Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 48-57).



CHAPITRE VI.


Je rentrai dans la ville ayant très-faim ; le dîner que j’avais oublié se représentait à mon esprit sous, une forme des plus séduisantes, et c’est d’un pas rapide, aiguillonné par un vif appétit, que je remontai la rue qui conduisait chez moi. Il était nuit lorsque j’arrivai à ma porte ; l’air était glacé, et je frissonnai en pensant aux charbons éteints qui remplissaient ma grille et dont la cendre n’avait pas une étincelle : mais, a ma grande satisfaction, un bon feu brûlait dans l’âtre de mon petit salon, et la pierre du foyer avait été soigneusement balayée. Je revenais à peine de la surprise où me plongeait ce phénomène, lorsqu’un étonnement plus grand encore vint me saisir : quelqu’un était assis dans le fauteuil que j’occupais habituellement, et s’y prélassait les bras croisés sur la poitrine et les jambes étendues sur le tapis du foyer ; malgré ma vue basse et la clarté douteuse qui éclairait la pièce, j’eus bientôt reconnu M. Hunsden. La manière dont nous nous étions quittés la veille ne me rendait pas sa visite précisément agréable, et je lui souhaitai le bonsoir avec aussi peu de cordialité que possible. J’étais fort intrigué de savoir pourquoi il était venu, surtout quels motifs l’avaient poussé à intervenir aussi activement entre mon frère et moi ; cependant je ne pouvais me décider à lui faire de questions à cet égard ; je ne demandais pas mieux qu’il s’expliquât, mais je voulais que cette explication fût spontanée chez lui ; d’ailleurs je n’attendis pas longtemps.

« Vous me devez de la reconnaissance, me dit-il sans autre préambule.

— J’espère, lui répondis-je, que la dette n’est pas lourde ; je suis trop pauvre pour contracter un engagement quelconque, je ne pourrais pas y faire honneur.

— Dans ce cas-là, mettez-vous en faillite ; car vous me devez énormément : vous n’aviez pas de feu lorsque je suis arrivé, j’en ai fait faire, et j’ai forcé votre maritorne à souffler jusqu’à ce qu’enfin il brûlât convenablement ; remerciez-moi, c’est le moins que vous puissiez en pareille occasion.

— Lorsque j’aurai soupé ; j’ai trop faim actuellement ; je ne puis remercier personne tant que je n’aurai pas mangé. »

Et sonnant la bonne, je lui dis de m’apporter de la viande froide et de me servir le thé.

« De la viande froide ! s’écria Hunsden, quand la servante fut sortie. Quel glouton vous faites ! de la viande et du thé ! mais vous allez mourir d’indigestion.

— Non, monsieur Hunsden, non ; je digérerai fort bien, soyez tranquille. »

J’éprouvais le besoin de le contredire ; j’étais irrité par la faim, irrité de le voir chez moi, irrité de la franchise de son langage.

« C’est parce que vous mangez trop que vous avez un si mauvais caractère, poursuivit-il.

— Qu’en savez-vous ? Cela vous ressemble bien, répondis-je, de trancher la question sans la connaître ; tel que vous me voyez, je n’ai pas encore dîné ; mais de quoi vous mêlez-vous ? »

J’avais dit ces mots d’un ton rogue et avec un certain emportement. Hunsden me regarda et se mit à rire.

« Pauvre garçon ! dit-il d’une voix plaintive ; n’avoir point encore dîné ! Son maître n’aura pas voulu qu’il s’en allât. Est-ce pour vous punir, William, que Crimsworth vous a imposé un jeûne aussi rigoureux ?

— Non, monsieur… »

Par bonheur, au moment où j’allais répondre quelque chose d’un peu vif, mon souper arriva, et je tombai immédiatement sur le pain et sur la viande que la bonne avait placés devant moi. Lorsque j’eus fait disparaître tout ce que j’avais mis sur mon assiette, je m’humanisai au point d’inviter M. Hunsden à s’approcher de la table et à faire comme moi, s’il en éprouvait le moindre désir.

