Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/9

Lecomte (p. 290-300).


IX

LE GARDIEN DES MORTS.



Lorsque la fille de sir Arthur Maury, que nous avons laissée sur son lit, en proie au plus violent désespoir, fut un peu calmée, Sabee la déshabilla, sans même qu’elle eût conscience de ce qui se passait, et elle fit disparaître au plus vite ses vêtements d’officier, qui l’auraient trahie dans le cas où son père se serait de nouveau présenté chez elle.

La servante dut ensuite veiller sa maîtresse le restant de la nuit.

Quant à Roumee, après être rentré en possession du permis de pénétrer dans la prison, il s’était hâté de retourner chez le capitaine George.

Celui-ci, heureusement, était encore absent, et le cipaye put replacer, là où il l’avait pris, le papier précieux dont la disparition l’aurait fait condamner à cinquante coups de fouets au moins.

Restait à savoir, — c’était là réellement qu’était le danger, — si le gros Stilson, après avoir cuvé son whisky, n’irait pas le lendemain raconter à tout le monde la visite nocturne qu’il avait reçue.

Le Mahratte avait bien eu l’intention un instant de tout lui dire, puisqu’en somme le prisonnier était toujours sous les verrous ; mais il craignait que, furieux du rôle qu’on lui avait fait jouer, l’ivrogne, infatué de son omnipotence, ne portât plainte au commandant du fort dans son premier mouvement de colère.

Il s’était décidé alors à s’en remettre au hasard pour la suite de cette singulière excursion, dont il s’était fait le complice par amour pour la jolie femme de chambre de miss Ada.

La jeune Anglaise avait passé plusieurs heures dans le plus complet délire, réunissant dans ses sanglots les noms de sa mère et de Nadir, se tordant les bras, arrachant ses beaux cheveux et disant qu’elle voulait mourir.

Au lever du soleil seulement, elle se calma, mais pour tomber dans une prostration navrante.

Elle n’en sortit que pour se trouver en face de la réalité terrible qui se dressait devant elle.

Elle se souvint alors de cette nuit épouvantable qu’elle venait de passer, de sa visite dans le cachot de celui qu’elle aimait, de ses prières et de ses supplications inutiles, des confidences qui lui avaient été faites.

Puis elle se rappela avec terreur le singulier serment qui la liait, elle, jeune fille chaste et pure, à cet homme emprisonné, à ce héros mystérieux dont les paroles d’amour avaient fait battre son cœur et qu’elle ne devait plus revoir vivant.

Elle voulait cependant espérer encore, et dans la journée, elle envoya Sabee rôder autour de la prison pour savoir s’il ne s’y était rien passé de nouveau.

La jeune servante apprit seulement que le médecin de garde avait été appelé vers midi auprès de Nadir, et qu’il était sorti du cachot en disant qu’il ne comprenait rien au mal du prisonnier, mais qu’il ne lui donnait pas toutefois plus de vingt-quatre heures à vivre.

Ainsi, tout était vrai ; elle ne le reverrait plus que lorsque, tenant sa promesse, elle se serait rendue maîtresse de son corps inanimé !

Ada s’enferma alors chez elle, dévorant ses larmes, étouffant ses sanglots, tristement résignée, toute à la pensée de l’œuvre lugubre qui lui restait à accomplir.

Le capitaine George se présenta plusieurs fois, mais il pria et supplia vainement.

Elle avait donné l’ordre formel de ne recevoir personne, lui moins encore que tout autre.

Quant à sir Arthur, il ne parut même pas s’apercevoir de l’absence de sa fille à table.

La scène qu’il avait eue la veille avec elle l’avait profondément humilié, et il fallait que le souvenir de la mère d’Ada éveillât en lui un grand remords ou une haine implacable, car il n’avait cessé un instant de songer à l’insulte que sa fille lui avait jetée au visage en lui reprochant le passé.

Depuis longtemps, il avait bien supposé que miss Ada n’ignorait pas complètement les mauvais rapports qui avaient existé entre sa femme et lui ; mais les paroles qu’elle avait prononcées dans sa colère lui permettaient de croire qu’elle en savait plus encore qu’elle n’en avait dit, et cela l’épouvantait.

Qui avait pu l’instruire de ce qu’il croyait enseveli dans une tombe et lui causait encore, malgré son scepticisme, de si longues insomnies ?

Il cherchait vainement.

