Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/24

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 355-357).

Comment par frère Ian Panurge est declairé avoir eu paour sans cause durant l’oraige.

Chapitre XIIII.



Bon iour Messieurs, dist Panurge, bon iour trestous. Vous vous portez bien trestous, Dieu mercy & vous ? Vous soyez les bien & à propous venuz. Descendons. Hespalliers hau, iectez le pontal : approche cestuy esquif. Vous ayderay ie encores là ? Ie suys allouy & affamé de bien faire & travailler, comme quatre bœufz. Vrayement voycy un beau lieu, & bonnes gens. Enfans avez vous encores affaire de mon ayde ? N’espargnez la sueur de mon corps, pour l’amour de Dieu. Adam, c’est l’home, nasquit pour labourer & travailler, comme l’oyseau pour voler. Nostre Seigneur veult, entendez vous bien ? que nous mangeons nostre pain en la sueur de nos corps : non par rien ne faisans, comme ce penaillon de moine que voyez, frère Ian qui boyt, & meurt de paour. Voycy beau temps. A ceste heure congnois ie la response de Anacharsis le noble philosophe estre veritable, & bien en raison fondée, quand il interrogé, quelle navire sembloit la plus sceure, respondit : celle qui seroit on port.

Encores mieulx, dist Pantagruel, quand il interrogé des quelz plus grand estoit le nombre, des mors ou des vivens ? demanda. Entre les quelz comptez vous ceulx qui navigent sus mer ? Subtilement signifiant que ceulx qui sus mer navigent, tant près sont du continuel dangier de mort, qu’ilz vivent mourans, & mourent vivens. Ainsi Portius Cato disoit de troys choses seulement soy repentir. Sçavoir est, s’il avoit iamais son secret à femme revelé : si en oiziveté iamais avoit un iour passé : & si par mer il avoit peregriné en lieu aultrement accessible par terre.

Par le digne froc que ie porte, dist frère Ian à Panurge, couillon mon amy, durant la tempeste tu as eu paour sans cause & sans raison. Car tes destinées fatales ne sont à perir en eau. Tu seras hault en l’air certainement pendu : ou bruslé guaillard comme un père. Seigneur voulez vous un bon guaban contre la pluie ? Laissez moy ces manteaulx de Loup & de Bedouault. Faictez escorcher Panurge, & de sa peau couvrez vous. Ne approchez pas du feu, & ne passez par davant les forges des mareschaulx, de par Dieu. En un moment vous la voyriez en cendres. Mais à la pluie exposez vous tant que vouldrez, à la neige, & à la gresle. Voire par Dieu, iectez vous au plonge dedans le profond de l’eau, ià ne serez pourtant mouillé. Faictez en bottes d’hyver : iamais ne prendront eau. Faictez en des nasses pour apprendre les ieunes gens à naiger. Ilz apprendront sans dangier.

Sa peau doncques, dist Pantagruel, seroit comme l’herbe dicte Cheveu de Venus, laquelle iamais n’est mouillée ne remoytie : tousiours est seiche, encores qu’elle feust on profond de l’eau tant que vouldrez. Pourtant est dicte Adiantos.

Panurge mon amy, dist frère Ian, n’aye iamais paour de l’eau, ie t’en prie. Par element contraire sera ta vie terminée.

Voire (respondit Panurge) Mais les cuisiniers des Diables resuent quelque foys, & errent en leur office : & mettent souvent bouillir ce qu’on destinoit pour roustir, comme en la cuisine de céans les maistres Queux souvent lardent Perdris, Ramiers, & Bizets, en intention (comme est vraysemblable) de les mettre roustir. Advient touesfoys que les Perdris aux chous, les ramiers aux pourreaulx, & les bizets ilz mettent bouillir aux naveaulx. Escoutez beaulx amys. Ie proteste davant la noble compaignie, que de la chappelle vouée à monsieur S. Nicolas entre Quandé & Monssoreau, i’entends que sera une chappelle d’eau Rose : en laquelle ne paistra vache ne veau. Car ie la ietteray au fond de l’eau.

Voylà, dist Eusthenes, le guallant : Voylà le guallant : guallant & demy. C’est verifié le proverbe Lombardique. Passato el pericolo, gabato el santo.