Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune (3p. 349-399).
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ACTE II

Scène première

LISETTE, ARLEQUIN


ARLEQUIN

Mon bijou, j’ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d’avis de vous en demander pardon, pendant que j’en ai la repentance.

LISETTE

Quoi ! un si joli garçon que vous est-il capable d’offenser quelqu’un ?

ARLEQUIN

Un aussi joli garçon que moi ! Oh ! cela me confond ; je ne mérite pas le pain que je mange.

LISETTE

Pourquoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

ARLEQUIN

J’ai fait une insolence ; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m’en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes ? dites-moi sans façon ; faites-moi bien de la honte, ne m’épargnez pas.

LISETTE

Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux ; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit.

ARLEQUIN, s’agenouillant.

M’amie, vous n’êtes point assez rude, mais je sais mon devoir.

LISETTE

Levez-vous donc, mon cher ; je vous ai déjà pardonné.

ARLEQUIN

Écoutez-moi ; j’ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j’ai dit… le reste est si gros qu’il m’étrangle.

LISETTE

Vous avez dit ?…

ARLEQUIN

J’ai dit que vous n’étiez qu’une guenon.

LISETTE, fâchée.

Pourquoi donc m’aimez-vous, si vous me trouvez telle ?

ARLEQUIN, pleurant.

Je confesse que j’en ai menti.

LISETTE

Je me croyais plus supportable ; voilà la vérité.

ARLEQUIN

Ne vous ai-je pas dit que j’étais un misérable ? Mais, m’amour, je n’avais pas encore vu votre gentil minois… ois… ois… ois…

LISETTE

Comment ! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là ? Vous ne m’aviez jamais vue ?

ARLEQUIN

Pas seulement le bout de votre nez.

LISETTE

Eh ! mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent ?

ARLEQUIN

Vous êtes délicieuse.

LISETTE

Eh bien ! vous ne m’avez pas insultée ; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l’amour que vous avez pour moi ? Allez, mon ami, ne songez plus à cela.

ARLEQUIN

Quand je vous regarde, je me trouve si sot !

LISETTE

Tant mieux, je suis bien aise que vous m’aimiez ; car vous me plaisez beaucoup, vous.

ARLEQUIN
, charmé.

Oh ! oh ! oh ! vous me faites mourir d’aise.

LISETTE

Mais, est-il bien vrai que vous m’aimiez ?

ARLEQUIN

Tenez, je vous aime… Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime ?… Cela est si gros, que je n’en sais pas le compte.

LISETTE

Vous voulez m’épouser ?

ARLEQUIN

Oh ! je ne badine point ; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire.

LISETTE

Vous êtes tout à moi ?

ARLEQUIN

Comme un quarteron d’épingles que vous auriez acheté chez le marchand.

LISETTE

Vous avez envie que je sois heureuse ?

ARLEQUIN

Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie : manger, boire et dormir, voilà l’ouvrage que je vous souhaite.

LISETTE

Eh bien ! mon ami, il faut que je vous avoue une chose ; j’ai fait tirer mon horoscope il n’y a pas plus de huit jours.

ARLEQUIN

Oh ! oh !

LISETTE

Vous passâtes dans ce moment-là, et on me dit : voyez-vous ce joli brunet qui passe ? il s’appelle Arlequin.

ARLEQUIN

Tout juste.

LISETTE

Il vous aimera.

ARLEQUIN

Ah ! l’habile homme !

LISETTE

Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu ; il refusera d’abord de le faire, parce qu’il s’imaginera que cela ne serait pas bien ; mais vous obtiendrez de lui ce qu’il aura refusé au seigneur Frédéric ; et de là, s’ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu’on m’a prédit. Vous m’aimez déjà, vous voulez m’épouser ; la prédiction est bien avancée ; à l’égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c’est ; mais vous savez bien ce qu’il vous a dit ; quant à moi, il m’a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez.

ARLEQUIN, étonné.

Cela est admirable ! je vous aime, cela est vrai ; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m’a proposé d’être un fripon ; je n’ai pas voulu l’être, et pourtant vous verrez qu’il faudra que j’en passe par là ; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d’arriver.

LISETTE

Prenez garde : on ne m’a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie ; on m’a seulement prédit que vous croiriez que c’en serait une.

