Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 273-299).




CHAPITRE XXV.


Deux mois après, Frances avait fini de porter le deuil de sa tante. Le matin du premier janvier, je me rendis en fiacre avec M. Yandenhuten à la rue Notre-Dame-aux-Neiges, et, laissant mon compagnon dans la voiture, je montai vivement l’escalier. Frances m’attendait, vêtue d’une façon peu en rapport avec le froid sec d’une matinée d’hiver. Je l’avais toujours vue jusqu’à présent habillée de noir ou d’une étoffe de couleur sombre, et je la trouvais auprès de la fenêtre, portant une robe blanche d’un tissu diaphane. Rien n’était plus simple que sa toilette, et cependant ces plis nombreux et transparents qui flottaient autour d’elle, ce voile qui lui descendait jusqu’aux pieds, et que retenait dans ses cheveux une petite guirlande de fleurs blanches, avaient une élégance à la fois gracieuse et imposante. Chose singulière à dire, elle avait pleuré, et, lorsque je lui demandai si elle était prête, elle étouffa un sanglot en me répondant : « Oui, monsieur. » Je pris un châle qui se trouvait sur la table, je le plaçai sur ses épaules, et non-seulement ses larmes recommencèrent, mais encore elle trembla comme la feuille, en écoutant mes paroles. Je lui dis que j’étais désolé de sa tristesse, je la suppliai de m’en faire connaître le motif ; elle ne me répondit que ces mots : « Je ne peux pas m’en empêcher. » Puis, mettant sa main dans la mienne par un mouvement précipité, elle sortit de la chambre avec moi, et descendit l’escalier d’un pas rapide et mal assuré, comme une personne qui est pressée d’en finir avec une affaire redoutable. Je la fis monter dans la voiture, où M. Vandenhuten la reçut avec bonté ; nous arrivâmes à la chapelle protestante, d’où nous sortîmes mariés au bout de quelques instants.

Protégés contre les regards indiscrets par notre isolement et notre obscurité, il devenait inutile de nous absenter de Bruxelles, et nous allâmes tout de suite prendre possession d’une maisonnette que j’avais louée dans le faubourg le plus voisin du quartier où se trouvaient nos occupations.

Trois ou quatre heures après la cérémonie du mariage, Frances, vêtue d’une jolie robe lilas, plus chaude que la mousseline nuptiale, ayant devant elle un piquant tablier de soie noire, et au cou un joli ruban de la couleur de sa robe, était agenouillée sur le tapis d’un petit salon convenablement meublé, et rangeait sur les planches d’une étagère les livres que je prenais sur la table, et que je lui donnais un à un. Le temps avait changé tout à coup, il faisait froid et sombre au dehors ; le ciel couvert de nuages paraissait plein de tempêtes ; les piétons enfonçaient jusqu’à la cheville dans la neige qui tombait à gros flocons, et dont le pavé des rues était déjà couvert. À l’intérieur, tout brillait autour de nous ; la flamme de notre foyer pétillait joyeusement. Notre nouvelle habitation était d’une excessive fraîcheur ; meublée déjà depuis quelques jours, il ne restait plus à mettre à leur place que les livres et quelques menus objets de cristal ou de porcelaine. Frances y fut occupée jusqu’au soir ; je lui appris alors à faire une tasse de thé à la manière anglaise, et quand elle eut surmonté l’effroi que lui causait la vue de cette masse énorme de matériaux que je mettais dans la théière, elle me servit un véritable repas anglais auquel ne manquaient, je vous assure, ni bougie, ni bon feu, ni confort d’aucune sorte. Notre semaine de congé à l’occasion du nouvel an fut bientôt écoulée, et nous reprîmes notre travail avec plus d’ardeur que jamais, sachant que nous étions de simples ouvriers destinés à gagner notre vie par des efforts soutenus et un labeur continuel. Nous partions le matin à huit heures, et nous restions dehors jusqu’à cinq ; mais quel repos délicieux remplaçait chaque soir les fatigues de la journée ! Lorsque je regarde en arrière, je vois toujours nos soirées d’alors, m’apparaissant comme autant de rubis qui resplendissent an front ténébreux du passé.

Nous étions mariés depuis dix-huit mois ; un matin (c’était un jour de fête et nous avions congé), Frances, avec la soudaineté qui lui était particulière quand, après avoir pensé longtemps à une chose, elle voulait soumettre à mon jugement la conclusion à laquelle elle était arrivée, me dit tout à coup : « Je ne travaille pas assez.

Comment cela ? » demandai-je en levant les yeux avec surprise.

Au moment où elle m’avait adressé la parole, je tournais méthodiquement ma cuiller dans mon café, jouissant par avance d’une promenade que nous nous proposions de faire jusqu’à une certaine ferme où nous devions dîner. « Que veux-tu dire ? » ajoutai-je. À l’ardeur qui animait sa figure, je vis tout de suite qu’il s’agissait d’un projet important.

« Je ne suis pas contente de moi, répondit-elle ; vous gagnez huit mille francs dans votre année, et moi, j’en suis toujours à mes misérables douze cents francs. Je peux faire mieux que cela, et je veux y parvenir.

— Tu travailles autant que possible, Frances, tu ne peux pas faire davantage.

— Oui, monsieur ; mais je suis dans une mauvaise voie : il s’agit d’en sortir.

— Tu as un projet arrêté, ma Frances : va mettre ton chapeau, nous parlerons de cela en nous promenant. »

Elle alla se préparer, docile comme un enfant bien élevé ; car elle offrait un curieux mélange de douceur et de fermeté ; je pensais à elle, et je me demandais quel plan elle avait pu former, lorsqu’elle rentra prête à partir :

« Il fait si beau, dit-elle, que j’ai donné à Minnie (notre bonne) la permission de sortir. Aurez-vous la bonté de fermer la porte et d’en prendre la clef ?

— Embrasse-moi, Frances, » lui répondis-je.

La réponse n’était pas, je l’avoue, très en rapport avec la demande qui m’était faite ; mais cette chère Frances avait quelque chose de si séduisant avec sa fraîche toilette d’été, son petit chapeau de paille, et sa parole si naturelle et si suave, que mon cœur s’épancha en la voyant et qu’un baiser me devint indispensable.

