Le Procès de Jeanne d’Arc/Première partie

Gallimard (p. 23-68).


PREMIÈRE PARTIE
LES SÉANCES PUBLIQUES

I


Le mercredi 21 février 1431, l’évêque de Beauvais se rendit à la chapelle royale du château de Rouen. Il ouvrit la séance, assisté de quarante-trois assesseurs.
Lorsque l’accusée fut entrée, l’évêque exposa comment elle avait été prise sur le territoire du diocèse et comment de nombreux actes accomplis par elle blessaient la foi orthodoxe. Selon la règle, il commença à l’exhorter à dire la vérité.

Jeanne. — Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger. Par aventure me pourriez-vous demander telles choses que je ne vous dirais point.

L’Évêque. — Vous jurez de dire vérité sur ce qui vous sera demandé concernant la matière de foi et que vous saurez.

Jeanne. — De mon père, de ma mère et des choses que j’ai faites depuis que j’ai pris le chemin de France, volontiers je jurerai. Mais des révélations à moi faites de par Dieu, je ne les ai dites ni révélées à personne, fors au seul Charles, mon Roi. Et je ne les révélerais même si on devait me couper la tête. Car j’ai eu cet ordre par vision, j’entends par mon conseil secret, de ne rien révéler à personne. Et, avant huit jours, je saurai bien si je dois les révéler.

L’Évêque. — Derechef, nous, évêque, vous admonestons et vous requérons de vouloir prêter serment de dire la vérité dans ce qui touche notre foi.

Jeanne, à genoux et les deux mains posées sur le missel. — Je jure de dire vérité sur les choses qui me seront demandées et que je saurai, concernant la matière de foi.

L’Évêque. — Quels sont votre nom et votre surnom ?

Jeanne. — En mon pays, on m’appelait Jeannette et, après que je fus venue en France, on m’appela Jeanne. Du surnom, je ne sais rien.

L’Évêque. — Quel est votre lieu d’origine ?

Jeanne. — Je suis née au village de Domrémy, qui fait un avec le village de Greux. C’est au lieu dit Greux qu’est la principale église.

L’Évêque. — Quels étaient les noms de vos père et mère ?

Jeanne. — Mon père s’appelait Jacques d’Arc. Ma mère, Isabeau.

L’Évêque. — Où fûtes-vous baptisée ?

Jeanne. — En l’église de Domrémy.

L’Évêque. — Quels furent vos parrains et marraines ?

Jeanne. — Une de mes marraines s’appelait Agnès, l’autre Jeanne, l’autre Sibille. Un de mes parrains s’appelait Jean Lingué, l’autre Jean Barrey. J’eus plusieurs autres marraines, comme j’ai oui dire à ma mère.

L’Évêque. — Quel prêtre vous a baptisée ?

Jeanne. — Maître Jean Minet, à ce que je crois.

L’Évêque. — Vit-il encore ?

Jeanne. — Oui, à ce que je crois.

L’Évêque. — Quel âge avez-vous ?

Jeanne. — Comme il me semble, à peu près dix-neuf ans.

L’Évêque. — Qui vous a appris votre croyance ?

Jeanne. — J’ai appris de ma mère Pater Noster, Ave Maria, Credo. Je n’ai pas appris d’autre personne ma croyance, sinon de ma mère,

L’Évêque. — Dites Pater Noster.

Jeanne. — Entendez-moi en confession, et je vous le dirai volontiers.

L’Évêque. — Volontiers nous vous baillerons un ou deux notables hommes de la langue de France, devant lesquels vous direz Pater Noster.

Jeanne. — Je ne leur dirai pas, s’ils ne m’entendent en confession.

L’Évêque. — Cela entendu, nous, évêque, interdisons à Jeanne de sortir des prisons à elle assignées, dans le château de Rouen, sans notre congé, sous peine d’être convaincue du crime d’hérésie.

Jeanne. — Je n’accepte point cette défense. Si je m’échappais, nul ne me pourrait reprendre pour avoir faussé ou violé ma foi, puisque je n’ai baillé ma foi à personne. De plus, j’ai à me plaindre d’être détenue avec chaînes et entraves de fer.

L’Évêque. — Ailleurs et par plusieurs fois, vous avez tenté de vous échapper des prisons. C’est à cette fin qu’on vous gardât plus sûrement et plus fidèlement que l’ordre a été donné de vous entraver de chaînes de fer.

Jeanne. — C’est vrai qu’ailleurs j’ai voulu, et je voudrais encore m’échapper, comme il est licite à quiconque est incarcéré ou prisonnier.


II


Le jeudi 22 février, dans la salle de parement.

L’Évêque. — Nous vous requérons et admonestons, sous les peines du droit, de faire le serment que vous avez prêté hier, et de jurer, simplement et absolument, de dire vérité sur tout ce qui vous sera demandé en la matière pour laquelle vous êtes ici déférée et diffamée.

Jeanne. — J’ai fait serment hier, et il doit suffire.

L’Évêque. — Nous vous requérons de jurer. Car nul, même prince, requis en matière de foi, ne peut refuser de prêter serment.

Jeanne. — Je l’ai fait hier, votre serment. Il vous doit bien suffire. Vous me chargez trop.

L’Évêque. — Jurez de dire vérité sur ce qui touche la foi.

Jeanne. — Je jure de dire vérité sur ce qui touche la foi.

L’Évêque. — Que maître Jean Beaupère, insigne professeur de sacrée théologie, interroge Jeanne.

Jean Beaupère. — Tout d’abord, je vous exhorte à dire vérité sur ce qu’on demandera, comme vous l’avez juré.

Jeanne. — Vous me pourriez bien demander telle chose sur laquelle je répondrais vérité, et sur une autre je ne la répondrais pas. Si vous étiez bien informés de moi, vous devriez vouloir que je fusse hors de vos mains. Je n’ai rien fait fors par révélation.

Jean Beaupère. — Quel était votre âge quand vous avez quitté la maison de votre père ?

Jeanne. — De mon âge je ne saurais déposer.

Jean Beaupère. — Dans votre jeunesse avez-vous appris quelque métier ?

Jeanne. — Oui, à coudre panneaux de lin, et à filer, et je ne crains femme de Rouen pour filer et coudre.

Jean Beaupère. — N’avez-vous pas quitté une fois la maison de votre père ?

Jeanne. — Par crainte des Bourguignons, j’ai quitté la maison de mon père, et suis allée dans la ville de Neufchâteau, en Lorraine, chez une certaine femme, surnommée la Rousse, où j’ai demeuré environ quinze jours.

Jean Beaupère. — Que faisiez-vous quand vous étiez dans la maison de votre père ?

Jeanne. — Quand j’étais dans la maison de mon père, je vaquais aux besognes familières de la maison, et je n’allais pas aux champs avec les brebis et autres bêtes.

Jean Beaupère. — Confessiez-vous vos péchés chaque année ?

Jeanne. — Oui, et à mon propre curé. Et quand le curé était empêché, je me confessais à un autre prêtre, avec le congé dudit curé. Quelquefois aussi, deux ou trois fois, à ce que je crois, je me suis confessée à des religieux mendiants. Et c’était dans ladite ville de Neufchâteau. Et je recevais le sacrement d’Eucharistie à la fête de Pâques.

Un assesseur. — Receviez-vous le sacrement d’Eucharistie aux fêtes autres que Pâques ?

Jeanne. — Passez outre.

Jean Beaupère. — Quand avez-vous commencé à ouïr ce que vous nommez vos Voix ?

Jeanne. — Quand j’eus l’âge de treize ans, j’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. Et la première fois, j’eus grand’peur. Et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père. Je n’avais pas jeûné la veille. J’ouïs la voix du côté droit vers l’église, et rarement je l’ouïs sans clarté. En vérité il y a clarté du côté où la voix est ouïe, il y a là communément une grande clarté. Quand je vins en France, souvent j’entendais cette voix.

Jean Beaupère. — Comment voyez-vous la clarté que vous dites quand cette clarté est sur le côté ?

Jeanne, sans répondre. — Si j’étais dans un bois, j’entendrais bien la voix venant à moi.

Jean Beaupère. — Comment était cette voix ?

Jeanne. — Il me semblait que c’était une digne voix, et je crois que cette voix était envoyée de par de Dieu. Lorsque j’eus ouï par trois fois cette voix, je connus que c’était la voix d’un ange. Cette voix m’a toujours bien gardée, et je comprenais bien cette voix.

Jean Beaupère. — Quel enseignement vous donnait cette voix pour le salut de votre âme ?

Jeanne. — Elle m’enseigna à me bien conduire, à fréquenter l’église. Elle me dit qu’il était nécessaire que je vinsse en France.

Un assesseur. — Sous quelle forme cette voix vous est-elle apparue ?

Jeanne. — Vous n’aurez pas cela de moi, cette fois. Cette voix me disait, deux ou trois fois la semaine, qu’il fallait que je partisse et que je vinsse en France, et que mon père ne sût rien de mon départ. La voix me disait de venir en France, et je ne pouvais plus durer où j’étais. Cette voix me disait encore que je lèverais le siège mis devant la cité d’Orléans. Elle me dit en outre d’aller à Robert de Baudricourt, dans la ville de Vaucouleurs, et qu’il me baillerait des gens pour aller avec moi. Et alors je répondis que j’étais une pauvre fille qui ne savait monter à cheval ni mener la guerre. J’allai chez un mien oncle, et lui dis que je voulais demeurer quelque menu temps chez lui. Et j’y demeurai environ huit jours. Et je dis alors à mon oncle qu’il fallait que j’allasse en ladite ville de Vaucouleurs. Et mon oncle lui-même m’y mena. Quand je fus venue en ladite ville de Vaucouleurs, je reconnus Robert de Baudricourt encore que je ne l’eusse jamais vu auparavant. Je reconnus par cette voix ledit Robert, car la voix m’avait dit que c’était lui. Et je dis à Robert qu’il fallait que je vinsse en France. Robert par deux fois me repoussa et me refusa, et la tierce, il me reçut et me bailla des hommes. La voix m’avait dit ce qui arriverait.

Jean Beaupère. — Que dites-vous au duc de Lorraine ?

Jeanne. — Le duc de Lorraine manda qu’on me menât à lui. J’y allai, et je lui dis que je voulais aller en France. Il m’interrogea sur la recouvrance de sa santé. Mais moi, je lui dis que, de cela, je ne savais rien. Je parlai peu au duc de mon voyage. Toutefois, je dis au duc de me bailler son fils et des gens, pour me conduire en France, et que je prierais Dieu pour sa santé. J’étais allée sous sauf-conduit vers le duc, d’où je revins à la ville de Vaucouleurs.

Jean Beaupère. — En quel habit étiez-vous, quand vous êtes partie de Vaucouleurs ? Où êtes-vous allée ?

