Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/03

Librairie Edgar Malfère (p. 41-55).

à Jacques Boulenger


CHAPITRE III

de rouvrois à pierrepont
(10 mars 1916).

Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi. Ai-je rêvé ? Où suis-je ? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle tristesse ! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature. Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours. Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller : l’eau, ce matin, est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.

Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là, baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre un vif désir de causer avec nous. Il ne s’exprime d’ailleurs pas en un français trop incorrect.

Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante ; mais, à force d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches récitent une leçon apprise.

Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement, doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue, mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la France comprenait mieux son intérêt ! Mais elle s’est jetée dans les bras de l’Angleterre ; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre homme la hait, et son sentiment est bien naturel, n’est-ce pas, puisque les Anglais font durer la guerre à plaisir ?

Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien d’autre à faire.

— La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne, vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers prisonniers.

Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la tranchée.

C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables.

La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et embrumée. D’un côté, des idées ; de l’autre, des appétits ; ici, des sentiments ; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil.

Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt, après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui.

Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément, l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de savoir-vivre ! Mais combien plutôt la ruse était grossière ! Car, sous le prétexte d’une simple causerie, on voulait essayer de faire parler le plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains vides.

L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des Chambrettes : les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les égarer. Comment obtenir qu’un officier parle ? C’est bien difficile, et il faut emprunter des chemins détournés.

L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et, tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de l’Allemagne !

— Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous montrer exigeants au moment de la paix.

À l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des espérances du vainqueur et au commencement des déceptions démoralisantes ?

Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il officiellement celui-ci ?

Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous consultons la liste : nous n’y voyons personne que nous connaissions, et nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus.

Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit :

— Regardez.

Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la composition de tous nos corps d’armée, divisions et brigades. Un trait de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive.

L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse, nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son tableau.

Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels sont gardés et parqués dans l’église du village.

Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues nos ordonnances.

— Un major du 36e saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des blessés.

L’officier s’empresse de répondre que la promesse du major sera tenue, que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se retire.

C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le plus important de la journée, selon la coutume allemande, car il est de règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre boisson : il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée. Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême. À peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me donner ? — Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait pas.

Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier. Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique repas. Savions-nous ce que nous ferions ? Avant notre départ, qui était fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état de supporter de nouvelles épreuves.

À deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne m’a ému comme celui-là.

La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu. Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands ? Nous ne savons pas, et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.

Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au moment où nous allons les croiser, ils nous saluent.

Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une tristesse infinie.

Nous approchons d’un village : c’est Arrancy. Sur la route, des civils, jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes. On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois. Honte à ceux qui commettent ces crimes ! Et honte à ceux qui, par leur faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent commis !

Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures noires :

— N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun ?

Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie ? Ainsi de cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf mois il a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond :

— Ce n’est pas vrai.

Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y entrer.

Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée ! Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air tragique, nous demande en passant :

— Ça ne va donc pas ?

Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux soldats qui nous suivent.

Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette chose soit ? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres foyers sans défense ? Hélas ! Un de mes camarades m’apprend que, déjà, avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y cantonnaient. Faut-il que je le croie ? Mais devant ces horreurs, comme il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure !

À la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos.

Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas. Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires qu’on nous a déjà posées.

Combien de temps durera la guerre ? Que dit-on en France à ce sujet ? Les Allemands prendront-ils Verdun ? S’ils prennent Verdun, la paix sera signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La France, au contraire, est très sympathique ; on l’estime et on la plaint. Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de l’Angleterre ?

Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous arrivons à Pierrepont.

Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait bien nous suivre.

— Est-il officier ? demande le capitaine.

— Il est adjudant-chef.

— Il n’est pas officier ? répète l’autre.

— Non, mais offizierstellvertreter[1].

— Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les officiers.

Mais la dispute n’est pas finie.

— Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis…

— Tout à l’heure, réplique le capitaine.

Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue.

Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un vaste jardin désert, tout blanc de neige.

Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un major aussi vieux que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois.

En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe :

— Quand avez-vous été pris ?

— Hier.

— Où ?

— À Douaumont.

Le vieux major fait un pas en avant, lève le bras, et, la face cramoisie, il hurle :

— Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont ne sont plus aux Français.

— Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village.

Le vieux major jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait. Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande :

— Qu’est devenu le colonel Driant ?

Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac :

— C’est à vous qu’il faut le demander.

Cette fois le vieux major est pleinement satisfait, s’il a voulu ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos, et nous continuons notre route.

C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande salle. À l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes de la landsturm. Dans le fond, à droite, une table et des bancs. Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous.

Cependant, un leùtnant à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition. Pourquoi ne réclamerions-nous pas nos ordonnances, si elles doivent être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises ? Mais le leùtnant rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer.

Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes ; et ce qu’on nous donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit prochaine.


  1. Les Allemands nomment ainsi : « tenant lieu d’officier », les sous-officiers à qui ils accordent la patte d’épaule de lieutenant pour la durée de la guerre, mais qu’ils ne considèrent pas comme de véritables officiers.