celle qui dévore le sang et la chair ; la flèche paiçâtca, la flèche kauveram, la flèche rdkshasam qui détruit la fortune, le courage et la vie des ennemis. Je te donne enfin la flèche qui paralyse, qui engourdit, qui ébranle et emporte l’adversaire ; la flèche samvartam bouleversement ; la flèche avarlam qui revient sur elle-même, la flèche véridique et fausse, satyan caiva-anritam ; celle de la grande illusion, mahdmdyâslram ; la flèche infaillible, amogham ; la flèche de la lune nommée çiçiram la gelée blanche ; la flèche tvâshtram artisan divin etc. etc.

Après que le muni eut fait ce don et prononcé à voix basse le mantra sur la collection entière, toutes ces grandes flèches vinrent se ranger auprès de Râma et, l’ayant salué avec respect en faisant l’anjali, elles lui dirent : « Commande nous, ô héros. » Et Râma les ayant considérées et touchées, les interpella et leur dit : « Servez-moi lorsque je me souviendrai de vous »^^1 : मां भजघ्वं स्मृतानि (mâṃ bhajaghvaṃ smṛtâni). Puis, s’adressant le cœur satisfait à Viçvâmitra, il lui dit : « Avec ces armes, ô seigneur, je suis invincible même pour les immortels, seulement il me faudrait encore connaître le sanhdram, l’action de ramener vers moi ces flèches divines une fois lancées. » Alors le grand solitaire lui révèle le moyen de retour des flèches^^2 en lui communiquant les mantras ou formules magiques qui opèrent ce miracle. Ces mantras, le texte ne les donne pas in extenso, ce qui eut été fastidieusement long; il se contente de les faire connaître par leurs noms techniques, c’est-à-dire par

1 Litt. souvenez-vous de me servir par le seul acte de ma pensée.

2 Chez nous, les contes populaires parlent de la pistole volante, des bœufs de Dorcas, du cheval de cosaque etc., qui font toujours retour à celui qui les possède, s’il sait le mot de passe. des mots qui probablement les commencent^^1. Râma prend ainsi connaissance des mantras vaçikaranamuttamam, domination souveraine, salyavak voie véridique, saUjakirliç gloire vraie, dhrishta hardi, rabhasa rapidité, pranipdtaraso le sens de l’action du respect, avdhmukha la face baissée ; parahmukha la l’ace en arrière ; vrjsha buffle ; vrishakarmù qui fait œuvre de buffle ; renukah qui donne la poussière ; purushddakah qui dévore les hommes ; daçdhho qui a dix yeux ; danavaktraç dix bouches, çataçîrshah cent têtes ; çalodarah cent ventres, padmandbho qui a un lotus pour nombril, mahdnabhah qui a un grand nombril, sundblio beau nombril ; dundubhisvana/i qui fait entendre un son (de tambour) ; jyotirbhânu/i brillant de lumière ; krathah destructeur ; kumbho bosse ; makaraâ (poisson monstre) ; krakaro scïe ; angadi bracelet, i/iigandharas le timon ; anidro sommeil ; bheltd qui divise ; pramathanah perturbateur ; sthiraâ qui est tranquille ; dharo possesseur ; dhanyah fortune, etc. etc.

Quand Râma eut reçu ces mantras avec leur action de faire aller et revenir les moyens destructifs, ces êtres de forme divine et ornés d’ornements divins lui firent l’anjali et lui dirent d’une voix douce : « Nous qui nous tenons ici debout devant toi, nous sommes prêts à marcher à ta volonté, ô Râma. » Et lui de leur répondre : « Je vous salue. Pour le moment partez, mais revenez quand j’aurai besoin de vous^^2. Aussitôt que ma pensée vous rappellera, soyez lâ pour me servir^^3. » Alors les mantras, après avoir fait le tour de Râma par la droite^^4, prirent congé de lui et s’en allèrent comme ils étaient venus : pratiyagmur yathâgatam.