Jeanne. — À mon départ de ladite ville de Vaucouleurs, étant en habit d’homme, portant une épée que m’avait baillée ledit Robert de Baudricourt, sans autres armes, accompagnée d’un chevalier, d’un écuyer, et de quatre serviteurs, je gagnai la ville de Saint-Urbain et passai la nuit en l’abbaye. En ce voyage, je passai par la ville d’Auxerre, et j’ouïs messe en la grande église. Alors j’avais fréquemment mes voix, avec celle dont j’ai déjà fait mention.

Jean Beaupère. — Par le conseil de qui avez-vous pris habit d’homme ?

Jeanne. — Passez outre.

Un assesseur. — Nous vous requérons de nous dire par le conseil de qui vous avez pris habit d’homme.

Jeanne. — Passez outre.

Jean Beaupère. — Qui vous l’a conseillé ?

Jeanne. — De cela je ne charge homme quelconque.

Jean Beaupère. — Que vous dit Robert de Baudricourt lors de votre départ ?

Jeanne. — Le dit Robert de Baudricourt fit jurer à ceux qui me conduisaient de me conduire bien et sûrement. Et Robert me dit, à moi, au moment que je le quittai : « Va, va, et advienne ce qu’il pourra advenir ! »

Jean Beaupère. — Que savez-vous du duc d’Orléans ?

Jeanne. — Je sais bien que Dieu chérit le duc d’Orléans. Et j’ai eu sur lui plus de révélations que sur homme vivant, excepté sur mon roi.

Jean Beaupère. — Pourquoi avez-vous quitté l’habit de femme ?

Jeanne. — Il fallait bien que je changeasse mon habit pour habit d’homme. Je crois que mon conseil m’a bien dit.

Jean Beaupère. — Comment êtes-vous arrivée près de celui que vous nommez votre roi ?

Jeanne. — J’allais jusqu’à mon Roi sans empêchement. Comme j’étais arrivée à Sainte-Catherine de Fierbois, alors j’envoyai d’abord à mon Roi. Puis j’allais à la ville de Château-Chinon où était mon Roi. J’y arrivai environ l’heure de midi, et me logeai en une hôtellerie. Après dîner, j’allai vers mon Roi qui était dans le château. Quand j’entrai dans la chambre du Roi, je le reconnus entre les autres par le conseil de ma voix qui me le révéla. Je lui dis que je voulais aller faire la guerre contre les Anglais.

Jean Beaupère. — Cette fois où la voix vous montra votre Roi, y avait-il en cet endroit quelque lumière ?

Jeanne. — Passez outre.

Jean Beaupère. — Vîtes-vous quelque ange au-dessus de votre Roi ?

Jeanne. — Pardonnez-moi. Passez outre.

Jean Beaupère. — Votre Roi eut-il des révélations ?

Jeanne. — Avant que mon Roi me mît à l’œuvre, il eut plusieurs apparitions et belles révélations.

Jean Beaupère. — Quelles apparitions et révélations eut votre Roi ?

Jeanne. — Je ne vous le dirai point. Vous n’aurez pas encore réponse. Mais envoyez vers le Roi, et il vous le dira.

Jean Beaupère. — Pourquoi votre Roi vous a-t-il reçue ?

Jeanne. — La voix m’avait promis que mon Roi me recevrait assez tôt après que je serais venue vers lui. Ceux de mon parti connurent bien que la voix m’était envoyée de par Dieu, et virent et connurent cette voix, je le sais bien. Mon Roi et plusieurs autres ouïrent et virent les voix qui venaient à moi. Il y avait présents Charles de Bourbon, et deux ou trois autres.

Jean Beaupère. — Entendez-vous souvent cette voix ?

Jeanne. — Il n’est jour que je ne l’entende, et même j’en ai bien besoin.

Jean Beaupère. — Que lui avez-vous demandé ?

Jeanne. — Oncques n’ai requis à cette voix autre récompense finale, fors le salut de mon âme.

Jean Beaupère. — Qu’avez-vous fait devant Paris ?

Jeanne. — La voix me dit de demeurer en la ville de Saint-Denis en France. Et je voulais y demeurer. Mais, contre ma volonté, les seigneurs m’emmenèrent. Si toutefois je n’eusse été blessée, je n’en fusse point partie. Mais je fus blessée dedans les fossés de Paris, comme j’y étais arrivée de ladite ville de Saint-Denis. Mais en cinq jours je me trouvai guérie. Et je fis faire une escarmouche devant Paris.

Jean Beaupère. — Était-ce jour de fête ?

Jeanne. — Je crois bien que c’était jour de fête.

Jean Beaupère. — Cela était-il bien de faire assaut un jour de fête ?

Jeanne. — Passez outre.


III


Le samedi 24 février, dans la même salle.

L’Évêque. — Tout d’abord nous vous requérons de jurer, simplement et absolument, de dire vérité sur ce qu’on vous demandera, et de prêter serment sans aucune condition.

Jeanne. — Donnez-moi congé de parler.

L’Évêque. — Parlez.

Jeanne. — Par ma foi, vous me pourriez demander telles choses que je ne vous dirais pas. Peut-être que de beaucoup de choses que vous me pourriez demander, je ne vous dirai pas le vrai, spécialement sur ce qui touche mes révélations. Car, par aventure, vous me pourriez contraindre à dire telle chose que j’ai juré de ne pas dire, et ainsi je serais parjure, ce que vous ne devriez pas vouloir.

L’Évêque. — Vous devez dire vérité à votre juge.

Jeanne. — Moi, je vous le dis, avisez-vous bien de ce que vous dites être mon juge, car vous assumez une grande charge, et vous me chargez trop.

L’Évêque. — Nous vous requérons de prêter le serment.

Jeanne. — Il me semble que c’est assez d’avoir juré deux fois en justice.

L’Évêque. — Voulez-vous jurer, simplement et absolument ?

Jeanne. — Vous vous en pouvez bien passer : j’ai assez juré de deux fois. Tout le clergé de Rouen ou de Paris ne saurait me condamner sans droit.

L’Évêque. — Nous vous requérons de jurer de dire la vérité.

Jeanne. — De ma venue en France, je dirai volontiers vérité. Mais je ne dirai pas tout. Et huit jours ne suffiraient pas à dire tout.

L’Évêque. — Prenez avis des assesseurs pour savoir si vous devez jurer ou non.

Jeanne. — De ma venue, je dirai volontiers vérité, et non autrement. Il ne faut plus m’en parler.

L’Évêque. — Vous vous rendez suspecte en ne voulant jurer de dire vérité.

Jeanne. — Il ne faut plus m’en parler.

L’Évêque. — Nous vous requérons de jurer, précisément et absolument.

Jeanne. — Je dirai volontiers ce que je sais, mais encore pas tout. Je suis venue de par Dieu, et n’ai que faire ici, et demande qu’on me renvoie à Dieu de qui je suis venue.

L’Évêque. — Nous vous requérons et admonestons de jurer sous peine d’être convaincue de ce dont vous accuse.

Jeanne. — Passez outre.

L’Évêque. — Nous vous requérons une dernière fois de jurer, et vous admonestons de dire vérité sur ce qui touche le procès. Vous vous exposez à grand danger par un tel refus.

Jeanne. — Je suis prête à jurer de dire vérité sur ce que je saurai touchant le procès. Je le jure.

L’Évêque. — Que l’illustre docteur maître Jean Beaupère interroge Jeanne.

Jean Beaupère. — À quelle heure avez-vous bu et mangé pour la dernière fois ?

Jeanne. — Depuis hier après-midi je n’ai mangé ni bu.

Jean Beaupère. — Depuis quelle heure avez-vous entendu la voix qui vient à vous ?

Jeanne. — Je l’ai ouïe hier et aujourd’hui.

Jean Beaupère. — À quelle heure, hier, avez-vous ouï cette voie ?

Jeanne. — Je l’aie ouïe trois fois, ce jour-là : une fois au matin, une fois à vêpres, et la troisième fois comme on sonnait pour l’Ave Maria du soir. Et je l’ouïs plus souvent que je ne le dis.

Jean Beaupère. — Hier au matin, que faisiez-vous, quand cette voix est venue à vous ?

Jeanne. — Je dormais, et la voix m’a réveillée.

Jean Beaupère. — Vous a-t-elle éveillée en vous touchant les bras ?

Jeanne. — J’ai été éveillée par la voix, sans toucher.

Jean Beaupère. — La voix était-elle dans votre chambre ?

Jeanne. — Non, que je sache, mais elle était dans le château.

Jean Beaupère. — Avez-vous remercié cette voix ! et avez-vous fléchi les genoux ?

Jeanne. — Je l’ai remerciée, mais en m’asseyant en mon lit, et j’ai joint les mains. Et ce fut après l’avoir requise de prêter conseil. Sur quoi elle me dit de répondre hardiment.

Jean Beaupère. — Que vous dit la voix quand vous fûtes éveillée ?

Jeanne. — Je lui demandai conseil sur ce que je devais répondre, lui disant de demander conseil sur cela à Notre-Seigneur, Et la voix me dit que je réponde hardiment et que Dieu me conforterait.

Jean Beaupère. — La voix vous a-t-elle dit quelques paroles avant d’être requise par vous ?

Jeanne. — La voix me dit quelques paroles, mais je ne les compris toutes. Toutefois, quand je fus éveillée du sommeil, la voix me dit de répondre hardiment. (À l’évêque.) Vous dites que vous êtes mon juge. Avisez-vous de ce que vous faites, car, en vérité, je suis envoyée de par Dieu, et vous vous mettez en grand danger.

Jean Beaupère. — Cette voix a-t-elle quelquefois varié ses conseils ?

Jeanne. — Oncques ne l’ai trouvée en deux langages contraires. Cette nuit, je l’ai entendue me dire de répondre hardiment.

Jean Beaupère. — La voix vous a-t-elle ordonné de ne pas dire tout ce qui vous serait demandé ?

Jeanne. — Je ne vous répondrai pas là-dessus. Et j’ai révélations touchant le Roi que je ne vous dirai point.

Jean Beaupère. — La voix vous a-t-elle défendu de dire révélations ?

Jeanne. — De cela, je n’ai pas été conseillée. Donnez-moi délai de quinze jours, et je vous répondrai sur cela. Si la voix me l’a défendu, que voulez-vous y redire ?

Jean Beaupère. — Cela vous a-t-il été défendu par la voix ?

Jeanne. — Croyez que ce ne sont pas les hommes qui me l’ont défendu. Aujourd’hui je ne répondrai pas, et je ne sais si je dois répondre ou non jusqu’à ce que cela m’ait été révélé.

Jean Beaupère. — La voix vient-elle de Dieu ?

Jeanne. — Je crois fermement, aussi fermement que je crois en la foi chrétienne et que Dieu nous racheta des peines d’enfer, que cette voix vient de Dieu et par son ordre.

Jean Beaupère. — Cette voix, que vous dites vous apparaître, est-elle un ange, ou vient-elle de Dieu immédiatement ? ou est-ce la voix d’un saint ou d’une sainte ?

Jeanne. — Cette voix vient de par de Dieu. Et je crois que je ne vous dis pas pleinement ce que je sais. J’ai une plus grande peur de faillir, en disant chose qui déplaise à ces voix, que je n’en ai de vous répondre. Et quant à cette question, je vous prie de me donner un délai.

