Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/66

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 503-505).

Comment près l’isle de Ganabin au commendement de Pantagruel feurent les Muses saluées.

Chapitre LXVI.



Continuant le bon vent, & ces ioyeulx propous, Pantagruel descouvrit au loing, & apperceut quelque terre montueuse : laquelle il monstra à Xenomanes, & luy demanda. Voyez vous cy davant à Orche ce hault rochier à deux crouppes bien ressemblant au mons Parnasse en Phocide ?

Tresbien, respondit Xenomanes.

C’est l’isle de Ganabim, Y voulez vous descendre ?

Non, dist Pantagruel.

Vous faictez bien, dist Xenomanes. Là n’est chose aulcune digne d’estre veue. Le peuple sont tous voleurs, & larrons. Y est toutesfoys vers ceste crouppe dextre la plus belle fontaine du monde, & autour une bien grande forest. Vos chormes y pourront faire aiguade & lignade.

C’est, dist Panurge, bien & doctement parlé. Ha, da, da. Ne descendons iamais en terre des voleurs & larrons. Ie vous asceure que telle est ceste terre icy, quelles aultres foys i’ay veu les isles de Cerq & Herm entre Bretaigne & Angleterre : telle que la Ponerople de Philippe en Thrace, isles des forfans, des larrons, des briguans, des meurtriers, & assassineurs : tous extraictz du propre original des basses fosses de la Conciergie. Ne y descendons poinct ie vous en prie. Croyez, si non moy, au moins le conseil de ce bon & saige Xenomanes. Ilz sont par la mort bœuf de boys, pires que les Caniballes. Ilz nous mangeroient tous vifs. Ne y descendez pas de grace. Mieulx vous seroit en Averne descendre. Escoutez. Ie y oy par Dieu le tocqueceinct horrificque, tel que iadis le souloient les Guascons en Bourdeloys faire contre les guabelleurs & commissaires. Ou bien les aureilles me cornent. Tirons vie de long. Hau. Plus oultre.

Descendez y, dist frère Ian, descendez y. Allons, allons, allons, tousiours. Ainsi ne poyrons nous iamais de giste. Allons. Nous les sacmenterons trestous. Descendons.

Le Diable y ayt part, dist Panurge. Ce Diable de moine icy, ce moine de Diable enraigé ne crainct rien. Il est hazardeux comme tous les Diables, & poinct des aultres ne se soucie. Il luy est advis, que tout le monde est moine comme luy.

Va ladre verd, respondit frère Ian, à tous les millions de Diables, qui te peussent atomizer la cervelle, & en faire des entommeures. Ce Diable de fol est si lasche & meschant, qu’il se conchie à toutes heures de male raige de paour. Si tant tu es de vaine paour consterné, ne y descens pas, reste icy avecques le baguaige. Ou bien va te cacher soubs la cotte hardie de Proserpine à travers tous les millions de Diables. A ces motz Panurge esvanouyt de la compaignie : & se mussa au bas dedans la Soutte, entre les croustes, miettes, & chaplys du pain.

Ie sens, dist Pantagruel, en mon ame retraction urgente, comme si feust une voix de loing ouye : laquelle me dict, que ne y doibvons descendre. Toutes & quantes foys qu’en mon esprit i’ay tel mouvement senty, ie me suys trouvé en heur refusant & laissant la part dont il me retiroit : au contraire en heur pareil ne suys trouvé fuyant la part qu’il me poulsoit : & iamais ne m’en repenty.

C’est, dist Epistemon, comme le Dæmon de Socrates tant celebré entre les Academicques.

Escouttez doncques, dist frère Ian, ce pendent que les chormes y font aiguade. Panurge là-bas contrefaict le Loup en paille. Voulez vous bien rire ? Faictez mettre le feu en ce Basilic que voyez près le chasteau guaillard. Ce sera pour saluer les Muses de cestuy mons Antiparnasse. Aussi bien se guaste la pouldre dedans.

C’est bien dict, respondit Pantagruel. Faictez moy icy le maistre bombardier venir.

Le bombardier promptement comparut. Pantagruel luy commenda mettre feu on Basilic, & de fraisches pouldres en tout evenement le recharger. Ce que feut sus l’instant faict. Les Bombardiers des aultres naufz, Ramberges, Guallions, & Gualleaces du convoy au premier deschargement du Basilic qui estoit en la nauf de Pantagruel, mirent pareillement feu chascun en une de leurs grosses pièces chargées. Croyez qu’il y eut beau tintammare.