« Voilà, monsieur ; êtes-vous content ?

— Pourquoi dire toujours monsieur ? appelle-moi William.

— Je ne peux pas prononcer votre W. D’ailleurs, monsieur est le nom que je vous ai donné tout d’abord, et c’est pour cela que je le préfère. »

La bonne étant sortie avec un bonnet blanc et un châle de toute couleur, nous partîmes à notre tour, abandonnant la maison à la solitude et au silence que troublait seul le tintement de la pendule. Nous fûmes bientôt dans les champs, au milieu des prairies et des sentiers, loin des routes poudreuses où retentissait le bruit des voitures. Tout à coup, au détour d’un chemin, nous nous trouvâmes dans un endroit si frais et si vert qu’on aurait pu se croire au fond de l’une des provinces les plus pastorales de l’Angleterre. Un banc naturel d’herbe moussue, abrité du soleil par un aubépin, nous offrait un siège trop agréable pour qu’on pût le refuser ; nous allâmes nous y asseoir, et, après avoir regardé les fleurs sauvages qui croissaient à nos pieds, je rappelai à Frances le projet dont elle devait m’entretenir.

Son plan n’avait rien que de très-simple. Il s’agissait de monter le degré qui se trouvait naturellement devant nous : elle avait l’intention d’élever un pensionnat. Nous avions déjà quelques avances, et nous pouvions commencer sur une modeste échelle. Nos relations étaient fort étendues, et pouvaient nous seconder avantageusement dans l’entreprise que nous projetions : car, bien que notre cercle de visites fût toujours très-restreint, nous étions connus comme professeurs dans un grand nombre de familles.

« Pourquoi ne réussirions-nous pas ! ajouta Frances, quand elle eut développé ses plans : si nous avons quelque succès, une bonne santé et du courage, nous pouvons réaliser une petite fortune ; et cela, peut-être, avant que nous soyons trop vieux pour en jouir. Alors nous nous reposerons ; et qui nous empêchera d’aller vivre en Angleterre ? » C’était toujours son rêve.

Je n’avais aucune objection à lui faire. Je savais qu’elle n’était pas de ces gens qui peuvent rester dans une inaction même relative : il lui fallait des devoirs à remplir, et des devoirs importants, quelque chose à faire d’absorbant et de profitable ; de puissantes facultés s’agitaient dans son cerveau, et réclamaient à la fois un aliment et un libre exercice. Je n’étais pas homme à les affamer ou à les retenir ; j’éprouvais au contraire une profonde jouissance à leur offrir un appui et à débarrasser la voie de tout obstacle, afin qu’elles pussent avoir une action plus étendue.

« Ton plan est bon, dis-je à Frances ; il faut l’exécuter ; non-seulement tu as mon approbation, mais encore, toutes les fois que tu auras besoin de mon assistance, ne crains pas de la demander, tu es bien sûre de l’obtenir. »

Ses yeux me remercièrent avec effusion, deux larmes y brillèrent et disparurent aussitôt ; elle prit ma main qu’elle serra dans les siennes, et ajouta seulement : « Tu es bon, je te remercie. »

La journée se passa d’une manière délicieuse, et nous ne rentrâmes que bien tard, par un beau clair de lune. Dix années ont agité sur ma tête leurs ailes poudreuses et vibrantes ; dix années de tracas et d’efforts incessants, pendant lesquelles nous nous sommes lancés, ma femme et moi, en pleine carrière, avec cette activité dévorante que donne le tourbillon des affaires dans toutes les capitales d’Europe ; dix années de dureté envers nous-mêmes, et qui pourtant ne nous ont vus ni murmurer ni faiblir : car nous marchions l’un auprès de l’autre, en nous donnant la main, soutenus par l’espoir, secondés par la santé, encouragés par le succès, et triomphant de toutes les difficultés par l’accord de nos actions et de nos pensées. Notre maison ne tarda pas à devenir l’un des premiers pensionnats de Bruxelles. À mesure que nous élevions le prix du trimestre et que nous augmentions la force des études, nos élèves devenaient de plus en plus choisies, et finirent par se composer des enfants des premières familles de Belgique. Nous avions également d’excellentes relations avec l’Angleterre, grâce à M. Hunsden, qui, ayant profité d’un voyage à Bruxelles pour me reprocher mon bonheur dans les termes les plus durs, ne manqua pas à son retour de nous envoyer trois de ses parentes pour être polies, disait-il, par les soins de mistress Crimsworth.

Quant à cette dernière, ce n’était plus la même personne, bien qu’au fond elle ne fût réellement pas changée ; toutefois, elle différait tant d’elle-même, en certaines circonstances, qu’il me semblait presque avoir deux femmes. Elle conservait toujours, et dans toute leur fraîcheur, les qualités que je lui avais connues à l’époque de mon mariage ; mais d’autres facultés, en se développant, avaient jeté de puissants rameaux qui changeaient le caractère extérieur de la plante : la résolution, la fermeté, l’activité, couvraient de leur grave feuillage le sentiment poétique et la ferveur de la jeunesse, fleurs précieuses qui existaient toujours, fraîches et couvertes de rosée sous l’ombrage d’une végétation plus robuste. Peut-être étais-je le seul au monde qui connût leur existence ; mais elles conservaient pour moi leur parfum exquis et leur beauté à la fois chaste et radieuse.

Pendant le jour, ma maison était dirigée par mistress Crimsworth, une femme élégante et noble, au front large et pensif, à l’air sérieux et digne, que j’avais l’habitude de quitter immédiatement après le déjeuner. Elle descendait à la classe et j’allais à mes leçons ; je revenais dans le courant de la journée passer une heure chez moi ; je retrouvais Mme la directrice au milieu de ses élèves, silencieuse et attentive, surveillant tout ce qui se passait autour d’elle et se faisant obéir d’un regard ou d’un geste. Elle était alors toute vigilance et toute sollicitude. Faisait-elle un cours, sa figure s’animait ; son langage, toujours simple sans trivialité, clair sans sécheresse, intéressait vivement son auditoire, et, s’élevant parfois jusqu’à l’éloquence, entraînait les plus intelligentes de ses élèves, qui en conservaient une impression profonde. Elle faisait peu de caresses aux enfants qui lui étaient confiées ; néanmoins quelques-unes l’aimaient sincèrement, et toutes sans exception la contemplaient avec respect. Ses manières envers les élèves étaient généralement sérieuses, bienveillantes lorsqu’elle était satisfaite de leurs efforts, et toujours d’une distinction parfaite et d’une politesse scrupuleuse. Dans tous les cas où il lui fallait punir, elle aimait à user d’indulgence ; mais arrivait-il que l’élève abusât de sa bonté, un coup d’œil sévère lui apprenait immédiatement l’étendue de sa méprise, et l’avertissement que recevait la coupable avait, en général, le pouvoir de prévenir une nouvelle faute.

