Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/27

Lecomte (p. 203-208).


XXVII

TERRIBLE AVENTURE DU PETIT MALABAR ET DU GRAND BENGALI.



Pendant ce temps-là, le président de la cour criminelle faisait comparaître le témoin dont le nom venait sur la liste après celui de sir James Gordon.

C’était un petit Malabar, maigre et chétif, du nom de Djemadar Phaor. Invité à dire ce qu’il savait, il s’empressa de débiter avec volubilité l’épisode suivant :

— L’année dernière, mylord, je fus obligé de me rendre de Jabalpoor, où je demeure, à Balaari. En traversant la forêt, je rencontrai un campement fort nombreux. On m’invita à me joindre à cette troupe, j’acceptai volontiers, car j’étais seul, et nous nous mîmes en route. Vers le soir, j’entendis tout à coup un grand tumulte et des cris étouffés.

« Pour mieux voir ce qui se passait je sautai sur un gros tronc d’arbre, couché en travers de la route, et au même moment, je sentis quelque chose qui me frappait derrière la tête.

« C’était un misérable Thug qui m’avait jeté le mouchoir, mais mon mouvement imprévu lui avait fait manquer son coup.

« Rapide comme l’éclair, je pris la fuite dans la forêt ; plusieurs Thugs me poursuivirent pendant longtemps ; mais je fis tant de détours qu’ils finirent peu à peu à perdre ma trace. Un seul semblait encore me suivre. Cependant, comme bientôt je n’entendis plus rien, je respirai un peu et me cachai dans un taillis.

« Au bout d’une heure d’attente, je levai avec précaution la tête ; mais, au même moment, une autre tête se leva en face de moi. C’était un des étrangleurs ; je l’avais remarqué parmi la troupe. Il était facile à reconnaître, car il avait une taille démesurément élevée.

« À cette vue, je demeurai paralysé de frayeur. Lui, au lieu de s’élancer sur moi, me fixa de ses regards étincelants et resta immobile.

« Nous demeurâmes ainsi fort longtemps à nous regarder ; puis, il se leva enfin et, s’avançant lentement vers moi, il me dit :

« — Connais-tu cette forêt ?

« Je répondis : Oui, à tout hasard.

« — Alors, montre-moi le chemin, me commanda-t-il, et marche droit, sinon, à la moindre tentative d’évasion, je t’étrangle.

« Et il montrait une large main, capable d’enserrer deux cous comme le mien.

« Je voulus marcher à côté de lui, mais il me força à me tenir à deux pas en avant, ce qui me causait une épouvantable terreur, car, à chaque instant, je croyais sentir le fatal mouchoir fouetter autour de mon cou.

« Cependant je marchais toujours, espérant et craignant tout à la fois de trouver une issue quelconque, car j’étais persuadé que le Thug ne me laissait la vie que parce qu’il ne savait comment sortir de la forêt. J’étais certain qu’il m’étranglerait dès qu’il aurait retrouvé sa route.

« En attendant, les heures se passaient et nous marchions toujours. Quand la nuit arriva nous étions encore dans la partie la plus épaisse du jungle.

« — Arrêtons-nous, m’ordonna mon compagnon ; je suis fatigué.

« Et il me fit asseoir en face de lui, tira quelques légères provisions d’un sac qu’il portait et les partagea avec moi. Il nourrissait son guide !

« Il me fit ensuite ramasser une grande quantité de bois, et nous allumâmes un grand feu pour éloigner les bêtes féroces.

« Cela fait , le Thug me dit de m’étendre à terre ; je n’osai résister. Il me dépouilla de mon turban, me noua solidement les mains et les pieds, puis il se coucha et s’endormit. J’aurais bien voulu en faire autant, car j’étais épuisé de fatigue, mais la peur me tenait éveillé.

« Quelques heures s’écoulèrent ainsi, puis le feu s’éteignit.

« J’entendis alors dans le lointain les rugissements des bêtes féroces. Le bruit se rapprochait rapidement, et tout à coup je crus voir un tigre. Je jetai un cri pour réveiller le Thug. Heureusement il m’entendit. Il se leva, poussa de grands cris, raviva le feu, et les fauves s’éloignèrent.

« Le restant de la nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain matin, le Thug me délia.

« Nous reprîmes notre route.

« Cette seconde journée se passa exactement comme la précédente. Je marchais devant, mon compagnon me suivait. Nos provisions étaient épuisées et nous nous enfoncions toujours plus avant dans la forêt. Nous en étions réduits à nous nourrir de fruits sauvages.

