Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/11

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 307-309).

Pourquoy les moines ſont voluntiers en cuiſine.

Chapitre XI.


C’est diſt Epiſtemon, naifuement parlé en moine. Ie diz moine moinant, ie ne diz pas, moine moiné. Vrayement vous me reduiſez en memoire, ce que ie veidz & ouy en Florence, il y a enuiron vingt ans[1]. Nous eſtions bien bonne compaignie de gens ſtudieux, amateurs de peregrinité, & conuoyteux de viſiter les gens doctes, antiquitez, & ſingularitez d’Italie. Et lors curieuſement contemplions l’aſſiette & beaulté de Florence, la ſtructure du dome, la ſumptuoſité des temples, & palais magnificques. Et entrions en contention, qui plus aptement les extolleroit par louanges condignes : quand vn moine d’Amiens, nommé Bernard Lardon, comme tout faſché & monopolé nous dict.

I’ay auſſi bien contemplé comme vous, & ne ſuys aueuigle plus que vous. Et puys ? Qu’eſt ce ? Ce ſont belles maiſons. C’eſt tout. Mais Dieu, & monſieur ſainct Bernard noſtre bon patron ſoit auecques nous, en toute ceſte ville encores n’ay ie veu vne ſeulle rouſtiſſerie, & y ay curieuſement reguardé & conſyderé. Voire ie vous diz comme eſpiant, & preſt à compter & nombrer tant à dextre comme à ſeneſtre combien & de quel couſté plus nous rencontrerions de rouſtiſſeries rouſtiſſantes. Dedans Amiens en moins de chemin quatre foys voire troys qu’auons faict en nos contematations, ie vous pourrois monſtrer plus de quatorze rouſtiſſeries antiques & aromatizantes. se ne ſçay quel plaiſir auez prins voyans les Lions, & Afriquanes[2] (ainſi nommiez vous, ce me ſemble, ce qu’ilz appellent Tygres[3]) près le beffroy : pareillement voyans les Porczeſpicz & Auſtruches on palais du ſeigneur Philippes Stroſſy. Par foy nos fieulx l’aymerois mieulx veoir vn bon & gras oyzon en broche. Ces Porphyres, ces marbres ſont beaulx. se n’en diz poinct de mal. Mais les Darioles d’Amiens ſont meilleures à mon guouſt. Ces ſtatues antiques ſont bien faictes, se le veulx croire. Mais par ſainct Ferreol d’Abbeuille[4], les ieunes bachelettes de nos pays ſont mille foys plus aduenentes.

Que ſignifie (demanda frere Ian) & que veult dire, que touſieurs vous trouuiez moines en cuyſines, iamais n’y trouuez Roys, Papes, ne Empereurs ? Eſt ce, reſpondit Rhizotome, quelque vertus latente & proprieté ſpecificque abſconſe de dans les marmites & contrehaſtiers, qui les moines y attire, n’y attire Empereurs, Papes, ne Roys ? Ou c’eſt vne induction & inclination naturelle aux frocz & cagoulles adherente, laquelle de ſoy mene & poulſe les bons religieux en cuiſine, encore s qu’ilz n’euſſent election ne deliberation d’y aller ? Il veult dire, reſpondit Epiſtemon, formes ſuyuantes la matiere. Ainſi les nomme Auerrois. Voyre, voyre, diſt frere Ian.

Ie vous diray, reſpondit Pantagruel, ſans au probleme propouſé reſpondre. Car il eſt vn peu chatouilleux : & à peine y toucheriez vous, ſans vous eſpiner. Me ſoubuient auoir leu[5], que Antigonus roy de Macedonie vn iour entrant en la cuiſine de ſes tentes, & y rencontrant le poete Antagoras, lequel fricaſſoit vn Congre, & luy meſmes tenoit la paille, luy demanda en toute alaigreſſe. Homere fricaſſoit il Congres, lors qu’il deſcriuoit les proueſſes de Agamemnon ? Mais, reſpondit Antagoras, ha Roy eſtime tu que Agamemnon, lors que telles proueſſes faiſoit, feuſt curieux de ſçauoir ſi perſonne en ſon camp fricaſſoit Congres ? Au Roy ſembloit indecent que en ſa cuiſine le poete faiſoit telle fricaſſée. Le Poete luy remonſtroit, que choſe trop plus abhorrente eſtoit rencontrer le Roy en cuiſine.

Ie dameray ceſte cy, diſt Panurge, vous racontant ce que Breton Villandry reſpondit vn iour au ſeigneur duc de Guyſe. Leur propous eſtoit de quelque bataille du Roy François contre l’Empereur Charles cinquieme : en laquelle Breton eſtoit guorgiaſement armé, meſmement de greſues, & ſolleretz aſſerez, monté auſſi à l’aduentaige, n’auoit toutes foys eſté veu au combat. Par ma foy reſpondit Breton, ie y ay eſté, facile me ſera le prouuer, voyre en lieu on quel vous n’euſſiez auſé vous trouuer. Le ſeigneur duc prenant en mal ceſte parolle, comme trop braue & temerairement proferee, & ſe haulſant de propous, Breton facilement en grande riſee l’appaiſa, diſant, I’eſtois auecques le baguaige. On quel lieu voſtre honeur n’euſt porté ſoy cacher, comme ie faiſois. En ces menuz deuis arriuerent en leurs nauires. Et plus long ſeiour ne feirent en icelle iſle de Cheli.



  1. Vingt ans. 1548 : Douze. C’est-à-dire vers 1532 ou 1536. Cette dernière date est celle des lettres de Rabelais écrites de Rome. Il est probable que lors de ce voyage en Italie il passa par Florence.
  2. Afriquanes. Expression purement latine : « Senatus consultum fuit vetus, ne liceret Africanas in Italiam advehere. » (Pline VIII, 18). Dans l’édition de 1548 on trouve à la ligne suivante, après le mot semble : ou bien ours lybistide.
  3. Ce qu’ilz appellent Tygres. On voit qu’à cette époque le mot tigre, qui figure pourtant en 1539 dans le Dictonnaire Françoiſlatin d’Estienne, était peu usité. Cela se trouve confirmé par ce passage des Voyages de Montaigne, écrit en 1580, et où se trouve une description de la même ménagerie : « Nous y viſmes (à Florence) l’eſcurie du grand Duc… auſſi vn chameau, des lions, des ours, & vn animal de la grandeur d’vn fort grand matin de la forme d’vn chat, tout martelé de blanc & noir, qu’ils noment vn tigre. » (Édit. in-4o de 1774, p. 109)
  4. Par ſainct Ferreol d’Abbeuille, les ieunes bachelettes de nos pays ſont mille foys plus aduenentes. Saint Ferréol est invoqué ici parce qu’il était regardé comme protégeant l’élève et l’engraissement des oies. « les vns diſent que ſaint Feriol eſt le plus habile du monde à garder les oyes. » (H. Estienne, Apologie pour Hérodote, c. XXXVIII). La Fontaine partageait un peu les opinions de « Bernard lardon » en archéologie :

    Charmans objets y ſont en abondance (à Rheims).
    Par ce point-là je n’entends quant à moy
    Tours ny portaux, mais gentilles Galoiſes.

    (La Fontaine, Les Remois)
  5. Auoir leu. Voyez Plutarque, Apophtegmes, et Propos de table, IV, 4.