Quelquefois un rayon de tendresse venait briller dans son regard ; ses manières devenaient plus douces, sa voix plus affectueuse, lorsque, par exemple, une élève était malade ou regrettait la maison paternelle ; lorsqu’il s’agissait d’une orpheline ou d’une pauvre petite qu’une garde-robe insuffisante et le manque d’argent de poche rendaient pour ses compagnes un objet d’éloignement et de mépris. Elle les prenait alors sous sa protection et les couvrait de son aile ; pauvres déshéritées dont elle faisait l’objet de sa préférence ! C’était auprès de leur lit qu’elle passait chaque soir, pour s’assurer qu’elles y avaient bien chaud ; c’étaient elles qu’en hiver elle faisait placer auprès du poêle et que, chacune à son tour, elle appelait au salon pour leur donner un fruit ou un gâteau, pour les faire asseoir au coin du feu, les faire jouir des douceurs du foyer domestique, de la liberté qu’elles auraient eue chez elles, des bonnes paroles, des encouragements et des consolations que leur mère leur eût donnés ; elle voulait aussi que parfois les pauvres petites reçussent, avant de se coucher, un baiser maternel.

Quant à Mlles Julia et Georgiana, filles d’un baronnet anglais, à Mlle Mathilde, héritière d’un comte belge, ou à n’importe quelle fille de maison patricienne, la directrice était attentive à leurs progrès, soigneuse de leur bien-être ; mais il ne lui vint jamais à l’esprit de leur donner une marque de préférence. Elle en aimait une qui était pourtant de noble race, lady Catherine, jeune baronne irlandaise ; mais c’était à cause de son cœur enthousiaste et de son ardeur à l’étude, de sa générosité et de son intelligence ; sa fortune et son titre n’entraient pour rien dans l’affection que mistress Crimsworth ressentait pour lady Catherine.

Je passais donc toutes mes journées dehors, à l’exception d’une heure que ma femme réclamait pour son établissement, et dont pour rien au monde elle ne m’aurait fait grâce. Il fallait, disait-elle, que je me tinsse au courant de ce qui se faisait dans la maison, du caractère de ses élèves et du progrès des études, afin que je pusse m’intéresser aux choses qui l’occupaient sans cesse, et lui donner mon avis dans les cas difficiles. Elle aimait à s’asseoir auprès de moi lorsque je donnais mes leçons de littérature anglaise, et, les mains croisées sur ses genoux, à se montrer la plus attentive de tout mon auditoire. Il était rare qu’elle m’adressât la parole dans la classe, et elle ne le faisait jamais sans un air de déférence marquée ; c’était son plaisir et sa joie de me donner partout la première place et de faire voir que j’étais le maître en toute chose.

À six heures, mes travaux du jour étaient finis ; je revenais bien vite, à la maison, car pour moi c’était le ciel. Quand j’arrivais alors dans notre petit salon particulier, ce n’était plus Mme la directrice qui venait à ma réncontre ; mais Frances Henri, ma petite raccommodeuse de dentelle, qui, par magie, se retrouvait dans mes bras. Qu’elle aurait été désappointée, si son maître n’eût pas été fidèle au rendez-vous et n’eût pas répondu par un baiser au bonsoir qu’elle me disait d’une voix si douce !

Elle me parlait français et je la grondais bien fort ; j’essayais de la punir ; mais il fallait que le châtiment ne fût pas très-judicieux, car, loin de réprimer la faute, il semblait, au contraire, la pousser à la récidive. Nos soirées nous appartenaient complètement ; nous en avions besoin pour retremper nos forces et rafraîchir notre esprit. Nous les passions quelquefois à causer ; et, maintenant que ma jeune Suissesse aimait trop son professeur d’anglais pour le craindre, il lui suffisait de penser tout haut et d’épancher son cœur pour que la conversation fût aussi animée qu’intarissable. Heureux alors comme deux oiseaux sous la feuillée, elle me montrait les trésors de verve joyeuse et d’originalité que renfermait sa nature. Parfois, laissant jaillir la malice que recouvrait l’enthousiasme, elle raillait, la méchante, et me reprochait ce qu’elle appelait mes bizarreries anglaises, du ton incisif et piquant d’un démon qui badine en ses heures de gaieté. Toutefois ces accès de lutinerie étaient rares ; et si, entraîné moi-même à cette guerre de paroles où elle maniait si bien la finesse et l’ironie de la langue française, je me retournais vivement pour prendre corps à corps l’ennemi qui m’attaquait, vaine entreprise ! je n’avais pas saisi le bras du lutin qu’il avait disparu ; l’éclair provocateur avait fait place à un regard plein de tendresse qui rayonnait doucement sous des paupières demi-closes ; j’avais cru m’emparer d’une fée maligne, et je trouvais dans mes bras une petite femme soumise et suppliante. Je lui ordonnais alors d’aller prendre un livre anglais et de me faire la lecture au moins pendant une heure : c’était presque toujours du Wordsworth que je lui imposais pour la punir, ce qui la calmait immédiatement. Elle éprouvait quelques difficultés à comprendre ce langage sobre et profond qui la forçait à réfléchir ; il lui fallait alors me questionner, solliciter mon secours et m’avouer de nouveau pour son seigneur et maître. Son instinct s’emparait plus vite et se pénétrait mieux du sens des auteurs plus ardents. Elle aimait Walter Scott ; Byron la passionnait ; Wordsworth l’étonnait ; elle hésitait à se former une opinion sur lui.