« La nuit nous surprit une seconde fois dans cette situation peu rassurante.

« Quand nous nous arrêtâmes, l’Étrangleur m’ordonna, comme la veille, de me coucher. Il me lia de nouveau pieds et poings, et, par précaution et pour ne pas nous exposer aux dangers de la veille, il me coucha entre deux branches d’un arbre fort bas, puis il se hissa auprès de moi.

« La nuit fut terrible ; les lions et les tigres rugissaient dans les taillis ; à chaque instant je m’attendais à être arraché de ma retraite par l’un d’eux.

« Le lendemain, le Thug me délia, et nous reprîmes notre marche. Vers le milieu du jour nous finîmes par trouver la lisière de la forêt ; je marchais toujours devant le Thug, et je pensais que ma dernière heure était venue puisque mon compagnon allait pouvoir se passer de guide.

« J’aperçus bientôt la route à travers le feuillage ; mais au lieu de marcher de ce côté, je me dirigeai vers un épais fourré.

« — La route doit être par là, dis-je au Thug, en me retournant vers lui, venez.

« Et, pénétrant dans le fourré, je saisis le moment favorable où le bandit pouvait à peine me suivre à travers les branchages pour me glisser sous les broussailles, et disparaître aux yeux de mon persécuteur.

« Craignant d’être découvert, je restai tapi dans ma retraite pendant quelque temps, mais le Thug semblait s’être évanoui, lui aussi, comme par enchantement. Cependant, au bout d’une heure, je le vis se lever du pied d’un arbre où il s’était blotti, à très-peu de distance de l’endroit où je me cachais. Il regarda autour de lui, puis il s’élança dans la direction de la route, comme s’il voulait fuir.

« Je ne comprenais pas ce que cela signifiait, mais je ne cherchai pas à me l’expliquer. Ce qui était certain, c’est que j’étais seul et délivré.

« Deux heures plus tard j’étais en sûreté à Belaary.

— Reconnaissez-vous l’homme en question parmi les accusés présents ? demanda le président au témoin.

— Il y a bien ici, répondit Phaor, après avoir parcouru des yeux le triple rang des Étrangleurs, plusieurs individus qui se trouvaient positivement dans la bande de la forêt du Malwa, mais je ne vois pas celui qui m’a si longtemps poursuivi.

— C’est bien, dit sir Georges Monby à Phaor, vous pouvez vous retirer. Huissiers, appelez le témoin suivant.

Djemadee-Phaor s’éloigna du tribunal, et il allait se perdre dans les rangs de la foule, lorsqu’il s’écria tout à coup :

— C’est lui ! le voilà ! je le reconnais, le misérable !

Il venait de se croiser avec l’Hindou qui allait succéder à la barre des témoins, et il le désignait aux juges.

Cet homme, un colossal Bengali, à la crinière de lion, se mit à rire, et, haussant les épaules, il s’avança jusqu’en face du tribunal.

— Assurez-vous de cet homme, commanda l’honorable président au chef de la garde.

Quatre hommes armés se placèrent aussitôt auprès du Bengali dont le rire cessa brusquement.

— Vous, Phaor, continua le magistrat, approchez.

Rassuré par la présence des quatre soldats anglais, l’Hindou s’empressa d’obéir.

Supposant qu’elle allait assister à quelque nouvel incident dramatique, la foule, que l’exclamation de Phaor avait vivement émue, était redevenue silencieuse.

— Vous vous nommez Jeerighee ? dit le président au Bengali dans lequel Phaor venait de reconnaître son Étrangleur.

— Oui, mylord, répondit le colosse.

— Vous êtes appelé ici comme témoin ; mais de fortes présomptions tendent à nous faire croire que vous appartenez à la secte dangereuse que la justice poursuit en ce moment.

— Votre Honneur me pardonne, répondit avec fermeté Jeerighee ; je suis le géant-bateleur-saltimbanque de Belaary, l’homme le plus connu sur la place de la Grande-Pagode de cette ville. Tout le monde m’y a vu faire mes tours depuis quinze ans. Je porte deux hommes à bras tendu, et je fais promener des serpents sur mes bras.

— Y a-t-il ici, dans la salle, des habitants de Belaary qui connaissent cet homme ? demanda sir Monby au public.

