Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/6

Lecomte (p. 429-440).


VI

LE MANUSCRIT DU DOCTEUR HARRIS.



Sir Arthur Maury était marié depuis cinq ans à peine lorsqu’il perdit sa jeune femme, la fille unique du vieux comte d’Esley. Les amis du baronnet n’avaient pour ainsi dire pas connu lady Maury, car elle avait presque toujours vécu au fond de son hôtel ou à la campagne, dans une retraite qu’expliquait suffisamment le genre de vie de son mari, homme de sport et de club par excellence.

On disait dans le monde que lady Maury avait succombé aux suites de sa dernière couche, et que sa fille Ellen lui avait coûté la vie ; mais il est probable que la conduite de son époux et le chagrin qu’elle avait éprouvé de ses désordres l’avaient depuis longtemps plongée dans un état de langueur qui ne lui avait pas permis de lutter victorieusement contre la maladie.

Sir Arthur, en effet, n’avait épargné à celle qui portait son nom aucune douleur.

Non-seulement il l’avait délaissé, mais encore il s’était traîné dans toutes les débauches, et, sans respect pour celle qui l’avait rendu trois fois père, il avait fait sa société des hommes les plus compromis et des femmes les plus éhontées.

Au nombre de ses amis les moins avouables, venait en première ligne Albert Moore, qui, pour n’être pas gentilhomme, — il était seulement le fils d’un médecin fort honorable, ce que le sot ne pensait pas aussi glorieux que d’être né d’un grand seigneur, — n’en avait pas moins tous les vices qui devaient le lier avec sir Arthur d’une de ces amitiés honteuses faites d’indulgences réciproques.

Albert Moore était un assez joli garçon, que la paresse surtout avait perdu.

Sir Arthur l’avait un jour, ou plutôt une nuit, rencontré dans un mauvais lieu, puis ils s’étaient revus, et le baronnet, qui avait besoin d’un compagnon de débauche, avait fini par adopter Albert, dont la gaîté et l’esprit l’amusaient.

Il comprenait bien que, flatté dans son orgueil, ce fils de bourgeois serait facilement un jour à sa merci, que le besoin pourrait en faire, à un moment donné, un instrument aveugle.

Le père d’Albert, qui était un honnête homme, avait cessé de voir son fils après avoir fait sacrifices sur sacrifices, après avoir usé vainement de toutes les prières et de tous les raisonnements ; et celui-ci ne sortait guère du club, où l’avait fait recevoir son ami, que pour les courses, les salons interlopes et les tavernes.

Sir Arthur, tout en n’ayant pas pour son ami plus d’estime que celui-ci n’en avait pour lui-même, s’était tellement bien habitué à sa société qu’il avait voulu l’introduire dans sa maison, malgré ce respect du domicile que conservent toujours les Anglais les plus viveurs au milieu de leurs désordres.

Mais lady Maury avait fait si mauvais visage à celui qu’elle savait le compagnon de débauches de son mari qu’Albert, quel que fût son aplomb, n’avait jamais osé passer de longues heures dans l’hôtel du baronnet.

Aussi fit-il sincèrement et cyniquement son compliment à sir Arthur lorsqu’il lui annonça la mort de sa femme.

Il comprit que son ami allait désormais être tout à lui.

Quand sir Arthur se vit seul à trente ans avec trois enfant en bas âge, car son fils aîné avait cinq ans à peine, il fit à son veuvage le sacrifice de quelques semaines de retraite : c’est-à-dire qu’il alla passer un mois ou deux à la campagne avec Albert Moore, maudissant du fond du cœur cette espèce de sagesse que le respect du monde lui ordonnait.

Puis il confia ses enfants à une gouvernante qui, sous les yeux de son beau-père, devait les élever au château d’Esley, dans le Devonshire, où depuis longtemps demeurait le vieillard, et il revint rapidement reprendre, à Londres, son existence frivole et honteuse.

Aucun frein ne devant plus le retenir désormais, il était facile de pressentir avec quelle rapidité il allait courir à la ruine.

Sa rentrée au club avait été saluée par les hourrahs frénétiques des honorables membres présents ; et, vingt-quatre heures après son retour, il n’était pas plus question de lady Maury et de ses enfants que s’ils n’avaient jamais existé.