Laissons-les s’en aller, nous les verrons revenir en temps et lieu, principalement quand il s’agira pour Râma de combattre victorieusement le roi des rakshasas et les siens qui, eux aussi, disposent largement d’une belle collection d’armes divines ou magiques. Néanmoins on ne dit pas de Râvana comme de Râma^^5 qu’il fût un archer incomparable, dhanushmata et versé dans le Dhanuvéda, qui traite de la science du tir à l’arc. C’est peut-être parce qu’il n’eut ses flèches que par une concession forcée,

1 Comme chez nous les mots qui commencent les prières, les psaumes, les épîtres et autres mantras religieux.

2 Litt. Vous viendrez dans le temps de l’œuvre : कृत्यकाल उपौष्यथ​ (kṛtyakâla upaushyatha).

3 Litt. Ressouvenues, tenez vous près de moi : स्मृता मामुपतिष्ढघ्वम​ (smṛtâ mâmupatishḍhaghvama) (Râm., 81, 16.)

4 C’est le pradakshiṇa, le salut d’honneur.

5 V. Râm., V, 32, 9. tandis que Râma prit possession des siennes par droit de grâce^^1. Quoiqu'il en soit, ce qui dans tous les cas est prouvé sans réplique par les deux chapitres que nous venons de citer, c'est que le Râmayana ne se nourrit ni ne vit de choses symboliques mais de réalités. Si la magie même, sitôt qu'elle entre en scène, réclame son droit à l'existence comme si elle était une réalité positive, à plus forte raison les autres faits extraordinaires se refuseront à être pris pour des abstractions. La magie est d'ailleurs une des chevilles-ouvrières de tout le poème, bien que les bhâgavatas râmânujas, ces disciples extrêmement nombreux du Viçishtadvaita, (un idéalisme mitigé du Védanta) qui rendent à Râma un culte d'adoration, repoussent la magie et sa source, la Màyâ. Mais n'importe, dans notre poème la magie est considérée comme une réalité.

Cependant de quoi relève la magie du Râmâyana ? À quelle religion ou à quelle philosophie religieuse se rattache-t-elle ? Est-ce à la religion brahmanique du Véda, ou à la philosophie plus ou moins brahmanique ou orthodoxe des Upanishads ? Quand on envisage la question en général, on voit que toutes les religions sans exception connaissent la magie et la pratiquent, d'où il résulte ce me semble, que la magie relève en principe, je le répète, du vieux fonds religieux commun à toute l'humanité, et pour l'Inde spécialement, du buddhisme drâvidique primitif, la religion des démons, aux yeux des brahmanes. Aussi les maîtres magiciens dans notre poème sont les démons surtout. On le verra par l'analyse de l'épopée. Pour le moment il suffît de constater que le mantra magique, Zauberspruch, dans le Râmâyana est à la souveraine disposition de l'ascète parfait, qu'il s'appelle Viçvamitra ou Ravâna. Mais comment l'ascète obtient-il la perfection qui livre à sa discrétion cette formule du pouvoir souverain sur la nature et partant contre la nature ? Le mantra magique célébré déjà dans le Rig-Véda^^2, joue un si grand rôle dans notre poème, qu'il vaut la peine de nous informer de la source qui le produit.

Le mantra magique relève en principe de la perfection morale, d'une certaine perfection morale, de celle qui est le résultat du sacrifice, symbole de l'ordre religieux. La perfection idéale n'y compte donc pour rien, sans cela en effet ce serait Râma, qui est un puits de vertu, dont la parole aurait le pouvoir d'évoquer

