Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 73-81).




CHAPITRE VIII.


Et M. Pelet, comment vivais-je avec lui ? parfaitement bien. Je n’avais qu’à me louer de sa conduite à mon égard, de sa bonté pleine de délicatesse, de ses procédés affectueux ; jamais un mot qui trahît sa supériorité de position, jamais de froideur ni d’importunité, bien qu’il se montrât d’une invariable sécheresse pour ses maîtres d’étude. Un jour que ma figure exprima sans doute combien j’étais douloureusement surpris de la différence qu’il établissait entre eux et moi, il s’en aperçut et me dit en souriant d’un air de mépris : « Ce ne sont que des Flamands. » Il ôta son cigare de ses lèvres et cracha sur le plancher. Certes les deux pauvres garçons étaient Belges et avaient la figure nationale, où l’infériorité intellectuelle est gravée de manière à ne pas pouvoir s’y méprendre : mais ce n’en était pas moins des hommes ; qui plus est, des hommes honnêtes, et je ne voyais pas comment leur qualité d’aborigènes de ce pays plat et insipide motivait le mépris et la sévérité dont on les accablait ; le sentiment de cette injustice empoisonnait quelque peu la satisfaction que je ressentais de l’affabilité de mon chef. Il ne m’en était pas moins fort agréable, lorsque ma tâche quotidienne était remplie, de trouver dans mon supérieur un camarade intelligent, d’un esprit vif et joyeux ; si parfois il était un peu caustique ou un peu trop insinuant, si je croyais voir que sa douceur était plus apparente que réelle, si de temps à autre je soupçonnais le tranchant de l’acier ou la dureté du caillou sous le velours (qui d’entre nous est parfait ?), je ne me sentais pas le courage, en sortant de cette atmosphère d’insolence et de brutalité qui m’enveloppait à X…, de chercher à découvrir des défauts que l’on me cachait scrupuleusement. J’étais résolu à prendre M. Pelet pour ce qu’il voulait paraître, à le croire bienveillant, affectueux même, jusqu’au moment où il me donnerait la preuve du contraire. Il était célibataire, et je m’aperçus bientôt qu’il avait, à l’endroit des femmes et du mariage, toutes les idées françaises, toutes les notions d’un Parisien ; il y avait même dans sa voix, lorsqu’il parlait du beau sexe, une froideur, ou quelque chose de blasé, qui ne me donnait pas très-bonne opinion de ses principes et de ses mœurs ; mais il était trop bien élevé pour insister sur un sujet qui me déplaisait, et, comme il avait à la fois de l’esprit et de l’instruction, il nous était facile de causer des heures entières sans aller chercher dans la fange nos sujets d’entretien. Je détestais la manière dont il parlait de l’amour ; j’ai toujours eu en horreur les propos licencieux ; il le comprit, et, d’un mutuel accord, nous évitâmes tout ce qui pouvait nous ramener sur ce terrain glissant.

La maison de M. Pelet, l’office et la lingerie étaient dirigées par sa mère, une vieille Française, qui autrefois avait été jolie, du moins elle le disait, et je m’efforçais de le croire. Elle était fort laide à l’époque où je l’ai connue, et de cette laideur particulière aux vieilles femmes du continent ; peut-être aussi la manière dont elle s’habillait la rendait-elle encore plus laide qu’elle ne l’était vraiment : toujours sans bonnet dans la maison, en dépit de ses cheveux gris, et toujours échevelée, ne portant jamais chez elle qu’une vieille camisole de cotonnade et traînant des savates qui ne tenaient pas à ses pieds ; mais voulait-elle sortir le dimanche et les jours de fête, par exemple, elle endossait une robe de belle étoffe aux couleurs éclatantes, s’affublait d’un grand châle et d’un chapeau couronné de fleurs, sans que le résultat fût plus avantageux. Ce n’était point une méchante femme, mais une bavarde sempiternelle, indiscrète à l’excès ; elle ne quittait guère la cuisine et paraissait fuir la présence de son auguste fils, de qui elle avait une crainte respectueuse, et qui parfois la tançait vertement : par bonheur, il était rare qu’il s’en donnât la peine.

Mme Pelet avait sa société particulière, ses visiteurs, qu’elle recevait dans ce qu’elle appelait son cabinet, une petite pièce caverneuse attenante à la cuisine et dans laquelle on entrait en descendant plusieurs marches ; il m’est arrivé bien souvent de trouver Mme Pelet établie sur la première de ces marches, un couteau à la main, une assiette de bois sur les genoux, absorbée par la triple occupation de manger, de causer avec la bonne et de gronder la cuisinière. Elle ne s’asseyait jamais à la table de son fils, et ne paraissait pas même au réfectoire pendant les repas des élèves. Ces détails sonneront assez mal à des oreilles anglaises ; mais nous sommes en Belgique, non pas en Angleterre, et la coutume des deux pays est loin d’être la même.