C’est à peine si, de loin en loin, le gentilhomme faisait prendre des nouvelles de ces derniers, lorsqu’il était accablé par la lassitude ou sous le coup de quelque perte importante d’argent, perte qui, pour trop peu d’instants, le rappelait à la réalité de sa situation.

Un triste jour, il rentra chez lui ruiné, après une nuit fiévreuse qui non-seulement lui avait enlevé tout ce dont il pouvait disposer, mais où, sur parole, il avait perdu une somme qu’il savait ne pouvoir se procurer facilement.

Albert n’avait pas été plus heureux, et les deux joueurs s’étaient séparés à la porte du club en se donnant rendez-vous dans la journée, afin d’aviser aux moyens bons ou mauvais de se tirer d’affaire.

Albert Moore habitait, à deux pas de son ami, un petit appartement de garçon.

Lorsque sir Arthur mit le pied dans son hôtel situé dans Piccadilly, en face de Green-Park, il était près de dix heures.

Son valet de chambre l’attendait patiemment dans sa chambre à coucher.

Jack, ce serviteur, était un de ces domestiques anglais, gourmés, flegmatiques, qui sont d’une régularité parfaite dans leur service, mais sans l’ombre d’affection pour leurs maîtres.

Ils les servent pour de l’argent ; leur temps seul leur appartient.

Quant à prendre le moindre souci de leurs affaires, ils s’en garderaient bien. Leurs émotions appartiennent tout entières aux combats des chiens, aux luttes des boxeurs et aux paris des courses.

Sir Arthur n’avait donc pas même la ressource de trouver chez lui un confident à qui il pût faire part de ses ennuis ; aussi, selon les habitudes britanniques, n’échangeait-il guère avec Jack que les quelques mots secs et brefs que nécessitaient leurs rapports.

Lorsque ce dernier reconnut les pas du baronnet sous le vestibule, il lui ouvrit la porte de son appartement, le débarrassa de son chapeau et de sa canne, et, les bras croisés, attendit ses ordres.

Sir Arthur s’était laissé tomber dans un fauteuil, où, plongé dans les plus amères réflexions, il songeait si peu à son valet de chambre que celui-ci, après quelques instants de silence, se décida à prendre la parole.

— Monsieur n’a pas d’ordres à me donner ? demanda-t-il.

Le baronnet releva brusquement la tête.

— Non, répondit-il, laissez-moi.

Jack, sans insister davantage, fit un mouvement pour sortir.

— Ah ! reprit sir Arthur, quoi de nouveau ce matin ? Personne n’est venu me demander ?

— Personne, monsieur, mais Samuel Davy et Gibson se sont présentés à l’hôtel. Je ne les ai renvoyés que difficilement.

— Que voulaient-ils encore ?

— Obtenir de Votre Honneur un engagement. Ils ont dit, en s’en allant, qu’ils se rendaient chez leur solicitor.

— Qu’ils aillent au diable ! Je n’ai pas d’argent !

Samuel Davy était un marchand de chevaux et Gibson un carrossier.

Sir Arthur leur devait à tous deux des sommes considérables, et depuis plus de six mois, il les remettait de jour en jour pour les payer.

— On est venu aussi de la part de Toby, le bijoutier ; puis il y a encore quelques factures que j’ai placées sur la table de M. le baronnet.

Le nom du bijoutier, parmi ceux de ses créanciers, parut produire sur le gentilhomme une impression particulièrement désagréable, car il n’ignorait pas tout ce qu’avait de grave sa situation par devers le négociant.

Six semaines auparavant, il lui avait acheté une parure de grande valeur, sous le prétexte d’en faire cadeau à une danseuse de Drury lane, dont il était le protecteur avoué, et il savait que le hasard, ou tout autre cause, avait fait connaître à Toby que cette parure avait été vendue et non pas donnée.

Il ne se dissimulait donc pas qu’il était à peu près à la disposition de ce fournisseur, qui pouvait, s’il le voulait, porter plainte contre lui.

— Qu’as-tu donc, baronnet ? lui dit-il.

— Il y a aussi continua, impitoyablement Jack, que les émotions pénibles de son maître paraissaient intéresser fort peu…

Mais sir Arthur l’arrêta. Il semblait avoir pris une détermination subite.

