Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 13-20).

CHAPITRE II.

Une belle matinée d’octobre succéda à la soirée brumeuse pendant laquelle j’avais été, pour la première fois, introduit à Crimsworth-Hall. J’étais sur pied de bonne heure, et je me promenai dans le parc qui entourait la maison. Le soleil d’automne, en se levant sur les collines, éclairait un paysage qui n’était pas sans beauté : des bois aux feuilles jaunies variaient l’aspect des champs dépouillés de leurs moissons ; une rivière coulait entre les arbres et réfléchissait un ciel pâle où glissaient quelques nuages ; sur ses rives on apercevait, à de fréquents intervalles, de hautes cheminées cylindriques, tourelles élancées qui indiquaient la présence des manufactures à demi cachées par le feuillage ; et, çà et là, suspendues au flanc des coteaux, s’élevaient de grandes et belles maisons pareilles à celle de mon frère. À une distance d’environ cinq milles, un vallon, qui s’ouvrait entre deux collines peu élevées, renfermait dans ses plis la cité de X… Un nuage épais et constant planait au-dessus de la ville industrieuse où étaient situés l’usine et les magasins d’Édouard. La vapeur et les machines avaient depuis longtemps banni de ces lieux la solitude et la poésie ; mais le pays était fertile et présentait dans son ensemble un aspect riant et animé.

J’arrêtai pendant longtemps mon regard et mon esprit sur ce tableau mouvant ; rien dans cette vue ne faisait battre mon cœur, rien n’y éveillait en moi l’une de ces espérances que l’homme doit ressentir en face des lieux où il va s’ouvrir une carrière. « Tu te révoltes contre le fait qui s’impose, me disais-je à moi-même ; tu es un fou, William, tu ne sais pas ce que tu veux : c’est toi qui as choisi la route que tu vas suivre ; il faut que tu sois commerçant, puisque tu l’as voulu. Regarde la fumée noire qui s’échappe de cet antre, c’est là qu’est désormais ton poste ; là, tu ne pourras plus méditer et faire de vaines théories ; là-bas, au lieu de rêver, on agit et l’on travaille. »

Après m’être ainsi gourmandé, je revins à la maison. Mon frère était dans la salle à manger ; nous nous abordâmes avec froideur : j’avoue que, pour ma part, il m’aurait été impossible de lui sourire, tant il y avait dans ses yeux, lorsqu’ils rencontrèrent les miens, quelque chose d’antipathique à ma nature. Il me dit bonjour d’un ton sec, et, prenant un journal qui se trouvait sur la table, il se mit à le parcourir de l’air d’un homme qui saisit un prétexte pour échapper à l’ennui de causer avec un inférieur. Si je n’avais pas eu la ferme résolution de tout supporter, au moins pendant quelque temps, ses manières auraient certainement fait éclater l’expression d’une inimitié que je m’efforçais de contenir. Je mesurai de l’œil son corps vigoureux, ses proportions admirables, et voyant mon image dans la glace qui était au-dessus delà cheminée, je m’amusai à comparer nos deux figures : je lui ressemblais de face, bien que je n’eusse pas sa beauté ; mes traits étaient moins réguliers que les siens ; j’avais l’œil plus foncé, le front plus large ; mais je n’avais pas sa taille, et je paraissais grêle à côté de lui : bref, Édouard était beaucoup plus bel homme que moi ; et, s’il avait au moral la même supériorité qu’au physique, je deviendrais assurément son esclave ; car je ne devais pas m’attendre à ce qu’il usât de générosité envers un être plus faible que lui ; son œil froid et cruel, ses manières arrogantes, sa physionomie où la dureté se mêlait à l’avarice, tout faisait pressentir que c’était un maître implacable. Avais-je l’esprit assez fort pour lutter contre lui ? je n’en savais rien, ne l’ayant pas essayé.

L’entrée de ma belle-sœur changea le cours de mes pensées ; elle était vêtue de blanc et rayonnante de jeunesse et de fraîcheur ; je lui adressai la parole avec une certaine aisance que semblait permettre son insouciante gaieté de la veille au soir ; elle me répondit froidement et d’un air contraint : son mari lui avait fait la leçon ; elle ne devait pas se montrer familière avec l’un de ses commis.