L’Évêque. — Croyez-vous qu’il déplaise à Dieu qu’on dise vérité ?

Jeanne. — Les voix m’ont dit de dire certaines choses au Roi et non à vous. Cette nuit même, la voix m’a dit moult de choses pour le bien de mon Roi, que je voudrais qu’il sût dès maintenant, dussé-je ne pas boire de vin jusqu’à Pâques. Car il en serait plus aise à dîner.

Jean Beaupère. — Ne pouvez-vous tant faire auprès de cette voix qu’elle veuille obéir et porter cette nouvelle à votre Roi ?

Jeanne. — Je ne sais si la voix voudrait obéir, fors si c’était la volonté de Dieu et si Dieu y consentait. Mais s’il plaisait à Dieu, il pourrait bien faire révéler à mon Roi. Et de cela, je serais bien contente.

Jean Beaupère. — Pourquoi cette voix ne parle-t-elle pas avec votre Roi comme elle faisait quand vous étiez en sa présence ?

Jeanne. — Je ne sais si c’est la volonté de Dieu. N’était la grâce de Dieu, je ne saurais rien faire.

Jean Beaupère. — Votre conseil vous a-t-il révélé si vous échapperiez des prisons ?

Jeanne. — Cela, ai-je à vous le dire ?

Jean Beaupère. — Cette nuit, la voix vous a-t-elle donné conseil et avis sur ce que vous deviez répondre ?

Jeanne. — Si elle me l’a révélé, je n’ai pas bien compris.

Jean Beaupère. — En ces deux derniers jours où vous avez entendu les voix, est-il venu quelque clarté ?

Jeanne. — Au nom de la voix vient la clarté.

Jean Beaupère. — Avec les voix, voyez-vous quelque chose autre ?

Jeanne. — Je ne vous dis pas tout, car je n’en ai congé, et aussi mon serment ne touche pas à cela. La voix est bonne, et digne, et de cela je ne suis pas tenue de vous répondre. Au surplus, donnez-moi par écrit les points sur lesquels je ne réponds pas maintenant.

Jean Beaupère. — Cette voix à laquelle vous demandez conseil, a-t-elle la vue et les yeux ?

Jeanne. — Vous n’aurez pas encore cela. Le dict des petits enfants est qu’on pend bien aucunes fois les gens pour dire la vérité.

Jean Beaupère. — Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ?

Jeanne. — Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; et si j’y suis, Dieu m’y tienne. Je serais la plus dolente du monde si je savais n’être pas en la grâce de Dieu. Et, si j’étais en péché, je crois que la voix ne viendrait pas à moi. Et je voudrais que chacun l’entendît aussi bien comme moi.

Jean Beaupère. — Quel âge aviez-vous quand vous l’entendîtes pour la première fois ?

Jeanne. — Je tiens que j’étais en l’âge de treize ans quand la voix me vint la première fois.

Jean Beaupère. — En votre jeunesse, alliez-vous vous ébattre avec les autres jouvencelles aux champs ?

Jeanne. — J’y ai bien été quelques fois, mais ne sais en quel âge.

Jean Beaupère. — Ceux de Domrémy tenaient-ils le parti des Bourguignons ou le parti adverse ?

Jeanne. — Je ne connaissais qu’un Bourguignon, et j’eusse bien voulu qu’il eût la tête coupée, voire s’il eût plu à Dieu !

Jean Beaupère. — Au village de Maxey, étaient-ils Bourguignons ou adversaires des Bourguignons ?

Jeanne. — Ils étaient Bourguignons.

Jean Beaupère. — La voix vous a-t-elle dit en votre jeunesse de haïr les Bourguignons ?

Jeanne. — Depuis que je compris que les voix étaient pour le Roi de France, je n’ai point aimé les Bourguignons. Les Bourguignons auront la guerre s’ils ne font ce qu’ils doivent. Et je le sais par la voix.

Jean Beaupère. — En votre jeune âge, avez-vous eu révélation par la voix que les Anglais devaient venir en France ?

Jeanne. — Jà les Anglais étaient en France, quand les voix commencèrent à me venir.

Jean Beaupère. — Oncques fûtes-vous avec les petits enfants qui se combattaient pour le parti que vous tenez ?

Jeanne. — Non, je n’en ai mémoire. Mais j’ai bien vu qu’aucuns de ceux de la ville de Domrémy s’étaient combattus contre ceux de Maxey, et en revenaient quelques fois bien blessés et saignants.

Jean Beaupère. — En votre jeune âge, aviezvous grande intention de persécuter les Bourguignons ?

Jeanne. — J’avais grande volonté et grand désir que le Roi eût son royaume.

Jean Beaupère. — Eussiez-vous bien voulu être homme quand vous sûtes que vous deviez venir en France ?

Jeanne. — Ailleurs j’ai répondu à cela.

Jean Beaupère. — Meniez-vous point les bêtes aux champs ?

Jeanne. — Ailleurs j’ai répondu à cela. Depuis que j’ai été grande et que j’ai eu entendement, je n’avais pas coutume de garder les bêtes, mais j’aidais bien à les conduire aux prés, en un château nommé l’Ile, par crainte des gens d’armes. Mais je n’ai pas mémoire si, dans mon jeune âge, je les gardais ou non.

Jean Beaupère. — Avez-vous gardé mémoire de certain arbre existant près de votre village ?

Jeanne. — Assez proche de Domrémy, il y a certain arbre qui s’appelle l’Arbre des Dames, et d’autres l’appellent l’Arbre des Fées. Auprès il y a une fontaine. Et j’ai ouï dire que les gens malades de fièvre boivent de cette fontaine ; et vont quérir de son eau pour recouvrer la santé. Et cela, je l’ai vu moi-même : mais ne sais s’ils en guérissent ou non. J’ai oui dire que les malades, quand ils se peuvent lever, vont à l’arbre pour s’ébattre. C’est un grand arbre, appelé Fau, d’où vient le beau mai. Il appartenait, à ce qu’on dit, à monseigneur Pierre de Bourlemont, chevalier. Parfois j’allais m’ébattre avec les autres filles, et faisais à cet arbre chapeaux de fleurs pour l’image de Notre Dame de Domrémy. Plusieurs fois j’ai ouï dire des anciens, non pas de mon lignage, que les Dames Fées y conversaient. Et j’ai oui dire à une femme, nommée Jeanne, femme du maire Aubery, de mon pays, laquelle était ma marraine, qu’elle avait vu les Dames Fées. Mais moi qui parle, ne sais si cela est vrai ou non. Je n’ai jamais vu fée à l’arbre, que je sache.

Jean Beaupère. — En avez-vous vu ailleurs ?

Jeanne. — Je ne sais. J’ai vu mettre aux branches de l’arbre des chapeaux de fleurs par les jouvencelles, et moi-même en ai mis quelquefois avec les autres filles. Et parfois nous les emportions, et parfois nous les laissions. Depuis que je sus que je devais venir en France, je fis peu de jeux ou ébattements et le moins que je pus. Et je ne sais point si, depuis que j’eus entendement, j’ai dansé près de l’arbre. Parfois j’y peux bien avoir dansé avec les enfants ; mais j’y ai plus chanté que dansé.

Jean Beaupère. — Avez-vous souvenir d’un bois qu’on nomme le Bois-Chesnu ?

Jeanne. — Il y a un bois que l’on appelle le Bois-Chesnu, qu’on voit de l’huis de mon père, et il n’y a pas la distance d’une demi-lieue. Je ne sais, et je n’ai oncques ouï dire, si les Dames Fées y conversaient. Mais j’ai ouï dire à mon frère qu’on disait au pays que j’avais pris mon fait à l’Arbre de mesdames les Fées. Mais ce n’était point, et je lui ait dit le contraire. Quand je vins devant mon Roi, aucuns demandaient si, en mon pays, il n’y avait point de bois qu’on appelât le Bois-Chesnu. Car il y avait prophéties qui disaient que de devers le Bois-Chesnu devait venir une Pucelle qui ferait merveilles. Mais en cela je n’ai point ajouté foi.

Jean Beaupère. — Voulez-vous avoir habit de femme ?

Jeanne. — Baillez-m’en un, je le prendrai et m’en irai. Autrement, je ne le prendrai pas, et suis contente de celui-ci, puisqu’il plaît à Dieu que je le porte.

L’Évêque. — Cela dit, nous faisons arrêter tout interrogatoire pour ce jour.


IV


Le mardi 27 février, dans la même salle.

L’Évêque. — Nous requérons Jeanne de prêter serment de dire vérité sur ce qui touche le procès.

Jeanne. — Volontiers je jurerais de dire vérité sur ce qui touche le procès, mais non pas sur tout ce que je sais.

L’Évêque. — Nous vous requérons de jurer de répondre vérité sur tout ce qui vous sera demandé.

Jeanne. — Volontiers je jurerais de dire vérité sur ce qui touche le procès, mais non pas sur tout ce que je sais. Vous devez être contents : j’ai assez juré.

L’Évêque. — Que maître Jean Beaupère interroge Jeanne.

Jean Beaupère. — Comment vous êtes-vous portée depuis samedi dernier ?

Jeanne. — Vous voyez bien comme je me suis portée. Je me suis portée le mieux que j’ai pu.

Jean Beaupère. — Jeûniez-vous tous les jours de ce carême ?

Jeanne. — Cela est-il de votre procès ?

Jean Beaupère. — Oui, cela sert au procès.

Jeanne. — Oui, vraiment, j’ai toujours jeûné durant ce carême.

Jean Beaupère. — Depuis samedi, avez-vous ouï la voix qui vient à vous ?

Jeanne. — Oui, vraiment, je l’ai ouïe beaucoup de fois.

Jean Beaupère. — Ce samedi, l’avez-vous ouïe en cette salle où on vous interrogeait ?

Jeanne. — Ce n’est point de votre procès.

Jean Beaupère. — Cela sert au procès.

Jeanne. — Oui, vraiment, je l’ai ouïe.

Jean Beaupère. — Que vous a dit la voix samedi ?

Jeanne. — Je ne la comprenais pas bien, et ne comprenais chose que je vous puisse répéter jusqu’au retour en ma chambre.

Jean Beaupère. — Que vous a dit la voix quand vous fûtes retournée en votre chambre ?

Jeanne. — Elle m’a dit que je vous répondisse hardiment. Je lui ai demandé conseil sur les questions que vous me poseriez. Ce que j’aurai congé de Notre-Seigneur de révéler, je le dirai volontiers. Mais de ce qui touche les révélations touchant le roi de France, je ne le dirai pas sans congé de ma voix.

Jean Beaupère. — La voix vous a-t-elle défendu de dire tout ?

Jeanne. — Je ne l’ai pas bien comprise.

Jean Beaupère. — Que vous a dit la voix en dernier lieu ?

Jeanne. — Je lui ai demandé conseil sur aucunes choses qu’on m’avait demandées.