ARLEQUIN

Je l’ai cru, et apparemment je me suis trompé.

LISETTE

Cela va tout seul.

ARLEQUIN

Je suis un grand nigaud ; mais, au bout du compte, cela avait la mine d’une friponnerie, comme j’ai la mine d’Arlequin ; je suis fâché d’avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric ; je lui ai fait donner tout son argent ; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution ; je ne devinais pas qu’il y avait une prédiction qui me donnait le tort.

LISETTE

Sans doute.

ARLEQUIN

Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse.

LISETTE

Oh ! gardez ce que vous avez reçu.

ARLEQUIN

Cet argent-là m’était dû comme une lettre de change ; si j’allais le rendre, cela gâterait l’horoscope, et il ne faut pas aller à l’encontre d’un astrologue.

LISETTE

Vous avez raison. Il ne s’agit plus à présent que d’obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise.

ARLEQUIN

Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m’embrasse plus de lui, la prédiction m’a transporté à vous, elle sait bien ce qu’elle fait, il ne m’appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m’en gausse, le vent me pousse, il faut que j’aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise.

LISETTE
, riant.

L’astrologue n’a pas parlé de cet article-là.

ARLEQUIN

Il l’aura peut-être oublié.

LISETTE

Apparemment ; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui.

ARLEQUIN

Voilà mon maître ; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu’il fera, et je vais voir s’il n’a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m’attendre chez le seigneur Frédéric.

LISETTE

Ne tardez pas.


Scène II

LÉLIO, ARLEQUIN


ARLEQUIN

Il ne me voit pas. Voyons sa pensée.

LÉLIO

Me voilà dans un embarras dont je ne sais comment me tirer.

ARLEQUIN

Il est embarrassé.

LÉLIO

Je tremble que la Princesse, pendant la fête, n’ait surpris mes regards sur la personne que j’aime.

ARLEQUIN

Il tremble à cause de la Princesse… tubleu !… ce frisson-là est une affaire d’État… vertuchoux !

LÉLIO

Si la Princesse vient à soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dérobera, et peut-être fera-t-elle pis.

ARLEQUIN

Oh ! oh !… la dérobera… Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille ! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue.

LÉLIO

J’aurais besoin d’une entrevue.

ARLEQUIN
, à part.

Qu’est-ce que c’est qu’une entrevue ? Je crois qu’il parle latin… Le pauvre homme ! il me fait pitié pourtant ; car peut-être qu’il en mourra ; mais l’horoscope le veut. Cependant si j’avais un peu sa permission… Voyons, je vais lui parler. (Il retourne dans le fond du théâtre et de là il accourt comme s’il arrivait, et dit :) Ah ! mon cher maître !

LÉLIO

Que me veux-tu ?

ARLEQUIN

Je viens vous demander ma petite fortune.

LÉLIO

Qu’est-ce que c’est que cette fortune ?

ARLEQUIN

C’est que le seigneur Frédéric m’a promis tout plein mes poches d’argent, si je lui contais un peu ce que vous êtes, et tout ce que je sais de vous ; il m’a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience ; ce que j’en dis, ce n’est que par manière de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu’il demande ? Vous savez que je suis pauvre ; l’argent qui m’en viendra, je le mettrai en rente ou je le prêterai à usure.

LÉLIO

Que Frédéric est lâche ! Mon enfant, je pardonne à ta simplicité le compliment que tu me fais. Tu as de l’honneur à ta manière, et je ne vois nul inconvénient pour moi à te laisser profiter de la bassesse de Frédéric. Oui, reçois son argent ; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t’ai dit que j’étais, et ce que tu sais.

ARLEQUIN

Votre foi ?

LÉLIO

Fais ; j’y consens.

ARLEQUIN

Ne vous gênez point, parlez-moi sans façon ; je vous laisse la liberté ; rien de force.

LÉLIO

Va ton chemin, et n’oublie pas surtout de lui marquer le souverain mépris que j’ai pour lui.

ARLEQUIN

Je ferai votre commission.

LÉLIO

J’aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent.


Scène III

ARLEQUIN, seul.


Quand on a un peu d’esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maître sans lui en demander honnêtement le privilège. À cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins… Mais voilà cette Princesse avec sa camarade.

