Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 179-201).




CHAPITRE XIX.


Si les romanciers observaient consciencieusement la vie réelle, les peintures qu’ils nous donnent offriraient moins de ces effets de lumière et d’ombre qui produisent dans leurs tableaux des contrastes saisissants. Les personnages qu’ils nous présentent n’atteindraient presque jamais les hauteurs de l’extase et tomberaient moins souvent encore dans l’abîme sans fond du désespoir : car il est rare de savourer la joie dans toute sa plénitude, plus rare peut-être de goûter l’âcre amertume d’une angoisse complètement désespérée ; à moins que l’homme ne se soit plongé, comme la bête, dans les excès d’une sensualité brutale, qu’il n’y ait usé ses forces et détruit les facultés qu’il avait reçues pour être heureux. Comment alors devra finir l’agonie qu’il endure ? trop faible pour conserver la foi, sa vie n’est plus que douleur et la mort ne lui apporte que ténèbres ; Dieu n’a plus de place dans son âme abattue, où rampent les hideux souvenirs que le vice y a laissés ; il arrive au bord de la tombe où la débauche le précipite avant l’heure, haillon rongé par d’affreuses maladies, tordu par la souffrance, et qu’enfonce sous le gazon du cimetière l’inexorable talon du désespoir.

Celui dont l’esprit a gardé sa puissance, ne connaît pas ces tortures infernales : il chancelle un instant si la ruine vient à l’atteindre ; mais son énergie, réveillée par le coup même dont il vient d’être frappé, cherche le moyen de réparer sa perte et trouve dans le travail un adoucissement à ses regrets. S’il est malade, il prend patience et conserve l’espoir au milieu de ses douleurs. La mort lui arrache-t-elle violemment l’objet de son affection, la blessure est horrible, ce sont des jours affreux qu’il lui faudra passer ; mais un matin la religion s’introduira dans sa demeure avec les premiers rayons du soleil, et lui dira qu’il doit retrouver plus tard l’être chéri qu’il a perdu ; elle lui parlera d’un monde où le péché est inconnu, où l’on ignore la souffrance ; elle prononcera ces deux mots : Éternité, immortalité, que les hommes ne peuvent pas comprendre, mais auxquels ils s’attachent avec amour ; à la clarté de la céleste lumière, l’esprit du malheureux verra celui qu’il pleure reposant au sein de la paix éternelle ; il pensera au moment où, dépouillé de son corps, il ira rejoindre cette âme adorée au bienheureux séjour ; il reprendra courage, accomplira les devoirs que la vie lui impose, et, bien que la tristesse ne l’ait pas abandonné, l’espérance lui donnera la force d’en supporter le fardeau.

C’est la perte de mon élève bien-aimée qui m’inspirait ces réflexions ; la perte du trésor qu’on m’arrachait sans pitié et qu’on m’empêchait de rejoindre. Toutefois je ne permis point à mon ressentiment et à ma douleur d’atteindre des proportions monstrueuses ; je ne voulus pas même qu’ils s’emparassent de mon âme tout entière : je les renfermai dans un étroit espace au fond de mon cœur, et je leur imposais silence tant que j’avais à m’occuper des devoirs qui remplissaient ma journée. Ce n’était qu’au moment où j’avais fermé la porte de ma chambre que je me relâchais de ma sévérité envers ces tristes nourrissons, et que je leur permettais de donner cours à leurs plaintes ; ils se vengeaient alors, et, s’asseyant à mon chevet, ils me tenaient éveillé par leurs cris douloureux qui duraient jusqu’au jour.

Une semaine s’était écoulée ; je n’avais pas adressé la parole à Mlle Reuter ; j’étais resté calme en face d’elle, bien que mon regard témoignât du mépris qu’elle m’inspirait et lui exprimât l’opinion que j’avais d’une personne qui écoutait les conseils de la jalousie et se faisait un instrument de la trahison. Le-samedi soir, après avoir fini de donner ma leçon, j’entrai dans la salle à manger où elle se trouvait seule ; et, me plaçant devant elle : « Auriez-vous la bonté, lui dis-je aussi tranquillement que si c’eût été la première fois que je lui faisais cette question, auriez-vous la bonté de me dire l’adresse de Mlle Henri ? »

Elle fut surprise, mais non déconcertée : « Monsieur a probablement oublié, répondit-elle en souriant, que je lui ai dit, il y a huit jours, tout ce que je savais à cet égard, c’est-à -dire que j’ignorais complètement ce qu’il désirait savoir.

— Mademoiselle, continuai-je, vous m’obligerez beaucoup en me donnant cette adresse. »

Elle parut un peu embarrassée, puis me regardant avec un air de naïveté admirablement jouée : « Pensez-vous, dit-elle, que je vous fais un mensonge ?

— Ainsi mademoiselle, continuai-je, en évitant de lui répondre directement, vous ne voulez pas m’obliger en me donnant cette adresse ?

— Mais, monsieur, il m’est impossible de vous dire une chose que j’ignore.

— Fort bien, mademoiselle, je vous comprends parfaitement, et je n’ai plus qu’un mot à vous dire : Nous sommes à la fin de juillet ; dans un mois commenceront les vacances ; profitez, je vous prie, des loisirs qu’elles vous laisseront pour chercher un professeur d’anglais ; je serai dans la nécessité de vous quitter à la fin du mois d’août. »

Je m’inclinai et je partis sans attendre les commentaires que cette nouvelle pouvait lui inspirer.