Jean Beaupère. — Vous a-t-elle donné conseil sur ces choses ?

Jeanne. — Sur aucuns points, j’ai eu conseil ; et sur aucuns on pourra me demander réponse, sur quoi je ne répondrai pas sans congé. Et si je répondais sans congé par aventure, je n’aurais pas les voix « en garant ». Quand j’aurai congé de Notre-Seigneur, je ne craindrai pas de parler, car j’aurai un bon garant.

Jean Beaupère. — Était-ce voix d’ange qui vous parlait, voix de saint, de sainte, ou de Dieu sans intermédiaire ?

Jeanne. — C’est la voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et leurs figures sont couronnées de belles couronnes moult richement et moult précieusement. Et sur cela j’ai congé de Notre-Seigneur. Si sur cela vous avez un doute, envoyez à Poitiers où autrefois j’ai été interrogée.

Jean Beaupère. — Comment savez-vous que ce sont ces deux Saintes ? Les connaissez-vous l’une d’avec l’autre ?

Jeanne. — Je sais bien que ce sont elles, et je les connais bien l’une de l’autre.

Jean Beaupère. — Comment les connaissez-vous l’une de l’autre ?

Jeanne. — Je les connais par le salut qu’elles me font. Il y a sept ans passés qu’elles m’ont prise pour me gouverner. Je les connais parce qu’elles se nomment à moi.

Jean Beaupère. — Les deux Saintes sont-elles vêtues d’un même drap ?

Jeanne. — Je ne vous en dirai maintenant autre chose. Je n’ai pas congé de vous le révéler. Et si vous ne me croyez, allez à Poitiers ! D’ailleurs il y a des révélations qui vont au roi de France et non pas à ceux qui m’interrogent.

Jean Beaupère. — Les Saintes sont-elles du même âge ?

Jeanne. — Je n’ai pas congé de vous le dire.

Jean Beaupère. — Parlent-elles ensemble ou l’une après l’autre ?

Jeanne. — Je n’ai pas congé de vous le dire, et toutefois j’ai tous les jours conseil de toutes deux.

Jean Beaupère. — Laquelle des deux apparut la première ?

Jeanne. — Je ne les ai pas connues si tôt. Je l’ai bien su aucunes fois, mais je l’ai oublié. Si j’en ai congé, je vous le dirai volontiers. Cela est mis en un registre à Poitiers. J’ai eu aussi confort de saint Michel.

Jean Beaupère. — Laquelle desdites apparitions vous vint la première ?

Jeanne. — Ce fut saint Michel.

Jean Beaupère. — Y a-t-il beaucoup de temps passé depuis que vous eûtes pour la première fois la voix de saint Michel ?

Jeanne. — Je ne vous nomme point la voix de saint Michel, mais vous parle du grand confort.

Jean Beaupère. — Quelle fut la première voix qui vint à vous, quand vous étiez en l’âge de treize ans ou environ ?

Jeanne. — Ce fut saint Michel que je vis devant mes yeux, et il n’était pas seul, mais était bien accompagné d’anges du ciel. Je ne vins en France que du commandement de Dieu.

Jean Beaupère. — Avez-vous vu saint Michel et les anges corporellement et réellement ?

Jeanne. — Je les vis de mes yeux corporels, aussi bien que je vous vois. Et quans ils se partaient de moi, je pleurais ; et j’eusse bien voulu qu’ils m’emportassent avec eux.

Jean Beaupère. — En quelle figure était saint Michel ?

Jeanne. — Il n’y a pas encore de réponse pour vous là-dessus, et je n’ai point encore congé de le dire.

Jean Beaupère. — La première fois, que vous dit saint-Michel ?

Jeanne. — Vous n’en aurez encore aujourd’hui réponse. Mes voix m’ont dit de vous répondre hardiment. J’ai bien dit à mon Roi une fois tout ce qui m’avait été révélé, car cela le concernait. Mais je n’ai point congé de vous révéler encore ce que saint Michel m’a dit. Je voudrais bien que vous qui m’interrogez vous eussiez copie de ce livre qui est à Poitiers, pourvu qu’il plaise à Dieu.

Jean Beaupère. — Les voix vous ont-elles dit de ne point dire vos révélations sans leur congé ?

Jeanne. — Encore ne vous en réponds point ; et sur ce dont j’aurai congé, je répondrai volontiers. Si les voix me l’ont interdit, je ne l’ai pas bien compris.

Jean Beaupère. — Quel signe donnez-vous que vous ayez cette révélation de par Dieu, et que ce soient saintes Catherine et Marguerite qui vous parlent ?

Jeanne. — Je vous l’ai assez dit que ce sont saintes Catherine et Marguerite ; et croyez-moi si vous voulez !

Jean Beaupère. — Vous est-il défendu de le dire ?

Jeanne. — Je n’ai pas encore bien compris si cela m’est défendu ou non.

Jean Beaupère. — Comment savez-vous faire la distinction que sur aucuns points vous répondrez et sur aucuns autres non ?

Jeanne. — Sur aucuns points j’ai demandé congé de répondre, et sur aucuns je l’ai. J’aimerais mieux être tirée à quatre chevaux qu’être venue en France sans congé de Dieu.

Jean Beaupère. — Dieu vous a-t-il prescrit de prendre habit d’homme ?

Jeanne. — L’habit, c’est peu, la moindre chose. Mais n’ai pris cet habit d’homme par le conseil d’homme au monde. Je n’ai pris cet habit et n’ai rien fait, fors par commandement de Dieu et de ses anges.

Jean Beaupère. — Vous semble-t-il que ce commandement fait à vous de prendre habit d’homme soit licite ?

Jeanne. — Tout ce que j’ai fait, est par le commandement du Seigneur. Et s’il me prescrivait d’en prendre un autre, je le prendrais, puisque ce serait par le commandement de Dieu.

Jean Beaupère. — L’avez-vous fait par ordre de Robert de Baudricourt ?

Jeanne. — Non.

Jean Beaupère. — Croyez-vous avoir bien fait en prenant habit d’homme ?

Jeanne. — Tout ce que j’ai fait par commandement du Seigneur, je crois l’avoir bien fait, et j’en attends bon garant et bon secours.

Jean Beaupère. — Mais dans ce cas particulier, en prenant habit d’homme, croyez-vous avoir bien fait ?

Jeanne. — Rien au monde de ce que j’ai fait dans mes actions ne l’a été fors par commandement de Dieu.

Jean Beaupère. — Quand vous avez vu la voix qui venait à vous, y avait-il de la lumière ?

Jeanne. — Il y avait moult de lumière de toute part, et cela est convenable. Toute lumière ne vient pas que pour vous.

Jean Beaupère. — Y avait-il un ange sur la tête de votre Roi quand vous le vites pour la première fois ?

Jeanne. — Par la Bienheureuse Marie ! s’il y était, je ne sais, et je ne l’ai point vu.

Jean Beaupère. — Il y avait donc de la lumière ?

Jeanne. — Il y avait plus de trois cents chevaliers, et cinquante torches, sans compter la lumière spirituelle. Et rarement j’ai eu révélations sans qu’il y ait lumière.

Jean Beaupère. — De quelle façon votre Roi a-t-il ajouté foi à vos dires.

Jeanne. — Il avait de bons intersignes, et par les clercs.

Jean Beaupère. — Quelles révélations eut votre Roi ?

Jeanne. — Vous ne les aurez pas encore de moi de cette année. Pendant trois semaines, je fus interrogée par les clercs, à Chinon et à Poitiers. Mon Roi eut un signe de mes faits, avant de vouloir croire en moi. Et les clercs de mon parti furent de cette opinion qu’il n’y avait rien que de bien en mon fait.

Jean Beaupère. — Avez-vous été à Sainte-Catherine-de-Fierbois ?

Jeanne. — Oui. Et là j’ouïs trois messes en un jour. Ensuite j’allai à la ville de Chinon. J’envoyai une lettre à mon Roi disant que j’envoyais pour savoir si j’entrerais dans la ville où était le dit Roi ; que j’avais bien fait cent cinquante lieues pour venir vers lui, à son secours, et que je savais moult de choses bonnes pour lui. Et il me semble qu’en cette lettre il y avait contenu que je reconnaîtrais bien mon Roi entre tous les autres.

Jean Beaupère. — Aviez-vous une épée ?

Jeanne. — J’avais une épée que j’avais prise à Vaucouleurs.

Jean Beaupère. — N’aviez-vous pas une autre épée ?

Jeanne. — Étant à Tours ou à Chinon, j’envoyai chercher une épée étant dans l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, derrière l’autel. Et aussitôt après elle fut trouvée, toute rouillée.

Jean Beaupère. — Comment saviez-vous que cette épée était là ?

Jeanne. — Cette épée était dans la terre, rouillée, et il y avait dessus cinq croix. Je sus qu’elle était là par mes voix, et oncques n’avait vu l’homme qui alla quérir ladite épée. J’écrivis aux gens d’église de ce lieu qu’il leur plaise me donner cette épée. Et ils me l’envoyèrent. Elle n’était que peu en terre derrière l’autel, comme il me semble. Toutefois, ne sais au juste si elle était devant l’autel, ou derrière. Mais je crois que j’ai écrit alors que ladite épée était derrière l’autel. Sitôt que l’épée fut découverte, les gens d’église du lieu la frottèrent, et aussitôt tomba la rouille sans effort. Ce fut un marchand d’armes de Tours qui alla la quérir. Les gens d’église du lieu me donnèrent un fourreau, et ceux de Tours aussi, avec eux, firent faire deux fourreaux, un de velours vermeil et l’autre de drap d’or. Quant à moi j’en ai fait faire un autre de cuir bien fort. Lorsque je fus prise, je n’avais pas cette épée. Toutefois, je l’ai continuellement portée, depuis que je l’eus, jusqu’à mon départ de Saint-Denis, après l’assaut de Paris.

Jean Beaupère. — Quelle bénédiction fîtes-vous, ou fîtes-vous faire sur cette épée ?

Jeanne. — Jamais n’y fis ni fis faire bénédiction quelconque, ni ne l’aurais su faire. J’aimais bien cette épée, car on l’avait trouvée dans l’église de la bienheureuse Catherine, que j’aimais bien.

Jean Beaupère. — Avez-vous été en la ville de Coulanges-la-Vineuse ?

Jeanne. — Je ne sais.

Jean Beaupère. — Avez-vous posé aucunes fois votre épée sur l’autel, pour que, la posant ainsi, elle fût mieux fortunée ?

Jeanne. — Non, que je sache.

Jean Beaupère. — Oncques n’avez-vous fait oraison pour que votre épée fût mieux fortunée ?

Jeanne. — Il est bon à savoir que j’eusse voulu que mon harnois fût bien fortuné.

Jean Beaupère. — Aviez-vous votre épée quand vous fûtes prise ?

Jeanne. — Non, j’avais certaine épée qui avait été prise sur un Bourguignon.

Jean Beaupère. — Où resta cette épée, et en quelle ville ?