Scène IV

LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN


LA PRINCESSE
, à Arlequin.

Il me semble avoir vu de loin ton maître avec toi.

ARLEQUIN

Il vous a semblé la vérité, Madame ; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire.

LA PRINCESSE

Va le chercher, et dis-lui que j’ai à lui parler.

ARLEQUIN

J’y cours, Madame. (Il va et revient.) Si je ne le trouve pas, qu’est-ce que je lui dirai ?

LA PRINCESSE

Il ne peut pas encore être loin, tu le trouveras sans doute.

ARLEQUIN
, à part.

Bon, je vais tout d’un coup chercher le seigneur Frédéric.


Scène V

LA PRINCESSE, HORTENSE


LA PRINCESSE

Ma chère Hortense, apparemment que ma rêverie est contagieuse ; car vous devenez rêveuse aussi bien que moi.

HORTENSE

Que voulez-vous, Madame ? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif ; je vous copie de figure.

LA PRINCESSE

Vous copiez si bien, qu’on s’y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille ; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l’aime, un homme à qui j’ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect ; cela est bien froid.

HORTENSE

Mais, Madame, ordinairement le respect n’est ni chaud ni froid ; je ne lui ai pas dit crûment : la Princesse vous aime ; il ne m’a pas répondu crûment : j’en suis charmé ; il ne lui a pas pris des transports ; mais il m’a paru pénétré d’un profond respect. J’en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place.

LA PRINCESSE

Vous êtes femme d’esprit ; lui avez vous senti quelque surprise agréable ?

HORTENSE

De la surprise ? Oui, il en a montré ; à l’égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu’il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu’on le devinât ; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui.

LA PRINCESSE
, souriant d’un air forcé.

Vous êtes fort contente de lui, Hortense ; n’y aurait-il rien d’équivoque là-dessous ? Qu’est-ce que cela signifie ?

HORTENSE

Ce que signifie je suis contente de lui ? Cela veut dire… En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui ; on ne saurait expliquer cela qu’en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement ? Je suis satisfaite de ce qu’il m’a répondu sur votre chapitre ; l’aimez-vous mieux de cette façon-là ?

LA PRINCESSE

Cela est plus clair.

HORTENSE

C’est pourtant la même chose.

LA PRINCESSE

Ne vous fâchez point ; je suis dans une situation d’esprit qui mérite un peu d’indulgence. Il me vient des idées fâcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout ; je crois que j’ai été jalouse de vous, oui de vous-même, qui êtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l’avez. Vous êtes aimable, Lélio l’est aussi ; vous vous êtes vu tous deux ; vous m’avez fait un rapport de lui qui n’a pas rempli mes espérances ; je me suis égarée là-dessus ; j’ai vu mille chimères ; vous étiez déjà ma rivale. Qu’est-ce que c’est que l’amour, ma chère Hortense ! Où est l’estime que j’ai pour vous, la justice que je dois vous rendre ? Me reconnaissez-vous ? Ne sont-ce pas là les faiblesses d’un enfant que je rapporte ?

HORTENSE

Oui ; mais les faiblesses d’un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n’avoir rien à démêler avec elles.

LA PRINCESSE

Écoutez ; je n’ai pas tant de tort ; tantôt pendant que nous étions à cette fête, Lélio n’a presque regardé que vous, vous le savez bien.

HORTENSE

Moi, Madame ?

LA PRINCESSE

Hé bien, vous n’en convenez pas ; cela est mal entendu, par exemple ; il semblerait qu’il y a du mystère ; n’ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n’osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute ?… Vous ne me répondez pas ?

HORTENSE

C’est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j’ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse ; cependant je n’y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire ; si je me tais, c’est du mystère ; si je parle, autre mystère ; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu’à la tête. En vérité, je n’ose pas me remuer ; j’ai peur que vous n’y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame ! Je n’en ai jamais vu de cette humeur-là.

LA PRINCESSE

Encore une fois, je me condamne ; mais vous n’êtes pas mon amie pour rien ; vous êtes obligée de me supporter ; j’ai de l’amour, en un mot, voilà mon excuse.

HORTENSE

Mais, Madame, c’est plus mon amour que le vôtre ; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous ; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence ? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m’appartient pas ; peut-on de fardeau plus ingrat ?

