Pour se damner/Le Purgatoire

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LE PURGATOIRE


Par un beau jour d’été, alors que les jardins sont des bouquets, que les flèches d’or criblent le feuillage et que les roses énormes envoient leur parfum comme des encensoirs, l’âme de la petite marquise Réginalde quitta son joli corps de satin, et s’envola vers les sphères éternelles, tout éblouie des magnificences qu’elle rencontrait en chemin. La marquise n’avait pas quitté la terre de son plein gré, la vie lui semblait bonne ; elle était très courtisée, on satisfaisait ses moindres caprices, et ce grand inconnu lui causait une insurmontable terreur.

Pour se distraire, elle réfléchissait, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque-là.

— J’irai très certainement en Paradis, se disait-elle ; il n’y a que les petites gens pour tâter du Purgatoire ; ils seront trop heureux là-haut de recevoir une femme de mon rang ; ensuite, le père Vincent, qui m’a confessée ce matin, a dit au marquis que j’étais un ange et m’a donné l’absolution de tous mes péchés : Allons, allons, du courage !



Pourtant, elle était un peu tremblante, la pauvre âme, lorsque, dans son vol, elle arriva à la porte du Paradis.

Elle frappa timidement, et saint Pierre, le concierge, comme chacun sait, vint ouvrir et lui demanda assez poliment son nom :

— Je suis la marquise Réginalde, répondit-elle fièrement.

— Et vous osez vous présenter au ciel, reprit saint Pierre dont les sourcils se froncèrent dans ce lieu des célestes béatitudes où il n’arrive que des âmes blanches, en état de grâce !

— Mais qu’ai-je donc fait ? demanda la pauvrette un peu troublée.

— Malheureuse ! reprit le portier sacré avec indignation, avez-vous oublié Gaston et Octave et Paul et Émile ?

« C’est étonnant, pensa la marquise, comme ces gens-là sont peu au courant des choses d’en-bas ; ils ne se doutent pas que tout cela est reçu dans notre monde. »

— Hélas ! dit le saint, la terre impie appelle les adultères d’adorables peccadilles ; mais nous, nous sommes sans pitié pour ces crimes abominables.

— Pourtant, dit encore Réginalde qui avait un lambeau d’érudition, vous avez écrit quelque part : « À celle qui a beaucoup aimé, il sera beaucoup pardonné ! »

— Oui, Madame la marquise, mais vous n’avez pas aimé une minute de votre vie : l’Amour est passé par ici hier au soir, nous annonçant votre visite, et ajoutant que probablement vous mettiez son nom en avant parce que vous l’avez souvent prononcé ; mais il paraît qu’à votre appel il ne s’est jamais dérangé.

— Alors, reprit la pauvre âme, qui se serait tordu les bras si elle en avait eu encore, il me faudra donc aller en Purgatoire ?

— En Purgatoire ! s’écria saint Pierre d’une voix terrible ; nenni, ma belle, il vous faut aller en Enfer, vous l’avez mille fois mérité !


À ces mots épouvantables, il se fit un grand tumulte, de tous côtés on accourut ; les anges, les dominations, les séraphins, les chérubins, les archanges et les élus voulaient voir l’âme qui allait brûler dans les flammes éternelles, et le rire de Satan arriva directement aux oreilles de la marquise épouvantée.

Il y avait une foule énorme ; les damnés étaient enchantés d’avoir une grande dame de plus dans leur rôtissoire, les bienheureux flairaient une distraction à leur sempiternelle extase.

Et la pauvre âme affolée songeait à l’absolution du père Vincent, aux tendresses de Gaston, d’Octave, de Paul et d’Émile, et faisait des réflexions philosophiques. Combien tout est mensonge sur la terre !

Mais voilà que tout à coup, au moment où le pied fourchu arrachait un cri d’horreur à tous les assistants, on entendit un grand bruit d’ailes, et un ange beau comme le jour, ne ressemblant en aucune façon à ceux dont parle Henri Heine, qui n’ont que la tête, apparut en étendant la main.

— Arrêtez ! s’écria-t-il d’une voix empruntée à la lyre de David, je viens de voir le bon Dieu ; il fait grâce à une condition.

— Laquelle ? laquelle ? s’écrièrent les assistants, consternés de la façon dont tournait l’aventure.

— Si la marquise a, dans le cours de sa vie, donné un baiser sincère, un seul, elle entrera dans le Purgatoire.

Satan se remit à rire ; le Paradis se pâma de joie et Réginalde perdit l’espérance. Depuis qu’elle avait quitté la terre, elle comprenait ce que valaient ses tendresses.


Alors le fond s’ouvrit comme dans un décor d’opéra, et la campagne ensoleillée apparut ; la rivière miroitait sous les arbres en fleur ; sur la rivière, dans une barque, un jeune homme et une jeune fille avaient laissé les avirons aller à la dérive et se tenaient les mains enlacées ; les cheveux blonds de la femme frôlaient la bouche de l’amoureux, qui la regardait avec extase.

Le ciel était gris et doux, un oiseau chantait sur le bord d’un nid, l’eau coulait avec un bruit de chuchotements discrets. La jeune fille laissa tomber sa tête alanguie sur l’épaule de son compagnon ; celui-ci lui baisait les cheveux, les yeux, et, descendant encore un peu, colla ses lèvres sur les lèvres rouges qui s’offraient.

— Mais c’est moi, s’écria Réginalde, pendant que tout disparaissait dans l’ombre, c’est moi et le fils de notre intendant ; je sortais du couvent… Depuis, je l’ai fait chasser…

— Eh bien, marquise, ce baiser-là vous arrache à l’Enfer ? — Ah ! si j’avais su ! soupira l’âme de Réginalde pendant qu’on lui ouvrait la porte et qu’elle se remettait à rouler dans les espaces, cherchant le chemin du Purgatoire.