Cette manière de vivre m’étant bien connue, je fus excessivement surpris, lorsqu’un jeudi soir (le jeudi était toujours un demi-congé) quelqu’un ayant frappé à la porte de ma chambre où je corrigeais les cahiers de mes élèves, je vis entrer la servante, qui, après m’avoir présenté les compliments de sa maîtresse, me dit que Mme Pelet me priait de venir goûter avec elle dans son cabinet particulier.

« Plaît-il ? » m’écriai-je, pensant avoir mal entendu ; l’invitation fut répétée ; je suivis la bonne, et, tout en descendant l’escalier, je me demandais quel caprice avait pu entrer dans le cerveau de la vieille dame.

Son fils était allé passer la soirée à la société philharmonique ou à je ne sais quel autre club dont il faisait partie ; ce n’était donc pas pour nous réunir qu’elle m’avait fait appeler. Une idée bizarre me traversa l’esprit tout à coup, au moment où je posais la main sur le bouton de la serrure du cabinet de Mme Pelet.

« Si elle allait me parler d’amour ! pensai-je. J’ai entendu raconter de singulières choses à ce sujet de là part de vieilles femmes ; et ce goûter ! n’est-ce pas la fourchette à la main qu’elles entament généralement ce genre d’affaires ? »

Un véritable effroi s’empara de toute ma personne, et je me serais certainement enfui dans ma chambre dont j’aurais verrouillé la porte, si je m’étais appesanti sur cette idée ; mais devant un danger inconnu, quelle que soit la terreur qu’il m’inspire, j’éprouve le besoin de l’envisager en face, de m’assurer de toute son étendue, et je réserve la fuite pour le cas où mes pressentiments auront été justifiés. Je tournai donc le bouton de la serrure, et, franchissant la porte fatale, je me trouvai en présence de la mère de mon chef.

Bonté divine ! le premier coup d’œil que je lui jetai sembla confirmer toutes mes appréhensions : elle avait sa robe de mousseline vert pomme, son bonnet de dentelle garni de roses rouges ; et sur la table, mise avec un soin scrupuleux, j’apercevais des fruits, des gâteaux, du café, une bouteille de quelque chose, probablement très-doux. La sueur froide perlait déjà sur mon front et je dirigeais mon regard vers la porte, quand, à mon indicible soulagement, mes yeux rencontrèrent le visage d’un tiers assis auprès du poêle. C’était une femme et, qui plus est, une vieille femme, aussi rubiconde et aussi grasse que Mme Pelet était jaune et maigre ; sa toilette ne le cédait en rien à celle de mon hôtesse, et une guirlande de fleurs printanières de nuances diverses entourait la forme de son chapeau de velours violet.

J’avais à peine eu le temps de faire ces remarques sommaires, lorsque Mme Pelet, venant à moi d’un pas qui avait l’intention d’être élastique et léger, m’adressa la parole en ces termes :

« Monsieur est bien bon d’avoir quitté ses livres et de s’être dérangé de ses études, à la demande d’une personne aussi insignifiante que moi ; monsieur aura-t-il l’obligeance de mettre le comble à sa bonté, en me permettant de le présenter à ma très-chère amie, Mme Reuter, qui habite la maison voisine, le pensionnat de jeunes demoiselles ?

— Ah ! je savais bien qu’elle était vieille, dis-je en moi-même, et je pris un siège après avoir salué les deux amies ; Mme Reuter quitta son fauteuil et vint se mettre à table en face de moi.

— Comment trouvez-vous la Belgique, monsieur ? vous y plaisez-vous ? » me demanda-t-elle avec un accent du plus franc bruxellois ; je sentais maintenant toute la différence qui existait entre la prononciation élégante et pure de M. Pelet, par exemple, et le parler guttural et traînard des Flamands ; je répondis quelques phrases de politesse banale, très-surpris de voir une femme aussi commune à la tête d’une institution dont j’avais toujours entendu faire le plus grand éloge. Et certes, il y avait de quoi s’étonner : Mme Reuter ressemblait beaucoup plutôt à une grosse fermière, ou à une maîtresse d’auberge, qu’à la directrice rigide d’un pensionnat de jeunes filles. En général, sur le continent, ou du moins en Belgique, les vieilles femmes se permettent une liberté de manières et de langage que repousseraient nos vénérables aïeules comme honteuse et dégradante ; Mme Reuter, à en juger par sa figure réjouie, ne devait pas faire exception à la règle brabançonne ; elle avait surtout une certaine manière de cligner de l’œil gauche, tandis que son œil droit restait à demi fermé, qui me paraissait plus que bizarre. Je cherchai d’abord à comprendre les motifs que ces deux singulières créatures avaient pu avoir pour m’inviter à partager leur goûter ; je ne pus y parvenir, et, me résignant à une mystification indubitable, je tâchai du moins de faire honneur aux confitures et aux gâteaux que mes deux compagnes me servaient à profusion ; elles mangeaient ainsi que moi, et d’un appétit qui n’avait rien de féminin. Lorsque la plupart des solides eurent été absorbée, on m’offrit un petit verre ; je le refusai ; quant à ces deux dames, elles composèrent un mélange que j’appellerai du punch, en remplirent chacune un bol qu’elles placèrent sur un guéridon, et, s’étant rapprochées du poêle, elles m’engagèrent à venir m’asseoir à côté d’elles.