Vingt voix répondirent aussitôt :

— Oui, nous le connaissons ! C’est un homme honnête. Il n’a jamais quitté la ville. C’est le géant Jeerighee.

— Je crois bien ! répondit fièrement Jeerighee-Fayoume, tous les jours je fais mes exercices sur la place de la Grande-Pagode. Je ne suis pas sorti de la ville depuis cinq ans, excepté une fois où ces coquins de Thugs ont failli me jouer un tour qui aurait mis fin à ceux que je fais moi-même. Mais le drôle qui m’a jeté le mouchoir sur la route de la forêt du Malwa, m’a manqué à cause de ma haute taille. Je l’ai fait pirouetter comme une toupie, et je me suis sauvé dans le bois, car ils étaient trop nombreux pour que je pusse leur résister. Ils ont, ce jour-là, tué plusieurs voyageurs. Les misérables m’ont longtemps poursuivi dans le bois, et déjà je croyais leur avoir échappé, quand j’aperçus l’un d’eux placé en observation en face de moi. Je ne croyais pas revoir jamais ce bandit, mais le voilà, je le reconnais bien.

— Moi ! s’écria avec autant de surprise que d’épouvante Phaor, que le saltimbanque montrait du doigt.

— Oui, toi ! que j’aurais dû étrangler ce jour-là !

— Parlez à la cour, Jeerighee ; expliquez-nous ce que cela veut dire, ordonna le président à l’Hercule.

— Par Brahma ! Votre Honneur, la chose est bien simple. Lorsqu’après avoir échappé aux Thugs, je ne vis plus devant moi que cet avorton, dont je n’aurais fait qu’une bouchée, ma première intention fut de l’envoyer d’un tour de bras à sa grande déesse, mais je ne connais pas la forêt et je n’aurais jamais pu en sortir. Je me vengeai alors de celui qui avait voulu m’étrangler en en faisant mon guide. Il essaya bien de m’égarer, car il comprenait bien qu’une fois sur la route, je ne le laisserais pas échapper, mais pendant la nuit, je l’attachais solidement, et pendant que nous marchions, je ne le perdais par de l’œil.

« C’est ainsi que nous atteignîmes la lisière du bois, mais là, le démon, il disparut tout à coup. Je suis bien aise de le retrouver ici. »

Un éclat de rire général accueillit ces derniers mots. On comprenait que ces deux forts honnêtes Hindous s’étaient mutuellement fait peur en se prenant pour des Étrangleurs.

Un instant abasourdis par cette hilarité, Phaor et Jeerighee se rendirent enfin compte de leur situation réciproque, et prenant gaiement leur parti de leurs terreurs passées, il se tendirent la main en riant eux-mêmes, puis sortirent de la salle bras dessus bras dessous comme de vieux amis.

Par un hasard étrange, ou comme si la Providence eût voulu calmer un peu les esprits de ceux qui avaient entendu tous ces horribles récits dont nous nous sommes fait le sténographe, c’est par l’incident héroï-comique des deux faux Étrangleurs que se terminèrent les dépositions.

Jeerighee et Phaor étaient les derniers sur cette interminable liste de témoins dont nous n’avons fait comparaître que les plus importants devant nos lecteurs, afin de ne pas multiplier les tableaux sanglants de ces épisodes épouvantables, sans exemple bien certainement dans l’histoire de l’humanité.

Sir Georges Monby annonça à la foule que l’audition des témoins était terminée ; on accueillit cette nouvelle avec un soupir de satisfaction, et s’adressant ensuite à Feringhea, l’honorable magistrat ajouta :

— Vous, Feringhea, qui avez suivi ces débats avec une grande attention, avez-vous quelques observations à faire à l’égard des témoignages que la cour a entendus ?

— Je n’ai rien à dire, répondit d’une voix ferme le terrible chef des Étrangleurs. Si certains témoins, dans le désir de se venger ou de venger quelques-uns des leurs, ont exagéré les crimes des Thugs, d’autres au contraire, qui les craignent toujours, n’ont osé tout raconter. Je n’ai donc nulle observation à faire.

Après ces mots prononcés, le président de la cour criminelle annonça que l’audience était levée et qu’elle serait reprise le lendemain à six heures du matin pour entendre le réquisitoire de l’attorney général.

La foule s’écoula alors, mais lentement, comme à regret. Si l’audience avait dû être reprise le jour même, on aurait eu, certes, grand’peine à faire évacuer la salle.