Jeanne. — J’offris une épée et des armes à Saint-Denis, mais ce n’était pas cette épée. J’avais cette épée à Lagny ; et depuis Lagny jusqu’à Compiègne j’ai porté l’épée du Bourguignon, qui était bonne épée de guerre, et bonne à donner de bonnes buffes et de bons torchons. Quant à dire où j’ai perdu l’autre, cela ne touche pas au procès, et je n’en répondrai pas pour l’instant. Mes frères ont mes biens, mes chevaux, mon épée, à ce que je crois, et autres choses valant plus de douze mille écus.

Jean Beaupère. — Quand vous êtes allée à Orléans, aviez-vous étendard ou bannière ? de quelle couleur ?

Jeanne. — J’avais étendard au champ semé de lis ; et y était le monde figuré, et deux anges à ses côtés. Il était de couleur blanche, de toile blanche ou boucassin. Il y avait écrit dessus les noms Jhesus Maria, comme il me semble. Et il était frangé de soie.

Jean Beaupère. — Les noms Jhesus Maria étaient-ils écrits en haut, en bas ou sur le côté ?

Jeanne. — Sur le côté, comme il me semble.

Jean Beaupère. — Aimiez-vous mieux votre étendard ou votre épée ?

Jeanne. — J’aimais beaucoup plus, voire quarante fois, mon étendard que mon épée.

Jean Beaupère. — Qui vous fit faire cette peinture sur l’étendard ?

Jeanne. — Je vous l’ai assez dit, que je n’ai rien fait fors du commandement de Dieu.

Jean Beaupère. — Qui portait votre étendard ?

Jeanne. — Je portais moi-même l’étendard, quand on chargeait les ennemis, pour éviter de tuer personne. Je n’ai jamais tué personne.

Jean Beaupère. — Quelle compagnie vous donna votre Roi quand il vous mit à l’œuvre ?

Jeanne. — Il me bailla dix ou douze mille hommes, et d’abord j’allai à Orléans, à la bastille de Saint-Loup, puis à la bastille du Pont.

Jean Beaupère. — Près de quelle bastille avez-vous fait retirer vos hommes ?

Jeanne. — Je ne m’en souviens pas. J’étais bien sûre de lever le siège d’Orléans, par révélation à moi faite. Ainsi l’avais-je dit au Roi avant que d’y venir.

Jean Beaupère. — Quand on dut faire l’assaut, n’avez-vous pas dit à vos gens que vous recevriez vous-même sagettes, viretons, pierres lancées par les machines ou canons ?

Jeanne. — Non. Même il y eut cent blessés et plus. Mais je dis bien à mes gens qu’ils n’eussent pas de doute et qu’ils lèveraient le siège. À l’assaut de la bastille du Pont, je fus blessée d’une sagette ou vireton au cou. Mais j’eus grand confort de sainte Catherine, et fus guérie en moins de quinze jours. Et ne laissai point pour cela de chevaucher et de besogner.

Jean Beaupère. — Aviez-vous prescience que vous seriez blessée ?

Jeanne. — Je le savais bien, et l’avais dit à mon Roi, mais que, nonobstant, il ne laissât point de besogner. Cela m’avait été révélé par les voix des deux saintes, savoir de la bienheureuse Catherine et de la bienheureuse Marguerite. Je fus la première à poser l’échelle en haut, dans ladite bastille du Pont. Et comme je levais cette échelle, je fus blessée au cou par le vireton, comme je l’ai dit.

Jean Beaupère. — Pourquoi n’avez-vous point traité avec le capitaine de Jargeau ?

Jeanne. — Les seigneurs de mon parti répondirent aux Anglais qu’ils n’auraient pas le délai de quinze jours qu’ils demandaient, mais qu’ils s’en allassent, eux et leurs chevaux, sur l’heure. Pour moi, je dis qu’ils s’en iraient de Jargeau en cottes et en chemises, la vie sauve, s’ils le voulaient. Autrement, ils seraient pris d’assaut.

Jean Beaupère. — Eûtes-vous délibération avec votre conseil, à savoir avec vos voix, pour savoir si vous donneriez ce délai ou non ?

Jeanne. — Je ne m’en souviens pas.

L’Évêque. — Cela dit, l’interrogatoire est renvoyé à plus tard, et nous désignons jeudi prochain pour procéder aux interrogatoires et examens suivants.


V


Le jeudi 1er mars, dans la même salle.

L’Évêque. — Nous sommons et requérons Jeanne de faire et de prêter serment de dire vérité sur ce qu’on lui demandera, simplement et absolument.

Jeanne. — Je suis prête à jurer de dire vérité sur tout ce que je saurai touchant le procès, comme je l’ai déjà dit. Je sais bien des choses qui ne touchent pas le procès, et il n’est pas besoin de les dire. De tout ce que je saurai vraiment touchant le procès, volontiers je parlerai.

L’Évêque. — À nouveau nous vous sommons et requérons de faire et de prêter serment de dire vérité sur ce qu’on vous demandera, simplement et absolument.

Jeanne. — Ce que je saurai répondre de vrai qui touche le procès, volontiers je le dirai. Je le jure sur les saints Évangiles. (Elle jure.) De ce que je saurai qui touche le procès, volontiers je dirai la vérité, et je vous en dirai autant que je dirais si j’étais devant le Pape de Rome.

L’Évêque. — Que dites-vous de Notre Sire le Pape ? Lequel croyez-vous qui soit le vrai Pape ?

Jeanne. — Est-ce qu’il y en a deux ?

L’Évêque. — N’avez-vous pas reçu une lettre du comte d’Armagnac pour savoir auquel des trois Souverains pontifes il fallait obéir ?

Jeanne. — Ledit comte m’écrivit certaine lettre sur ce fait, à laquelle je donnai réponse, entre autres choses, que je lui donnerais réponse quand je serais à Paris, ou ailleurs au repos. J’allais monter à cheval quand je fis cette réponse.

L’Évêque. — Qu’on lise la copie des lettres dudit comte et de ladite Jeanne.


Lettre du Comte d’Armagnac


« Ma très chère Dame, je me recommande humblement à vous, et vous supplie pour Dieu, que, attendu la division qui à présent est en la sainte Église universelle, sur le fait des papes (car il y a trois prétendants à la papauté : l’un demeure à Rome, qui se fait appeler Martin quint, auquel tous les rois chrétiens obéissent ; l’autre demeure à Paniscole, au royaume de Valence, lequel se fait appeler pape Clément huitième ; le tiers, on ne sait où il demeure, sinon seulement le cardinal de Saint-Étienne et peu de gens avec lui, lequel se fait nommer pape Benoît quatorzième ; le premier, qui se dit pape Martin, fut élu à Constance par le consentement de toutes les nations des chrétiens ; celui qui se fait appeler Clément fut élu à Paniscole, après la mort du pape Benoît treizième, par trois de ses cardinaux ; le tiers qui se nomme pape Benoît quatorzième, à Paniscole, fut élu secrètement par le cardinal de Saint-Étienne même) veuillez supplier Notre Seigneur Jésus-Christ que, par sa miséricorde infinie, il nous veuille par vous déclarer qui est, des trois dessus-dits, vrai Pape, et auquel il lui plaira qu’on obéisse dorénavant ou à celui qui se dit Martin, ou à celui qui se dit Clément, ou à celui qui se dit Benoît ; auquel nous devons croire, et si c’est en secret, ou sans aucune dissimulation, ou sans manifestation publique. Car nous serons tous prêts de faire le vouloir et plaisir de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Le tout vôtre : Comte d’Armagnac. »


Réponse de Jeanne


« Comte d’Armagnac, mon très cher et bon ami, Jeanne la Pucelle vous fait savoir que votre messager est venu par devers moi, lequel m’a dit que vous l’aviez envoyé pour savoir de moi auquel des trois papes, que vous mandez par mémoire, vous devriez croire. De laquelle chose je ne vous puis bonnement faire savoir au vrai pour le présent, jusques à ce que je sois à Paris ou ailleurs, en repos ; car je suis en ce moment trop empêchée au fait de la guerre. Mais quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un messager par devers moi, et je vous ferai savoir tout au vrai auquel vous devrez croire, et ce que j’en aurai su par le conseil de mon droiturier et souverain Seigneur, le Roi de tout le monde, et ce que vous en aurez à faire, à tout mon pouvoir. À Dieu je vous recommande. Dieu soit garde de vous. Écrit à Compiègne, le vingt-deuxième jour d’août. »

L’Évêque. — Est-ce votre réponse que représente ladite copie ?

Jeanne. — J’estime avoir fait cette réponse en partie, non en tout.

L’Évêque. — Avez-vous dit savoir par le conseil du Roi des Rois ce que le comte devait croire en cette matière ?

Jeanne. — Je n’en sais rien.

L’Évêque. — Faisiez-vous doute à qui le comte devait obéir ?

Jeanne. — Je ne savais comment mander au comte à qui il devait obéir, puisqu’il me demandait de chercher à savoir à qui Dieu voulait qu’il obéit. Quant à moi, je crois que nous devons obéir à Notre Sire le Pape qui est à Rome. Je dis aussi au messager du comte autre chose qui n’est pas contenu dans la copie des lettres. Et si ledit messager n’était pas parti aussitôt, on l’eût jeté à l’eau, non toutefois par mon ordre. Sur ce que le comte me demandait de savoir, à qui Dieu voulait qu’il obéit, je répondis que je ne savais pas. Mais je lui mandai plusieurs choses qui ne furent pas mises en écrit. Et quant à ce qui est de moi, je crois en Notre Sire le Pape qui est à Rome.

L’Évêque. — Pourquoi avez-vous écrit que vous donneriez ailleurs réponse sur ce fait, puisque vous croyez en celui qui est à Rome.

Jeanne. — La réponse par moi donnée fut sur d’autres matières que sur le fait des trois Souverains pontifes.

L’Évêque. — Avez-vous dit que, sur le fait des trois Souverains pontifes, vous auriez conseil ?

Jeanne. — Jamais je n’écrivis ni fis écrire sur le fait des trois Souverains pontifes. En nom Dieu, je jure que jamais je n’écrivis ni fis écrire.

L’Évêque. — Avez-vous accoutumé de mettre dans vos lettres les noms Jhesus Maria avec une croix ?

Jeanne. — Sur aucunes, je les mettais, et aucune fois non. Et aucune fois je mettais une croix comme signe pour que celui de mon parti auquel j’écrivais ne fit pas ce que je lui écrivais.

L’Évêque. — Qu’on donne lecture à Jeanne de la lettre qu’elle adressa au Roi notre Sire, à monseigneur le duc de Bedford et autres.


