Le Prisme (Sully Prudhomme)/Le Tourment divin

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 65-74).


LE TOURMENT DIVIN


A Madame Louise Labélonye.


I


Dur caillou de la route, aveugle et sourde pierre
Où la lime du temps semble avoir ébauché
Un œil qui dort voilé d’une morne paupière,
En te foulant je sais que je n’ai pas marché
Sur une forme née avec la vie en elle,
Et que si mon talon t’arrache une étincelle,
C’est un feu sans regard à la nuit arraché.

Mais le peu que tu vaux importe à la Nature :
Elle a fait un dépôt de ses forces en toi ;
Pour composer un sol à quelque fleur future,
De tous tes éléments elle a marqué l’emploi.
Tu dors à ta manière, et peut-être ton somme
Est-il frère lointain des noirs sommeils de l’homme,
Où la vie accomplit aveuglément sa loi.

O lis pur, languissant et pâle, où s’est posée
Cette goutte qui tremble et roule comme un pleur,
Je sais bien que cette eau n’est qu’un peu de rosée

Et que nul vrai chagrin n’a causé ta pâleur ;
Mais cependant tu vis ! et si tu n’as point d’âme,
Quelque ombre d’âme en toi déjà rêve et se pâme,
Avec une ombre aussi de joie ou de douleur ;

Il ne fait pas sans doute une nuit si complète
Dans ton être vêtu de la candeur du jour,
Que nul rayon n’y filtre et que rien n’y répète
La vague obsession des zéphyrs d’alentour.
Non, certes, pas un être en la Nature entière,
Dès qu’il tend vers l’azur, n’est tout à fait matière ;
En toi vibre un écho, faible et lointain, d’amour !

Frais papillon, dont l’aile en oscillant voltige
Autour de ce beau lis, et qui, blanc comme lui.
Sembles vaguer dans l’air comme une fleur sans tige,
Tu vis plus que la fleur ; sans connaître l’ennui
D’une immobilité qu’un soufiîe ébranle à peine,
Toi tu vas, à ton gré, du lis à la verveine,
Et peux sucer demain d’autre miel qu’aujourd’hui.

Nourri de sucs plus fins qu’un sens devine et goûte,
Tu jouis davantage et tu discernes mieux ;
Ta face offre au soleil des miroirs, et, sans doute,
Ce que tu vois du monde apparaît à tes yeux
Comme une mosaïque aux teintes délicates.
Un chaos nuancé d’opales et d’agates,
Confus mélange en toi de la terre et des cieux.


Et toi, joyeux enfant, qui dans l’herbe te plonges,
A peine plus haut qu’elle, et poursuis des deux mains
Ce papillon fragile, errant comme tes songes,
Leurre capricieux de tes pas incertains,
Tu vis plus que l’insecte, et la petite flamme
Q.ui sous ton front s’éveille et vacille, c’est l’âme !
C’est l’étoile qui pense au fond des yeux humains ;

Comme un cristal ajoute une ampleur mensongère
Au moindre objet cerné dans ses confins étroits,
La jeune illusion de tes yeux t’exagère
Le jardin paternel moins grand que tu ne crois ;
Pour toi finit le monde où ton horizon cesse ;
Pour toi tout le bonheur tient dans une caresse,
Toute la vérité dans un signe de croix.

Enfin, moi qui suis homme et juge davantage,
Dont le cerveau s’éclaire au foyer lumineux
Que des penseurs sans nombre ont accru d’âge en âge,
Je n’en sais guère plus : dans l’ombre où je me meus
Ces clartés ne me font qu’un douteux crépuscule
Et l’horizon du monde en vain pour moi recule ;
Frère aîné des enfants, j’interroge comme eux.

Comme eux, j’attends ce soir l’aurore en confiance.
Je sais qu’elle est fidèle et j’ignore pourquoi,
Mais seulement plus vain j’ose nommer science
L’ordre et non la raison de mes actes de foi ;
Dupe comme eux, je prends pour les choses réelles

Les spectres de mes sens hallucinés par elles,
Le mirage imposteur de la Nature en moi.

Donc en tous les vivants, de la plante à la béte
Et de la bête à l’homme, un coin de l’Infini,
Qui va s’élargissant, par degrés se reflète ;
C’est un réveil en eux qui s’opère à demi
Au milieu d’une nuit de moins en moins profonde ;
C’est le réveil multiple et graduel du monde
Au branle de ses lois qui n’ont jamais dormi.

II


Comme on voit, à Noël, toute une cathédrale
Surgir illuminée en pleine nuit d’hiver :
La crj’pte, secouant sa torpeur sépulcrale,
Réveiller les rougeurs de ses lampes de fer ;

Puis, plus haut, dans la nef où déjà l’encens fume,
Les ténèbres autour des piliers tressaillir,
Et les feux qu’un tison de lustre en lustre allume
Au bout des cierges poindre et tour à tour jaillir ;

Puis, par degrés montant et croissant, la lumière
Gravir le maître-autel sur les grands chandeliers
Oui, de plus en plus beaux d’ouvrage et de matière
Vers la coupole d’or s’étagent par milliers ;


Ainsi tout l’univers, temple aux arches énormes,
Par degrés s’illumine en son antique nuit.
Et ses porte-flambeaux sont les vivantes formes
Où la Pensée attend, couve, palpite et luit.

Aube intime du monde, âme de toute chose,
Sans cesse la Pensée en quête d’horizon
Monte de forme en forme, avec la vie éclose,
Tour à tour songe obscur, pâle image, et raison !