Mais qu’elle fût en train de causer ou de me faire la lecture, de me tourmenter en français ou de m’implorer en anglais, de raconter avec chaleur ou d’écouter attentivement, de rire de moi ou de me sourire, elle m’abandonnait toujours dès qu’arrivait neuf heures. Au premier coup de l’horloge, elle s’arrachait de mes bras ou quittait la chaise qu’elle occupait à mon côté, prenait sa lampe et avait disparu. Je l’avais suivie quelquefois. Elle montait l’escalier, ouvrait la porte du dortoir, glissait entre les deux rangées de lits blancs qui remplissaient la pièce, regardait toutes les dormeuses, disait tout bas une parole à celle qui était éveillée, restait quelques minutes pour s’assurer que tout était calme, arrangeait la veilleuse qui brûlait jusqu’au jour, et se retirait, fermant la porte sans bruit. De là elle se rendait à notre chambre à coucher ; elle entrait dans une toute petite pièce qui donnait dans cette chambre et où il y avait un berceau. Je vis sa figure s’attendrir en approchant de cette couche enfantine ; elle voila d’une main la lampe qu’elle tenait de l’autre, s’inclina sur l’oreiller et resta penchée au-dessus d’un enfant qui dormait. Le sommeil du cher ange était calme, la fièvre ne brûlait pas ses joues rondes, les pleurs ne mouillaient pas ses cils bruns, de mauvais rêves n’altéraient pas ses traits. Frances le regarda longtemps ; une joie profonde anima son visage, un sentiment d’une puissance infinie agita tout son être, sa poitrine se gonfla, ses lèvres s’entr’ouvrirent ; sa respiration devint plus précipitée, l’enfant sourit, la mère lui sourit à son tour et murmura tout bas : « Que Dieu te protège, ô mon fils ! « Elle se baissa plus encore, effleura le front de l’enfant du plus doux des baisers, couvrit sa petite main de la sienne, se releva et partit. J’avais regagné le salon avant elle ; lorsqu’elle entra deux minutes après moi, elle dit tranquillement en posant sa lampe sur la table : « Victor va bien ; jamais il n’a été plus calme, il sourit en dormant ; il a votre sourire, monsieur. »

Le susdit Victor était son fils ; il était venu au monde la troisième année de notre mariage, et avait été nommé ainsi en l’honneur de M. Vandenhuten, qui restait toujours notre ami sincère et dévoué.

Frances était donc pour moi une épouse aimable et dévouée, mais parce que j’étais à mon tour un bon mari, fidèle et juste. Un soir que je lui demandais comment elle se serait conduite si elle avait épousé un homme envieux, insouciant et dur, un paresseux, un prodigue, un ivrogne ou un tyran, elle me répondit, après quelques minutes de réflexion :

« J’aurais essayé de supporter le mal pendant quelque temps et surtout de le guérir ; mais, dès l’instant où j’aurais reconnu qu’il était incurable, je serais partie, quittant mon bourreau sans rien dire.

— Et si la loi t’avait forcée à rentrer avec lui ?

— Comment ! avec un débauché, un égoïste, un paresseux, un despote envieux et cruel ?

— Oui, Frances.

— Il aurait bien fallu revenir, si la force m’y avait contrainte ; je me serais assurée une seconde fois qu’il n’y avait pas de remède à ma misère, et je serais partie de nouveau.

— Et si la force t’avait contrainte encore une fois à rentrer sous le toit conjugal ?

— Je ne sais pas, dit-elle avec vivacité ; mais pourquoi me demandez-vous cela, monsieur ? »

Je tenais d’autant plus à sa réponse que je voyais briller dans son regard une flamme singulière ; et je voulais entendre l’esprit inconnu dont je provoquais le réveil.

« Dès qu’une femme méprise celui qu’elle a épousé, dit Frances d’une voix profonde, elle n’est plus que son esclave ; et contre l’esclavage tous ceux qui pensent et qui raisonnent se sont toujours révoltés. Alors même que la torture serait le prix de la résistance, elle doit être subie ; et la route qui mène à la liberté vous conduisît-elle à la mort, il ne faudrait pas hésiter à la suivre : qu’est-ce que la vie sans liberté ? Je lutterais donc, monsieur, de tout mon pouvoir, de toutes mes forces ; et, quand ma faiblesse serait à bout, la mort me protégerait contre les mauvaises lois et leurs indignes conséquences.

— Le suicide, Frances ?

— Non, monsieur ; j’aurais le courage de survivre aux angoisses que le destin m’aurait imposées, afin de protester et de combattre jusqu’au dernier soupir pour la justice et pour la liberté.

— Je vois que tu n’aurais pas été une victime endurante ; mais supposons que tu ne te sois pas mariée ? aurais-tu aimé le célibat ?

— Non, certainement ; la vie d’une vieille fille est sans joie et sans but ; son cœur souffre et se dessèche peu à peu ; j’aurais fait tous mes efforts pour adoucir ma douleur et pour combler le vide de mon existence ; je n’aurais probablement pas réussi, et je serais morte lasse et désappointée, méprisée de tous et n’ayant en réalité nulle valeur… Mais je ne suis pas vieille fille, s’écria-t -elle ; et pourtant je l’aurais été sans mon maître ; nul autre gentleman, Anglais, Français ou Belge, n’aurait pensé à me trouver aimable ou jolie : et d’ailleurs, eussé-je pu obtenir l’approbation des autres, je m’en serais peu souciée. Mais il y a huit ans que je suis la femme du professeur Crimsworth ; et que voit-il dans mon regard ? est-il aimé ?… » Ses yeux se voilèrent tout à coup et sa voix s’éteignit sur ses lèvres. Elle se jeta dans mes bras en me regardant avec ivresse ; tout le feu de son âme rayonnait sur son visage. Une demi-heure après, lorsqu’elle se fut calmée, je lui demandai ce qu’était devenue l’ardeur qui l’avait transformée quelques instants auparavant, qui avait donné tant d’éclat à ses yeux, tant de puissance à l’impulsion qui l’avait fait tomber, sur mon cœur.