Le soir du-même jour, quelques instants après le dîner, le domestique m’apporta un petit paquet ; l’adresse en était d’une écriture bien connue et que je n’espérais plus revoir. J’étais seul dans ma chambre ; je m’empressai d’ouvrir ce paquet : il contenait quatre pièces de cinq francs et la lettre suivante, qui était écrite en anglais :

Monsieur, « Je me suis présentée hier chez Mlle Reuter à l’heure où vous finissiez votre leçon ; j’ai demandé si je pouvais entrer dans la classe, parce que j’avais à vous parler ; Mlle Reuter est venue elle-même m’apporter la réponse, et m’a dit que vous étiez déjà parti ; quatre heures n’étaient pas encore sonnées ; j’ai donc pensé qu’elle se trompait, mais j’en ai conclu que je ne serais pas plus heureuse une autre fois et qu’il était inutile de faire une nouvelle tentative. D’un autre côté, je fais tout aussi bien de vous écrire que de chercher à vous voir ; ma lettre enveloppera les vingt francs que je vous dois pour les leçons que j’ai reçues de vous, et, si elle ne vous exprime pas tous les remercîments que j’y ajoute, si elle ne vous dit pas adieu comme j’aurais voulu le faire, si elle ne vous dit pas combien je suis triste en pensant qu’il est probable que je ne vous reverrai plus, mes paroles auraient encore été plus impuissantes à s’acquitter de cette tâche ; en face de vous, j’aurais balbutié quelque phrase inintelligible, qui, au lieu de rendre ce que j’éprouve, n’aurait pu que dénaturer mes sentiments. Il vaut donc mieux qu’on m’ait refusé de vous voir.

« Vous avez remarqué, monsieur, dans mes compositions, que je m’arrêtais volontiers sur la force d’âme qui fait supporter la douleur ; vous me disiez que je m’étendais avec trop de complaisance sur ce thème et que j’y revenais trop souvent : mais il est plus facile d’écrire sur le courage que d’en avoir au moment où il devient nécessaire ; je me sens tout oppressée quand j’envisage le triste sort auquel je suis condamnée. Vous avez été bon pour moi, bien bon, monsieur ; je souffre et mon cœur se brise en vous disant adieu ; bientôt je serai seule au monde : mais il est inutile de vous attrister de mes malheurs, je n’ai aucun droit à votre sympathie.

« Adieu, monsieur.

« FRANCES ÉVANS HENRI. »


Je mis cette lettre dans mon portefeuille ; je glissai les quatre pièces de cinq francs dans ma bourse, et je parcourus ma petite chambre de long en large d’un pas assez rapide.

« Elle est pauvre, me disais-je ; cependant elle paye ses dettes, même plus qu’elle ne doit ; elle m’envoie le prix d’un trimestre et les trois mois ne sont pas encore échus. Je voudrais bien savoir de quoi elle s’est privée pour réunir ces vingt francs, comment elle est logée, quelle espèce de femme est sa tante. Pauvre Frances ! a-t-elle trouvé un emploi qui remplace celui qu’elle a perdu ? Il lui aura fallu courir de pension en pension, prendre des renseignements d’un côté, se présenter de l’autre, aller dans tel endroit pour y être désappointée. Que de fois elle sera rentrée chez elle, brisée de fatigue, sans avoir réussi ! Et cette demoiselle Reuter qui n’a pas voulu permettre qu’elle me fît ses adieux ! Ne pas avoir eu la chance de la voir pendant quelques minutes, d’échanger quelques phrases avec elle ! J’aurais appris où elle demeure ! Pas d’adresse sur ce billet, continuai-je en tirant sa lettre du portefeuille où je l’avais enfermée ; les femmes se ressemblent toutes : elles ne pensent à rien, et traitent les affaires avec une légèreté incroyable ; un homme aurait machinalement daté sa lettre et mis son adresse au billet le plus insignifiant. Et ces vingt francs ! (Je tirai les quatre pièces de ma bourse.) Si elle me les avait apportés, au lieu d’en faire un paquet lilliputien noué avec un brin de soie verte, j’aurais pu les replacer dans sa petite main et fermer sur eux ses doigts effilés et délicats ; j’aurais bien su la déterminer à les reprendre. Où la retrouver maintenant ? comment savoir où elle demeure ? »

J’ouvris la porte de ma chambre et je descendis à la cuisine.

« Qui vous a remis ce petit paquet ? demandai-je au domestique qui me l’avait apporté.

— Un commissionnaire, monsieur.

— A-t -il dit quelque chose ?

— Non, monsieur. »

Je remontai l’escalier sans en savoir davantage.

