Le Prisme (Sully Prudhomme)/Les Chercheurs

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 75-77).


LES CHERCHEURS


A la comtesse Diane


Jadis l’unique objet des plus hardis voyages,
C’étaient d’illustres rapts ou d’opulents pillages,
Des monstres à détruire ou des viols à venger ;
Les conquérants, jaloux d’éblouir leur patrie,
Suspendant le trophée à la poupe fleurie,
Revenaient la main pleine et le cerveau léger.

Plus tard des curieux, pour devenir des sages,
Allant de ville en ville éprouver les usages,
D’une police heureuse ont fait leur toison d’or ;
Puis ce fut l’ère enfin des hautes disciplines,
Dont le culte a poussé sous les volcans les Plines,
Et la vérité pure eut l’appât d’un trésor.

Colomb n’eut de butin que la vérité pure ;
De la terre il surprit seulement la ceinture,
Laissant les rois jouir de sa fécondité ;
Le premier qui du pôle affronta les banquises
Ne courait point chercher dans les glaces conquises
Un climat moins cruel que le climat quitté.


Le premier qui brava l’aridité des sables,
Sans espoir d’y marquer des pas ineffaçables,
Seulement pour chercher où commence le Nil,
N’eût point pour un Pactole abandonné ses courses,
Mais la soif de savoir, qui pousse l’âme aux sources,
Lui fît, mieux qu’un mirage, oublier le péril.

Et quand, pour y crier l’eurêka d’Archimède,
Montgolfier fend les airs, quel démon le possède
Sinon l’amour du vrai qu’Archimède a senti ?
Goûtant, plus que l’orgueil de se donner des ailes,
Le triomphe annoncé des lois universelles,
La fierté du penseur de n’avoir pas menti.

Tous, obscurs ou fameux, cherchent avec vaillance.
Le plus humble tribut qu’on verse à la science
Souvent pour l’enrichir fait plus qu’il ne parait.
Seul l’avenir en sait le prix et le mérite ;
Aussi, devant l’énigme au front du monde écrite,
Chacun brûle de lire un mot du grand secret.

Comme un python géant caché sous les broussailles,
Quand reluit au soleil une de ses écailles,
Par ce furtif éclair est trahi tout entier,
Le Vrai n’offre de soi nul indice inutile :
Une écaille qui brille au dos de ce reptile
Le livre à ses chasseurs dans son plus noir sentier ;


Car, soudés bout à bout, ses anneaux innombrables
Dans tous les nœuds qu’ils font restent inséparables.
Et tous au choc d’un seul vibrent en même temps ;
Mais nul ne voit d’abord, du seuil de la tanière,
La première vertèbre ébranler la dernière,
Dans ce monstre enroulé, la queue entre les dents !

Platon crut cependant rencontrer ses prunelles.
Et contempler au fond les formes éternelles.
Dont le moule s’impose aux accidents divers ;
Hier même, semblable ati damné que vit Dante
S’assimiler le corps du serpent qui le hante,
Hégel sentait en lui s’engendrer l’Univers.

Mais si haut qu’atteignit l’effort de son génie,
Ce téméraire élan fut l’extrême agonie
De la Chimère antique, échouée à jamais,
Fossile gigantesque et pareil à l’épave
D’un dragon naufragé, mais dont l’essor se grave
En des rocs enfouis qui furent des sommets !

Aveuglés par la brume ou la splendeur des cimes.
Ils ont pu s’égarer, ces chercheurs magnanimes !
Pour tout voir au grand jour ils ont du moins tenté
Du suprême plateau la route âpre et sans roses.
Leurs aspirations vers la cause des causes
Ont de l’homme avec Dieu prouvé la parenté.