« Je ne sais pas, répondit-elle en souriant et les paupières baissées ; tout ce que je puis dire, c’est qu’elle reviendra chaque fois qu’on aura besoin d’elle. »

Arrivons à la fin de la dixième année, époque à laquelle nous étions parvenus au but que nous voulions atteindre. Trois causes avaient amené ce résultat plus rapidement qu’on n’aurait osé l’espérer : la persévérance de nos efforts, l’absence de tout obstacle et le bon emploi de nos fonds, qui se trouvèrent placés avantageusement, grâce aux excellents conseils de MM. Vandenhuten en Belgique et Hunsden en Angleterre. Je n’ai pas besoin de dire à quel chiffre se montaient nos revenus ; les deux amis à qui nous devions l’heureux placement de nos épargnes en eurent seuls connaissance ; il suffit au lecteur de savoir que, relativement à la modération de nos désirs et à la simplicité de nos habitudes, nous avions de quoi vivre dans l’aisance, et qu’en appliquant à nos affaires l’ordre que nous avions toujours eu, il nous resterait le moyen de seconder la philanthropie dans ses œuvres et de soulager la misère que nous verrions auprès de nous.

Frances allait donc enfin réaliser son rêve ; nous partîmes pour l’Angleterre, où nous arrivâmes sans encombre. Après avoir parcouru les Iles Britanniques dans tous les sens, nous passâmes l’hiver à Londres, agitant la question de savoir où nous fixerions notre résidence ; mon cœur soupirait après mon comté natal, et c’est là que nous demeurons aujourd’hui. Notre maison, où j’écris ces lignes, commodément installé dans la bibliothèque, est située dans une région solitaire et montueuse, dont la verdure n’est pas flétrie par la fumée des usines, dont les eaux transparentes sont restées pures, dont les collines couvertes de fougère ont conservé leur aspect sauvage, leurs mousses, leurs bruyères primitives, les vallées leur parfum, et la brise sa fraîcheur. Notre maison est pittoresque, assez grande, sans être néanmoins spacieuse ; les fenêtres irrégulières y sont encadrées de fleurs qui couvrent la façade, et le porche, à demi voilé par un lacis déplantés grimpantes, est, à l’heure où j’écris, un berceau de roses et de lierre. Le jardin s’incline par une pente insensible ; l’herbe des pelouses est courte comme un tapis de mousse et tout émaillée de fleurs ; par le sentier ombreux et gazonné où conduit la petite porte du jardin, on arrive, après de longs détours, à une prairie où paraissent, au printemps, les premières marguerites ; de là son nom de Daisy-Lane, qui sert aussi à désigner la maison.

Cette prairie forme un vallon, boisé sur l’autre rive, où les chênes et les hêtres couvrent d’ombre les alen- tours d’un vieux manoir datant du règne d’Élisabeth, et appartenant à un personnage bien connu du lecteur ; oui, cet édifice aux murailles grises, aux nombreux pignons, aux cheminées plus nombreuses encore, est la résidence de Yorke Hunsden, toujours célibataire, n’ayant pas, je suppose, trouvé son idéal, bien que je connaisse une vingtaine de jeunes filles, à quarante milles à la ronde, qui ne demanderaient pas mieux que de l’aider dans ses recherches. C’est à la mort de son père que ce domaine lui échut en partage, il y a bientôt cinq ans ; il se retira des affaires à cette époque, après y avoir gagné une somme suffisante pour dégager le manoir paternel des charges dont il était grevé. Comme je l’ai dit plus haut, Hunsden réside à Hunsden-Wood, mais tout au plus pendant cinq mois de l’année ; il voyage le reste du temps et passe une partie de l’hiver à Londres ; lorsqu’il revient à la campagne, il est rare qu’il ne ramène pas quelques visiteurs avec lui, presque toujours des étrangers : un philosophe allemand ou un savant français ; même une fois un Italien au visage sombre et mécontent, qui ne chantait pas, ne jouait d’aucun instrument et qui ressemblait, suivant Frances, à un conspirateur.

Les Anglais qu’il invite à venir le voir sont tous de Birmingham ou de Manchester, des hommes rudes, paraissant enfermés dans une seule idée, et ne causant jamais que du libre échange. Les étrangers qu’il reçoit à Hunsden-Wood sont également des hommes politiques, mais dont le thème est plus large : c’est du progrès général qu’ils s’entretiennent, du développement de la liberté en Europe ; et les noms de la Russie, de l’Autriche et du pape, sont inscrits en lettres rouges sur leurs tablettes. J’ai entendu plusieurs d’entre eux développer ce thème avec autant d’ardeur que de sens ; j’ai assisté plus d’une fois à des discussions polyglottes dans l’antique salle à manger de Hunsden-Wood, où il m’était donné un singulier aperçu de l’opinion que ces hommes déterminés ont sur le despotisme du Nord et sur les superstitions du Sud. J’ai écouté bien des paroles oiseuses à cet égard, principalement en français et en hollandais : ne nous y arrêtons pas ; Hunsden lui-même tolérait ces rêveries enfantines ; quant aux hommes pratiques, il se liait avec eux et de la main et du cœur.

Lorsqu’il était seul au manoir, ce qui arrivait rarement, il venait à Daisy-Lane deux ou trois fois par semaine ; il avait, disait-il, un but philanthropique en venant fumer son cigare sous le porche de notre maison pendant, les belles soirées d’été, celui de détruire les perce-oreilles cachés parmi les roses ; abominables insectes qui, affirmait-il, nous auraient envahis sans le secours efficace de ses fumigations. Toutes les fois qu’il pleuvait, nous étions sûrs de le voir ; il éprouvait, ces jours-là, un besoin impérieux de me mettre hors de moi-même en piétinant sur les cors de mon esprit boiteux, ou de forcer, en insultant la mémoire d’Hofer et de Guillaume Tell, mistress Crimsworth à évoquer le dragon qu’elle portait dans son sein.