« C’est égal, me dis-je en fermant ma porte, c’est égal, je fouillerai toute la ville de Bruxelles. »

Pendant un mois j’employai tous mes instants de loisir à la chercher avec ardeur ; j’y consacrai tous les dimanches ; je la cherchai sur les boulevards, au Parc, dans l’Allée verte, à Sainte-Gudule, à Saint-Jacques, dans les deux chapelles protestantes ; j’assistai au service allemand, français et anglais : toutes mes recherches furent vaines. Je restais à la porte du Temple, persuadé qu’elle avait dû venir à l’office, j’attendais la sortie du dernier fidèle ; j’observais chaque robe drapant de ses plis une taille élancée ; je plongeais mon regard sous tous les chapeaux couvrant une jeune tête ; je voyais passer de jeunes filles serrant leurs mantelets sur leurs épaules tombantes, mais ce n’était pas la tournure de Frances. Je rencontrais de pâles visages encadrés de bandeaux bruns : tous ces visages me semblaient effacés, car je n’y retrouvais pas ce front large et pensif, ces sourcils bien marqués surmontant de grands yeux sombres à la fois graves et doux, que je cherchais avec tant d’impatience.

« Elle a quitté Bruxelles, murmurai-je en m’éloignant de la Chapelle royale, dont on venait de fermer la porte ; elle sera partie pour l’Angleterre, comme elle en avait l’intention ! »

Et je suivais tristement l’assemblée, qui se dispersa sur la place. J’eus bientôt dépassé les couples britanniques de gentlemen et de ladies ; bonté divine ! pourquoi donc s’habillent-ils aussi mal ? Je vois encore ces robes de riches étoffes à volants salis et chiffonnés, ces falbalas d’une hauteur énorme horriblement fripés, ces grands cols de dentelle aussi chers que disgracieux ; ces pantalons d’une forme étrange, ces gilets mal taillés qui tous les dimanches emplissent le chœur de la Chapelle royale, et qui, après le service anglais, se répandent sur la place, où ils contrastent si désavantageusement avec les toilettes élégantes qui vont à l’église de Cobourg. Je laissai derrière moi ces couples de Bretons suivis de leurs charmants enfants, de leurs femmes de chambre, de leurs grooms et de leurs valets ; je traversai la rue Royale et je pris celle de Louvain, une vieille rue tranquille et détournée. Je me rappelle qu’éprouvant alors une velléité d’appétit et ne me souciant pas de revenir prendre ma part du goûter qui devait être à ce moment-là sur la table du réfectoire, lequel se composait tout bonnement d’une flûte et d’un verre d’eau, j’entrai chez un boulanger afin de me restaurer d’un couc (mot flamand dont j’ignore l’orthographe ; à Corinthe, anglice), d’une tarte aux groseilles et d’une tasse de café ; de là je me dirigeai vers la porte de Louvain : je fus bientôt hors de la ville, et je montai la côte que l’on trouve à la sortie de la barrière. Je marchais lentement : car, bien que le ciel fût couvert, il faisait une chaleur étouffante. L’habitant de Bruxelles n’a pas besoin de faire une longue route pour trouver la solitude ; elle l’attend à une demi-lieue de la ville, dans les champs immenses, si tristes et pourtant si fertiles, qui entourent la capitale du Brabant, et où l’on n’aperçoit ni arbres ni sentiers. Lorsque je fus arrivé au sommet de la colline, j’éprouvai le désir de quitter la grande route que j’avais suivie jusque-là, et de parcourir cette plaine féconde qui s’étendait jusqu’à l’horizon, où la distance changeait en bleu terne la verdure de ses produits, qu’elle confondait avec les teintes livides d’un ciel orageux. Je pris un chemin de traverse qui se trouvait à ma droite ; j’arrivai bientôt en face d’une muraille blanche qui, à en juger par le feuillage s’élevant de l’autre côté, devait servir de clôture à une pépinière d’ifs et de cyprès dont les sombres massifs entouraient une croix de marbre noir, plantée probablement sur une petite éminence, et qui étendait ses bras au-dessus de la flèche de ces arbres lugubres ; je m’approchai, curieux de savoir à quelle maison pouvait appartenir ce jardin si bien gardé ; je tournai l’angle du mur, pensant découvrir quelque noble résidence, et je me trouvai tout à coup devant une grille de fer, derrière laquelle était une loge de portier. Je n’eus pas besoin de demander qu’on m’ouvrît ; la grille était entre-bâillée ; je poussai l’un des battants, la pluie en avait rouillé les gonds, et ils gémirent en tournant sur eux-mêmes. D’épais bosquets garnissaient l’entrée de cet enclos ; je remontai l’avenue ; elle était bordée d’objets dont le muet langage disait clairement vers quel endroit j’avais conduit mes pas : des croix, des tombeaux, des guirlandes d’immortelles, annonçaient la demeure destinée à tous les hommes ; j’étais dans le cimetière protestant qui est situé de l’autre côté de la porte de Louvain.

