Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/02

Librairie Edgar Malfère (p. 25-40).

à José Germain


CHAPITRE II

des chambrettes à rouvrois
(9 mars 1916).

Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction. Hélas ! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid. Où dormirons-nous, ce soir ? Après tant de forces dépensées, nous éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste, et de la fièvre.

À peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station.

— Ravitaillement, dit le cuirassier.

Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux ; tous les chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien.

Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à terre.

Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est réservé ? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter là-bas ? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme « disparus ». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que « disparu » est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot, trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés, ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront ? Mornes et douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir.

Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous croyons qu’ils prendront Verdun ? C’est un grand gaillard maigre, sans manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français, appris dans nos villages occupés, et nous baragouinons, le capitaine et moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous parvenons à nous entendre à peu près.

Il est Prussien, il est sur le front depuis le début ; il a pris part aux premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret, et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que « ça durera longtemps encore ». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer la pilule, le capitaine V*** lui répond :

— Quand la France sera kapùt (abattue, morte, détruite), quand l’Allemagne sera kapùt, il ne restera plus debout que les Anglais. Alors, la guerre sera finie, — dans deux ou trois ans.

Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la route que nous suivons est labourée d’ornières très profondes, qui lui donnent un aspect irréparable, il nous dit :

— Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos forêts : nous les avons complètement déboisées.

Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur. Répondre ? Et quoi ? Que les coupables seront punis ? Qu’ils seront condamnés à payer ? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en Belgique et chez nous ?

Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les tranchées n’ont pas été « retournées » contre nous par les Allemands en vue d’une défense probable.

La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à Azanne. Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser conduire.

De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route.

— Des minenwerfer tout neufs, nous dit le cuirassier.

Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. À leur suite deux masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi : ce sont deux canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs. Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop crues de notre guide.

Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou césarien, est un pangermaniste convaincu.

Comme cette marche est pénible ! Nous glissons, nous tombons, nous soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner. L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour aller chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de la baraque.

Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie ! Mais quelle stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le goulot et tend la gourde au capitaine ! Cela, évidemment, pour nous prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870 faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait préparés ; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand, geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager un litre de cet élixir.

Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route.

Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes.

L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions bien déjà, hélas ! ce que la guerre peut faire d’une bourgade en l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi. Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en sont la cause à peu près certaine : mais toutes les autres maisons qui sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas autre chose : les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier village de ce genre que nous voyons : une tristesse lourde nous pèse sur les épaules.

Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la division, qui se trouve en dehors de l’agglomération.

Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux d’échapper à la boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne. D’immenses tentes se dressent devant nous : c’est un lazarett (hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on ramène sur un brancard de la salle d’opérations. À notre gauche, un moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement que nous traversons est éclairé à la lumière électrique.

Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres. Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils se font apporter ces verres. Non, certainement ; car peu de temps après, le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content.

Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à la Kommandantur de Rouvrois.

Rouvrois ? Où est-ce ? Est-ce loin ? Est-ce près ? Le cuirassier nous montre le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre noms : Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins blessés. Le sait-on ? Ou s’en moque-t-on ? Mais pourrons-nous arriver jusqu’au bout ?

Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas ! dans quelle galère sommes-nous embarqués ! Nous sommes prisonniers, oui, bien prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers, sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête ? En Allemagne, nous sommes un objet de haine ; et en France un objet de mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser d’aller plus loin ; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute.

Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa longueur, et, pendant un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie : quatre gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.

À la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la fatigue à sa dernière période, ne pourra pas me comprendre. J’avais conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au 1/80.000e, la seule que nous eussions à notre disposition au début des affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. À la clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes, voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel ordre. Trente kilomètres ! Est-ce possible ? Mais les ferons-nous ? Mais comment les ferons-nous ? Il neige toujours. Il fait froid. La route est complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marcherons toute la nuit. Arriverons-nous ? Et quand arriverons-nous ?

Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule Le Désert et qui, tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures ? Ainsi, pour nous, ce soir, tout se résume en ceci : de la nuit, de la neige, du froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de Mangiennes.

Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même. Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates. Le village a l’air vide et ne semble pas abriter des troupes au cantonnement. À tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et nous sortons de Mangiennes sans tâtonner.

De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. À chaque halte, il nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide.

Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès. Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa monture dehors, et nous fait entrer avec lui dans une vaste grange au fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre, debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole.

Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision ! Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis quarante heures ! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte devant nous ? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel fut notre premier repas en Allemagne.

L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter.

Au moment de repartir, car nous ne sommes pas au bout de nos peines, le cuirassier nous dit sans aucun embarras :

— On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non.

Sa phrase est moins une prière qu’un ordre.

Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre coups. Je regarde ma montre : elle marque trois heures. S’est-elle arrêtée ? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante minutes.

Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs. Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore.

À la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en patrouille. Tout en passant, il nous dit :

— ’ten Abend (Bonsoir).

Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers.

Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue nous atteignons. Ah ! se coucher ! s’allonger ! se reposer ! dormir ! dormir surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce que nous dormirons ? Est-ce vraiment ici qu’on nous retiendra ? Ne va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin ? Qui sait ? Et pourquoi non ?

La kommandantur occupe une petite maison en briques. Une inscription en gros caractères noirs la signale par ces mots : « general k d o ». La même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la kommandantur ; et le quartier général est gardé par une sentinelle de la landsturm, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui nous surprend d’abord quelque peu.

Le cuirassier est entré à la kommandantur. Nous nous sommes assis sur un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les consignes du poste pour résister au sommeil.

Mais voici que le cuirassier sort de la kommandantur. Il a l’air plus satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit, à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre apparence.

Allons-nous enfin nous reposer ? Nous entrons dans une pièce qui a, pour tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés. Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute.

Sous la surveillance d’un feldwebel, l’homme qui nous a conduits dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que lui s’emploie à ce travail, le feldwebel le traite à plusieurs reprises, et à mi-voix, de « dummkerl », comme si nous ne devions pas comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous assure sans hésitation des sentiments que le feldwebel nourrit à notre égard.