De notre côté, nous allions souvent à Hunsden-Wood, et c’était toujours avec bonheur ; s’il y avait du monde, les personnes que nous y rencontrions nous intéressaient vivement par leur caractère et leurs discours : l’absence de toute passion mesquine, de tout esprit de localité, qui distinguait le maître de la maison et la société d’élite qu’il recevait chez lui, donnait à la conversation un tour plein de grandeur, et, plaçant la pensée au-dessus des intérêts individuels, lui permettait d’embrasser l’humanité tout entière. Hunsden fait d’ailleurs à merveille les honneurs de chez lui ; d’une politesse affable, il a, quand il veut bien s’en servir, une verve inépuisable qu’il met assez volontiers au service de ses hôtes. Le manoir lui-même n’est pas sans intérêt ; les vastes pièces ont un cachet historique ; les corridors sentent la légende ; les chambres à coucher, au plafond bas et aux vitraux en losanges, ont l’air d’être hantées par les habitants de l’autre monde ; leur propriétaire a recueilli dans ses voyages de nombreux objets d’art, distribués avec goût dans ses galeries boisées de chêne, où j’ai vu quelques tableaux et deux ou trois statues que plus d’un noble amateur aurait pu lui envier.

Il arrive souvent à Hunsden, lorsque nous avons dîné chez lui, de nous ramener le soir, et de venir avec nous jusqu’à la maison ; les bois qui entourent sa demeure sont d’une vaste étendue ; les détours qu’il faut faire pour en sortir, et pour traverser les landes et les clairières, font une longue promenade du sentier qui conduit à Daisy-Lane ; et lorsque la lune éclaire la futaie, que, par une nuit tiède et embaumée, le murmure du ruisseau caché entre les aunes accompagne la voix du rossignol, minuit a sonné plus d’une fois à l’église d’un hameau éloigné avant que le seigneur d’Hunsden-Wood ait quitté notre berceau de lierre. Il cause alors avec un abandon, un calme et une douceur qu’on n’aurait pas attendus de sa nature, et qu’il ne montre qu’en ces instants d’épanchement. Il oublie la discussion et s’entretient du passé ; il raconte l’histoire de sa famille, nous dit un mot de la sienne, et entr’ouvre son cœur.

Un soir que, sous un beau ciel étoilé du mois de juin, m’amusant à le railler au sujet de son idéal, je lui demandais à quelle époque cette beauté superbe viendrait greffer ses charmes sur le vieux chêne d’Hunsden, il répondit vivement :

« Ce que vous appelez mon idéal est une réalité ; regardez plutôt, en voici l’ombre ; cela ne prouve-t-il pas un corps ? »

Et, nous’, attirant dans une clairière où les hêtres s’écartaient pour découvrir le ciel, Hunsden nous montra une miniature qu’il tira de sa poitrine. Frances la saisit avec ardeur, et l’examina la première ; puis elle me la donna, en cherchant à lire sur ma figure ce que je pensais de ce portrait. C’était celui d’une femme admirablement belle, ayant, ainsi qu’il l’avait dit un jour, des traits harmonieux et réguliers ; la peau était brune ; les cheveux, d’un noir bleu, rejetés négligemment en arrière, dégageaient le front et les tempes, comme si tant de beauté dispensait de toute coquetterie ; l’œil italien plongeait dans le vôtre un regard indépendant et fier ; la bouche était aussi ferme que belle, le menton bien dessiné ; le nom de Lucia était gravé en lettres d’or au dos de la miniature.

« Cette tête est pleine de vie et de réalité, » dis-je après l’avoir contemplée pendant quelques instants.

Hunsden sourit.

« Tout était réel dans Lucia, répondit-il.

— Et c’est la femme que vous auriez voulu épouser ? lui demandai-je.

— Assurément ; et la meilleure preuve que la chose était impossible, c’est qu’elle ne s’est pas faite. »

Il reprit la miniature, et s’adressant à ma femme :

« Qu’en pensez-vous ? dit-il en boutonnant son habit, après avoir replacé le portrait sur son cœur.

— Je suis sûre que Lucia a porté des chaînes, mais qu’elle les a brisées, lui répondit Frances ; je ne parle pas du lien conjugal plutôt que d’un autre, mais d’une chaîne sociale quelconque : ce visage est celui d’une personne qui a fait de puissants efforts pour soustraire de précieuses facultés à une contrainte insupportable dont elle a triomphé ; puis, lorsqu’elle eut conquis sa liberté, ajouta Frances, Lucia étendit ses ailes et fut emportée plus loin que… »

Elle hésita :

« Continuez, lui dit Hunsden.

— Que les convenances ne vous permettaient de la suivre.

— Je crois que vous devenez impertinente.

— Lucia est montée sur la scène ; vous n’avez jamais sérieusement songé à l’épouser ; vous admiriez son originalité, son audace, l’énergie physique et morale dont elle avait fait preuve ; qu’elle fût danseuse, cantatrice ou tragédienne, vous étiez enthousiaste de son talent ; vous adoriez sa beauté, qui répondait à l’idéal que vous aviez rêvé, mais je suis sûre qu’elle habitait une sphère où vous ne pouviez penser à vous choisir une femme.

— C’est ingénieux, remarqua Hunsden ; quant à la vérité du fait, c’est une autre question. Mais ne comprenez-vous pas que la petite lampe qui vous anime pâlit complètement à côté de l’astre de Lucia ?

— Parfaitement.

— Elle a au moins de la loyauté. Et pensez-vous que la faible lumière que vous répandez puisse longtemps encore satisfaire le professeur ?

— C’est à lui qu’il faut demander cela, monsieur Hunsden.

— Ma vue a toujours été trop faible pour supporter un vif éclat, » répondis-je en ouvrant la petite porte du jardin.

Depuis lors s’est écoulée une série de beaux jours dont celui-ci est assurément le plus doux. On termine la fenaison ; le foin nouveau qu’on rapporte de la prairie verse dans l’air son odeur balsamique ; Frances vient de me proposer de prendre le thé sur la pelouse ; je vois d’ici la table ronde, mise à l’ombre d’un hêtre et déjà couverte de la théière et des tasses. Hunsden va venir. J’entends sa voix qui tranche une question avec autorité ; Frances lui répond : elle est d’un autre avis, suivant son habitude. Ils se disputent à propos de Victor ; Hunsden affirme que sa mère n’en fera qu’une poule mouillée ; mistress Crimsworth répond avec vivacité qu’elle aime cent fois mieux cela que d’avoir pour fils un mauvais sujet du goût de M. Hunsden ; que si, au lieu d’être une comète errante allant toujours on ne sait où, sans but et sans raison, le susdit Hunsden restait dans le voisinage, elle n’aurait de repos qu’après avoir envoyé Victor à cent milles de Daisy-Lane : car, avec ces abominables maximes et ces odieux principes, un tel voisin entraînerait à leur perte les enfants les mieux doués.