« Je n’ai certainement pas envie de manger, » dit-il ; mais rappelant la servante, il lui demanda un verre d’eau, et un seau de charbon : « M. Crimsworth, ajouta-t-il, aura bon feu tant que je serai auprès de lui. »

Quand la bonne eut exécuté ses ordres, il roula son fauteuil devant la table, et s’y accoudant en face de moi :

« Eh bien, me dit-il, vous voilà donc sans place… ? »

Je venais, quelques instants auparavant, de considérer mon départ de l’usine comme une véritable délivrance ; mais, dans la disposition d’esprit où je me trouvais alors, je me plus à envisager la chose comme un tort sérieux qui m’avait été fait.

« Oui, monsieur, et grâce à vous, répondis-je ; c’est à je ne sais quelle intervention de votre part que je dois d’avoir été remercié ; du moins c’est là le motif que m’a donné M. Crimsworth.

— Ah ! il vous a parlé de cela ? et que pense-t-il de son ami Hunsden ? rien de flatteur probablement ?

— Il vous qualifie de misérable et vous accuse de trahison !

— Eh ! qu’en peut-il savoir ? il me connaît à peine. Je suis de ces gens réservés qui ne se dévoilent pas tout d’abord ; plus tard, quand il m’aura vu plus souvent, il découvrira que j’ai d’excellentes qualités ; les Hunsden n’ont jamais eu leurs pareils pour traquer un coquin ; tout lâche scélérat est leur proie naturelle ; dès qu’ils l’ont rencontré, il faut qu’ils le poursuivent et le mènent jusqu’aux abois. Vous me demandiez tout à l’heure de quoi je me mêlais, parce que je m’intéresse à vos affaires ? Cette question nous a toujours été adressée de père en fils ; se mêler des affaires des autres, c’est le caractère distinctif de notre famille ; nous avons l’odorat fin pour découvrir les abus ; nous sentons un fourbe à la distance d’un mille ; nous sommes réformateurs par nature ; il faut absolument que nous redressions tous les torts ; et il m’est impossible d’habiter la même ville que Crimsworth, de me trouver chaque semaine avec lui, d’être, témoin de sa conduite envers vous, bien que vous me soyez personnellement indifférent, sans que le démon ou l’ange de ma race s’agite en moi-même. J’ai donc suivi mon instinct ; je me suis opposé à un tyran et j’ai brisé une chaîne. »

Ces paroles m’intéressaient vivement ; elles me révélaient à la fois et le caractère d’Hunsden et les motifs qui l’avaient fait agir ; elle m’intéressaient même au point qu’absorbé par les idées qu’elles faisaient naître dans mon esprit, j’oubliai d’y répondre.

« M’êtes-vous reconnaissant ? » me demanda-t-il enfin, voyant que je persistais dans mon silence. Il est certain qu’au fond je ressentais pour lui une véritable gratitude, presque de l’amitié, malgré le soin qu’il avait eu de me dire que c’était par amour de la justice et non pour moi qu’il avait agi de la sorte ; mais la nature humaine est perverse : au lieu de répondre par l’affirmative, je lui dis au contraire que je ne me sentais nullement disposé à la gratitude ; et je l’engageai, s’il désirait avoir la récompense de son dévouement chevaleresque, à la chercher dans un monde meilleur, car il n’était pas probable qu’il la trouvât dans celui-ci. Il me répliqua en me qualifiant d’aristocrate sans sou ni maille et sans cœur ; ce à quoi je ripostai en l’accusant de m’avoir retiré le pain de la bouche. « Votre pain, malheureux ! s’écria-t-il, mais il était empoisonné ; vous le receviez des mains d’un tyran ; car je vous le répète, Crimsworth n’est pas autre chose : tyran de ses ouvriers, tyran de ses commis, et, un jour ou l’autre, il le deviendra de sa femme.

— Que m’importe, monsieur ! le pain est du pain ; et, grâce à votre manie de réformateur, j’ai perdu celui qui me faisait vivre.

— Ce que vous dites là est assez raisonnable, reprit Hunsden ; je suis agréablement surpris de vous entendre faire une observation qui prouve autant de bon sens ; je m’étais imaginé, d’après ce que j’avais vu jusqu’ici de votre caractère, que la joie de recouvrer votre liberté aurait, au moins pour quelque temps, effacé de votre esprit toute idée de prévoyance ; cette préoccupation du nécessaire ajoute encore à l’estime que vous m’avez inspirée.