LA PRINCESSE
, d’un air sérieux.

Hortense, je vous croyais plus d’attachement pour moi ; et je ne sais que penser, après tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l’aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaît trop ; je n’y comprends rien ; on dirait presque que vous en avez peur.

HORTENSE

Ah la désagréable situation ! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté ! Que faudra-t-il donc que je devienne ? Les remarques me suivent, je n’y saurais tenir ; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot : je ne saurais donc me corriger ; voilà une querelle fondée pour l’éternité ; le moyen de vivre ensemble, j’aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse ; après cela il faut que je m’explique. Lélio m’a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m’estimez, vous me croyez fourbe ; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l’orage, vous mettez tout ensemble, je m’y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis ; je quitte la partie, je me sauve, je m’en retourne ; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse.

LA PRINCESSE
, la caressant.

Non, ma chère Hortense, vous ne me quitterez point ; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m’aimiez ; j’abjure toutes mes faiblesses ; vous êtes mon amie, je suis la vôtre, et cela durera toujours.

HORTENSE

Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez ; laissez-moi partir ; comptez que je le fais pour le mieux.

LA PRINCESSE

Non, ma chère ; je vais faire arrêter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens ; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu’avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble ; voilà tous les voyages que vous ferez ; point de mutinerie ; je n’en rabattrai rien. À l’égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera.

HORTENSE

Moi, voir Lélio, Madame ! Et si Lélio me regarde ? il a des yeux. Et si je le regarde ? j’en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas ? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d’un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite ? les fermerai-je ? les détournerai-je ? Voilà tout ce qu’on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D’ailleurs, s’il a toujours ce profond respect qui n’est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore : Cela est bien froid ; comme si je n’avais qu’à lui dire : Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d’être aveugle, sourde et muette ; je ne serais peut-être pas encore à l’abri de votre chicane.

LA PRINCESSE

Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur ; je vous connais : vous êtes bonne, mais impatiente ; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd’hui.

HORTENSE

Souffrez que je m’éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence ; n’est-ce pas la même chose ?

LA PRINCESSE

Ne m’en parlez plus, vous m’affligez. Voici Lélio, qu’apparemment Arlequin aura averti de ma part ; prenez de grâce, un air moins triste ; je n’ai qu’un mot à lui dire ; après l’instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientôt de ses sentiments, par la manière dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang ; mais il peut avoir le cœur pris.


Scène VI

LÉLIO, HORTENSE, LA PRINCESSE


LÉLIO

Je me rends à vos ordres, Madame. Arlequin m’a dit que vous souhaitiez me parler.

LA PRINCESSE

Je vous attendais, Lélio ; vous savez quelle est la commission de l’ambassadeur du roi de Castille, qu’on est convenu d’en délibérer aujourd’hui. Frédéric s’y trouvera ; mais c’est à vous seul à décider. Il s’agit de ma main que le roi de Castille demande ; vous pouvez l’accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions là-dessus ; je m’en tiens à souhaiter que vous les deviniez. J’ai quelques ordres à donner ; je vous laisse un moment avec Hortense, à peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l’estime que j’ai pour vous ait son aveu.

Elle sort.

Scène VII

LÉLIO, HORTENSE


LÉLIO

Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n’y a point de moments à perdre. Vous venez d’entendre la Princesse ; elle veut que je prononce sur le mariage qu’on lui propose. Si je refuse de le conclure, c’est entrer dans ses vues, et lui dire que je l’aime ; si je le conclus, c’est lui donner des preuves d’une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante ; que résolvez-vous en ma faveur ? Il faut que je me dérobe d’ici incessamment ; mais vous, Madame, y resterez-vous ? Je puis vous offrir un asile où vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires ?…

HORTENSE

Non, Monsieur, n’espérez rien, je vous prie ; ne parlons plus de votre cœur, et laissez le mien en repos ; vous le troublez, je ne sais ce qu’il est devenu ; je n’entends parler que d’amour à droite et à gauche, il m’environne ; il m’obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus.

LÉLIO

Quoi ! Madame, c’en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez ?

HORTENSE

Si vous cherchez à m’attendrir, je vous avertis que je vous quitte ; je n’aime point qu’on exerce mon courage.

LÉLIO

Ah ! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur.

