Le Râmâyana au point de vue religieux, philosophique et moral/Avant-propos

Charles Schoebel
Texte établi par Musée Guimet, Paris (Tome 13p. 1-4).
Avant-propos


AVANT-PROPOS


M. Guimet, ayant bien voulu mettre à ma disposition les Annales du Musée qu’il vient de céder à l’État avec un désintéressement si rare, je suis heureux de publier dans ce grand Recueil un Mémoire que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et M. Ad. Regnier, président de la Commission[1], ont honoré, l’une de ses suffrages publics, l’autre d’un témoignage d’approbation qui, pour revêtir la forme d’une lettre privée, n’en a pas moins de valeur. On connaît, en effet, la prudente réserve du regretté savant et combien les éloges banals ou complaisants lui répugnaient. Je sais que la critique n’y perd rien et que rien ne désarme son fier naturel. Mais cela n’est pas fait pour me troubler, la règle de ma vie étant le mihi res, non me rebus. De toutes les doctrines morales, celle de la Stoa a mes préférences ; elle est la plus digne et la plus sage, conforme qu’elle est à la nécessité du monde, à la loi universelle du déterminisme. En la suivant, on ne s’expose pas à dire avec Lakshmana que la vertu n’existe pas : dharmo nâsti, ou avec Brutus, qu’elle n’est qu’un vain nom : in verbo tantum virtutem esse.

Dans tous les cas, il suffit à mes modestes prétentions d’avoir montré, en connaissance de cause, les grandes ressources que le Râmâyana, par cela surtout qu’il n’est pas, contrairement à l’opinion de Lassen, d’une seule coulée, offre aux investigations des choses religieuses, morales et philosophiques, et d’avoir prouvé ainsi, une fois de plus, que l’Inde est l’officine où ont pris naissance les théories et les doctrines qui ont de tout temps agité les esprits de notre Europe, en donnant lieu, nommément, aux disciplines de Scot Érigène et de Duns Scot, de Spinoza et de Kant.

Pour Scot Érigène, avec son réalisme à la fois mathématique et spéculatif et avec ce qui s’ensuit relativement à la prédestination qu’il enseigne, la probabilité est qu’il fit personnellement connaissance dans ses voyages en Orient avec les concepts mathématiques fondamentaux de Zénon d’Élée et, indirectement, avec la philosophie Sânkhya, cette doctrine dont le caractère arithmétique et particulariste n’exclut pas le mysticisme.

Quant à Duns Scot, il est, par le juif arabe Ibn Gebirol (Avicebron), un disciple d’Alexandrie, de cette célèbre école où affluaient toutes les doctrines de l’Inde de concert avec celles de l’Orient proprement dit. Par la rigueur et la précision de sa dialectique, le docteur subtil nous fait souvenir d’abord de la méthode sévèrement logique du Nyâya ; mais quant au fond de sa doctrine, c’est un panthéisme mystique, la philosophie indienne par excellence. La subtilité de l’adversaire de Thomas d’Aquin ne donne pas encore dans le panthéisme ontologique absolu, cependant il le côtoie d’assez près pour qu’on puisse voir en lui le précurseur de Spinoza. On a qualifié Spinoza de penseur original ; rien n’est plus erroné. Si le philosophe hollandais ne s’est pas inspiré de Duns Scot, il a certainement puisé directement dans les écrits du Juif Ibn Gebirol déjà nommé et du musulman Ibn Roschd (Averroès), qui relèvent l’un et autre, en plus ou en moins, du Védânta. Spinoza dérive donc positivement du monde indien, différant en cela de Descartes qui est foncièrement européen. On peut dire que ces deux philosophes, aux antipodes pour le fond comme pour la forme, l’un tout h la synthèse, l’autre tout à l’analyse, se partagent en vainqueurs le domaine de la pensée indo-européenne. Spinoza ne connaît pas la dualité irréductible de l’esprit et de la matière de Descartes ; son massif et pesant panthéisme ontologique ressemble au matériel monisme émanatif du védanta comme une libre copie à son original.

Le mérite de Descartes, comme originalité, est donc supérieur h celui du penseur néerlandais ; il l’est aussi à celui de Kant. Le philosophe de Kœnigsberg n’a pas seulement profité du principe proclamé par Descartes que les droits de la raison sont antérieurs et supérieurs à tous autres droits, que la raison est le grand juge de tout ; mais encore il use et abuse à tel point de son idéalisme transcendantal relatif à la chose en soi, Ding-an-sich, et au phénomène, Erscheinung, qu’il nous réduit à nier la réalité objective et nous amène fatalement à, ne voir dans les représentations concrètes des idées types que de pures illusions.

La responsabilité de cette doctrine excessive de spéculation n’incombe cependant pas entièrement à Kant. Ce penseur relève un peu de son confrère arabe Ibn Bâdja, du 12e siècle, mais surtout du védantisme dans son évolution finale, la Mâyâ. Cette singulière doctrine, dont Kant pouvait avoir quelque connaissance par les voyagem’s anglais, est exposée au complet dans les dernières TJpanishats, et la Maitrî la résume par l’axiome, que la forme matérielle, mtirtam, est illusoire, asalyam, que le monde est sans réalité aucune, avastu, une pure fantasmagorie, mâyâ.

L’idée que tout est illusion n’est d’ailleurs pas demeurée particulière à la philosophie védantique ; elle a fini par dominer les doctrines de n’importe quelle école indienne et de n’importe quelle secte de l’hindouisme. Je me trompe peut-être ; une seule doctrine s’est soustraite h cette influence énervante, c’est le système analytique jusqu’à l’atome, en physique comme eu psychologie, du Vakeshika, quelque fortement teinté qu’il soit d’ailleurs par endroits de mysticisme, surtout dans le 9e livre. N’importe ; dans son ensemble l’esprit de la nation indienne est invinciblement absorbé par la mâyâ, et cette importance a fini par assurer à la doctrine une place considérable aussi dans la dernière rédaction du grand poème dont nous allons maintenant aborder l’étude.

  1. Les membres de la Commission étaient Ad. Régnier, Senart, Bréal, Maury et le Bureau.