— C’est assez, animal, lui dit-il brutalement. On dirait que tu prends plaisir à me réciter la même chose tous les matins. Fais-moi servir un verre de sherry et cours toi-même chez Abraham Darton. Tu lui diras de venir immédiatement me parler. Eh bien, qu’attends-tu ?

Jack était devenu très-rouge et restait immobile.

— J’attends qu’il plaise à Votre Honneur de me payer mes gages, dit-il froidement.

— Ah çà ! tu vas m’ennuyer aussi, toi ? Je viens de te dire que je n’avais pas d’argent.

— Mais monsieur m’a appelé animal.

— Eh bien ?…

— Eh bien ! Votre Honneur n’a le droit de me maltraiter que si je suis payé.

Malgré sa mauvaise humeur, sir Arthur ne put s’empêcher de sourire.

— Alors, il te faut de l’argent ou je dois retirer le mot animal.

— Comme il plaira à monsieur le baronnet.

— Je retire le mot, mais je te le rendrai.

— Lorsque je serai payé, Votre Honneur aura la liberté de m’appeler comme bon lui semblera.

— C’est bien ; fais ce que je t’ai dit. Qu’on attelle le coupé, tu seras plus promptement de retour. Tu auras soin de baisser les stores en revenant ; je n’ai pas besoin qu’on te voie en compagnie d’Abraham dans ma voiture.

Quelques instants après, sir Arthur avait en face de lui un guéridon chargé de flacons et de cigares, et son domestique s’en allait mollement étendu dans la voiture de son maître, en serviteur respectueux de sa propre dignité, chez celui qui seul pouvait encore sauver le baronnet.

Abraham Darton habitait dans la Cité, auprès de Saint-Paul, dans la ruelle de la Couronne, une maison où il cumulait le commerce de l’usure et des négociations de mariage.

C’était un homme d’une soixantaine d’années alors, mais encore vert et robuste. La fortune de sir Arthur avait en grande partie passé par ses mains.

Personne n’était plus habile que cet Israélite pour faire sortir l’argent des caisses les mieux fermés, sans se compromettre toutefois, mais non pas sans retirer un large bénéfice de ces transactions dans lesquelles il ne figurait jamais que comme intermédiaire obligeant.

Ses rapports avec certains commerçants de la Cité, qui l’avaient toujours trouvé disposé à les obliger, et les services qu’il avait rendus à un grand nombre de gentilshommes dans l’embarras, en avaient fait un personnage de quelque importance.

Il avait souvent réuni ces deux extrêmes de la société anglaise, par quelque mariage flattant la vanité de ceux-ci et rétablissant la fortune de ceux-là.

C’était même là le genre de spéculation qu’il avait plus particulièrement adopté.

Un gentleman marié ne lui inspirait qu’un intérêt médiocre, et à moins de bonnes et réelles garanties, l’argent était difficile à trouver pour lui ; mais dès qu’il avait affaire à quelque noble veuf ou à quelque jeune homme libre et héritier d’un grand nom, maître Abraham était à lui corps et âme.

Sa bourse, dans ce dernier cas, devenait parfois inépuisable.

Il avait alors des générosités dont ceux qui ne connaissaient pas à fond le mécanisme de ses opérations ne pouvaient se rendre compte.

Sir Arthur, qui avait eu souvent recours à ses bons offices, avait toute confiance en lui.

Dans le cas désespéré où se trouvait, il lui semblait que Darton seul pouvait le sauver.

En attendant que son valet de chambre le lui amenât, le baronnet songeait, et tout en buvant, de réflexion en réflexion, il en était arrivé à douter qu’il pût encore une fois sortir d’affaire.

Aussi finit-il par s’approcher froidement de sa table de travail, sur laquelle était une élégante boîte de pistolets.

Après les avoir examinés avec le plus grand soin, il les chargea lentement.

Il se disait que, somme toute, ce serait là une ressource extrême dans le cas où maître Abraham ne pourrait rien pour lui.

Soudain il se mit à rire comme si toute autre pensée qu’une idée sombre fût venue lui traverser l’esprit, et il appuya la main sur un timbre.

Un domestique entra.

— Courez chez M. Albert Moore, et dites-lui que je le prie de venir de suite. Si pas hasard il était couché, qu’il se lève !