HORTENSE

Eh ! Monsieur, je ne sais point ce qu’il m’en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent ; brisons là-dessus.

LÉLIO

Il n’est que trop vrai que vous pouvez m’écouter sans aucun risque.

HORTENSE

Il n’est que trop vrai ! Oh ! je suis plus difficile en vérités que vous ; et ce qui est trop vrai pour vous ne l’est pas assez pour moi. Je crois que j’irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous ! En vérité, Monsieur, vous n’y songez pas : il n’est que trop vrai ! Si cela était si vrai, j’en saurais quelque chose ; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas.

LÉLIO

Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu’ai-je fait depuis tantôt qui puisse mériter que vous la combattiez ?

HORTENSE

Ce que vous avez fait ? Pourquoi me rencontrez-vous ici ? Qu’y venez-vous chercher ? Vous êtes arrivé à la cour ; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime ; vous dépendez d’elle, j’en dépends de même ; elle est jalouse de moi : voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n’y a point de remède à cela, puisque je n’en trouve point.

LÉLIO
, étonné.

La Princesse est jalouse de vous ?

HORTENSE

Oui, très jalouse : peut-être actuellement sommes-nous observés l’un et l’autre ; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime ; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver : car enfin on se lasse. J’ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon cœur vous serait inutile ; vous ne m’écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh ! Lélio, qu’est-ce que c’est que votre amour ? Vous ne me ménagez point ; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage ? Je refuse de vous aimer : qu’est-ce que j’y gagne ? Vous imaginez-vous que j’y prends plaisir ? Non, Lélio, non ; le plaisir n’est pas grand. Vous êtes un ingrat ; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu’est-ce qui m’empêche de vous aimer ? cela est-il si difficile ? n’ai-je pas le cœur libre ? n’êtes-vous pas aimable ? ne m’aimez-vous pas assez ? que vous manque-t-il ? vous n’êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon cœur avec le péril qu’il y a de l’avoir ; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l’aurez point ; voilà d’où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous ? Que vous faut-il ? Qu’appelez-vous aimer ? Je n’y comprends rien.

LÉLIO
, vivement.

C’est votre main qui manque à mon bonheur.

HORTENSE
, tendrement.

Ma main !… Ah ! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux ; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu’il durât longtemps.

LÉLIO
, animé.

Mon cœur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prêtez-moi, de grâce, un moment d’attention, je vais vous instruire.

HORTENSE

Arrêtez, Lélio ; j’envisage un malheur qui me fait frémir ; je ne sache rien de si cruel que votre obstination ; il me semble que tout ce que vous me dites m’entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon cœur en repos, vous n’en faites rien ; voilà qui est fini ; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d’abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté ; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours : c’est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique ; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m’expliquer plus dure, je m’en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu’à présent vous ayez envie de parler de votre amour ; ainsi changeons de sujet.

LÉLIO

Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d’être uni pour jamais avec vous m’arrêtait encore ici ; je m’étais flatté, je l’avoue ; mais c’est bien peu de chose que l’intérêt que l’on prend à un homme à qui l’on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien ; vos refus n’en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame ; il n’y a plus de séjour ici pour moi ; je pars dans l’instant, et je ne vous oublierai jamais. Il s’éloigne.

HORTENSE
, pendant qu’il s’en va.

Oh ! je ne sais plus où j’en suis ; je n’avais pas prévu ce coup-là. (Elle l’appelle.) Lélio !

LÉLIO
, revenant.

Que me voulez-vous, Madame ?

HORTENSE

Je n’en sais rien ; vous êtes au désespoir, vous m’y mettez, je ne sais encore que cela.

LÉLIO

Vous me haïrez si je ne vous quitte.

HORTENSE

Je ne vous hais plus quand vous me quittez.

LÉLIO

Daignez donc consulter votre cœur.

HORTENSE

Vous voyez bien les conseils qu’il me donne ; vous partez, je vous rappelle ; je vous rappellerai, si je vous renvoie ; mon cœur ne finira rien.

LÉLIO

Eh ! Madame, ne me renvoyez plus ; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez ; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance…

HORTENSE
, vivement.

Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Échapper à nos malheurs ! Ne s’agit-il pas de sortir d’ici ? le pourrons-nous ? n’a-t-on pas les yeux sur nous ? ne serez-vous pas arrêté ? Adieu ; je vous dois la vie ; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m’aimez ; non, je n’en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel ; partez, ma tendresse vous l’ordonne ; ou restez ici l’homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse.

Elle s’en va comme en colère.

LÉLIO
, d’un ton de dépit.

Je partirai donc, puisque vous le voulez ; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n’y réussirez pas.

HORTENSE
, se retournant de loin.

Vous me rappelez donc à votre tour ?

LÉLIO

J’aime autant mourir que de ne vous plus voir.

HORTENSE

Ah ! voyons donc les mesures que vous voulez prendre.

LÉLIO
, transporté de joie.

Quel bonheur ! je ne saurais retenir mes transports.

HORTENSE
, nonchalamment.

Vous m’aimez beaucoup, je le sais bien ; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures…

LÉLIO

Que n’ai-je, au lieu d’une couronne qui m’attend, l’empire de la terre à vous offrir ?

HORTENSE
, avec une surprise modeste.

Vous êtes né prince ? Mais vous n’avez qu’à me garder votre cœur, vous ne me donnerez rien qui le vaille ; achevons.

LÉLIO

J’attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon père.

HORTENSE

Arrêtez, Prince ; Frédéric vient, l’Ambassadeur le suit sans doute. Vous m’informerez tantôt de vos résolutions.

LÉLIO

Je crains encore vos inquiétudes.

HORTENSE

Et moi, je ne crains plus rien ; je me sens l’imprudence la plus tranquille du monde ; vous me l’avez donnée, je m’en trouve bien ; c’est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez.

LÉLIO

Tout ira bien, Madame ; je ne conclurai rien avec l’Ambassadeur pour gagner du temps ; je vous reverrai tantôt.

Scène VIII

L’AMBASSADEUR, LÉLIO, FRÉDÉRIC


FRÉDÉRIC
, à part à l’Ambassadeur.

Vous sentirez, j’en suis sûr, jusqu’où va l’audace de ses espérances.

L’AMBASSADEUR
, à Lélio.

Vous savez, Monsieur, ce qui m’amène ici, et votre habileté me répond du succès de ma commission. Il s’agit d’un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maître. Tout invite à le conclure ; jamais union ne fut peut-être plus nécessaire. Vous n’ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet État, par les alliances…

LÉLIO

Laissons là ces droits historiques, Monsieur ; je sais ce que c’est ; et quand on voudra, la Princesse en produira de même valeur sur les États du roi votre maître. Nous n’avons qu’à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu’il y aura quelqu’une de vos provinces qui nous appartiendra.

FRÉDÉRIC

Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n’est pas besoin d’en appuyer le mariage dont il s’agit.

L’AMBASSADEUR

Laissons-les donc pour le présent, j’y consens ; mais la trop grande proximité des deux États entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientôt entre deux nations voisines, et dont les intérêts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués ; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nôtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n’avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face.

LÉLIO

Point du tout ; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siècles que cet État se défend contre le vôtre, où sont vos progrès ? Je n’en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez.

L’AMBASSADEUR

Vous ne vous êtes soutenus que par des secours étrangers.

LÉLIO

Ces mêmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services ; et voilà comment subsistent les États : la politique de l’un arrête l’ambition de l’autre.

FRÉDÉRIC

Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu’un, et qui n’auraient plus qu’un même maître.

LÉLIO

Fort bien ; mais nos peuples n’ont-ils pas leurs lois particulières ? Êtes-vous sûr, Monsieur, qu’ils voudront bien passer sous une domination étrangère, et peut-être se soumettre aux coutumes d’une nation qui leur est antipathique ?

L’AMBASSADEUR

Désobéiront-ils à leur souveraine ?

LÉLIO

Ils lui désobéiront par amour pour elle.

FRÉDÉRIC

En ce cas-là, il ne sera pas difficile de les réduire.

LÉLIO

Y pensez-vous, Monsieur ? S’il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l’entendez, ce n’est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos ; il n’appartient qu’à la fureur d’un ennemi de leur faire un présent si funeste.

FRÉDÉRIC
, à part, à l’Ambassadeur.

Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit.

L’AMBASSADEUR
, à Lélio.

Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose ?

LÉLIO

Je ne le rejette point ; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses ; après quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples ; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes.

FRÉDÉRIC

On décidera sur les vôtres.

L’AMBASSADEUR
, à Lélio.

Me permettez-vous de vous parler à cœur ouvert ?

LÉLIO

Vous êtes le maître.

L’AMBASSADEUR

Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d’en sortir, si la Princesse se marie ; mais le Roi mon maître est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j’en réponds pour lui.

LÉLIO
, froidement.

Ah ! de grâce, ne citez point ici le Roi votre maître ; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l’associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d’une manière noble et digne d’eux ; c’est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille.

L’AMBASSADEUR

Arrêtons là. Une discussion là-dessus nous mènerait trop loin ; il ne me reste qu’un mot à vous dire ; et ce n’est plus le roi de Castille, c’est moi qui vous parle à présent. On m’a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s’agit, tout convenable, tout nécessaire qu’il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l’on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n’ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore.

LÉLIO

Vous m’allez encore parler à cœur ouvert, Monsieur, et si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien ; la franchise ne vous réussit pas ; le Roi votre maître s’en est mal trouvé tout à l’heure, et vous m’inquiétez pour la Princesse.

L’AMBASSADEUR

Ne craignez rien ; loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux que l’apprendre à ceux qui l’oublient.

LÉLIO

Voyons ; j’en sais tant là-dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi ?

L’AMBASSADEUR

Des choses hors de toute vraisemblance.

FRÉDÉRIC

Ne les expliquez point ; je crois savoir ce que c’est ; on me les a dites aussi, et j’en ai ri comme d’une chimère.

LÉLIO
, regardant Frédéric.

N’importe ; je serai bien aise de voir jusqu’où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j’aurais fait bien du mal si j’avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu’un honnête homme se venge. Revenons.

L’AMBASSADEUR

Non, le seigneur Frédéric a raison ; n’expliquons rien ; ce sont des illusions. Un homme d’esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu’on vous attribue. La Princesse n’est sans doute que l’objet de vos respects ; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l’État.

LÉLIO

Je vous suis très obligé de vos conseils, Monsieur ; mais j’ai regret à la peine que vous prenez de m’en donner. Jusqu’ici les Ambassadeurs n’ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n’ose renverser l’ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre.

L’AMBASSADEUR

Je n’ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l’inclination pour la Princesse sur un portrait qu’il en a vu ; c’est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l’égalité d’âge et la politique doivent presser de part et d’autre. S’il ne s’achève pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu’elle ne sait pas, faites du moins qu’à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s’opposent en vous à ce qu’il souhaite ; la vengeance des princes peut porter loin ; souvenez-vous-en.

LÉLIO

Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l’examinerons plus à loisir ; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d’embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez.

L’AMBASSADEUR
, outré.

De vous ?

LÉLIO
, froidement.

Oui, de moi.

L’AMBASSADEUR

Doucement ; vous ne savez pas à qui vous parlez.

LÉLIO

Je sais qui je suis, en voilà assez.

L’AMBASSADEUR

Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez respect.

LÉLIO

Soit ; et moi je n’ai, si vous le voulez, que mon cœur pour tout avantage ; mais les égards que l’on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l’on doit aux princes ; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive ; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d’attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu’il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s’agit est vraiment convenable.

Il sort fièrement.


Scène IX

FRÉDÉRIC, L’AMBASSADEUR


FRÉDÉRIC

La manière dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses ; peut-être sous le titre d’Ambassadeur nous cachez-vous…

L’AMBASSADEUR

Non, Monsieur, il n’y a rien à présumer ; c’est un ton que j’ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a élevé.

FRÉDÉRIC

Eh bien ! que dites-vous de cet homme-là ?

L’AMBASSADEUR

Je dis que je l’estime.

FRÉDÉRIC

Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir ; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nôtres ?

L’AMBASSADEUR

J’y consens, à condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous ; je veux le combattre généreusement, comme il le mérite.

FRÉDÉRIC

Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général.

L’AMBASSADEUR

Ne vous en fiez pas à vous : vous haïssez Lélio, et la haine entend mal à faire des maximes d’honneur. Je tâcherai de voir aujourd’hui la Princesse. Je vous quitte, j’ai quelques dépêches à faire, nous nous reverrons tantôt.