Il n’avait autour de lui ni vieux serviteurs, ni personne qui l’eût connu intimement à Londres ; sa fille avait quitté l’Angleterre fort jeune et certainement incapable de s’inquiéter des faits qui avaient entouré son enfance.

La pensée qu’elle avait pu recevoir d’Europe une lettre de l’un des nombreux ennemis qu’il y avait laissés ne lui vint pas à l’esprit, et il finit par se persuader qu’il avait mal entendu, mal compris, ou que sa fille avait tout simplement, dans son emportement, prononce des phrases dont elle n’avait elle-même calculé ni la portée, ni le sens.

Les faits auxquels, involontairement sans aucun doute, elle avait fait allusion remontaient à plus de quinze années ; il n’était donc pas possible qu’elle connût aucun des détails de ce drame de famille dont sa mère avait été la victime.

Il s’était toutefois proposé d’éloigner sa fille dans le plus bref délai, à quelque prix que ce fût, par un mariage surtout, si elle voulait s’y décider, et, comme il savait que le capitaine George en était éperdument épris, il se promit d’aller lui-même au-devant des désirs du jeune officier.

Il ne pouvait croire sérieusement à l’amour d’Ada pour Nadir. De ce côté-là du moins, il pensant n’avoir plus rien à craindre depuis l’arrestation du fils adoptif du radjah.

Cependant il préféra fuir une explication, et, durant quelques jours, vivre complètement hors de chez lui.

Ces quelques jours, miss Ada les passa dans de douloureuses alternatives d’espérance et de désespoir.

Chaque matin, Roumee, certain que Stilson s’était tu, se rendait à la prison, et en rapportait des nouvelles qui, à chacun de ses voyages, étaient plus tristes.

Nadir, dès le lendemain de sa maladie, avait perdu connaissance ; depuis, tous les médecins de Madras que le gouverneur avait envoyés auprès de lui n’avaient pu rien comprendre au mal dont il mourait.

On tenait bon, car on espérait de lui de précieuses révélations. On avait cru à un empoisonnement ; mais la science avait été impuissante.

Le troisième jour, Roumee revint annoncer à miss Ada que Nadir avait rendu le dernier soupir.

Stilson avait demandé les ordres de l’autorité pour savoir où il devait être enseveli.

À l’étonnement de Sabee, qui craignait quelque crise nouvelle, la fille de sir Arthur resta maîtresse d’elle-même.

Le moment était venu pour elle de tenir sa promesse, et la résolution inébranlable qu’elle avait prise ne laissait même pas de place à l’expansion de sa douleur.

Elle passa tout le jour dans une agitation fébrile, et n’adressa à Sabee que quelques paroles pour lui dire d’ordonner à Roumee de se tenir, le soir, à la porte du jardin avec deux chevaux sellés.

Lorsque la nuit fut venue, elle revêtit à la hâte une robe d’amazone de couleur sombre et se glissa à travers les allées.

La porte du jardin était ouverte.

Roumee attendait miss Ada, tenant par la bride deux petits chevaux tatoo pleins de feu.

— Connais-tu le chemin de Velpoor ? lui demanda-t-elle à voix basse.

C’était le nom d’un village voisin, célèbre par son temple dédié à Rama, le Bacchus indien.

— Oui, maîtresse, répondit le Mahratte.

— Combien de temps nous faut-il pour nous y rendre ?

— Une demi-heure, à peu près.

— En route, alors !

Elle était déjà en selle.

Roumee l’imita, et par les avenues les moins fréquentées, il gagnèrent la porte d’Hyderabad et s’élancèrent sur la route.

Ils galopaient depuis cinq minutes à peine, lorsque le Mahratte détourna la tête de la droite du chemin, en même temps que miss Ada, éperonnant son cheval, étouffait un cri d’horreur.

Ils passaient devant les gibets où les cadavres des condamnés étaient encore suspendus, déchirés par les vautours et balancés par le vent de la nuit.

Les chevaux, comme épouvantés eux-mêmes, dévoraient l’espace, noyant leurs cavaliers dans des flots de poussière et d’écume.

En moins de vingt-cinq minutes, ils franchirent les deux lieues qui séparent Velpoor d’Hyderabad.

Tout à coup, miss Ada, de sa main nerveuse, arrêta brusquement sa monture.

À quelques pas d’elle se dressait la pagode ; non loin de là les pâles rayons de la lune dessinaient de nombreuses pierres tumulaires à demi cachées sous les aloès et les cactus.

Ils étaient au cimetière hindou de Velpoor.