1 Il en est de même de celles que plus tard il reçoit du muni Agastya.

2 V. R.V., X, 71. le merveilleux magique. Râma est si vertueux et il l’est avec tant de magnanimité et de grâce, que sa vue fait la joie et le plaisir de toutes les créatures et que, à cause de cela, il a reçu le nom de Râma, le charmant : घस्मादतो राम इति (ghasmâdato râma iti)^^1. On l’aime au point que la douleur de son exil fait négliger aux brahmanes la célébration du sacrifice et la récitation du Véda^^2, c’est-à-dire ce qui constitue toute la raison d’être du brahmanisme. Mais toutes les qualités qu’il a, il les possède par droit de naissance, et la perfection qui emporte la magie doit être acquise par les épreuves les plus redoutables, les plus terribles, les plus sauvages. Dans les idées indiennes où l’influence du çivaïsme prédomine c’est donc une certaine perfection, la perfection qui est le fruit de l’ascétisme, d’un ensemble de pratiques mécaniques appliquées sans pitié mais toujours exorbitantes, qui est seule en puissance de magie. Or, comme dans notre épopée un des représentants les plus fanatiques de l’ascétisme est Viçvamitra, voyons comment ce kshatriya devint le modèle et le parangon des ascètes et, par suite, le rishi des brahmanes, le maître du mantra.

Car il fut kshatrya d’abord. Mais un jour il lui fut démontré à son détriment, par le terrible effet d’un mantra du grand rishi Vaçishtha, que rien n’égale le pouvoir de disposer de cette formule. Pour l’obtenir, il eut donc recours au moyen usuel de se retirer dans la solitude d’une montagne, au fond d’un bois. Là, vivant dans la plus austère mortification, se macérant sans pitié, il obtint de Mahâdéva une première faveur, à savoir le disposition de toutes les armes divines et le secret de s’en servir. Ayant cru devoir user de ce don pour se venger de Vaçishtha, il avait détruit l’ermitage du grand brahmane et dispersé ses disciples. Mal lui en prit. Quand l’incomparable saint le sut, il parut enflammé de colère et touchant de son bâton les armes divines de son adversaire, il les détruisit l’une après l’autre, sans même excepter les flèches de Brahmâ.

Cette expérience, faite pour convaincre Viçvâmistra de la grande distance qui sépare, dans tous les cas, le pouvoir du kshatriya de la puissance du brahmane ; cette expérience inspira à l’aspirant brahmanique la pensée d’acquérir à tout prix la force invincible de la splendeur sacerdotale, ब्रह्मतेजोबलं (bhrahmatêjobalaṃ).

1 Râm., l., 1, 11-22.

2 V. Ib. ib. 45, 2 sqq. Que je sois brahmane ! ब्राह्मणः स्याम् (brâhmaṇaḥ syâm)^^1, s’écria-t-il, et sans tarder, il se plongea dans les plus terribles exercices ascétiques et s’y tint pendant un millier d’années^^2. Alors on le vit briller, par la vertu de l’ascétisme, d’une splendeur égale à celle du feu, अग्निसमप्रभः (agnisamaprathaḥ). Malheureusement cela ne suffit pas ; Brahmâ lui-même apprit au pénitent que ses mortifications ne l’avaient encore rendu digne que du titre de rishi entre les rois, râjarshi. « Ce n’est pas là le fruit auquel tendait ma pénitence » : नास्ति शङ्के तपः फलं (nâsti shangkê tapaḥ phalaṃ), dit l’ascète, et sans hésiter le voilà qui reprit ses exercices. L’échec d’un autre kshatriya, le roi Triçanku, était cependant fait pour le décourager. Ce pénitent qui tendait au même but que Viçvâmitra n’avait recueilli pour prix de ses efforts que la malédiction des fils de Vaçishtha. Ils lui avaient lancé le terrible mantra : « Tu seras un Cândâla ! » चाण्डालस्त्वं भविष्यसि (câṇḍâlastvaṃ bhavishyasi) et l’effet s’en était immédiatement réalisé sur le malheureux roi. Alors dans sa détresse, il avait eu recours à Viçvâmitra, son collègue, et celui-ci avait fulminé contre les Vaçishthides un mantra de malédiction. Il l’avait fait d’autant plus volontiers qu’il avait à se plaindre d’eux personellement^^3. La malédiction avait tellement intimidé plusieurs anachorètes qu’ils avaient consenti à ce que le protégé de Viçvâmitra demandât l’assistance des dieux. Mais les dieux qui savaient ce qu’il leur en coûterait s’ils se mêlaient des affaires de Vaçishtha, avaient fait la sourde oreille. Dans ces conjonctures, Viçvâmitra, outré de colère, ततः क्रोधसमाविष्वो (tataḥ krodhasamâvishv?o), s’était décidé à montrer par un grand exemple le pouvoir ascétique déjà acquis et il avait fait monter son protégé au ciel, devant tous les anachorètes et malgré les dieux, en lui disant : Roi Triçaṅku, monte au ciel avec ton corps ! त्रिशङको स्वशरीरेण दिवं गच्छ नराधिप​ (trishangko svasharîrêṇa divaṃ gaccha narâdhipa)^^4. Mais la chose s’étant faite contre le gré de Vaçishtha qui avait dit : C’est impossible, açakyam etad, Triçanku n’avait pas pu se maintenir dans le svarga. Car le mantra d’un kshatriya,

