Le Puits de la vérité/Vivre vite

Le Puits de la véritéAlbert Messein (p. 17-18).



VIVRE VITE ?



C’est la grande maladie ou du moins la grande manie de ce temps. Il faut aller vite, toujours plus vite. Il faut vivre vite, toujours plus vite. Je ne sais pas trop vraiment ce que cela veut dire, car il n’appartient à personne d’allonger ou de raccourcir le temps. Cela signifie peut-être qu’il faut faire de plus en plus de choses dans un temps donné, emmagasiner le plus de connaissances, le plus de sensations, le plus d’argent. Soit, mais cela ne dit pas encore que l’on ait vécu plus vite. Celui qui ne fait rien arrive exactement à la même heure au bout de la journée. Au cours d’une récente enquête, organisée par Les Marges, Aurel nous découvre que les hommes d’aujourd’hui veulent aussi aimer vite. Si au bout de trois entrevues, la dame ne s’est pas décidée à l’importante, comme disent, mais de tout autre chose, les Italiens, l’amoureux de la belle, et de la vitesse, porte ailleurs la trépidation de son cœur. Adieu les lentes rêveries, les longs désirs. L’amour devient impérieux comme un ordre de bourse.

Il s’agit avant tout de ne pas perdre son temps, ou de n’en perdre que ce qu’on en a sacrifié d’avance. C’est une des manières de vivre vite. C’est peut-être aussi une des manières de ne pas vivre du tout. À moins que ce ne soit qu’une manière de paraître. Que de gens, avec leur prétention d’expédier rapidement affaires sur affaires, sont tout simplement affalés chez eux à s’ennuyer ! Mais qu’on ne le sache pas, c’est tout ce qu’ils demandent. Il semble bien pourtant qu’on flâne de moins en moins le long de la vie, encore que je voie ceux qui mènent l’existence la plus sérieusement occupée trouver du temps pour tout, même pour en perdre les heures auprès d’une femme. Il est vrai qu’ils n’appellent pas cela du temps perdu, mais au contraire du temps gagné sur la vie, puisque c’est du temps agréable.


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