Dès qu’il eut fini de déjeuner, mon frère m’avertit qu’avant cinq minutes sa voiture serait devant le perron, et que j’eusse à me tenir prêt pour l’accompagner à X… Nous fûmes bientôt sur la route, où Edouard faisait voler rapidement son gig, auquel était attelé ce cheval rétif qui effrayait tant ma belle-sœur ; une ou deux fois Jack parut disposé à se cabrer sous le mors, mais un coup de fouet vigoureusement appliqué le fit bientôt rentrer dans l’obéissance, et les narines dilatées et frémissantes de son maître exprimèrent la joie que celui-ci éprouvait du résultat de la lutte : du reste, Édouard ne me parla presque pas durant cette courte promenade, et n’ouvrit guère la bouche que pour jurer contre son cheval.

Tout n’était que mouvement et fracas dans la ville de X… lorsque nous y arrivâmes ; nous franchîmes les faubourgs, et, laissant de côté les rues occupées par les maisons des habitants, les églises et les boutiques, nous nous dirigeâmes vers le quartier des fabriques et des vastes magasins. Deux portes massives nous donnèrent accès dans une grande cour ; une usine était devant nous, vomissant des tourbillons de suie et faisant vibrer ses murs épais sous la commotion puissante de ses entrailles de fer ; des ouvriers allaient et venaient de tous côtés, chargeant et déchargeant des wagons. Édouard jeta un regard autour de lui et parut comprendre tout ce que faisaient ces hommes ; il descendit de voiture et, abandonnant son cheval aux soins d’un ouvrier qui s’avança immédiatement, il m’ordonna de le suivre. Nous entrâmes dans une pièce bien différente des salons de Crimsworth-Hall ; c’était un cabinet aux murailles nues, et dont un coffre de sûreté, deux pupitres, deux tabourets et quelques chaises, formaient tout l’ameublement. Un individu était assis devant l’un des deux pupitres ; il ôta son bonnet grec lorsqu’Edouard entra, et s’enfonça de nouveau dans ses écritures et ses calculs.

Édouard se dépouilla de son mackintosh et s’assit au coin du feu, près duquel je restai debout.

« Steighton, laissez-nous, dit-il ; j’ai à parler d’affaires avec ce gentleman ; vous reviendrez quand je vous sonnerai. »

Le commis se leva sans répondre et sortit du bureau ; Édouard attisa le feu, se croisa les bras et resta un moment pensif, les lèvres comprimées et les sourcils froncés. Je le regardais avec attention ; quel beau visage ! comme ses traits étaient bien dessinés ! d’où provenait cet air dur, cet aspect désagréable, en dépit de sa beauté ?

« Vous êtes venu ici pour étudier le commerce ? me demanda-t -il tout à coup.

— Oui, lui répondis-je.

— Avez-vous bien réfléchi à cette détermination ?

— Certainement.

— C’est bon. Je ne suis pas forcé de vous prêter mon concours ; mais j’ai ici une place vacante, et, si vous êtes capable de la remplir, je vous prendrai à l’essai. Possédez-vous autre chose que la friperie d’une éducation de collège, du grec, du latin et autres billevesées ?

— J’ai appris les mathématiques.

— Sottise !

— Je connais assez le français et l’allemand pour écrire dans ces deux langues.

— Pouvez-vous lire ceci ? » me demanda-t -il en me passant un papier qu’il avait pris dans un carton.

C’était une lettre de commerce en allemand ; je lui en fis la traduction ; mais je ne pus deviner s’il fut satisfait ou non, car son visage demeura impassible.

« Il est heureux que vous sachiez quelque chose qui puisse vous permettre de gagner votre vie, reprit-il après un instant de silence ; puisque vous connaissez le français et l’allemand, je vous prends en qualité de second commis pour traiter la correspondance étrangère ; la place est bien rétribuée : quatre-vingt-dix guinées par an, c’est très-beau pour commencer. Maintenant, poursuivit-il en élevant la voix, écoutez bien ce que je vais vous dire à propos de nos relations de famille et de toutes les blagues du même genre ; tenez-vous pour averti : je ne vous passerai rien sous prétexte que vous êtes mon frère ; si je vous trouve négligent, paresseux, dissipé ou stupide, ayant enfin quelque défaut qui soit nuisible aux intérêts de la maison, je vous congédie sans pitié, comme je le ferais d’un étranger ; quatre-vingt-dix guinées sont un fort beau traitement, et j’espère bien avoir en échange des services d’une valeur équivalente à la somme que je vous donne. Rappelez-vous que chez moi tout est rigoureux et positif : les habitudes, les sentiments et les idées ; m’avez-vous bien compris ?

