Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/16

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 327-330).

Comment par frère Ian est faict essay du naturel des Chicquanous.

Chapitre XVI.



Ceste narration, dist Pantagruel, sembleroit ioyeuse, ne feust que davant nos œilz fault la craincte de Dieu continuellement avoir.

Meilleure, dist Epistemon, seroit, si la pluie de ces ieunes guanteletz feust sus le gras Prieur tombée. Il dependoit pour son passetemps argent, part à fascher Basché, part à veoir ses Chiquanous daubbez. Coups de poing eussent aptement atouré sa teste rase : attendue l’enorme concussion que voyons huy entre ces iuges pedanées soubs l’orme. En quoy offensoient ces paouvres Diables Chiquanous ?

Il me soubvient, dist Pantagruel, à ce propous d’un antique gentihome Romain, nommé L. Neratius. Il estoit de noble famille & riche en son temps. Mais en luy estoit ceste tyrannique complexion, que issant de son palais il faisoit emplir les gibbessières de ses varletz d’or & d’argent monnoyé : & rencontrant par les rues quelques mignons braguars & mieulx en poinct, sans d’iceulx estre aulcunement offensé, par guayeté de cœur leurs donnoit de grands coups de poing en face. Soubdain après pour leur appaiser & empescher de non soy complaindre en iustice, leurs departoit de son argent. Tant qu’il les rendoit contens & satisfaictz, scelon l’ordonnance d’une loig des douze tables. Ainsi despendoit son revenu battant les gens au pris de son argent. Par la sacre botte de sainct Benoist, dist frère Ian, presentement i’en sçauray la verité. Adoncques descend en terre, mist la main à son escarcelle, & en tira vingt escuz au Soleil. Puys dist à haulte voix en presence & audience d’une grande tourbe du peuple Chiquanourroys. Qui veult guaigner vingt escuz d’or, pour estre battu en Diable ?

Io, io, io, respondirent tous. Vous nous affollerez de coups, monsieur : cela est sceur. Mais il y a beau guaing. Et tous accouroient à la foulle, à qui seroit premier en date, pour estre tant precieusement battu. Frère Ian de toute la trouppe choysit un Chiquanous à rouge muzeau : lequel on poulse de la main dextre portoit un gros & large anneau d’argen : en la palle duquel estoit enchassée une bien grande Crapauldine.

L’ayant choysi ie veidz que tout ce peuple murmuroit, & entendiz un grand, ieune, & maisgre Chiquanous habile & bon clerc, & (comme estoit le bruyt commun) honeste home en court d’ecclise, soy complaignant & murmurant de ce que le rouge muzeau leurs oustoit toutes practicques : & que si en tout le territoire n’estoient que trente coups de baston à guaingner, il en emboursoit tousiours vingt huict & demy. Mais tous des complainctz & murmures ne procedoient que d’envie. Frère Ian daubba tant & trestant Rouge muzeau, dours & ventre, bras & iambes, teste & tout, à grands coups de baston, que ie le cuydois mort assommé. Puys luy bailla les vingt escuz. Et mon villain debout, ayse comme un Roy ou deux. Les aultres disoient à frère Ian. Monsieur frère Diable, s’il vous plaist encores quelques uns batre pour moins d’argent, nous sommes tous à vous, monsieur le Diable. Nous sommes trestous à vous, sacs, papiers, plumes, & tout.

Rouge muzeau s’escria contre eulx, disant à haulte voix. Feston diène Guallefretiers, venez vous sus mon marché ? Me voulez vous houster & seduyre mes challans ? Ie vous cite par davant l’Official à huyctaine Mirelaridaine. Ie vous chiquaneray en Diable de Vauverd. Puys se tournant vers frère Ian, à face riante & ioyeuse luy dist. Reverend père en Diable Monsieur, si m’avez trouvé bonne robbe, & vous plaist encores en me battant vous esbatre, ie me contenteray de la moitié de iuste pris. Ne m’espargnez ie vous prie. Ie suys tout & tretout à vous Monsieur le Diable : teste, poulmon, boyaulx, & tout. Ie le vous diz à bonne chère. Frère Ian interrompit son propous, & se destourna aultre part. Les aultres Chiquanous se retiroient vers Panurge, Epistemon, Gymnaste, & aultres : les supplians devotement estre par eulx à quelque petit pris battuz : aultrement estoient en dangier de bien longuement ieusner. Mais nul n’y voulut entendre.

Depuys cherchans eaue fraische pour la chorme des naufz, rencontrasmes deux vieilles Chiquanourres du lieu : les quelles ensemble miserablement pleuroient & lamentoient. Pantagruel estoit resté en sa nauf, & ià faisoit sonner la retraicte. Nous doubtans qu’elles feussent parentes du Chiquanous, qui avoit eu bastonnades, interrogions les causes de telle doleance. Elles respondirent, que de plourer avoient cause bien equitable, veu qu’à heure presente l’on avoit au gibbet baillé le moine par le coul aux deux plus gens de bien, qui feussent en tout Chiquanourroys.

Mes Paiges, dist Gymnaste, baillent le moine par les pieds à leurs compaignons dormars. Bailler le moine par le coul, seroit pendre & estrangler la persone.

Voire, voire, dist frère Ian. Vous en parlez comme sainct Ian de la Palisse.

Interrogées sus les causes de cestuy pendaige, respondirent qu’ilz avoient desrobé les ferremens de la messe : & les avoient mussez soubs le manche de la parœce.

Voy là, dist Epistemon, parlé en terrible Allegorie.