— Nous sommes arrivés, dit miss Ada à Roumee en sautant à terre ; attache ces chevaux à un arbre et suis-moi.

Le cipaye obéit.

La jeune fille avait relevé sa robe et se dirigeait hardiment vers une misérable case où tout semblait endormi.

Roumee était venu aux renseignements la veille. On lui avait indiqué cette demeure comme étant celle du gardien de la nécropole.

C’était bien chez cet homme que se rendaient Ada et Roumee.

— Tu es sûr que c’est là, demanda l’Anglaise au Mahratte lorsqu’il l’eût rejointe auprès de la case.

— J’en suis certain ! Du reste, vous le voyez, cette maison est isolée, nous ne pouvons nous tromper.

— Et il vit seul ?

— Tout seul, à ce qu’on m’a assuré.

— Frappe alors et fais ouvrir. Pourvu qu’il ne soit pas absent !

Roumee chercha la porte, et lorsqu’il l’eut trouvée, l’ébranla plusieurs fois inutilement.

L’écho seul lui répondit ; aucun bruit ne se faisait entendre à l’intérieur de la case.

— Frappe plus fort, dit le jeune fille impatientée. Il dort sans doute.

Le cipaye allait renouveler sa tentative, lorsque des aboiements longuement répétés résonnèrent du côté du cimetière.

Un homme en sortait en fermant la porte derrière lui.

C’était celui qu’ils cherchaient.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il en se rapprochant et sans savoir encore à qui il avait affaire.

— Te parler, répondit miss Ada en s’avançant vers lui.

— Une femme ! s’exclama l’Hindou avec méfiance.

— Tu es le gardien du cimetière de Velpoor, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu habites seul cette maison ?

— Tout seul. Sania n’a plus de femme, plus d’enfants, plus d’autre famille que les morts.

— C’est bien toi que je cherche. Entrons dans ta case, j’ai une proposition à te faire.

— Mais…

— Allons, prends ceci.

Et la jeune fille laissa tomber dans la main de l’Hindou une pièce d’or.

Aussitôt, il ouvrit sa porte et précéda les deux visiteurs dans l’intérieur de sa maison.

Au bout d’un instant, une petite lampe fumeuse éclairait la salle où il les avait introduits.

— Écoute-moi, Sania, lui dit Ada en prenant place sur un escabeau ; tu es pauvre ?

Le geste de l’Hindou et les regards attristés qu’il promena autour de lui furent la plus éloquente des réponses.

— J’écoute, miss, murmura-t-il cependant.

— Eh bien ! moi, poursuivit la jeune fille, je veux te rendre riche d’un seul coup.

— Que faut-il faire ? demanda le vieillard dont les yeux éteints eurent un éclair de convoitise.

— M’obéir aveuglément et m’accorder ce que je vais te demander.

— Que voulez-vous donc ?

— Je veux que tu me laisses pénétrer une nuit dans le cimetière, demain, après-demain peut-être, et que, pendant cette nuit-là, tu retiennes tes chiens à l’attache et ne bouges pas de chez toi, quelque bruit que tu puisses entendre.

L’Hindou crut avoir mal compris.

— Comment, miss, dans le cimetière, la nuit ! Pourquoi faire ?

— Cela ne te regarde pas, je payerai ton silence et ta complaisance. Combien veux-tu ?

— Mais dites-moi au moins ?

— Rien !… J’accomplis un vœu et un serment. Décide-toi… tiens ! voilà des arrhes. Lorsque tu auras fait ce que je veux, tu en auras le double encore.

Miss Ada avait jeté sur la table une petite bourse qui renfermait vingt-cinq guinées.

L’Hindou, dans son premier mouvement, avait étendu vivement la main vers cet argent qui était pour lui toute une fortune ; mais, au moment de le saisir, il s’en était éloigné.

— Eh bien, qu’attends-tu ? demanda la jeune fille, ne comprenant rien à ses hésitations.

— Je ne puis faire ce que vous voulez, miss, répondit le vieillard, sans savoir dans quel but vous me demandez de pénétrer dans le champ de repos. Il faut que ce soit pour quelque œuvre terrible, puisque vous ne voulez pas me le dire.

Miss Ada était atterrée.

Elle consulta du regard Roumee, qui, debout contre la porte, était le spectateur muet de cette scène étrange.

— Parlez et payez, répondit le cipaye, dont elle s’était rapproché.