Le champ de mort était assez vaste pour qu’on pût s’y promener pendant une demi-heure sans fouler le même sentier ; il offrait des inscriptions nombreuses et variées aux amateurs d’épitaphes ; des hommes de toutes les nations et de toutes les races avaient déposé dans ce coin de terre les restes de leurs trépassés. On y voyait gravé dans toutes les langues, sur la pierre ou sur l’airain, le dernier tribut d’orgueil ou d’amour que le survivant paye à celui qui n’est plus. Ici l’Anglais avait érigé à sa Mary Smith ou à sa Jane Brown un monument où le nom seul de la défunte se lisait sur le marbre ; plus loin un mari français avait ombragé le tombeau de son épouse d’un massif de rosiers d’où s’élevait une tablette portant des vertus sans nombre de son Elmire ou de sa Célestine, un témoignage non moins brillant que les roses dont il était environné. Chaque nation avait à sa manière épanché sa douleur sur ces tombes ; mais combien cette douleur était muette ! Le bruit de mes pas étouffé par le sable me faisait tressaillir ; seul, il rompait le funèbre silence qui pesait sur ces lieux ; non-seulement les vents, mais encore la brise, paraissaient endormis aux quatre points de l’horizon ; pas un sanglot, pas un bruit de l’orient ou du nord, pas un murmure, pas un soupir de l’ouest ou du midi. Les nuages accumulés au ciel paraissaient immobiles ; pas un souffle n’agitait l’ombre des cyprès et des saules ; pas un frôlement d’ailes ne traversait la chaude atmosphère où languissaient les fleurs en attendant la pluie, et qui desséchait la terre où les morts gisaient insensibles au soleil comme à l’orage.

Importuné par le bruit de mes pas, je me détournai pour marcher sur la pelouse, et je me dirigeai vers un bouquet d’ifs qui se trouvait à l’écart ; il me sembla voir quelque chose remuer parmi les branches. Ma vue courte ne distinguait aucune forme ; c’était plutôt le sentiment d’une ombre qui paraissait et disparaissait aux détours de l’allée, qu’une perception réelle d’un objet indécis ; je crus néanmoins reconnaître une créature humaine ; j’approchai : c’était une femme, elle marchait avec lenteur ; évidemment elle se croyait seule, et méditait comme je le faisais moi-même.

Tout à coup elle se détourna et parut revenir sur ses pas ; du moins je suppose qu’elle venait de quitter l’endroit où elle s’enfonça bientôt, car autrement je l’aurais aperçue depuis longtemps. C’était, à l’extrémité du cimetière, un coin masqué par les arbres, où s’appuyait au mur d’enceinte une pierre tombale servant de chevet à une fosse nouvellement comblée ; je passai doucement derrière la personne que j’avais suivie, je jetai un coup d’œil sur la pierre où elle s’était arrêtée, j’y lus ces mots : « Julienne Henri, décédée à l’âge de soixante ans, le 10 août 18… » Mes yeux allèrent de l’inscription à la femme qui s’était assise auprès de cette tombe, ne se doutant pas qu’elle avait un témoin de sa douleur : c’était une jeune fille en deuil, vêtue d’une étoffe grossière et portant un chapeau de crêpe d’une extrême simplicité. Je sentis qui elle était avant même que mes yeux eussent pu la reconnaître ; et, restant immobile, je savourai la certitude de l’avoir enfin retrouvée. Je l’avais cherchée pendant un mois sans rien découvrir qui pût m’indiquer où elle était ; j’avais perdu peu à peu l’espérance ; il n’y avait pas une heure, pas une minute que je croyais être séparé d’elle à jamais ; et tandis que, cédant à ma douleur, je suivais, les yeux baissés, la trace que le chagrin avait marquée sur le gazon d’un cimetière, je retrouvais mon joyau perdu sur cette herbe nourrie de larmes.

Elle était assise au milieu des racines moussues des vieux ifs ; l’un de ses coudes était appuyé sur son genou, et sa tête reposait sur sa main. Elle conserva longtemps cette attitude pensive. À la fin ses yeux rencontrèrent le nom qui était gravé sur la pierre ; une larme glissa lentement sur sa joue pâlie ; son cœur venait de subir l’une de ces contractions douloureuses qu’on éprouve lorsqu’un être chéri vous a été arraché : elle essuya les pleurs qui coulaient maintenant avec abondance ; quelques sanglots lui échappèrent, et, la crise apaisée, elle redevint aussi calme qu’elle était auparavant. Je lui mis doucement la main sur l’épaule, elle se retourna vivement ; la pensée est tellement rapide, que Frances, avant de m’avoir regardé, savait, à l’éclair qui avait traversé son cœur, quel était celui qui se trouvait auprès d’elle ; ses traits n’avaient pas eu le temps d’exprimer la surprise, que la joie rayonnait dans ses yeux : elle m’avait reconnu avant d’être étonnée ; j’avais à peine remarqué sa pâleur qu’un vif éclat animait sa figure. C’était le soleil d’été jaillissant, au milieu d’un orage ; quoi de plus fécond et de plus doux que le rayon qui traverse un ciel noir ?

Je hais cette hardiesse qui vient d’un front d’airain et d’une âme insensible ; mais j’aime le courage d’un grand cœur, et la ferveur qui résulte d’un sang généreux ; j’aimai avec passion le regard plein de lumière que Frances ne craignit pas d’attacher sur le mien, et l’accent dont elle proféra cette parole :

« Mon maître ! mon maître ! »

J’adorai la confiance avec laquelle elle posa sa main dans la mienne ; je l’adorai telle que je la retrouvais à cette heure, sans fortune et sans famille ; sans charmes pour un homme sensuel, et pour moi toute beauté, l’objet de mon ardente sympathie, celle qui partageait mes sentiments, qui était l’écho de ma pensée ; le reliquaire où je rêvais d’enfermer les trésors d’amour que j’avais amassés ; l’incarnation de la franchise et de l’honneur, du dévouement et de la conscience ; un idéal de grâce et de fierté, d’élévation et de modestie ; une source inépuisable de tendresse, un mélange de force et de douceur, d’expansion et de réserve ; tout ce qui peut donner la paix et la sécurité, consoler dans l’infortune, faire un sanctuaire du foyer domestique, garantir une vie honnête et ajouter au bonheur. Elle avait tout mon respect, toute ma confiance, et lorsque, prenant son bras pour le passer au mien, nous sortîmes du cimetière, je sentis qu’elle avait tout mon amour.