Lettre de Jeanne


† jhesus maria †

Roi d’Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dites régent du royaume de France, vous, Guillaume de la Poule (William Pole) ; comte de Suffolk ; Jean, sire de Talbot ; et vous Thomas, sire de Scales, qui vous dites lieutenants dudit duc de Bedford, faites raison au Roi du ciel. Rendez à la Pucelle, qui est ici envoyée de par Dieu, le Roi du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ici venue de par Dieu pour proclamer le sang royal. Elle est toute prête de faire paix, si vous lui voulez faire raison, pourvu que France vous rendiez, et payiez pour l’avoir tenue. Et entre vous, archers, compagnons de guerre, gentils et autres qui êtes devant la ville d’Orléans, allez vous en votre pays, de par Dieu. Et si ainsi ne le faites, attendez les nouvelles de la Pucelle, qui vous ira voir brièvement, à vos bien grands dommages. Roi d’Angleterre, si ainsi ne le faites, je suis chef de guerre, et en quelque lieu que j’atteindrai vos gens en France, je les en ferai en aller, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent ; et s’ils ne veulent obéir, je les ferai tous occire. Je suis ici envoyée de par Dieu, le Roi du Ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France. Et s’ils veulent obéir, je les prendrai à merci. Et n’ayez point d’autre opinion, car vous ne tiendrez point le royaume de France de Dieu, le Roi du ciel, fils de Sainte Marie ; mais le tiendra le Roi Charles, vrai héritier ; car Dieu, le Roi du ciel, le veut, et cela lui est révélé par la Pucelle, et il entrera à Paris à bonne compagnie. Si vous ne voulez croire les nouvelles, de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous frapperons dedans et ferons un si grand « hahay » qu’il y a bien mille ans qu’en France il n’en fut un si grand, si vous ne faites raison. Et croyez fermement que le Roi du ciel enverra plus de force à la Pucelle que vous ne lui en sauriez mener avec tous assauts, à elle et à ses bonnes gens d’armes ; et aux horions on verra qui aura meilleur droit de Dieu du ciel. Vous, duc de Bedford, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne fassiez plus détruire. Si vous lui faites raison, vous pourrez venir en sa compagnie, où les Français feront le plus beau fait qui oncques fut fait pour la chrétienté. Et faites réponse si vous voulez faire paix en la cité d’Orléans ; et si ainsi ne le faites, de vos bien grands dommages qu’il vous souvienne brièvement. Écrit le mardi, semaine sainte.

L’Évêque. — Reconnaissez-vous cette lettre ?

Jeanne. — Oui, excepté trois mots : à savoir là où il est dit : Rendez à la Pucelle, où on doit mettre : Rendez au Roi. Là où il est dit chef de guerre, et troisièmement, où on a mis corps pour corps, il n’y a rien de cela dans la lettre que j’ai envoyée. Jamais aucun seigneur n’a dicté cette lettre : mais moi-même les ai dictées avant de les envoyer. Toutefois furent bien montrées à certains de mon parti.

L’Évêque. — Que pensez-vous qui doive arriver à ceux de votre parti ?

Jeanne. — Avant qu’il soit sept ans, les Anglais perdront plus grand gage qu’ils ne firent devant Orléans, et ils perdront tout en France. Les Anglais auront plus grande perte qu’oncques n’eurent en France, et ce sera par grande victoire que Dieu enverra aux Français.

L’Évêque. — Comment le savez-vous ?

Jeanne. — Je le sais bien par révélation qui fut faite, et que cela arrivera avant sept ans ; et je serais bien courroucée que ce fût autant différé. Je sais cela par révélation aussi bien comme je vous sais devant moi.

L’Évêque. — Quand cela arrivera-t-il ?

Jeanne. — Je ne sais le jour ni l’heure.

L’Évêque. — Quelle année cela arrivera-t-il ?

Jeanne. — Vous n’aurez pas encore cela. Bien voudrais-je toutefois que ce fût avant la Saint-Jean !

L’Évêque. — Avez-vous dit que cela adviendrait avant la Saint-Martin d’hiver ?

Jeanne. — J’ai dit qu’avant la Saint-Martin d’hiver on verrait bien des choses ; et ce pourrait être que ce soient les Anglais qui seront jetés à terre.

L’Évêque. — Qu’avez-vous dit à John Grey, votre garde, sur la Saint-Martin ?

Jeanne. — Je vous l’ai dit.

L’Évêque. — Par qui savez-vous que cela adviendra ?

Jeanne. — Je le sais par saintes Catherine et Marguerite.

L’Évêque. — Saint Gabriel était-il avec saint Michel, quand il vint à vous ?

Jeanne. — Il ne m’en souvient pas.

L’Évêque. — Depuis mardi dernier passé, avez-vous parlé avec saintes Catherine et Marguerite ?

Jeanne. — Oui, mais je ne sais l’heure.

L’Évêque. — Quel jour ?

Jeanne. — Hier et aujourd’hui. Il n’est jour que je ne l’entende.

L’Évêque. — Les vites-vous toujours dans le même habit ?

Jeanne. — Je les vois toujours sous même forme ; et leurs figures sont couronnées moult richement ; du reste, et leurs robes, je ne sais rien.

L’Évêque. — Comment savez-vous que vos apparitions sont homme ou femme ?

Jeanne. — Je le sais bien, et les reconnais à leurs voix, et parce qu’elles me l’ont révélé ! Je ne sais rien que ce ne soit fait par révélation et commandement de Dieu.

L’Évêque. — Quelle figure y voyez-vous ?

Jeanne. — Je vois le visage.

L’Évêque. — Les Saintes qui vous apparaissent ont-elles des cheveux ?

Jeanne. — C’est bon à savoir.

L’Évêque. — Y avait-il quelque chose entre leurs couronnes et leurs cheveux ?

Jeanne. — Non.

L’Évêque. — Leurs cheveux étaient-ils longs et pendants ?

Jeanne. — Je n’en sais rien. Et ne sais encore s’il y avait des bras, ou autres membres figurés. Elles parlaient très bien et bellement, et je les comprenais très bien.

L’Évêque. — Comment parlaient-elles puisqu’elles n’avaient pas de membres ?

Jeanne. — Je m’en rapporte à Dieu. Cette voix est belle, et douce, et humble, et parle langage de France.

L’Évêque. — Sainte Marguerite parle-t-elle langage d’Angleterre ?

Jeanne. — Comment parlerait-elle anglais puisqu’elle n’est pas du parti des Anglais ?

L’Évêque. — Sur leurs têtes, avec les couronnes, y avait-il des anneaux d’or ou autrement ?

Jeanne. — Je n’en sais rien.

L’Évêque. — Vous-même n’avez-vous pas certains anneaux ?

Jeanne. — Vous, évêque, vous en avez un à moi. Rendez-le moi ! Les Bourguignons ont un autre anneau. Mais montrez-moi cet anneau, si vous l’avez.

L’Évêque. — Qui vous donna l’anneau qu’ont les Bourguignons ?

Jeanne. — Mon père, ou ma mère. Il me semble qu’il y avait écrit les noms Jhesus Maria ; je ne sais qui les fit écrire ; et il n’y avait pas de pierre, à ce qu’il me semble. Et l’anneau me fut donné en la ville de Domrémy. Mon frère me donna un autre anneau que vous avez, et que je vous charge de le donner à l’église.

L’Évêque. — N’avez-vous guéri personne avec l’un ou l’autre de vos anneaux ?

Jeanne. — Jamais je n’ai guéri personne par le moyen desdits anneaux.

L’Évêque. — Saintes Catherine et Marguerite ont-elles parlé avec vous sous l’arbre dont il a été déjà fait mention ?

Jeanne. — Je n’en sais rien.

L’Évêque. — Les dites saintes vous ont-elles parlé à la fontaine qui est proche de l’arbre ?

Jeanne. — Oui, et je les y ai entendues. Mais ce qu’elles me dirent alors, je ne sais.

L’Évêque. — Qu’est-ce que les Saintes vous ont promis, soit là, soit ailleurs ?

Jeanne. — Elles ne me firent nulle promesse, si ce n’est par congé de Dieu.

L’Évêque. — Quelles promesses vous ont-elles faites ?

Jeanne. — Ce n’est pas du tout de votre procès. Entre autres choses, elles m’ont dit que mon Roi serait restitué en son royaume, que ses adversaires le veuillent ou non. Elles me promirent aussi de me conduire en paradis, et je les en ai bien requises.

L’Évêque. — Eûtes-vous autre promesse ?

Jeanne. — J’ai une autre promesse, mais je ne la dirai pas, et elle ne touche pas le procès. Avant trois mois je dirai autre promesse.

L’Évêque. — Vos voix vous ont-elles dit qu’avant trois mois vous seriez délivrée de prison ?

Jeanne. — Ce n’est pas de votre procès. Toutefois je ne sais quand je serai délivrée. Ceux qui me veulent ôter de ce monde pourront bien s’en aller avant moi.

L’Évêque. — Votre conseil vous a-t-il dit que vous seriez délivrée de la prison où vous étiez présentement ?

Jeanne. — Reparlez-m’en dans trois mois. Je vous en répondrai. Demandez aux assesseurs, sur leur serment, si cela touche le procès.

Les Assesseurs, après délibération. — Cela touche le procès.

Jeanne. — Moi, je vous ai toujours bien dit que vous ne sauriez tout. Moi, il faudra bien un jour que je sois délivrée. Et je veux avoir congé de vous le dire : aussi je demande un délai.

L’Évêque. — Les voix vous ont-elles défendu de dire vérité ?

Jeanne. — Voulez-vous que je vous dise ce qui ne va qu’au roi de France ? Il y a moult de choses qui ne touchent pas le procès. Je sais bien que mon Roi gagnera le royaume de France, et cela je le sais bien comme je sais que vous êtes devant moi en juges. Je serais morte, n’était la révélation qui me conforte chaque jour.

L’Évêque. — Qu’avez-vous fait de votre mandragore ?

Jeanne. — Je n’ai point de mandragore, et oncques n’en eus. Mais j’ai oui dire que proche mon village, il y en a une, mais n’en ai jamais vu aucune. J’ai ouï dire que c’est chose périlleuse et mauvaise à garder ; je ne sais toutefois à quoi cela sert.

L’Évêque. — En quel lieu est la mandragore dont vous avez ouï parler ?

Jeanne. — J’ai oui dire qu’elle est en terre, proche l’arbre dont j’ai parlé, mais ne sais le lieu. J’ai aussi ouï dire qu’au-dessus de cette mandragore il y a un coudrier.

L’Évêque. — À quoi avez-vous oui dire que sert la mandragore ?

Jeanne. — J’ai oui dire qu’elle fait venir l’argent. Mais je n’en crois rien. Mes voix ne m’en ont jamais rien dit.

L’Évêque. — En quelle figure était saint Michel, quand il vous apparut ?

Jeanne. — Je ne lui vis pas de couronne ; et de ses vêtements je ne sais rien.

L’Évêque. — Était-il nu ?

Jeanne. — Pensez-vous que Dieu n’ait de quoi le vêtir ?

L’Évêque. — Avait-il des cheveux ?

Jeanne. — Pourquoi les lui aurait-on coupés ? Je n’ai pas vu le bienheureux Michel depuis que j’ai quitté le château du Crotoy. Je ne le vois pas bien souvent. Je ne sais pas s’il a des cheveux.