« Maintenant parlons affaires, » me dit la mère de M. Pelet. Et la brave dame me débita un discours évidemment préparé, où elle me disait qu’elle m’avait demandé de lui faire le plaisir de descendre chez elle pour donner à son amie, Mme Reuter, le moyen de me soumettre une proposition importante, qui pourrait m’être excessivement avantageuse.

« Pourvu que vous soyez sage ; il est vrai que vous en avez bien l’air, me dit Mme Reuter. Prenez une goutte de punch ; c’est une boisson agréable et surtout très-saine après un repas copieux. » Je m’inclinai en lui faisant un signe négatif ; elle poursuivit : « Je sens, reprit-elle après avoir siroté gravement une gorgée du susdit punch, je sens profondément toute l’importance de la commission dont ma chère fille a bien voulu me charger ; car vous saurez, monsieur, que le pensionnat voisin est dirigé par ma fille.

— Je croyais que c’était vous, madame, qui en étiez la directrice.

— Moi ! oh ! non, monsieur ; je gouverne seulement la maison, je surveille les domestiques et la cuisine, comme le fait ici mon amie Mme Pelet ; mais rien de plus. Est-ce que vous avez cru par hasard que je faisais la classe aux élèves ? »

Elle se mit à rire aux éclats, tant cette supposition lui paraissait bouffonne.

« J’ai pu le croire, répondis-je ; si vous ne donnez pas de leçons, madame, c’est-assurément parce que vous ne le voulez pas ; et tirant mon mouchoir de ma poche, je l’agitai, en me le passant devant le nez avec une grâce toute française, et en m’inclinant avec respect devant ma vieille interlocutrice.

— Quel charmant jeune homme ! murmura Mme Pelet à l’oreille de Mme Reuter qui, moins sentimentale, en sa qualité de Flamande, ne fit que rire un peu plus fort.

— « J’ai peur que vous ne soyez un homme dangereux, me dit cette dernière ; si vous faites des compliments de cette force-là, vous effrayerez Zoraïde ; mais si vous voulez être raisonnable, je vous garderai le secret et je ne lui dirai pas combien vous êtes flatteur. Maintenant, écoutez-moi : elle a entendu dire que vous étiez un excellent professeur ; et comme elle désire avoir tout ce qu’il y a de mieux dans son institution (car Zoraïde fait tout comme une reine), elle m’a chargée de voir s’il y aurait moyen de s’arranger avec vous et m’a priée de sonder Mme Pelet à cet égard. Zoraïde est la prudence en personne ; jamais elle ne fait un pas avant d’avoir examiné le terrain où elle va poser le pied ; je crois qu’elle ne serait pas très-contente si elle savait que je vous ai découvert ses intentions ; elle ne m’a pas dit d’aller jusque-là ; mais j’ai pensé qu’il n’y avait aucun danger à vous faire cette confidence ; Mme Pelet d’ailleurs partage mon opinion. Mais prenez garde ; n’allez pas nous trahir auprès de ma fille ; elle est si discrète ! elle ne peut pas comprendre que l’on ait du plaisir à causer de choses et d’autres.

— C’est absolument comme mon fils ! s’écria Mme Pelet.

— Ah ! le monde a bien changé, répondit l’autre ; ce n’est plus comme de notre temps ; la jeunesse d’aujourd’hui a le caractère si vieux ! Mais, pour en revenir à nos moutons, monsieur, Mme Pelet aura la bonté d’instruire son fils des intentions de ma fille ; il vous en parlera à son tour ; et demain dans la journée vous viendrez à la maison, où vous demanderez Mlle Reuter. Ayez bien soin d’aborder la question comme si M. Pelet était la seule personne qui vous en eût parlé ; surtout ne prononcez pas mon nom ; car je ne voudrais pour rien au monde déplaire à Zoraïde…

— Bien, bien ! soyez tranquille, dis-je, en interrompant ce bavardage qui commençait à m’ennuyer. Je consulterai M. Pelet, et les choses s’arrangeront comme vous paraissez le désirer. Bonsoir, mesdames ; je vous suis infiniment obligé.

— Vous vous en allez déjà ! s’écria Mme Pelet ; prenez encore quelque chose, monsieur ; une pomme cuite, un biscuit, une seconde tasse de café.

— Merci, madame, merci ; au revoir ; » et je sortis du cabinet.

Lorsque je fus rentré dans ma chambre, je me pris à réfléchir sur ce curieux incident ; l’affaire me paraissait étrange et surtout singulièrement conduite. Au fond j’en éprouvais une vive satisfaction ; être admis dans un pensionnat de demoiselles, quel événement dans ma vie ! ce devait être si intéressant de donner des leçons à des jeunes filles ! et puis enfin, pensai-je en regardant les planches de ma fenêtre, je pourrai voir ce mystérieux jardin, et contempler à la fois les anges et leur Éden.