— Écoute, Sania, dit-elle alors au gardien du cimetière en s’avançant vers lui, je ne sais ce que tu crains, et je vais te confier mon projet, Brahma ne pourra que te récompenser de m’aider à l’accomplir. Je veux sauver des tortures du fleuve de feu un homme qui vient de mourir. Il était de ta race et de ta religion, et malgré ses prières, il sera enterré sans qu’aucun des rites accoutumés soit suivi. Je lui ai juré d’arracher son corps à la tombe, afin que les brahmines puissent le purifier et que Yama le reçoive sans colère. Cet homme n’avait plus ni famille, ni amis, ni serviteurs, pour lui rendre les derniers devoirs ; je veux être tout cela pour lui jusqu’à ce que ses cendres aient été jetées au vent. Refuses-tu encore ?

— Non, miss, répondit le vieillard, séduit par la physionomie inspirée de la jeune fille et rassuré du point de vue religieux ; commandez, j’obéirai. Mais vous ne m’avez pas dit le nom de cet homme.

— Que t’importe ! Ceux qui le transporteront ici ne te le nommerons pas ; c’est dans la fosse commune sans doute qu’ils laisseront glisser son cercueil.

— Quand viendront-ils ?

— La nuit prochaine, la suivante peut-être seulement. Tu seras prévenu. Aussitôt leur départ, je frapperai à ta porte ; tu m’ouvriras, à moi et à ceux qui m’accompagneront, celle du cimetière, et tout sera dit. Jusque-là, pas un mot !

— Je vous le promet, miss.

— En sortant du cimetière, le cipaye te remettra le double de cette somme. Si par hasard tu ne revoyais ni lui ni moi, c’est que le mort aurait été conduit ailleurs. Le contenu de cette bourse ne t’en appartiendras pas moins. Souviens-toi. Au revoir ou adieu !

Elle avait hâte, après ces paroles de mort, de retrouver dehors l’agitation et la vie.

Le vieillard avait ouvert sa porte.

— Adieu, miss, dit-il en s’inclinant devant elle, et que Vischnou vous protège !

Un instant après, miss Ada et Roumee étaient en selle et volaient à nouveau sur la route de la ville.

Une demi-heure plus tard, la jeune fille arrêtait son cheval à la petite porte de son jardin.

— Tu n’oublieras rien, n’est-ce pas, Roumee ? lui dit-elle en mettant pied à terre.

— Rien, miss, comptez sur moi, répondit le cipaye.

Sita.


Sabee.

Et il disparut en emmenant les chevaux, pendant que l’Anglaise regagnait son appartement.

Le lendemain, les yeux rougis et gonflés par l’insomnie, les lèvres tremblantes sous l’empire de spasmes nerveux, miss Ada n’était plus que l’ombre d’elle-même.

On eût juré, au premier aspect, qu’elle n’était plus ni jeune, ni belle, et cependant elle ne savait rien de la singulière visite que lord William Dudley recevait au moment où Roumee exécutait ses ordres à Velpoor, c’est-à-dire pendant qu’il louait une maison isolée aux environs de la pagode, et qu’il allait prévenir le brahmine Nanda de la mort de Nadir.

Il était onze heures du matin à peu près ; le lord gouverneur, bravant la chaleur torride de ce moment de la journée, allait monter à cheval pour une tournée d’inspection dans la ville noire, lorsqu’une femme franchit, malgré les factionnaires, la grille du palais et vint se jeter à genoux en s’écriant :

— Par grâce, écoutez-moi !

C’était une jeune Hindoue d’une caste élevée : cela se devinait à l’élégance de ses vêtements, quoiqu’ils fussent en désordre.

— Que voulez-vous ? lui demanda lord William en écartant du geste les soldats qui voulaient la chasser.

Le gouverneur de Madras s’émut à la vue de cette jeune fille qui paraissait si profondément accablée, et il lui fit signe de le suivre au rez-de-chaussée du palais, où se trouvait son cabinet de travail.

— Que désirez-vous ? mon enfant, lui dit-il, lorsqu’ils furent seuls. D’abord, qui êtes-vous ?

— Ne me faites pas chasser, mylord, répondit-elle à travers ses sanglots. Je suis la fille de Romanshee, la fiancée de Nadir.

— La fille de Romanshee !

— Oui, la fille de celui que vos juges ont condamné et dont le cadavre, privé de sépulture, est encore suspendu au gibet de Golconde. Quel était son crime ? Je l’ignore, et ce n’est pas de lui que je viens vous parler, mais de Nadir, mon fiancé, dont je viens d’apprendre la mort dans le cachot de la citadelle de Golconde, où vous l’avez fait enfermer.