1 Râm., I, 57, 22 sqq. ; 38, 4?[illisible] sqq.

2 Ne chicanons pas le poète sur ce grande mortalis spatium avi, car, outre que nous avons affaire à un roman merveilleux, les Indiens ont si peu la sensation de la réalité que l’espace et le temps ne sont guère pour eux que des rêves qui, contrairement à ce que dit la chanson, ne finissent jamais.

3 Râm., I, 61, 18 sqq.

4 Ib., I, 62, 14. si saint et puissant qu’il soit, ne saurait prévaloir contre le mantra d’un brahmane. Viçvàmitra l’avait compris et n’avait pas insisté.

Cependant cet échec ne découragea pas notre kshatriya dans la tâche qu’il avait entreprise pour son propre compte et il reprit ses macérations ; c’était au midi, près l’étang Pushkara. Là se passa l’épisode de Çunahçepha, le fils vendu d’un brahmane et destiné à un naramedha, c’est-à-dire à être sacrifié en l’honneur des dieux. La victime implore le secours de Viçvàmitra qui alors propose à ses fils que l’un d’eux veuille bien se substituer à Çunahçepha. Tous refusent, naturellement, mais leur père qui ne l’entendait pas ainsi, les maudit. Puis, il communique à la victime désignée un manlra qui forcera Indra à la sauver de la mort^^1. Et cela arriva comme il avait dit. Quant à Viçvâmitra, il passa un autre millier d’années dans les plus dures austérités, de sorte que, la crainte des dieux s’étant ranimée, il les vit arriver près de lui avec Brahmà qui lui dit d’une voix très douce : Te voilà devenu un rishi ; maintenant tu peux cesser tes austérités : ऋषिस्वमास भट्रं ते निवर्त तपसोऽधुना (ṛshisvamâsa bhaṭraṃ tê nivarta tavaso’dhunâ)^^2. Mais Viçvâmitra aspirait à plus haut et il continua à se torturer. Alors, voilà qu’un jour une belle et gracieuse Apsara vint le trouver dans son ermitage et le séduisit. Et ainsi il perdit dans un instant tout le mérite qu’il avait amassé si longuement et si péniblement. Néanmoins il ne se découragea pas ; il eut la force d’âme de recommencer la carrière détruite et de nouveau, pendant mille années encore, il se livra à toutes les tortures imaginables. Il fit tant que les dieux furent derechef effrayés et que, pour détourner d’eux le danger d’être dépossédés, ils résolurent de conférer à l’anachorète le titre de maharshi, महर्षिशष्दं (maharshiçashdaṃ). C’est-ce que Brahmà en personne vint lui annoncer en ces termes : « Ô grand ṛishi, cesse ta pénitence. J’accorde à ta constance une grandeur égale à celle des plus éminents ṛichis, महत्त्वम् ऋषिमुख्यानां ददामि तव सृव्रत (mahattvam ṛshimukhyânâṃ dadâmi tava sṛvrata)^^3.