Quelques lignes sur Victor avant de remettre ce manuscrit dans mon tiroir ; quelques lignes seulement, car je viens d’entendre le cliquetis des cuillers que l’on met près des assiettes. Victor est aussi loin d’être un joli enfant, que moi d’être un bel homme, ou sa mère une jolie femme : il est maigre et pâle, avec de grands yeux bruns comme ceux de Frances, et enfoncés comme les miens ; il est très-mince, un peu grand pour son âge, mais bien proportionné et d’une santé parfaite. Je n’ai jamais vu d’enfant sourire moins fréquemment et froncer les sourcils d’une manière plus prononcée que Victor, lorsqu’il a le front penché au-dessus d’un livre qui l’intéresse, ou qu’il écoute un récit d’aventures merveilleuses, un combat ou un voyage que lui raconte sa mère ou son ami Hunsden. Mais, bien gu’il soit tranquille et sérieux, il n’est pas triste, encore moins malheureux ; il possède au contraire une faculté de ressentir la joie qui arrive à l’enthousiasme et qui m’effraye souvent. II a appris à lire d’après l’ancienne méthode, dans un vieil alphabet posé sur les genoux de sa mère ; et il a fait des progrès si rapides, qu’on n’a pas eu besoin de recourir aux lettres d’ivoire, aux images et autres moyens de séduction qu’on emploie aujourd’hui. À peine a-t-il su lire qu’il a dévoré tous les livres qu’on lui a donnés ; son amour pour la lecture paraît encore s’accroître ; ses joujous sont peu nombreux, il n’en désire pas davantage : mais il aime réellement ceux qu’il possède, et la tendresse qu’il porte à deux ou trois animaux acquiert la puissance d’une véritable passion. M. Hunsden lui donna un jour un petit chien qu’il nomma Yorke, du nom du donateur ; quelques mois après, l’animal, arrivé au terme de sa croissance, était devenu un dogue superbe de la plus grande espèce, dont le caractère féroce avait toutefois été modifié par les caresses de l’enfant. Victor ne voulait aller nulle part sans Yorke ; c’était la première chose qu’il cherchât en s’éveillant, et la dernière qu’il laissât en se couchant. Yorke était à ses pieds quand il prenait ses leçons, jouait avec lui dans le jardin, l’accompagnait dans le bois, restait à côté de sa chaise pendant les repas, et recevait sa nourriture de la main de son petit maître. Un jour Hunsden emmena Yorke à la ville ; la pauvre bête y rencontra un chien enragé qui le mordit ; aussitôt que Hunsden m’eut informé de la circonstance, j’allai dans la cour, et je déchargeai mon fusil sur le malheureux animal. Yorke resta froudroyé sur la place ; il ne m’avait même pas vu lever mon arme, car j’avais eu l’attention de me placer derrière lui. Il y avait à peine deux minutes que j’étais rentré, lorsque des cris de désespoir me rappelèrent dans la cour : c’était Victor, qui, agenouillé auprès de son chien bien-aimé, le serrait dans ses bras en sanglotant de toutes ses forces.

« Je ne vous le pardonnerai jamais, papa, s’écria-t-il dès qu’il m’eut aperçu, jamais, jamais ! C’est vous qui avez tué Yorke ; je vous ai bien vu par la fenêtre ; je ne vous croyais pas si méchant, et je ne vous aime plus du tout, du tout. »

Je fis tous mes efforts pour lui expliquer l’affreuse nécessité qui m’avait fait agir, et pour tâcher de le calmer ; il restait inconsolable, et répétait d’une voix dont je ne puis rendre l’amertume, et qui me déchirait le cœur »

« Vous auriez dû le guérir ; il fallait au moins essayer ; vous ne l’avez pas même pansé, et maintenant il est trop tard. »

Il embrassa de nouveau le cadavre de Yorke et ses larmes redoublèrent ; j’attendis patiemment que sa douleur se fût épuisée par l’excès même de sa violence, et je le portai à sa mère, bien certain qu’elle parviendrait à le consoler ; elle le prit sur ses genoux et le serra contre son cœur ; elle le couvrit de ses baisers en le regardant avec tendresse ; puis, quand ses pleurs eurent cessé, elle lui dit que Yorke n’avait pas souffert et que, si on l’avait laissé mourir naturellement, il serait mort au milieu d’effroyables tortures ; elle lui répéta surtout que je n’étais pas cruel, car cette idée semblait causer une peine affreuse au pauvre enfant ; elle ajouta que c’était par amour pour Yorke et pour lui que j’avais agi ainsi, et que cela me brisait le cœur de lui voir tant de chagrin.

Victor n’aurait pas été le fils de son père, si de pareilles considérations, murmurées d’une voix si douce, entremêlées de caresses si tendres, n’avaient produit aucun effet sur lui. Il se calma peu à peu, appuya sa tête sur l’épaule de sa mère, et demeura immobile pendant quelques instants ; puis levant les yeux, il la pria de lui dire encore une fois que Yorke n’avait pas souffert en mourant et que je n’étais pas cruel. Les paroles bienfaisantes furent répétées avec la même tendresse ; l’enfant posa de nouveau sa joue sur la poitrine de sa mère, où il resta paisiblement.

Une heure après, il vint me trouver dans la bibliothèque, me demanda si je voulais lui pardonner, et me témoigna le désir de se réconcilier avec moi ; je l’attirai dans mes bras ; tout en causant ensemble, je vis poindre dans son âme des sentiments et des pensées que j’étais heureux de rencontrer chez mon fils. J’y pressentais, à vrai dire, les éléments de ce que notre ami appelait un brave garçon, et Frances un mauvais sujet, cette étincelle qui brille au-dessus d’une coupe de vin ou qui allume le feu des passions : mais je découvrais en même temps dans son cœur le germe de la pitié, de la sensibilité, de la loyauté, et dans son intelligence la promesse d’une énergie, d’une haute raison et d’une droiture qui me rendraient fier un jour. Je déposai sur son large front un baiser plein de tendresse et d’orgueil, et il partit consolé.