« Enfin, lui dis-je lorsque la grille funèbre se fut bruyamment fermée derrière nous, je vous ai donc retrouvée ! Que ce mois de recherches m’a paru long, et que je m’attendais peu à rencontrer ma brebis perdue au milieu des tombeaux !

— Vous vous êtes donné la peine de me chercher ? s’écria-t -elle, sans paraître surprise de la différence qu’il y avait entre mon langage d’à présent et celui qu’elle m’avait connu autrefois. Je ne pensais pas que mon absence pût vous préoccuper, mais je souffrais amèrement d’être séparée de vous ; j’en étais bien triste, alors même que des circonstances plus graves auraient dû me le faire oublier.

— Vous avez perdu votre tante ?

— Oui ; elle est morte il y a quinze jours, pleine de regrets que je n’ai pas pu adoucir : « Frances, m’a-t-elle dit jusqu’à sa dernière heure, tu seras bien seule quand je n’y serai plus ; sans parents, sans amis… » Elle regrettait la Suisse, où elle aurait voulu être enterrée ; et c’est moi qui, malgré son âge avancé, lui avais fait quitter les bords du lac de Genève pour venir dans cette contrée plate et humide. J’aurais été bien heureuse d’accomplir son dernier vœu et de faire transporter ses restes dans notre pays ; mais c’était impossible.

— A-t-elle été malade pendant longtemps ?

— Environ trois semaines ; quand elle fut obligée de garder le lit, j’obtins de Mlle Reuter la permission de rester chez moi pendant quelque temps afin de pouvoir la soigner.

— Êtes-vous retournée au pensionnat ? lui demandai-je avec vivacité.

— J’étais à la maison depuis huit jours lorsque Mlle Reuter vint un soir faire une visite à ma tante ; elle fut très-polie, très-aimable, suivant son habitude ; elle causa longtemps de choses et d’autres, me témoigna beaucoup d’amitié, et me dit en se levant pour partir : « Je regrette vivement que vous ayez quitté mon pensionnat ; il est vrai cependant que vous avez donné de si bonnes leçons à vos élèves, qu’elles font à merveille tous ces petits ouvrages où vous êtes si adroite ; à l’avenir, puisque vous m’avez abandonnée, l’une de mes sous-maîtresses vous remplacera auprès des enfants ; elle est certainement bien loin d’être une artiste comme vous, mais elle fera ce qu’elle pourra. Vous êtes maintenant d’ailleurs en position d’enseigner autre chose d’un ordre plus élevé ; je suis persuadée que vous trouverez maintes familles où l’on sera trop heureux de profiter de vos talents. » Elle me donna l’argent qui m’était dû pour le trimestre ; je lui demandai très-sèchement si elle me congédiait ; elle sourit de l’inélégance de mon langage, et me répondit que nous n’aurions plus ensemble de relations d’affaires, mais qu’elle espérait bien conserver de bons rapports avec moi, et qu’elle serait toujours heureuse de me recevoir. Elle ajouta quelques mots sur le bon état des rues, sur la continuité du beau temps, et s’éloigna d’un air complètement satisfait. »

Je ne pus m’empêcher de rire intérieurement. Comme tout cela était bien dans la nature de Mlle Reuter ! comme je l’avais devinée !

« Il m’est arrivé souvent, disait-elle, de demander son adresse à Mlle Henri… elle a toujours éludé ma question… j’ignore complètement où elle demeure, » etc., etc.

Tout ce que j’aurais pu dire à cet égard fut arrêté par de larges gouttes d’eau qui commençaient à tomber et par le grondement du tonnerre. Craignant l’orage, qu’annonçaient un ciel de plomb et une chaleur étouffante, j’avais pris la route qui conduisait directement à Bruxelles ; nous pressâmes le pas, ce qui nous était facile en descendant la colline ; la pluie venait de s’arrêter. Nous franchîmes la porte Louvain, et nous nous trouvâmes dans la ville.

« Où demeurez-vous ? demandai-je à Frances, que je voulais voir rentrer saine et sauve.

— Rue Notre-Dame-aux-Neiges, » répondit-elle.

C’était tout près de la rue de Louvain ; nous y courûmes, et nous étions à la porte de Frances, quand les nuages, crevant tout à coup avec un bruit effroyable, vidèrent leur enveloppe livide, d’où la pluie s’échappa en nappes torrentielles.

« Entrez ! s’écria Frances Evans, entrez donc ! » Elle se précipita dans la maison : j’hésitai un instant à la suivre ; puis, décidé par ses paroles, je franchis le seuil de sa porte, et je montai l’escalier derrière elle. Nous n’étions mouillés ni l’un ni l’autre ; un auvent placé à l’entrée de la maison nous avait préservés des premières atteintes de la pluie ; mais encore une minute, et nos habits n’auraient pas eu un fil qui n’eût été trempé.