C’était certes une belle récompense, mais si belle qu’elle fût elle ne pouvait satisfaire Viçvâmitra. Il lui fallait le titre suprême de brahmarshi, ब्रह्मर्षिशव्दं (brahmarshiçavdaṃ), titre qui le plaçait de pair avec Vaçishtha et à cause de

1 Râm., ib., 64, 19 sq.

2 Ib., 65, 2.

3 Ib., ib., 23.

cela très difficile à obtenir, durlabham. Il insistait cependant, car cela seul pouvait le faire brâhmane. Mais, lui objecte le dieu, comment pourras-tu obtenir la condition de brahmane, quand tu n’as pas encore pu dompter tes sens. Il te faudra vaincre l’amour et la colère, कामक्रोधौ (kâmakrodhau), et alors seulement tu parviendras à l’état de brâhmane, brahmatvam, l’état suprême^^1.

Le courageux kshatriya ne recula pas ; il s’infligea une pénitence épouvantable. Pendant cent années il resta debout sur la pointe d’un seul pied, immobile, ses bras levés en l’air, n’ayant pour toute nourriture que les vents du ciel ou, comme nous dirions, l’air du temps, l’été entouré de cinq feux, l’hiver dans l’eau et la pluie. Un héroïsme poussé à ce degré fit trembler tous les dieux et pour en détruire le fruit, Çakra se mit à inventer une nouvelle ruse. Il dépêcha vers l’anachorète l’apsara la plus séduisante, quoi que la belle nymphe pût dire et faire pour se soustraire à une mission qu’elle jugeait des plus dangereuses. En effet, Viçvâmitra, devinant en elle dès qu’il l’aperçut la tentatrice, entra dans une grande colère^^2, maudit la pauvre créature et la changea en pierre. Mais du même coup, le voilà de nouveau frustré de tout le mérite de ses œuvres ; sans y réfléchir, il avait cédé à l’empire d’une passion qu’il lui fallait vaincre aussi bien que l’amour^^3. S’apercevant de sa faute quand il était trop tard, il s’écria avec tristesse : « Je n’ai pas encore vaincu mes sens ! » ऋजितेन्ट्रियाऽस्मि (ṛjitênṭriyâ’smi). Toutefois, il reprit résolument sa pénitence pendant un autre millier d’années. Et cette fois, semblable à la tortue (kûrma) qui ramène à elle ses membres et demeure immobile^^4, il retira si complètement ses sens des choses sensibles, il ferma si bien son cœur que ni l’amour ni la colère ne purent plus rien sur lui. Alors les dieux, de crainte qu’il ne leur en arrivât mal, que le terrible anachorète ne les dépossédât du royaume du ciel et le prit pour lui^^5 comme en étant plus digne qu’eux, ainsi que cela leur était arrivé déjà avec Bali^^6 ; les

1 Râm., ib., 65, 27.

2 Viçvâmitra est devenu proverbial par sa colère surtout ; les Indiens l’appellent un abîme de colère, कोपानामालयं (kopânâmâlayaṃ), et il court à ce sujet une espèce de charade qu’on trouvera dans la Zeitschrift der D.M.G., 1885, p. 99.

3 Râm., ib., 66, 17.

4’Bhagavad-Gîtâ, II, 58.

5 देवरात्यपरिप्रापौ (devaraatyapariprâpau) (Râm., I, 67, 8).

6 Bali, devenu Siddha par ses mortifications, avait enlevé à Indra l’empire des 3 mondes, et le dieu ne l’avait recouvré que grâce à une ruse de Vishṇu (Ib., I, 32). dieux allèrent supplier Brahmâ d’accorder au plus éminent des ascètes, pratapatân varaḥ, ce qu’il désirait. Et incontinent Brahmâ alla annoncer à Viçvâmitra que, par le suprême mérite de sa pénitence, il avait acquis l’état suréminent de brahmarshi : ब्रह्मर्षित्यम् अनुप्राप्तस् तप​सा ह्यसि दुर्लभं[12]. Cette qualité rendait le kshatriya qui l’avait obtenue le possesseur légal de tout ce qui existe dans les trois mondes, sarvasyâdhipatiḥ[13].