Sa lueur, que propage à travers l’ombre épaisse
L’aile en feu de l’amour, d’âge en âge grandit,
Et de la plus intime à la plus noble espèce
Aux fronts toujours plus droits rayonne et resplendit.

Poursuivant un miroir où sa loi se révèle
Toujours plus lumineuse à chaque être nouveau,
Dans l’argile plus fine où plus de jour se mêle
Le monde entier travaille au suprême cerveau.

Mais l’œuvre à l’infini lentement se prolonge ;
La poussière des jours tombe du sablier,
Et l’éternelle ébauche en est encore au songe,
Ne faisant qu’entrevoir, hélas ! et qu’oublier.
 
Quand donc sur la dernière assise enfin gravie.
Après avoir monté tous les degrés du ciel,
Trônera la Pensée au faîte de la Vie,
Conscience du monde et phare universel !


Tant de rêveurs sont nés dont ne reste plus trace !
Quand donc aura trouvé sa figure et son lieu
Le prince et le dernier de la plus haute race.
Le vivant idéal qu’on doive nommer Dieu !

III


De la pierre à la fleur, de la fleur à la bête,
Jusqu’à l’homme, en chaque être ici-bas quelque instinct
L’incite à regarder au-dessus de sa tête
Vers l’être plus vivant que jamais il n’atteint.

Quelque lambeau du ciel en tous les yeux miroite ;
Chaque être en voit sa part, mais sent le reste ailleurs,
Et ceux qui n’ont d’en bas qu’une éclaircie étroite
Admirent l’ample azur des yeux supérieurs :

Le caillou, plus aveugle encore que la plante,
Voudrait autour du lis ramper, s’il remuait,
Chercher son ombre au bord de la route brûlante
Et l’appeler son Dieu, s’il n’était pas muet ;

Et peut-être, à son tour, la fleur adore, émue,
Les yeux du papillon, sans se dire : « Je sens. »
Peut-être, quand il passe, elle aspire et salue
Et de tout son parfum lui fait presque un encens ;


Et quand un enfant rôde au milieu des pervenches,
Les papillons jamais n’osent baiser ses yeux,
Et même quand il dort, sous ses paupières blanches
Ils semblent respecter un ciel mystérieux ;

C’est le respect sacré qu’inspire aux bétes l’homme.
Les bétes ont un Dieu qui ne se cache pas ;
Aussi, de quelque nom que notre orgueil le nomme,
Leur culte est le plus vieux des cultes d’ici-bas.

IV


Voir un être où palpite une plus haute vie,
D’un plus lucide esprit, d’un corps plus achevé,
Voir plus qu’on n’imagine ! Ah ! combien l’homme envie
Cet idéal, réel au lieu d’être rêvé !

Sur la terre, où le chien peut caresser son maître,
L’honneur du premier rang nous condamne à chercher
Dans le ciel notre Dieu, sans le jamais connaître.
Et nous n’avons pas même une main à lécher.

L’humanité demande à qui passer la flamme,
Après l’avoir portée aussi haut qu’elle a pu,
En quel être plus beau va s’épurer son âme,
Et sent au-dessus d’elle un échelon rompu ;


En vain cette princesse au vasselage aspire,
Rougissant d’imposer à des brutes sa loi,
Comme un tyran, honteux d’un trop abject empire,
Veut relever sa gloire en servant un grand roi ;

Elle imagine en vain la race olympienne ;
Elle a beau, lui prêtant ses instincts de bourreau.
Mêler, pour l’émouvoir, si peu qu’elle en obtienne,
Le sang d’Iphigénie à du sang de taureau ;

Elle a beau confîer aux mains des Praxitèle
Un marbre pur docile au pur ciseau païen ;
Le génie inventeur et la pierre éternelle
N’ont pas produit ensemble un front égal au sien !

N’ayant pu faire entrer son Dieu dans nulle idole,
Elle a beau l’incarner dans son propre limon.
Vouloir que ce soit lui désormais qui s’immole,
Et que, saignant pour elle, il mérite en son nom ;

Elle a beau, soupçonnant que tout dogme l’abuse,
Mais trop seule pour vivre en se passant de foi,
Du monde entier se faire une idole confuse,
Ou même insolemment s’écrier : « Dieu, c’est moi ! »

Elle se connaît trop pour s’adorer soi-même,
Et le Tout n’est personne et ne peut être aimé ;
Son Dieu fuit son amour dans quelque astre suprême,
Dans un vague empyrée à ses regards fermé.


V



O vous, sereines créatures
Dont l’humble rang borne les maux,
Rochers, fieurs, forêts, animaux,
Exempts des sublimes tortures.
N’enviez pas sa primauté
A votre noble et tristre maître ;
Si grand qu’il vous puisse paraître
Il porte une plaie au côté.

De tous les vivants de la terre
Le plus partait, le dernier né,
L’homme se sent abandonné ;
Son culte lui reste un mystère.
Tandis que la faux et le frein
Vous font haïr sa tyrannie,
Il épuise, lui, son génie
A découvrir son souverain.

Après qu’il a de mille images
Peuplé d’innombrables autels,
A d’éphémères Immortels
Rendu d’infructueux hommages,

Après qu’il a tout adoré,

Jusqu’à la brute sa servante,
Sa solitude l’épouvante,
Son Dieu lui demeure ignoré.

Et sous l’Infini qui l’accable.
Prosterné désespérément,
Il songe au silence alarmant
De l’Univers inexplicable ;
Le front lourd, le cœur dépouillé,
Plus troublé d’un savoir plus ample,
Dans la cendre du dernier temple
Il pleure encore agenouillé.