Je me trouvai bientôt dans une petite chambre au carreau peint, dont le milieu était couvert d’un étroit tapis de laine verte ; les meubles était peu nombreux, mais d’une exquise propreté ; il régnait dans cette pièce un ordre que mes yeux, difficiles à cet égard, contemplaient avec délices. Et, craignant que les insinuations de Mlle Reuter ne fussent trop bien fondées, j’avais hésité à suivre la pauvre maîtresse d’ouvrage à l’aiguille, de peur de l’embarrasser en entrant chez elle sans y être attendu ! Cette chambre assurément n’était pas riche ; mais son extrême propreté valait mieux que l’élégance, et je l’aurais trouvée plus attrayante qu’un palais, si un peu de feu avait pétillé dans l’âtre. Il n’y avait pas même de bois dans la cheminée ; la raccommodeuse de dentelles ne pouvait pas se donner un pareil luxe, à présent surtout qu’elle était seule pour subvenir à ses besoins. Frances alla ôter son chapeau dans une chambre voisine ; elle revint l’instant d’après, véritable modèle de simplicité gracieuse, avec sa robe noire dessinant à ravir les lignes de sa taille élégante, avec ses cheveux bruns formant d’épais bandeaux sur ses tempes, et venant se rattacher derrière la tête en un large nœud grec ; pas une broche, pas une bague, ni un ruban : l’harmonie de ses formes, la grâce de son maintien, suppléaient avec avantage aux ornements dont elle était privée.

Lorsqu’elle rentra dans la chambre, ses yeux cherchèrent les miens ; je regardais le foyer vide, elle devina la pitié douloureuse que l’absence de feu me causait intérieurement ; aussi prompte à exécuter qu’à comprendre, elle se noua autour de la taille un tablier de toile blanche, disparut un moment, et rapporta un panier rempli de bois et de charbon qu’elle entassa dans la grille.

« C’est toute sa provision, pensai-je, elle va l’épuiser par hospitalité. Que faites-vous ? lui dis-je ; nous n’avons pas besoin de feu, il fait une chaleur étouffante.

— Je trouvais au contraire que la pluie avait refroidi le temps, répondit-elle ; d’ailleurs, il faut que je fasse chauffer de l’eau : je prends du thé tous les dimanches ; vous serez bien obligé de supporter un peu de feu. »

Le bois fut bientôt allumé ; et vraiment le contraste que formait avec l’orage du dehors cet intérieur paisible, doucement éclairé par le feu, produisait une sensation délicieuse ; un bruit étouffé, semblable au ronflement d’un rouet, m’annonça qu’une autre créature jouissait comme moi du changement opéré dans le foyer ; un chat noir, tiré de son sommeil par le pétillement de la flamme, se leva lentement du tabouret coussiné où il avait dormi, et vint frotter son gros dos à la robe de Frances. La jeune fille était agenouillée devant le feu ; elle caressa Minette, en disant que c’était la favorite de sa pauvre tante Julienne.

Une petite bouilloire de forme ancienne, comme je me rappelais en avoir vu autrefois dans les vieilles fermes anglaises, ronflait maintenant au-dessus de la grille ; Frances avait lavé ses mains et quitté son tablier. Elle prit dans une armoire un plateau, sur lequel elle arrangea un service à thé en porcelaine, dont la forme remontait à une époque reculée ; une petite cuiller d’argent, très-vieille aussi, fut déposée dans chaque soucoupe ; les pinces, également anciennes, ne manquèrent pas au sucrier ; l’armoire fut ouverte de nouveau, et un petit pot au lait en argent, grand comme une coquille d’œuf, en sortit pour venir à côté de la théière ; pendant qu’elle faisait tous ces préparatifs, Frances leva les yeux, et, voyant la curiosité qui se peignait sur mon visage, elle se prit à sourire.

« Est-ce comme en Angleterre, monsieur ? me demanda-t-elle.

— Oui, ou plutôt comme c’était en Angleterre il y a cent ans.

— Cela n’a rien d’étonnant : tous les objets que vous voyez ont été laissés par ma bisaïeule à ma grand’mère, qui les a légués à sa fille ; ma mère les apporta en Suisse, et me les a laissés à son tour ; depuis mon enfance, j’ai toujours eu le désir de les reporter en Angleterre. »

Elle mit deux petits pains sur la table ; elle fit le thé comme les étrangers le font tous, à raison de deux petites cuillerées de thé pour une demi-douzaine de tasses ; elle plaça pour moi une chaise auprès de la table, et, quand elle me la vit prendre, elle s’écria d’un air de triomphe :

« N’allez-vous pas croire un instant que vous êtes en Angleterre et chez vous ?

— Si j’avais un chez moi dans ma patrie, cela me le rappellerait certainement, » répondis-je.

À vrai dire, l’illusion aurait été facile en voyant cette jeune fille au teint délicat présidant un repas anglais et me parlant ma propre langue.

« Ainsi vous n’avez pas de famille ? reprit Frances.

— Non ; je n’ai pas même connu la maison paternelle. Si je veux avoir un foyer domestique, il faudra que j’en pose la première pierre. »

Tout en parlant ainsi, une angoisse inconnue me traversa le cœur. J’étais humilié de ma position et de l’insuffisance de mes moyens pour en sortir ; j’éprouvais le besoin de m’élever, de faire plus et de gagner davantage, de me créer un intérieur et d’y placer la femme que je désirais avoir.