Le lendemain matin, je l’aperçus à l’endroit où l’on avait enterré le pauvre Yorke ; ses mains couvraient sa figure, et je crus voir qu’il pleurait ; il fut triste pendant longtemps, et plus d’une année s’écoula avant qu’on pût lui parler d’avoir un autre chien.

Il nous quittera bien tôt pour aller à Eton, où je crains bien qu’il ne passe la première année dans une profonde tristesse ; la séparation brisera son cœur et l’absence le fera longtemps souffrir. Ce ne sera pas un piocheur ; mais l’émulation, le besoin d’apprendre, la gloire du succès, l’entraîneront, et il finira par travailler. Quant à moi, j’éprouve une forte répugnance à fixer l’heure qui m’arrachera mon seul rejeton pour le transplanter au loin ; lorsque j’en parle à Frances, elle m’écoute en silence, comme s’il s’agissait de quelque opération terrible qui la fait frissonner, et qui exigera tout son courage. Avant peu cependant, il faudra prendre cette détermination douloureuse, et je le ferai sans hésiter : car, bien que Frances ne veuille pas, comme le dit Hunsden, faire de son fils une poule mouillée, elle l’accoutume à une indulgence et à une tendresse qu’il ne retrouverait chez personne et qui lui manqueraient un jour. Elle voit d’ailleurs comme moi, dans le caractère de Victor, une ardeur concentrée qui se révèle de temps à autre par de sinistres éclairs. Hunsden prétend que c’est un rayon du feu céleste qu’il serait coupable d’étouffer ; j’y reconnais au contraire la fermentation du levain qui causa la chute d’Adam, et qu’il faut sinon réprimer à coups de fouet, du moins diriger avec sollicitude, afin d’en tirer une force qui lui soit utile dans la vie.

La souffrance physique ou morale sera peu de chose à mes yeux, si elle peut lui donner l’énergie nécessaire pour gouverner ses passions et pour lui faire acquérir le don précieux de se dominer soi-même. Frances ne donne aucun nom à ce quelque chose qui caractérise la nature de son fils ; et, quand l’esprit de révolte se manifeste par les grincements de dents, le feu du regard et la colère que fait naître chez lui le désappointement ou la douleur, elle le prend dans ses bras, ou l’emmène se promener dans les bois ; seule avec lui, elle le raisonne de sa voix persuasive, elle le regarde avec tendresse, et Victor est infailliblement ramené à la douceur. Mais est-ce la raison et l’amour que le monde opposera plus tard à la violence de l’homme ? non ; l’éclair de ses yeux noirs, le nuage de son front, le frémissement de ses lèvres, n’appelleraient sur lui que des coups au lieu de caresses ; mieux vaut donc la souffrance salutaire d’où il sortira meilleur un jour.

Quant à présent, je le vois là-bas sous le hêtre à côté de son ami Hunsden ; celui-ci a la main appuyée sur l’épaule de l’enfant, et Dieu sait quel principe il lui glisse à l’oreille. Victor l’écoute en souriant, il est charmant ainsi ; jamais il ne ressemble autant à sa mère que lorsqu’il vient à sourire : quel dommage que le soleil brille si rarement ! Victor a une préférence marquée pour Hunsden, plus vive peut-être qu’il ne serait à désirer. Frances ne regarde pas sans inquiétude cette liaison tant soit peu dangereuse ; quand elle voit son fils sur les genoux de Hunsden, ou appuyé contre lui, elle va et vient, rôdant autour d’eux avec anxiété, comme une colombe qui cherche à protéger sa couvée contre l’oiseau de proie qui la menace ; elle voudrait que Hunsden eût des enfants, pour qu’il pût comprendre le danger qu’il y a d’exciter leur orgueil et d’encourager leurs caprices.

Elle approche de ma fenêtre, elle écarte le chèvrefeuille qui en cache à demi les vitraux, et m’annonce que tout est prêt pour le thé ; voyant que je continue d’écrire, elle entre dans la bibliothèque ; elle vient tout doucement auprès de moi, pose sa main sur mon épaule, et me reproche mon trop d’application au travail : je lui réponds que je vais avoir bientôt fini. Elle prend une chaise, et s’assied-à côté, de moi. Sa présence a pour mon âme autant de charme que les rayons du couchant, le parfum- des fleurs et le calme de cette belle soirée, en ont pour mes sens.

Mais voilà Hunsden qui arrive à son tour ; il se penche par la fenêtre dont il écarte brusquement le chèvrefeuille, troublant ; dans sa vivacité, un papillon et deux abeilles.

« Crimsworth ! William Crimsworth ! dit-il ; prenez-lui la plume des mains, mistress, et faites-lui relever la tête.

— Qu’est-ce qu’il y a, Hunsden ? je vous écoute…

— Je suis allé hier à la ville ; votre frère a spéculé sur les chemins de fer ; il est maintenant plus riche que Crésus ; on ne le connaît plus à Piece-Hall que sous le nom de Cerf-dix-Cors. J’ai aussi des nouvelles de Brown ; M. et Mme Vandenhuten parlent de venir vous voir le mois prochain, en compagnie de Jean-Baptiste. Quant aux Pelet, dont il me touche un mot, il me fait entendre que leur harmonie domestique est loin d’être excellente, mais que leurs affaires vont on ne peut mieux, circonstance qui les dédommage amplement des traverses qu’ils peuvent avoir du côté des sentiments. Invitez-les donc à venir passer les vacances chez vous, Crimsworth ! j’aurais tant de plaisir à voir Zoraïde, l’objet de vos premières amours ! Ne soyez pas jalouse, mistress ; mais il a été fou de cette dame ; je suis sûr du fait. Brown me dit qu’elle pèse actuellement cent soixante et quelques livres ; vous voyez combien vous avez perdu, malheureux professeur ! Maintenant, monsieur et madame, si vous ne venez pas prendre le thé, Victor et moi nous commencerons sans vous.

— Viens donc, papa ! »



FIN.




Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
rue de Vaugirard, 9, près de l’Odéon.