— Comment pourrais-je faire autrement ? Il faut bien que je vive, que je me procure le nécessaire dont vous parlez ; je ne puis y arriver qu’en travaillant ; et, je vous le répète, vous m’avez ôté le pain de la bouche en me faisant perdre ma place.

— Quelles sont vos intentions ? poursuivit-il froidement. Vous avez des parents qui ont de l’influence ; ne pourraient-ils pas vous placer avantageusement ?

— Des parents influents ? Qui cela ? je voudrais bien les connaître !

— Les Seacombe.

— J’ai rompu avec eux. »

Hunsden me regarda d’un air incrédule.

« Rompu avec eux, et définitivement, lui répétai-je.

— Vous voulez dire que ce sont eux qui ont brisé avec vous ?

— Comme vous voudrez. Ils m’ont offert leur patronage à condition que j’entrerais dans l’Église ; j’ai refusé net, et, repoussant leur bienveillance, j’ai préféré venir me jeter dans les bras de mon frère, d’où m’arrache aujourd’hui l’intervention d’un étranger ; intervention cruelle, monsieur, que je n’avais pas sollicitée. »

Je ne pus m’empêcher de sourire en disant ces paroles ; Hunsden en fit autant.

« Je comprends à merveille, dit-il en plongeant ses yeux dans les miens, où il voyait évidemment ce que j’avais au fond du cœur. Sérieusement, William, n’avez-vous rien à attendre des Seacombe ?

— Rien, si ce n’est la répulsion que je leur inspire. Comment serait-il permis à des mains tachées de l’encre d’une maison de commerce, souillées de la graisse d’une filature, de salir de leur contact une main aristocratique ?

— Ce serait difficile, j’en conviens ; mais vous avez tellement l’extérieur d’un Seacombe, les traits, le langage, les manières, qu’ils ne peuvent pas vous renier.

— La chose est faite ; ainsi n’en parlons plus.

— Le regrettez-vous ?

— Non.

— Pourquoi cela ?

— Parce que ce sont des gens pour lesquels je n’ai jamais eu de sympathie.

— Vous êtes pourtant des leurs ?

— Cela prouve que vous ne me connaissez pas : je suis le fils de ma mère, mais je ne suis pas le neveu de mes oncles.

— Toujours est-il que l’un d’eux est un lord, bien qu’à vrai dire un peu obscur et d’une fortune médiocre ; et l’autre un honorable, c’est à considérer.

— Ne le croyez pas, monsieur Hunsden ; j’aurais accepté la proposition qui m’était faite, que je ne me serais jamais courbé sous la volonté de mes oncles avec assez de bonne grâce pour m’attirer leur faveur. J’aurais sacrifié mon repos sans acquérir leur patronage.

— C’est probable. Ainsi vous avez pensé que le plus sage était de suivre vos propres inspirations ?

— Précisément, et c’est ce que je ferai toute ma vie ; je ne peux ni comprendre ni adopter celles des autres ; encore moins les mettre à exécution.

— Très-bien ! répondit Hunsden en bâillant ; ce que je vois de plus clair là dedans, c’est que cela ne me regarde pas. » Il s’étendit dans son-fauteuil et bâilla une seconde fois. « Je voudrais bien savoir l’heure qu’il est, poursuivit-il ; j’ai un rendez-vous à sept heures.

— Il est sept heures moins un quart, répondis-je, en regardant à ma montre.

— Dans ce cas-là je vais partir. Vous ne voulez pas rester dans le commerce ? dit-il en s’appuyant sur le coin de la cheminée.

— Je n’en ai pas l’intention.

— Et vous ferez bien ; ce serait une folie de continuer ; mieux vaudrait accepter la proposition de vos oncles et entrer dans l’Église.

— Il faudrait d’abord, commencer par me régénérer ; un bon prêtre doit approcher de la perfection.

— Vous croyez cela ! dit Hunsden avec ironie.

