Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/46

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 429-432).

Comment le petit Diable feut trompé par un laboureur de Papefiguière.

Chapitre XLVI.



La my Iuilet venue le Diable se representa au lieu acompaigné d’un escadron de petitz Diableteaulx de cœur. Là rencontrant le Laboureur, luy dist. Et puys villain comment t’es tu porté depuys ma departie ? Faire icy convient nos partaiges.

C’est (respondit le laboureur) raison.

Lors commença le Laboureur avecques ses gens seyer le bled. Les petitz Diables de mesmes tiroient le chaulme de terre. Le Laboureur battit son bled en l’aire, le ventit, le mist en poches, le porta au marché pour vendre. Les Diableteaulx feirent de mesmes, & au marché près du Laboureur pour leur chaulme vendre s’assirent. Le Laboureur vendit tresbien son bled, & de l’argent emplit un vieulx demy brodequin, lequel il portoit à sa ceincture. Les Diables ne vendirent rien : ains au contraire les paizans en plein marché se mocquoient d’eulx.

Le marché clous dist le Diable au Laboureur. Villain tu me as ceste foys trompé, à l’aultre ne me tromperas.

Monsieur le Diable, respondit le Laboureur, comment vous auroys ie trompé, qui premier avez choysi. Vray est qu’en cestuy choix me pensiez tromper, esperant rien hors terre ne yssir pour ma part, & dessoubs trouver entier le grain que i’avoys semé, pour d’icelluy tempter les gens souffreteux, Cagotz, ou avares, & par temptation les faire en vos lacz trebucher. Mais vous estez bien ieune au mestier. Le grain que voyez en terre, est mort & corrumpu, la corruption d’icelluy a esté generation de l’aultre que m’avez veu vendre. Ainsi choisissiez vous le pire. C’est pourquoy estez mauldict en l’Evangile.

Laissons (dist le Diable) ce propous, de quoy ceste année sequente pourras tu nostre champ semer ?

Pour profict, respondit le Laboureur, de bon mesnaigier le conviendroit semer de Raves.

Or (dist le Diable) tu es villain de bien, sème Raves à force ie les garderay de la tempeste, & ne gresleray dessus. Mais entends bien, ie retiens pour mon partaige, ce que sera dessus terre, tu auras le dessoubs. Travaille villain, travaille. Ie voys tenter les Hereticques, ce sont ames friandes en carbonnade : monsieur Lucifer a sa cholicque, ce luy sera une guorge chaulde.

Venu le temps de la cuillette, le Diable se trouva au lieu avecques un esquadron de Diableteaux de chambre. Là rencontrant le Laboureur & ses gens commença seyer & recuillir les feuilles des Raves. Après luy le Laboureur bechoyt & tiroyt les grosses Raves, & les mettoit en poches. Ainsi s’en vont tous ensemble au marché. Le Laboureur vendoit tresbien ses Raves. Le Diable ne vendit rien. Que pis est, on se mocquoit de luy publicquement.

Ie voy bien villain, dist adoncques le Diable, que par toi ie suys trompé. Ie veulx faire fin du champ entre toy & moy. Ce se fera en tel pact, que nous entregratterons l’un l’aultre, & qui de nous deux premier se rendra, quittera sa part du champ. Il entier demourera au vaincueur. La iournée sera à huictaine. Va villain, ie te gratteray en Diable. Ie alloys tenter les pillars, Chiquanous, desguyseurs de procès, notaires faulsères, advocatz prevaricateurs : mais ilz m’ont fait dire par un truchement, qu’ilz estoient tous à moy. Aussi bien se fasche Lucifer de leurs ames. Et les renvoye ordinairement aux Diables souillars de cuisine, si nons quand elles sont saulpouldrées.

Vous dictez qu’il n’est desieuner que de escholliers : dipner, que d’advocatz : ressiner, que de vinerons : soupper, que de marchans : reguoubillonner, que de chambrières. Et tous repas que de Farfadetz. Il est vray de faict monsieur Lucifer se paist à tous ses repas de Farfadetz pour entrée de table. Et se souloit desieuner de escholliers. Mais (las) ne sçay par quel malheur depuys certaines années ilz ont avecques leurs estudes adioinct les sainctes Bibles. Pour ceste cause plus n’en pouvons au Diable l’un tirer. Et croy que si les Caphards ne nous y aident, leurs oustans par menaces, iniures, force, violence, & bruslemens leur sainct Paul d’entre les mains, plus à bas n’en grignoterons. De advocatz pervertisseurs de droict, & pilleurs des paouvres gens, il se dipne ordinairement, & ne luy manquent. Mais on se fasche de tousiours un pain manger. Il dist naguères en plein chapitre qu’il mangeroit voluntiers l’ame d’un Caphard, qui eust oublié soy en son sermon recommander. Et promist double paye & notable appoinctement à quiconques luy en apporteroit une de broc en bouc. Chascun de nous se mist en queste. Mais rien n’y avons proficté. Tous admonnestent les nobles dames donner à leur convent. De ressieuner il s’est abstenu depuys qu’il eut sa forte colicque, provenente à cause que es contrées Boreales l’on avoit ses nourissons vivandiers, charbonniers, & chaircuitiers oultragé villainement. Il souppe tresbien des marchans usuriers, apothecaires, faulsaires, billonneurs, adulterateurs de marchandises. Et quelques foys qu’il est en ses bonnes, reguobillonne de chambrières, les quelles avoir beu le bon vin de leurs maistres remplissent le tonneau d’eaue puante. Travaille villain, travaille. Ie voys tenter les escholiers de Trebizonde, laisser pères & mères, renoncer à la police commune, soy emanciper des edictz de leur Roy, vivre en liberté soubterraine, mespriser un chascun, de tous se mocquer, & prenans le beau & ioyeulx petit beguin d’innocence Poeticque, soy tous rendre Farfadetz gentilz.