Cet ordre donné, il remplit deux verres de sherry, puis, auprès de chacun d’eux, il plaça un des pistolets, en prenant même le soin de les armer.

Cela fait, il s’étendit de nouveau dans son fauteuil en murmurant :

— Bah ! autant cela qu’autre chose ! C’est peut-être encore ce qu’il y a de plus simple.

Et, comme s’il n’eût eu sous les yeux que le plus récréatif des spectacles, il se mit tranquillement à allumer son cigare.

Il y avait à peine dix minutes qu’il avait envoyé son domestique auprès de son ami, lorsque celui-ci entra bruyamment dans l’appartement.

— Qu’as-tu donc, baronnet ? lui dit-il. Je venais à peine de m’étendre sur mon lit. Est-ce que tu aurais déjà trouvé de l’argent que tu m’envoies chercher aussi vite ?

— Non pas, mon cher Albert, répondit sir Arthur, je m’ennuyais, voilà tout !

— Bien obligé ! tu aurais dû me laisser dormir.

— Et je me disais qu’il fallait en finir une bonne fois.

Albert venait d’apercevoir les pistolets.

— Et tu m’invitais, fit-il avec une grimace des plus significatives. Grand merci, ma foi !

— C’est si vite fait !

— Trop vite même, beaucoup trop vite !

— Tu tiens donc beaucoup à la vie ?

— Peuh ! ce n’est pas cela, mais la vie, elle, a l’air de tenir beaucoup à moi. Sauf l’argent, je ne vois pas trop ce qui me manque.

Albert Moore disait vrai.

Grâce à son robuste tempérament, les débauches n’avaient encore creusé aucune ride sur son visage, tandis que sir Arthur, à peine âgé de quelques années de plus que son compagnon, était déjà fatigué et usé.

— Écoute-moi, dit ce dernier à son ami, j’ai fait demander Abraham.

— Le brave homme !

— Oui, eh bien ! si le brave homme, comme tu l’appelles, ne peut ou ne veut pas me donner pour demain les 15,000 livres dont j’ai besoin, je te jure que je n’hésiterai pas pour aller rejoindre mes aïeux.

— Qui seront bien enchantés, le crois-tu ?

— Tu plaisantes ; mais rien n’est plus sérieux. Je dois à Dieu et au diable.

— Dieu, ce ne serait rien ; c’est un créancier patient : Patiens quia æternus, mais au diable, c’est différent.

— Je n’ai pas envie d’être chassé du club, ce qui arriverait si je ne payais pas les quinze mille livres que j’ai perdues cette nuit sur parole.

— Ah çà ! sais-tu bien que vous autres gentilshommes, vous avez de singulières susceptibilités, que tu me permettras de ne pas partager, moi, fils de bourgeois. Vous voulez bien ne pas payer votre carrossier, votre tailleur, tous vos fournisseurs. Vous voulez bien emprunter à tous les usuriers de la terre l’argent que vous savez fort bien ne pouvoir jamais rendre. Oh ! je ne parle pas pour toi, mais enfin, cela arrive, tu le sais tout comme moi ; et parce que, entraîné par la fièvre du jeu, tu es devenu le débiteur d’un homme de ta caste, de ton rang, et que tu ne peux immédiatement régler cette dette, tu ne parles rien moins que de te brûler le peu de cervelle qui te reste.

— C’est absurde, je le sais bien.

— J’allais le dire.

— Mais c’est comme ça ! Et puis cette vie commence à m’ennuyer. Il n’y a pas jusqu’à Jack qui ne me demande de l’argent, et qui exige que je sois poli avec lui tant que je ne l’aurai pas payé.

— Flanque-le à la porte.

— Pour qu’il ameute contre moi tous mes créanciers.

— Triste, triste, triste ! comme dit notre grand Shakspeare ; mais tu m’autorises, cependant, à choisir dans ce couvert servi pour deux, — ce dont je te suis bien reconnaissant d’ailleurs, — le seul plat qui me convienne.

Et désarmant prudemment le pistolet que son ami lui offrait d’un air narquois, il saisit un verre de sherry et l’avala d’un trait.

Au moment même, la voiture de sir Arthur rentrait à l’hôtel.

— Je reconnais la houppelande violette et le chapeau de quaker de maître Abraham, dit Albert qui s’était approché vivement de la fenêtre. Il vient, c’est bon signe. Tu es sauvé, ou plutôt nous sommes sauvés ! Veux-tu que je te laisse seul ?