— Je le crois et j’ai raison ; je ne possède aucune des qualités particulières qui constituent le bon prêtre, et je subirai plutôt une pauvreté rigoureuse que de prendre une carrière pour laquelle je ne suis pas né.

— Vous êtes difficile à satisfaire ; vous ne voulez entrer ni dans le commerce ni dans les ordres ; vous ne pouvez être ni avocat, ni médecin, ni gentleman, puisque vous n’avez pas le sou. Que voulez-vous faire ? je vous conseille de voyager.

— Sans argent ?

— Précisément, pour en acquérir. Vous parlez le français, avec un horrible accent, j’en conviens ; mais enfin vous le parlez. Traversez la mer et voyez quelle chance de réussite vous offrira le continent.

— Dieu sait combien je serais heureux d’y aller ! m’écriai-je avec une ardeur involontaire.

— Eh ! qui vous en empêche ? avec cinq ou six guinées, par exemple, vous irez à Bruxelles, en supposant que vous soyez économe.

— La nécessité m’apprendrait à l’être si je ne l’étais déjà.

— Partez alors, et que votre esprit vous serve ; je connais Bruxelles presque aussi bien que X…, et les gens de votre nature doivent y faire leur chemin plus facilement qu’à Londres.

— Mais il faut que je travaille, monsieur Hunsden ; et comment pourrai-je obtenir de l’emploi dans une ville où je ne connais personne ?

— Vous n’avez pas ici une feuille de papier, une plume et de l’encre ?

— Si, » répondis-je, en m’empressant de lui donner tout ce qu’il demandait, prévoyant bien ce qu’il allait faire.

Il écrivit quelques lignes, plia et cacheta sa lettre, y mit l’adresse et me la présenta ; « Voilà, dit-il, un pionnier qui vous aplanira les premières difficultés de la route ; vous n’êtes pas homme, je le sais, à mettre la tête dans un sac, avant de savoir comment vous l’en retirerez, et vous avez raison ; je déteste l’insouciance, et je ne me mêlerais pour rien au monde des affaires d’un homme imprévoyant. Ceux qui ne songent à rien pour eux-mêmes, sont encore dix fois plus imprudents quand il s’agit des autres.

— C’est une lettre de recommandation ? lui dis-je en prenant la missive qu’il me présentait.

— Oui, mon cher ; avec cela dans votre poche vous êtes sûr de ne jamais vous trouver dans un dénûment absolu, ce qui serait pour vous, comme pour moi, une véritable dégradation. L’individu auquel je vous adresse a toujours deux ou trois places à obtenir pour les personnes qu’il recommande, et je suis sûr de l’intérêt que vous lui inspirerez immédiatement.

— Cela me convient à merveille, répondis-je.

— Et votre reconnaissance, où est-elle ? demanda M. Hunsden. Ne savez-vous pas comment on dit merci ?

— J’ai quinze guinées et une montre que m’a donnée ma grand’mère, il y a dix-huit ou dix-neuf ans, répondis-je ; avec cela, je me trouve le plus heureux de la terre, et je n’envie le sort de personne.

— Mais votre reconnaissance ?

— Je partirai bientôt, je vous assure ; demain matin, si la chose est possible ; je ne resterai pas à X… un jour, une heure de plus qu’il ne faudra.

— Fort bien ; mais il serait assez convenable de reconnaître l’assistance que l’on vous prête pour en arriver là ; dépêchez-vous ; sept heures vont sonner, il faut que je vous quitte ; j’attends, pour m’en aller, que vous m’ayez dit merci.

— Dérangez-vous un peu, monsieur Hunsden ; j’ai besoin d’une clef qui est derrière vous ; je veux avoir fait mon portemanteau avant de me mettre au lit. »

Sept heures sonnèrent.

« Ce garçon-là est un païen,» dit Hunsden en prenant son chapeau, et il sortit de la chambre avec un certain rire qu’il s’adressait à lui-même. J’eus envie de courir après lui ; mon intention bien formelle était de partir le lendemain ; et je n’aurais certainement pas l’occasion de lui dire adieu.

La porte de la rue se referma lourdement.

« Qu’il s’éloigne, me dis-je. Nous nous reverrons un jour. »