L’Évêque. — Avait-il une balance ?

Jeanne. — Je n’en sais rien. J’ai grand joie quand je le vois. Et m’est avis, quand je le vois, que je ne suis pas en péché mortel. Sainte Catherine et sainte Marguerite me font volontiers confesser à tour de rôle et de fois à autre. Si je suis en péché mortel, je ne le sais.

L’Évêque. — Quand vous vous confessez, croyez-vous être en péché mortel ?

Jeanne. — Je ne sais si j’y ai été, mais n’en crois pas avoir fait les œuvres. Et jà ne plaise à Dieu que j’y fusse oncques, et jà ne lui plaise que je fasse les œuvres ou que je les aie faites, par quoi mon âme soit chargée de péché mortel !

L’Évêque. — Quel signe avez-vous donné à votre Roi pour lui montrer que vous veniez par Dieu ?

Jeanne. — Je vous ai toujours dit que vous ne le tirerez pas de ma bouche. Allez lui demander !

L’Évêque. — Avez-vous juré de ne pas révéler ce qui vous serait demandé touchant le procès ?

Jeanne. — Je vous ai autrefois dit que je ne vous dirai pas ce qui touche et ce qui va à notre Roi. Et sur ce qui va à notre Roi, je ne parlerai pas.

L’Évêque. — Ne savez-vous point le signe que vous avez donné à votre Roi ?

Jeanne. — Vous ne le saurez pas de par moi.

L’Évêque. — Cela touche le procès.

Jeanne. — J’ai promis de le tenir bien secret, et ne vous en dirai rien. Je l’ai promis en tel lieu que je ne le vous puis dire sans me parjurer.

L’Évêque. — À qui l’avez-vous promis ? Jeanne. — À sainte Catherine et sainte Marguerite. Et ce fut montré au Roi. Je l’ai promis aux deux Saintes, sans qu’elles me requissent. Et je le fis à ma propre requête, car trop de gens me l’eussent demandé, si je ne l’eusse promis aux Saintes.

L’Évêque. — Quand vous avez montré le signe à votre Roi, y avait-il autre personne en sa compagnie ?

Jeanne. — Je pense, il n’y avait autre personne que lui, bien que, assez près, il y eût moult de gens.

Jeanne. — Avez-vous vu la couronne sur la tête de votre Roi, quand vous lui avez montré le signe ?

Jeanne. — Je ne puis vous le dire sans me parjurer.

Jeanne. — Votre Roi avait-il une couronne quand il fut à Reims ?

Jeanne. — À ce que je pense, mon Roi a pris en gré la couronne qu’il trouva à Reims. Mais une bien plus riche lui fut apportée plus tard. Il le fit pour hâter son fait, à la requête de ceux de la ville de Reims, pour éviter la charge des gens d’armes. S’il eût attendu, il eût été couronné en une plus riche mille fois.

Jeanne. — Avez-vous vu cette couronne qui est plus riche ?

Jeanne. — Je ne le vous puis dire sans encourir parjure. Et si je ne l’ai vue, j’ai ouï dire qu’elle est riche de cette sorte, et opulente.

Jeanne. — Cela dit, la séance est terminée pour ce jour.


VI


Le samedi 3 mars, dans la même salle.

L’Évêque. — Nous requérons Jeanne de jurer simplement et absolument de dire vérité sur tout ce qui lui sera demandé.

Jeanne. — Ainsi que autrefois j’ai fait, je suis prête à jurer. (Elle jure, les mains sur l’Évangile.)

Jeanne. — Vous ne nous avez pas parlé des corps et des membres de sainte Catherine et sainte Marguerite ?

Jeanne. — Je vous en ai dit ce que je sais, et ne vous en répondrai autre chose. J’ai vu saint Michel et les Saintes aussi bien que je sais qu’ils sont saint et saintes en Paradis.

L’Évêque. — Avez-vous vu autre chose que le visage ?

Jeanne. — Je vous en ai dit ce que je sais. Et plutôt que de dire tout ce que je sais, j’aimerais mieux que vous me fissiez trancher le col. Tout ce que je sais touchant le procès, je le dirais volontiers.

L’Évêque. — Croyez-vous que saint Michel et saint Gabriel ont des têtes naturelles ?

Jeanne. — Je les ai vus de mes yeux, et crois que ce sont eux, aussi fermement que Dieu est.

L’Évêque. — Croyez-vous que Dieu les forma en les mode et forme où vous les avez vus ?

Jeanne. — Oui.

L’Évêque. — Croyez-vous qu’en ces mode et forme Dieu les a créés dès le principe ?

Jeanne. — Vous n’aurez autre chose pour le présent, fors ce que je vous ai répondu.

L’Évêque. — Avez-vous su par révélation que vous vous échapperiez ?

Jeanne. — Cela ne touche point votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi ?

L’Évêque. — Les voix vous en ont-elles dit quelque chose ?

Jeanne. — Cela n’est point de votre procès. Je m’en rapporte à mon Seigneur. Et si tout vous concernait, je vous dirais tout. Par ma foi, je ne sais le jour ni l’heure où je m’échapperai.

L’Évêque. — Les voix vous en ont-elles dit quelque chose en général ?

Jeanne. — Oui, vraiment, les voix m’ont dit que je serais délivrée, mais je ne sais le jour ni l’heure, et qu’hardiment je fasse bon visage.

L’Évêque. — Quand vous êtes venue pour la première fois devers votre Roi, vous demandat-il si c’était par révélation que vous aviez changé votre habit ?

Jeanne. — Je vous en ai répondu. Toutefois il ne me souvient si ce me fut demandé. Et cela est en écrit à Poitiers.

L’Évêque. — Vous souvient-il si les maîtres qui vous ont examinée dans l’autre parti, les uns par un mois, les autres par trois semaines, vous ont interrogée sur la mutation de votre habit ?

Jeanne. — Je ne m’en souviens. Toutefois ils me demandèrent où j’avais pris tel habillement d’homme. Et je leur dis que je l’avais pris à Vaucouleurs.

L’Évêque. — Les dits maîtres vous demandèrent-ils si vous aviez pris cet habit suivant vos voix ?

Jeanne. — Je ne m’en souviens.

L’Évêque. — Votre Reine ne vous a-t-elle pas interrogée sur le changement de votre habit, quand vous l’avez visitée pour la première fois ?

Jeanne. — Je ne m’en souviens.

L’Évêque. — Votre Roi, votre Reine et d’autres de votre parti, vous ont-ils point requise parfois de déposer habit d’homme ?

Jeanne. — Cela n’est point de votre procès.

L’Évêque. — Au château de Beaurevoir, n’en avez-vous pas été requise ?

Jeanne. — Oui, vraiment. Et répondis que je ne le déposerais point sans le congé de Notre-Seigneur. Je vous dirai aussi que la demoiselle de Luxembourg requit à monseigneur de Luxembourg que je fusse point livrée aux Anglais.

L’Évêque. — Ne vous offrit-on pas habit de femme à Beaurevoir ?

Jeanne. — La demoiselle de Luxembourg et la dame de Beaurevoir m’offrirent habit de femme ou drap à le faire, et me requirent que je le portasse. Et je répondis que je n’en avais pas le congé de Notre-Seigneur, et qu’il n’en était pas encore temps.

L’Évêque. — Messire Jean de Pressy et autres à Arras vous offrirent-ils point habit de femme ?

Jeanne. — Lui et plusieurs autres m’ont plusieurs fois demandé de prendre cet habit.

L’Évêque. — Croyez-vous que vous eussiez délinqué ou fait péché mortel de prendre habit de femme ?

Jeanne. — Je fais mieux d’obéir et servir mon Souverain Seigneur, c’est à savoir Dieu. Si j’eusse dû l’avoir fait, je l’eus plutôt fait à la requête de ces deux dames que d’autres dames qui soient en France, excepté ma Reine.

L’Évêque. — Quand Dieu vous révéla de changer votre habit, fut-ce par la voix de saint Michel, de sainte Catherine ou de sainte Marguerite ?

Jeanne. — Vous n’en aurez maintenant autre chose.

L’Évêque. — Quand votre Roi vous mit premièrement en œuvre et que vous fîtes faire votre étendard, les gens d’armes et autres gens de guerre firent-ils faire panonceaux à la manière du vôtre ?

Jeanne. — Il est bon à savoir que les seigneurs maintenaient leurs armes. Certains compagnons de guerre en firent faire à leur plaisir, et les autres non.

L’Évêque. — De quelle manière les firent-ils faire ? Fut-ce de toile ou de drap ?

Jeanne. — C’était de blancs satins, et il y avait en certains les fleurs de lis. Je n’avais en ma compagnie que deux ou trois « lances », mais les compagnons de guerre aucunes fois en faisaient faire à la semblance des miens, et ne faisaient cela que pour connaître mes hommes des autres.

L’Évêque. — Les panonceaux étaient-ils souvent renouvelés ?

Jeanne. — Je ne sais. Quand les lances étaient rompues, on en faisait de nouveaux.

L’Évêque. — N’avez-vous pas dit que les panonceaux qui étaient en semblance des vôtres étaient heureux ?

Jeanne. — Je leur disais bien aucunes fois : Entrez hardiment parmi les Anglais ! et moi-même j’y entrais.

Jacques de Touraine. — N’avez-vous point été en des lieux où les Anglais eussent été tués ?

Jeanne. — En nom Dieu, si ! Comme vous parlez doucement ! Que ne partaient-ils de France et n’allaient-ils en leur pays !

Un seigneur anglais. — Vraiment, c’est une bonne femme ! Que n’est-elle Anglaise !

L’Évêque. — Leur dites-vous qu’ils le portassent hardiment, et qu’ils auraient bonheur ? Jeanne. — Je leur dis bien ce qui était venu et qui adviendrait encore.

L’Évêque. — Mettiez-vous ou faisiez-vous mettre eau bénite sur les panonceaux, quand on les prenait nouveaux ?

Jeanne. — Je n’en sais rien. Et si ce a été fait, ce n’a pas été de mon commandement.

L’Évêque. — En avez-vous point vu jeter ?

Jeanne. — Cela n’est point de votre procès. Si j’en ai vu jeter, je ne suis pas avisée maintenant d’en répondre.

L’Évêque. — Les compagnons de guerre faisaient-ils point mettre en leurs panonceaux Jhesus Maria ?

Jeanne. — Par ma foi, je n’en sais rien.

L’Évêque. — Avez-vous point tourné ou fait tourner toiles, par manière de procession, autour d’un autel ou d’une église, pour faire panonceaux ?

Jeanne. — Non, et n’en ai rien vu faire.

L’Évêque. — Quand vous fûtes devant Jargeau, qu’était-ce que vous portiez derrière votre heaume ? N’y avait-il pas aucune chose ronde ?

Jeanne. — Par ma foi, il n’y avait rien.

L’Évêque. — Connûtes-vous oncques frère Richard ?

Jeanne. — Je ne l’avais oncques vu quand je vins devant Troyes.