— Non pas ; reste, au contraire : nous ne serons peut-être pas trop de deux pour enlever la place.

Jack entr’ouvrait la porte et introduisait l’honorable usurier.

En apercevant le baronnet avec son ami, maître Abraham, déjà prévenu par l’honnête Jack, dont il payait généreusement chaque indiscrétion ; maître Abraham, disons-nous, jugea la situation d’un seul coup d’œil.

Mais il n’avait pas remarqué seulement la tenue négligée des deux viveurs, tenue qui indiquait suffisamment qu’ils n’avaient pas passé la nuit à se reposer ; il avait vu aussi les pistolets, sorte d’engin pour lequel il n’avait aucune sympathie, et il avait esquissé un mouvement de retraite.

Comprenant la terreur du vieillard, sir Arthur fit disparaître en riant les armes dans le tiroir d’un bahut et dit :

— Bonjour, Abraham ; pensez-vous donc que ces instruments-là ont été préparés pour vous ? Non pas ! c’est une dernière ressource avec laquelle, Albert et moi, nous sommes bien aises de familiariser nos yeux. Mais vous voici, causons !

— Tout à vos ordres, monsieur le baronnet, dit l’Israélite rassuré et en prenant place sur le bord du siège que lui indiquait sir Arthur.

— Vous vous doutez bien un peu du motif qui m’a fait vous déranger d’aussi bonne heure ?

— Parbleu ! dit Albert, je crois bien qu’il s’en doute.

Abraham tourna vers le jeune homme ses regards perçants et répondit doucement :

— Monsieur le baronnet désire sans doute me donner un à-compte ?

Albert se renversa, en éclatant de rire, sur le divan où il s’était assis.

Sir Arthur lui-même ne put s’empêcher de sourire à cette insolite supposition de l’usurier.

— Non, ce n’est pas de cela précisément qu’il s’agit, dit le gentilhomme.

— C’est même absolument du contraire, continua son ami.

— C’est que je n’ai pas d’argent, pas le moindre, fit Abraham en appuyant sa phrase d’un geste des plus expressifs sur les poches de ses vastes vêtements.

— Cependant, j’ai besoin de quinze mille livres aujourd’hui même, dit le baronnet.

— Quinze mille livres ! Où voulez-vous que je les trouve ?

— Il n’y aurait pas moyen d’engager mes revenus pour quelques années encore ?

— Vous savez bien que c’est impossible : ils appartiennent déjà à vos créanciers pour douze ans, et dans le cas où il vous arriverait un malheur…

— Oui, je sais, dans le cas où je mourrai…

— Tout le monde est mortel, monsieur le baronnet.

— Alors il n’y a aucun moyen de me tirer de là ?

— Si, j’en connais un.

— Lequel ? demanda vivement sir Arthur en se rapprochant du vieillard.

— Il faut vous marier.

— À la bonne heure, voilà une idée ! dit Albert. Cet Abraham est vraiment impayable.

— Me marier ? répéta tout surpris Arthur Maury. Avec qui donc ?

Il ne se dissimulait pas qu’il n’était guère possible que, dans son monde, aucune héritière voulût de lui.

— Je connais, continua doucement maître Darton, une jeune fille, jolie ma foi, que je puis vous faire épouser. Elle aura en dot près de trois millions.

Sir Arthur et son ami crurent avoir mal entendu.

— Oui, trois millions, répéta Abraham, mais dame ! ce n’est pas la fille d’un pair d’Angleterre ; sans cela, vous comprenez…

— Oui, oui, sans cela, elle ne voudrait pas de moi.

— Oh ! ce n’est pas cela que je veux dire.

— Oui, mais moi, je le dis. Et cette jeune fille, Abraham, où est-elle ? qui est-elle ?

— C’est la fille de Katers.

— Katers ?

— Oui, Katers, le riche marchand de chiffons.

— Que le diable vous emporte, Abraham ! La fille d’un marchand de chiffons ! Vous être fou, Dieu me pardonne !

— Bah ! le pavillon couvre la marchandise, interrompit Albert ; si tu n’en veux pas…

— Monsieur le baronnet, je vous ai dit que pour faire de sa fille une lady, Katers lui donnera trois millions. Il lui en restera encore à peu près autant.