Maintenant, après avoir suffisamment fait sentir combien le Râmâyana est riche sous le rapport religieux, philosophique et moral, n’allongeons pas davantage ces préliminaires et abordons l’analyse même du poème. Ce sera un travail long et pesant, mais nil sine magno vita labore dedit, et pour nous étendre en connaissance de cause sur la philosophie et la morale de notre épopée nous ne voyons pas qu’il nous soit possible de nous dispenser de ce labeur. « Parle pour que je te voie[14], » disait Socrate à un quidam qu’il voulait connaître et juger ; lisons donc l’œuvre de Vâlmîki la plume à la main.


  1. जगत् सर्वं शरीरं ते le monde est ton corps, dit Brahmâ à Râma. (Râm., VI, 102, 26).
  2. Die ältesten einheimischen Zeugnisse für das Bestehen eines Râmâyana datiren etwa aus dem 3ten oder 4ten Jahrh. n. Chr., dit A. Weber dans Abh. der Akademie der Wiss. zu Berlin, 1870.
  3. C’est ainsi qu’on peut traduire le mot Râmâyaṇa, comp. de râma et ayana course.
  4. Dubois, Mœurs etc. des peuples de l’Inde, II, 403.
  5. C’est par l’expression de vias Ulyxi que Stace (Silvarum l. II, 7, 50) désigne l’Odyssée.
  6. V. Graul, Reise in Ostindien, II, p. 50, 134, 253, 260.
  7. Dubois, l. c. II, 385.
  8. V. l’Aitareya-Brâhmana, XXXV, 1 ; éd. Aufrecht, p. 207. — Roth, Zur Litteratur und Geschichte des Weda, p. 118 sq.
  9. Le buddhisme est ainsi en principe antérieur au brâhmanisme, et cette ancienneté explique l’importance du rôle que les Kshatriyas jouent comme discoureurs religieux dans les origines du brâhmanisme doctrinal, telles que les donnent les anciennes upanishats. Jacquemont, qui n’était pas indianiste mais qui était guidé par un grand sens historique, avait deviné l’antériorité du buddhisme au brâhmanisme. (V. Ouvr. c, III, 529 sqq). Il en est des conquêtes religieuses comme des conquêtes linguistiques. Le brahmanisme s’est substitué dans l’Inde au buddhisme de Çâkya comme l’arabe s’est substitué à l’araméen, dans la Syrie. Mais ce qui est évincé laisse toujours de fortes empreintes dans ce qui se substitue à lui, et ainsi on trouve des traces indéniables de buddhisme dans le brahmanisme tout comme c’est le cas de l’araméen dans l’arabe syrien. Sur ce dernier point v. Huart, Notes sur quelques expressions du dialecte arabe de Damas. — Il y a des raisons concluantes pour établir la filiation des religions de l’Inde comme suit :
    Naturisme vague et élémentaire :
    Drâvidisme ...........
    ............... Védisme.
    Buddhisme ... Jaïnisme ... Brâhmanisme.
    Çivaïsme ........... Vishnuisme.
    Hindouisme.
    (c.-à-d. syncrétisme polythéiste avec Vishnu-Çiva comme substance quasi-monothéiste).
  10. Ueber das Râmâyana, l. c. p. 7.
  11. « Appartenant à ईश् ou ईश dominateur, seigneur, surnom de Çiva.
  12. Râm., ib., 67, 10.
  13. V. Mânav., VIII, 37 ; Yajnavalkya, II, 34.
  14. Ut te videam, aliquid eloquere. (V. Apul., Florid., 11.) Cf. le vers de Gresset :
    Pour moi, j’aime les gens dont l’âme peut se lire.