— Vous voulez dire, je suppose, que je dois travailler pour gagner mon salaire, n’attendre aucune faveur de votre part et ne compter sur rien en dehors du traitement qui m’est alloué ? C’est précisément ce que je désire ; et j’accepte, à ces conditions, la place que vous m’offrez dans vos bureaux. »

Je tournai sur mes talons et je m’approchai de la fenêtre, sans chercher cette fois à lire sur la physionomie d’Édouard quelle impression il pouvait ressentir de mes paroles.

« Peut-être espérez-vous, reprit-il, avoir un appartement chez moi et une place dans ma voiture pour aller et venir matin et soir ; détrompez-vous ; je tiens à pouvoir disposer de mon gig en faveur des gentlemen que, pour affaires, j’emmène quelquefois passer une nuit à la Hall. Tous chercherez un logement à la ville.

— C’était bien mon intention, répondis-je ; il ne me conviendrait nullement d’habiter votre maison. »

Je parlais avec le calme qui m’est habituel et dont je ne me dépars jamais ; Edouard, au contraire, perdit toute réserve, son œil s’enflamma, et, se tournant vers moi brusquement :

« Vous n’avez rien, me dit-il avec colère ; comment vivrez-vous en attendant que le premier terme de vos appointements soit échu ?

— Ne vous en inquiétez pas, répondis-je.

— Mais comment vivrez-vous ? répéta-t-il d’une voix plus haute.

— Comme je pourrai, monsieur Crimsworth.

— Endettez-vous, cela vous regarde, répliqua-t-il ; vous avez probablement des habitudes aristocratiques ; je vous engage à les perdre ; je ne souffre pas la moindre sottise, et vous ne toucherez pas un schelling en dehors de votre salaire, quelle que soit la position où vous vous soyez mis ; ne l’oubliez jamais.

— Non, monsieur ; vous verrez que j’ai bonne mémoire. »

Je n’ajoutai pas un mot : je sentais que ce serait une folie de raisonner avec un homme du caractère de M. Crimsworth ; une plus grande encore de lui répondre avec emportement.

« Je resterai calme, dis-je en moi-même ; lorsque la coupe débordera, je m’en irai ; jusque-là soyons patient ; il y a une chose certaine, c’est que je suis capable de faire la besogne qui va m’être confiée, que je gagnerai mon argent en conscience et que la somme est suffisante pour me permettre de vivre. Quant à mon frère, s’il est dur et hautain à mon égard, ce sera sa faute et non la mienne ; son injustice ne doit pas me détourner de la route que j’ai choisie ; je ne suis, d’ailleurs, qu’au début ; l’entrée est difficile, mais plus tard la voie peut s’élargir. »

Tandis que je me faisais ce raisonnement, Édouard tira le cordon de la sonnette ; le premier commis rentra dans le bureau.

« Monsieur Steighton, lui dit Édouard, donnez à M. William les lettres de Voss frères, ainsi que la copie des réponses qui leur a été faite en anglais ; il les traduira en allemand. »

Mon collègue était un homme d’environ trente-cinq ans, dont la face empâtée annonçait une pesanteur d’esprit qui n’excluait pas la ruse ; il s’empressa d’exécuter l’ordre que lui donnait M. Crimsworth, et je me mis immédiatement à la besogne. Une joie réelle accompagnait ce premier effort que je faisais pour gagner ma vie ; une joie profonde que n’affaiblissait pas la présence du maître, dont l’œil essayait de deviner ce qui se passait dans mon âme. Je me sentais aussi tranquille sous ce regard que si j’avais été abrité par la visière d’un casque ; il pouvait examiner à son aise les lignes de mon visage, le sens lui en restait caché ; ma nature différait trop de la sienne pour qu’il pût la comprendre, et les caractères visibles qui la manifestaient n’avaient pas pour lui plus de valeur que les mots inconnus d’une langue étrangère. Aussi, renonçant bientôt à un examen qui trompait son attente, il se détourna de moi tout à coup, et sortit pour aller à ses affaires. Il revint dans le bureau à plusieurs reprises, avala, chaque fois, un verre d’eau mélangé d’eau-de-vie, dont il prenait les éléments dans une armoire placée auprès de la cheminée, jeta un coup d’œil sur mes traductions, et sortit sans rien dire.