— J’ai bien entendu, mais…

— Et c’est à Katers que vous devez les dix mille livres que je vous ai avancées dernièrement sur vos revenus.

— Alors, si j’accepte ?

— Si vous me donnez votre parole, dans deux heures vous aurez les 15,000 livres dont vous avez besoin. Cependant, le bonhomme est sérieux en affaires ; il ne donnera son argent qu’en échange d’une bonne promesse de mariage.

— Comment, est-ce que tu hésites ? demanda Albert Moore à son ami, qui s’était levé et se promenait à grands pas. Pourquoi ne suis-je pas baronnet !

Sir Arthur était en effet agité et indécis. Son orgueil luttait en lui contre le désir de se rendre maître de cette immense fortune qui lui était offerte.

Les mauvais instincts devaient avoir rapidement raison de cette dernière résistance.

— Je ferai respectueusement observer à Votre Honneur, reprit Abraham qui suivait d’un œil inquiet les hésitations de son débiteur, que de fort bons gentilshommes ont déjà fait des mariages dans le genre de celui que je lui offre. L’an dernier, sir Charles Bulwer, membre du Parlement, a épousé la fille de Bernard Hogs, le marchand de beurre.

— Et sir Charles Bulwer a même eu la douleur de perdre sa femme après six mois d’union, ajouta avec cynisme Albert. Ces dames du ballet de Drury-Lane disent qu’il est toujours inconsolable, malgré les cent mille livres que sa tendre moitié lui a léguées en mourant.

— Il faudrait au moins que j’aie vu cette jeune fille, interrompit sir Arthur. Comment se nomme-t-elle ?

— Betsy, et elle est vraiment très-bien.

— Comment ce… marchand de chiffons entendrait-il faire le contrat ?

— Oh ! il en passera par où vous voudrez, pourvu que sa fille soit baroness.

En donnant cette explication, les yeux de l’Israélite rayonnaient de joie ; il sentait que le gentilhomme allait céder.

— Eh bien, soit, je l’épouserai, dit enfin celui-ci après un instant de silence. Mais, puisqu’il s’agit d’une affaire, posons bien nos conditions. Mademoiselle Katers se mariera sous le régime de la communauté et me reconnaîtra par contrat la moitié de sa dot. Allez trouver son père ; si cela lui va, terminez avec lui et apportez-moi mes quinze mille livres.

— Je vous demande deux heures, pas davantage. À midi je serai de retour, termina maître Darton en se levant. Je suis sûr que miss Katers sera de votre goût.

— Prenez ma voiture, vous perdrez moins de temps, dit sir Arthur en reconduisant l’Israélite. Allez vite, vous avez carte blanche.

— Eh bien, c’est un ange, que ce brave usurier, exclama gaiement Albert après le départ de Darton ; c’est plus qu’un ange, c’est le Messie. Hurrah for Abraham !… Abraham for ever !… Trois millions !… Pourquoi mon père n’est-il pas gentilhomme !… À ta fiancée, Arthur !

Le jeune homme avait empli deux verres de sherry et il en présentait un à son ami.

Celui-ci repoussa la main d’Albert.

— Tu es charmant, lui dit-il ; on voit bien que ce n’est pas toi qu’on marie. Quelque laideron, sans doute, que cette Betsy. Et le père et la mère ! car il doit y avoir une mère. La vois-tu d’ici, la femme du père Katers ?

— Bah ! la fille est peut-être charmante ! Quant à ses parents, après les premiers égards, tu les consigneras tranquillement à la porte de ton hôtel, et tu leur persuaderas que l’air de l’Écosse est indispensable à leurs chères santés. Tu permettras seulement à ta femme d’aller les voir de temps en temps. Et puis, mon cher, trois millions !

— Oui, trois millions de chiffons !

— Oh ! il est probable que le beau-père ne te comptera pas la dot en marchandises !

Sir Arthur ne put tenir contre ce dernier trait de son compagnon de plaisir. Il saisit le verre qu’il lui tendait toujours et le vida d’un seul trait au succès de la démarche de maître Abraham Darton, le sauveur !

Puis, ils allumèrent un cigare, et s’étendant sur un divan, ils se décidèrent à attendre patiemment son retour.