L’Évêque. — Quel visage frère Richard vous fit ?

Jeanne. — Ceux de la ville de Troyes, comme je pense, l’envoyèrent devers moi, disant qu’ils redoutaient que je ne fusse pas chose de par Dieu. Quand il vint devers moi, en approchant, il faisait signe de la croix et jetait eau bénite, et je lui dis : Approchez hardiment, je ne m’envolerai pas.

L’Évêque. — Avez-vous point vu ou fait faire aucunes images ou peintures de vous et à votre semblance ?

Jeanne. — Je vis à Arras une peinture en la main d’un Écossais, et y avait la semblance de moi toute armée ; et je présentais une lettre à mon Roi, et étais agenouillée d’un genou. Oncques ne vis ni fis faire autre image ou peinture à ma semblance.

L’Évêque. — Chez votre hôte, à Orléans, n’y avait-il point un tableau, où il y avait trois femmes peintes, et écrit : Justice, Paix, Union ?

Jeanne. — Je n’en sais rien.

L’Évêque. — Ne savez-vous point que ceux de votre parti aient fait faire service, messe, oraison pour vous ?

Jeanne. — Je n’en sais rien. S’ils ont fait faire service, ils ne l’ont point fait par mon commandement. Et s’ils ont prié pour moi, m’est avis qu’ils ne font point de mal.

L’Évêque. — Ceux de votre parti croient-ils fermement que vous soyez envoyée de par Dieu ?

Jeanne. — Ne sais s’ils le croient, et m’en attends à leur cœur ; mais s’ils ne le croient, pourtant je suis envoyée de par Dieu.

L’Évêque. — Pensez-vous que, en croyant que vous êtes envoyée de par Dieu, ils aient bonne croyance ?

Jeanne. — S’ils croient que je suis envoyée de par Dieu, ils ne sont point abusés.

L’Évêque. — Saviez-vous point le sentiment de ceux de votre parti quand ils vous baisaient les pieds et les mains, et vos vêtements.

Jeanne. — Beaucoup de gens me voyaient volontiers, et ils baisaient mes vêtements le moins que je pouvais. Mais venaient les pauvres gens volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point de déplaisir, mais les supportais à mon pouvoir.

L’Évêque. — Quelle révérence vous firent ceux de Troyes à l’entrée ?

Jeanne. — Ils ne m’en firent point. À mon avis, frère Richard entra avec eux à Troyes, Mais je ne suis point souvenante si je le vis à l’entrée.

L’Évêque. — Ne fit-il point de sermon à l’entrée, lors de votre venue ?

Jeanne. — Je ne m’y arrêtai guère, et n’y couchai oncques. Quant au sermon, je n’en sais rien.

L’Évêque. — Fûtes-vous beaucoup de jours à Reims ?

Jeanne. — Je crois que nous y fûmes quatre ou cinq jours.

L’Évêque. — N’avez-vous point levé d’enfant aux fonts baptismaux ?

Jeanne. — À Troyes j’en levai un. Mais de Reims je n’en ai point de mémoire, ni de Château-Thierry. J’en levai deux aussi à Saint-Denis. Et volontiers mettais nom aux fils Charles, pour l’honneur de mon Roi, et aux filles Jeanne. Et aucunes fois, selon ce que les mères voulaient.

L’Évêque. — Les bonnes femmes de la ville touchaient-elles leurs anneaux à l’anneau que vous portiez ?

Jeanne. — Maintes femmes ont touché à mes mains et à mes anneaux, mais je ne sais point leur cœur et intention.

L’Évêque. — Quels furent ceux de votre compagnie qui prirent papillons en votre étendard devant Château-Thierry ?

Jeanne. — Ce ne fut oncques fait ou dit dans notre parti. Mais ceux du parti de deçà l’ont fait, et ils l’ont inventé.

L’Évêque. — Que fîtes-vous à Reims des gants avec lesquels votre Roi fut sacré ?

Jeanne. — Il y eut une livrée de gants pour bailler aux chevaliers et nobles qui là étaient. Et il y en eut un qui perdit ses gants. Mais je ne dis point que je les ferais retrouver.

L’Évêque. — Qui portait votre étendard à Reims ?

Jeanne. — Mon étendard fut en l’église de Reims, et me semble que mon étendard fut assez près de l’autel. Moi-même je l’y tins un peu, et ne sais point que frère Richard le tint.

L’Évêque. — Quand vous alliez par le pays, receviez-vous souvent le sacrement de confession et de l’autel quand vous veniez ès bonnes villes ?

Jeanne. — Oui, aucunes fois.

L’Évêque. — Receviez-vous les dits sacrements en habit d’homme ?

Jeanne. — Oui, mais n’ai point mémoire de les avoir reçus en armes.

L’Évêque. — Pourquoi avez-vous pris la haquenée de l’Évêque de Senlis ?

Jeanne. — Elle fut achetée deux cents saluts. S’il les eut ou non, je ne sais. Mais il en eut assignation, ou il en fut payé. D’ailleurs je lui écrivis qu’il la r’aurait s’il voulait, et que je ne la voulais point, et qu’elle ne valait rien pour souffrir peine.

L’Évêque. — Quel âge avait l’enfant que vous avez visité à Lagny ?

Jeanne. — L’enfant avait trois jours. Il fut apporté à Lagny devant l’image de Notre-Dame. Et il me fut dit que les pucelles de la ville étaient devant Notre-Dame, et que je voulusse aller prier Dieu et Notre-Dame qu’ils lui veuillent donner vie. J’y allai, et priai avec les autres. Finalement il apparut vie, et il bâilla trois fois, et puis fut baptisé, et aussitôt mourut, et fut enterré en terre sainte. Or il y avait trois jours, comme l’on disait, qu’en l’enfant la vie n’avait apparu, et il était noir comme ma cotte. Mais quand il bâilla, la couleur lui commença à revenir. Et j’étais avec les pucelles à genoux devant Notre-Dame à faire ma prière.

L’Évêque. — Ne fut-il point dit dans la ville que vous aviez fait cette résurrection, et que c’était à votre prière ?

Jeanne. — Je ne m’en enquérais point.

L’Évêque. — Connûtes-vous point Catherine de la Rochelle ? l’avez-vous vue ?

Jeanne. — Oui, à Jargeau et à Monfaucon en Berry.

L’Évêque. — Ne vous a-t-elle point montré une dame vêtue de blanc, qu’elle disait qui lui apparaissait aucunes fois ?

Jeanne. — Non.

L’Évêque. — Que vous a dit cette Catherine ?

Jeanne. — Cette Catherine me dit que venait à elle cette dame blanche vêtue de draps d’or, qui lui disait qu’elle allât par les bonnes villes, et que le roi lui baillât des hérauts et trompettes pour faire crier que quiconque aurait or, argent ou trésor mussé, l’apportât aussitôt ; et que ceux qui ne le feraient, et qui en auraient de mussés, elle les connaîtrait bien et saurait trouver les dits trésors ; et ce serait pour payer mes gens d’armes. À quoi je répondis qu’elle retournât à son mari, faire son ménage et nourrir ses enfants. Et pour en savoir la certitude, j’en parlai à sainte Marguerite ou sainte Catherine, qui me dirent que du fait de cette Catherine n’était que folie, et que c’était tout néant. J’écrivis à mon Roi que je lui dirais ce qu’il en devait faire ; et quand je vins à lui, je lui dis que c’était folie et tout néant du fait de Catherine. Toutefois frère Richard voulait qu’on la mit en œuvre. Et ont été très mal contents de moi frère Richard et la dite Catherine.

L’Évêque. — Avez-vous point parlé à Catherine de la Rochelle du fait d’aller à la Charité ?

Jeanne. — Ladite Catherine ne me conseillait point d’y aller, disant qu’il faisait trop froid et qu’elle n’irait pas. Elle voulait aller vers le duc de Bourgogne pour faire paix, et je lui dis qu’il me semblait qu’on n’y trouverait point de paix, si ce n’était par le bout de la lance. Je demandai à Catherine si cette dame blanche qui lui apparaissait venait toutes les nuits, et pour ce, je coucherais avec elle. Et j’y couchai, et veillai jusques à minuit, et ne vis rien, et puis je m’endormis. Quand vint le matin, je demandai si elle était venue et elle me répondit qu’elle était venue, et que je dormais et qu’elle n’avait pu m’éveiller. Alors je lui demandai si elle ne viendrait point le lendemain, et elle me répondit que oui. Pour laquelle chose, je dormis de jour, afin de pouvoir veiller la nuit. Et je couchai la nuit suivante avec Catherine, et veillai toute la nuit. Mais je ne vis rien, bien que souvent je lui demandasse si elle ne viendrait point. Et Catherine me répondait : oui, tantôt.

L’Évêque. — Que fîtes-vous sur les fossés de la Charité ?

Jeanne. — J’y fis faire un assaut. Mais je n’y jetai point et n’y fis point jeter eau bénite par manière d’aspersion.

L’Évêque. — Pourquoi n’y êtes-vous point entrée, puisque vous aviez commandement de Dieu ?

Jeanne. — Qui vous a dit que j’avais commandement de Dieu d’y entrer ?

L’Évêque. — N’en eûtes-vous point de conseil de votre voix ?

Jeanne. — Je m’en voulais venir en France. Mais les gens d’armes me dirent que c’était le mieux d’aller devant la Charité premièrement.

L’Évêque. — Avez-vous été longtemps dans la tour de Beaurevoir ?

Jeanne. — J’y fus quatre mois environ. Quand je sus que les Anglais venaient pour me prendre, je fus moult courroucée ; et toutefois mes voix me défendirent plusieurs fois de sauter. Enfin, par terreur des Anglais, je sautai et me recommandai à Dieu et à Notre-Dame. Et quand j’eus sauté, la voix de sainte Catherine me dit que je fisse bon visage et que je guérirais, et que ceux de Compiègne auraient secours. Je priais toujours pour ceux de Compiègne avec mon conseil.

L’Évêque. — Que dites-vous, quand vous eûtes sauté ?

Jeanne. — Aucuns disaient que j’étais morte. Et sitôt qu’il apparut aux Bourguignons que j’étais en vie, ils me dirent que j’avais sauté.

L’Évêque. — N’avez-vous point dit que vous aimiez mieux mourir que d’être entre la main des Anglais ?

Jeanne. — J’aimerais mieux rendre l’âme à Dieu que d’être en la main des Anglais.

L’Évêque. — Vous êtes-vous point courroucée, et avez-vous point blasphémé le nom de Dieu ?

Jeanne. — Oncques je ne maugréai ni saint ni sainte, et je n’ai point accoutumé de jurer.

L’Évêque. — À propos de Soissons, parce que le capitaine avait rendu la ville, n’avez-vous point renié Dieu que, si vous le teniez, vous feriez trancher le capitaine en quatre pièces ?

Jeanne. — Oncques ne reniai saint ni sainte ; et ceux qui l’on dit ou rapporté ont mal entendu.

L’Évêque. — Qu’on reconduise Jeanne dans sa prison.