Le thé de Frances n’était, à vrai dire, que de l’eau chaude, mais je le trouvai parfait ; il me restaura complètement, et ses petits pains, qu’elle fut obligée de m’offrir sans beurre, parurent à mon palais aussi doux que la manne céleste.

Quand le repas fut terminé, la vieille porcelaine essuyée, la table frottée, l’assiette du chat de ma tante remplie de pain émietté dans du lait, le devant de la cheminée soigneusement balayé, Frances prit une chaise qu’elle plaça en face de la mienne, et, pour la première fois, elle parut éprouver un léger embarras : il est vrai que, sans que je m’en fusse douté, mes yeux avaient suivi tous ses mouvements avec trop de persévérance. Elle me fascinait par sa grâce et sa vivacité, par l’arrangement habile que ses jolis doigts savaient imprimer aux moindres choses. Je la regardais toujours, attendant qu’elle levât ses yeux afin que je pusse me pénétrer du rayon que j’aimais tant à y voir, de cette lumière dont la flamme se noyait dans la douceur, où la tendresse se mêlait à la pénétration, où, quant à présent du moins, la joie s’unissait à la poésie ; mais ses paupières ne se levaient pas, et sa rougeur augmentait toujours plutôt que de s’affaiblir. Je crus avoir quelque chose à me reprocher ; il fallait dans tous les cas cesser de la regarder avec cette profonde attention et briser le charme qui la retenait immobile.

« Prenez un livre anglais, mademoiselle, lui dis-je avec ce ton d’autorité qui l’avait toujours mise à l’aise ; l’averse continue et pourra me retenir ici peut-être une heure encore. »

Elle se leva tout à fait remise de son trouble, prit un volume et revint occuper la chaise que j’avais placée à côté de moi. C’était le Paradis perdu qu’elle avait choisi, parce que, du moins je l’imagine, le caractère religieux de cet ouvrage convenait à la sainteté du dimanche. Je lui dis de commencer à la première page, et, tandis qu’elle lisait l’invocation du poète à la Muse qui sur le sommet de l’Oreb enseigna au pasteur hébreux comment l’univers fut tiré du chaos, je m’abandonnai à la triple jouissance de l’avoir à mon côté, d’entendre sa voix, si douce à mon oreille, et de pouvoir de temps à autre lever les yeux sur son visage, profitant de la moindre faute pour user de ce privilège, car je pouvais la regarder alors sans craindre de la faire trop rougir.

« Assez, » lui dis-je quand elle eut achevé la sixième page. Il avait fallu au moins une heure pour en arriver là, car elle s’arrêtait souvent pour demander et pour recevoir de longues explications. « Assez ; il faut maintenant que je parte. »

Il ne pleuvait plus, le ciel était bleu, les nuages s’étaient dispersés, et le soleil couchant traversait la fenêtre d’un rayon de pourpre ayant l’éclat du rubis.

« Avez-vous trouvé quelque chose qui remplace la position que vous aviez chez Mlle Reuter ? lui demandai-je en me levant.

— Non, monsieur ; j’ai fait beaucoup de démarches ; partout on me demande où il faudrait aller pour avoir des renseignements, et je ne voudrais pas qu’on s’adressât à Mlle Reuter ; elle s’est mal conduite à mon égard ; elle a essayé plus d’une fois d’indisposer mes élèves contre moi ; elle m’a rendue très-malheureuse, pendant tout le temps que je suis restée chez elle, et m’a chassée avec une hypocrisie révoltante, prétendant qu’elle agissait dans mon propre intérêt, lorsqu’elle savait au contraire qu’elle m’arrachait mon principal moyen de subsistance, à une époque où non-seulement ma vie, mais encore celle d’une autre, dépendait de mon travail. Je ne lui demanderai certainement pas une faveur.

— Mais il faut vivre ! Que faites-vous actuellement ? quelles sont vos intentions ?

— J’ai toujours mon état de raccommodeuse de dentelle ; cela pourra me suffire en y mettant de l’économie : je ne doute pas d’ailleurs qu’en me donnant un peu de peine je ne finisse par trouver une occupation plus fructueuse. Il y a tout au plus quinze jours que j’ai commencé mes recherches ; mon courage et mon espoir sont bien loin d’être épuisés.

— Et quels sont vos projets, si vous réussissez ?

— D’épargner le plus possible afin de passer en Angleterre, qui est toujours mon Chanaan.

— Très-bien ; je reviendrai vous voir avant peu. Quant à présent, bonsoir. »

Je la quittai brusquement, ayant fort à faire pour résister au désir de prendre congé d’elle d’une façon plus tendre et surtout plus expressive. Quoi de plus naturel que de la serrer dans mes bras et d’imprimer un baiser sur son front ? Je n’en demandais pas davantage, et c’était bien raisonnable. Je serais parti si heureux ! la raison ne voulut pas me le permettre ; elle m’obligea de détourner les yeux et de m’éloigner de Frances, de la quitter aussi froidement que s’il se fût agi de la vieille Mme Pelet. J’obéis, mais en jurant de me dédommager plus tard.