— C’était mon devoir.

— Je me serais laissé ensevelir sous les ruines de sa maison, où je m’étais réfugiée, si je n’avais pas conservé un dernier espoir, celui de revoir mon père avant qu’il mourût. Je me suis alors sauvée de l’incendie.

— J’ai sévèrement blâmé ces excès qui se sont faits sans mes ordres. Que puis-je maintenant pour vous ?

— Je voudrais, mylord, que vous me fissiez remettre les restes de mon fiancé, afin que je puisse le faire inhumer selon les rites de notre religion.

— Comment savez-vous donc qu’il est mort ?

— Le bruit s’en est rapidement répandu dans la ville ; il est venu jusqu’à moi. Me refuserez-vous cette suprême consolation ? Nadir n’était pas coupable, et maintenant qu’il n’est plus, laissez-moi emporter ses restes inanimés, afin qu’il me soit possible au moins d’être pour le mort l’épouse fidèle que Vischnou ne m’a pas permis d’être pour le vivant.

Le gentleman anglais se promenait à grands pas, ne voulant pas refuser ce que cette infortunée lui demandait, et cependant hésitant à le lui accorder.

Lord William cherchait à concilier ses sentiments généreux et ses devoirs.

Sita attendait qu’il se prononçât sur son sort.

Il parut enfin avoir pris un parti.

— Eh bien ! soit, pauvre enfant ! vous pourrez prier sur le corps de votre fiancé, mais à une condition, c’est qu’après lui avoir rendu les derniers devoirs, il sera transporté sous l’escorte de soldats anglais au cimetière de Velpoor, et que là il sera enseveli sous leurs yeux, pendant la nuit, ce soir, si cela est possible.

— Merci, mylord, merci, et que Brahma vous récompense !

Le gouverneur s’était assis à son bureau et avait rapidement écrit quelques lignes.

— Tenez, dit-il à Sita en se levant, voici l’ordre pour le commandant du fort de vous laisser pénétrer dans la prison. Vous pourrez y passer la journée, et vous accompagnerez ce soir au cimetière le corps de Nadir.

La jeune fille saisit avec empressement le papier que lui tendait lord William, dont elle voulut, en signe de reconnaissance, couvrir la main de baisers.

— Allez, allez, mon enfant, dit le gentilhomme réellement ému, je regrette de ne pouvoir faire davantage pour vous.

Et lui ouvrant lui-même la porte, il fit signe aux factionnaires de la laisser passer librement.

Après avoir glissé dans son sein le précieux billet, Sita se dirigea immédiatement vers la prison.

À la porte de Golconde elle se croisa avec Roumee, mais elle n’avait même pas levé les yeux sur lui. Le cipaye, qui l’avait prise pour quelque bayadère, l’avait à peine regardée et s’était mis à courir du côté de la ville.

En revenant de Velpoor, où il avait exécuté fidèlement les ordres de miss Ada, le soldat était venu voir un instant son ami Stilson, et il en avait appris ce qui avait été décidé à l’égard du mort, c’est-à-dire son transport et son ensevelissement le soir même dans le cimetière hindou de la ville voisine.

Quatre soldats anglais, un sous-officier et de geôlier devaient l’escorter et assister à la cérémonie.

Il avait donc hâte de prévenir la fille de sir Arthur.

Il lui racontait ce qui venait de lui être dit, et il lui rendait compte de son excursion à Velpoor au moment même où Stilson, ne pouvant en croire ses yeux, prenait connaissance de l’ordre que le gouverneur avait remis à la fiancée du mort.

Mais cet ordre était trop formel pour que le gros geôlier songeât à le discuter un instant.

Il se contenta de s’incliner, de prendre ses clefs, et, accompagné de l’un de ses guichetiers, de conduite Sita jusqu’au cachot de Nadir, où la pauvre femme se jeta en sanglotant sur le corps froid et inanimé de son fiancé.

Quant à miss Ada, après avoir écouté attentivement Roumee, elle le renvoya en lui recommandant de ne plus s’éloigner de la prison un seul instant, et de venir la prévenir dès qu’il en verrait sortir le funèbre cortège.

Puis, elle retomba, brisée, dans la torpeur et l’accablement dont elle ne devait sortir que pour l’achèvement de son œuvre.