« J’acquerrai un jour le droit de faire tout ce que bon me semblera, ou je mourrai dans la lutte. Elle sera ma femme, pensais-je, du moins si elle a pour moi la moitié de l’affection qu’elle m’inspire. Écouterait-elle mes leçons avec tant de docilité, les recevrait-elle avec autant de bonheur, si elle ne m’aimait pas ? aurait-elle auprès de moi cet air calme et souriant, cette tranquillité d’alcyon qui ne s’inquiète pas de la tempête ? » Car, je l’ai remarqué plus d’une fois, quel que fût son abattement lorsque j’entrais dans la classe, à peine m’étais-je approché d’elle, lui avais-je dit un mot, ordonné quelque chose ou fait un reproche, qu’elle relevait la tête et retrouvait son courage et sa sérénité, surtout quand je la grondais ; elle prenait alors son canif et taillait une plume, elle s’agitait, se défendait par quelques monosyllabes, et quand, pour l’animer davantage, je lui ôtais son canif et lui interdisais de me répondre, elle m’adressait un de ces regards qui n’appartiennent qu’à elle, un regard enjoué où se mêlait une certaine inquiétude, et qui me pénétrait jusqu’au fond du cœur et me faisait sentir que j’étais son esclave ; heureusement qu’elle ne s’en doutait pas. Ces petites scènes communiquaient à son esprit plus d’ardeur, à sa pensée plus d’élan, et son corps, ainsi que je l’ai déjà remarqué, puisait dans cette activité de l’âme une force nouvelle qui lui rendait la santé.

C’est à tout cela que je pensais en descendant l’escalier qui de la chambre de Frances me conduisait au dehors. Au moment d’ouvrir la porte extérieure, je me rappelai les vingt francs que je n’avais pas rendus ; impossible de les emporter, avec moi, et tout aussi difficile de les restituer à leur premier possesseur. J’avais vu Frances dans son humble retraite, j’avais été témoin de la dignité de sa pauvreté, du soin religieux qu’elle apportait dans l’arrangement de son intérieur. J’étais persuadé qu’elle ne souffrirait pas qu’on la dispensât de payer ses dettes, qu’elle le souffrirait moins encore de ma part que de celle d’un autre : et cependant ces quatre pièces de vingt francs pesaient à ma conscience ; il fallait absolument que je vinsse à m’en débarrasser. Un expédient, maladroit sans aucun doute, et pourtant le meilleur que je pusse imaginer, me traversa l’esprit tout à coup ; je remontai l’escalier, je frappai à la porte et je rentrai dans sa chambre.

« Mademoiselle, lui dis-je avec précipitation, je viens chercher mon gant que je dois avoir laissé chez vous. »

Elle se leva pour regarder où il pouvait être ; et, profitant du moment où elle avait le dos tourné, je levai sans bruit un vase de porcelaine qui ornait la cheminée, je glissai l’argent sous le vase en m’écriant : « Le voici, je l’avais laissé tomber derrière le garde-feu. Bonsoir, mademoiselle ! » Et je partis pour la seconde fois.

À peine si j’étais resté une minute dans cette visite impromptu, et néanmoins j’avais eu le temps d’éprouver une vive douleur. Frances avait déjà ôté de la grille le bois et les charbons qui composaient son feu ; obligée de calculer et d’épargner sur tout, elle avait, aussitôt mon départ, retranché un luxe trop coûteux pour en jouir lorsqu’elle se trouvait seule.

« Quel bonheur qu’on ne soit pas encore en hiver ! pensai-je ; mais avant deux mois viendront les pluies d’automne, les vents glacés de novembre. Plaise à Dieu qu’à cette époque j’aie acquis le droit et le pouvoir de verser ad libitum le charbon dans sa grille ! »

Le pavé était déjà sec, une brise embaumée rafraîchissait l’atmosphère purifiée par l’orage. Je tournais le dos au soleil, qui trempait déjà ses bords dans l’azur empourpré du couchant ; devant moi se développait une ligne de nuages, mais en même temps un immense arc-en-ciel, dont les vives couleurs ressortaient avec éclat sur le ciel assombri. Je regardai longtemps ce spectacle grandiose, qui probablement se grava dans mon esprit : car, après avoir veillé jusqu’à une heure avancée de la nuit, doucement agité par une fièvre délicieuse, et regardant les muets éclairs qui blanchissaient la nue et faisaient pâlir les étoiles, je revis en songe le couchant splendide, l’orient couvert de nuages et surmonté d’un majestueux arc-en-ciel. Je me trouvais sur une terrasse, appuyé sur une balustrade ; à mes pieds était un abîme dont je ne pouvais sonder la profondeur, mais oh j’entendais le bruit incessant des vagues ; l’Océan déployait à l’horizon ses flots verts passant au bleu foncé ; tout s’adoucissait au loin et se voilait de vapeurs transparentes. Une étincelle d’or brillait sur la ligne qui séparait l’eau du ciel : peu à peu elle grandit et s’approcha ; lorsqu’elle fut sous l’arc irisé, l’étoile se transforma, on eût dit qu’elle planait dans l’espace et qu’un vêtement aérien et couvert de perles flottait autour d’elle. Une teinte de rose colora ce qui me parut être un visage ; l’étincelle d’or brilla vivement sur un front d’ange ; un bras lumineux comme un rayon désigna l’arc-en-ciel, et j’entendis une voix murmurer dans mon cœur :

« L’espérance sourit à l’effort courageux. »