Scène X

FRÉDÉRIC, ARLEQUIN, arrivant tout essoufflé.


FRÉDÉRIC
, à part.

Monsieur l’Ambassadeur me paraît bien scrupuleux ! Mais voici Arlequin qui accourt à moi.

ARLEQUIN

Par la mardi ! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope après vous ; vous êtes plus difficile à trouver qu’une botte de foin dans une aiguille.

FRÉDÉRIC

Je ne me suis pourtant pas écarté ; as-tu quelque chose à me dire ?

ARLEQUIN

Attendez, je crois que j’ai laissé ma respiration par les chemins ; ouf…

FRÉDÉRIC

Reprends haleine.

ARLEQUIN

Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi ! ohi ! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines ; je trottais par-ci, je trottais par-là, je trottais partout ; et y allons vite, et boute et gare. N’avez-vous pas vu le seigneur Frédéric ? Hé non, mon ami ! Où diable est-il donc ? que la peste l’étouffe ! Et puis je cours encore, patati, patata ; je jure, je rencontre un porteur d’eau, je renverse son eau : N’avez-vous pas vu le seigneur Frédéric ? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m’enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret ? J’y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m’apaise, et puis je reviens ; et puis vous voilà.

FRÉDÉRIC

Achève ; sais-tu quelque chose ? Tu me donnes bien de l’impatience.

ARLEQUIN

Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine ; pourtant j’en rabattrai beaucoup.

FRÉDÉRIC

Je n’ai point d’argent sur moi, mais je t’en promets au sortir d’ici.

ARLEQUIN

Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison ? Si j’avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé ; car, pendant que j’y suis, il faut que je vous tienne.

FRÉDÉRIC

Tu n’y perdras rien ; parle, que sais-tu ?

ARLEQUIN

De bonnes choses, c’est du nanan.

FRÉDÉRIC

Voyons.

ARLEQUIN

Cet argent promis m’envoie des scrupules ; si vous pouviez me donner des gages ; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple ? quand cela promet de l’argent, cela tient parole.

FRÉDÉRIC

Prends ; le voilà pour garant de la mienne ; ne me fais plus languir.

ARLEQUIN

Vous êtes honnête homme, et votre bague aussi. Or donc, tantôt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c’est une bénédiction, il parlait à lui tout seul…

FRÉDÉRIC

Bon !

ARLEQUIN

Oui, bon !… Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle ?

FRÉDÉRIC
, après avoir rêvé.

Tu m’en fais venir l’idée. Oui ; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier ; conforme-toi à ce que tu m’entendras dire.

Scène XI

LA PRINCESSE, HORTENSE, FRÉDÉRIC, ARLEQUIN


LA PRINCESSE

Eh bien ! Frédéric, qu’a-t-on conclu avec l’Ambassadeur ?

FRÉDÉRIC

Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable.

LA PRINCESSE

Lui, son sentiment est que j’épouse le roi de Castille ?

FRÉDÉRIC

Il n’a demandé que le temps d’examiner un peu la chose.

LA PRINCESSE

Je n’aurais pas cru qu’il dût penser comme vous le dites.

ARLEQUIN
, derrière elle.

Il en pense, ma foi, bien d’autres !

LA PRINCESSE

Ah ! te voilà ? (À Frédéric.) Que faites-vous de son valet ici ?

FRÉDÉRIC

Quand vous êtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zèle qu’il a pour vous l’oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mêlé ; mais je n’ai pas eu encore le temps de savoir ce que c’est.

LA PRINCESSE

Sachons-le ; de quoi s’agit-il ?

ARLEQUIN

C’est que, voyez-vous, Madame, il n’y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté.

HORTENSE

Eh quoi Madame, pouvez-vous prêter l’oreille aux discours de pareilles gens ?

LA PRINCESSE

On s’amuse de tout. Continue.

ARLEQUIN

Je n’entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient.

LA PRINCESSE

À merveille. Mais viens au fait sans compliment.

ARLEQUIN

Oh ! dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n’est pas le tout que d’ôter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. À cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j’écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j’étais là ; il se virait, je me virais ; c’était une farce. Tout d’un coup il ne s’est plus viré, et puis s’est mis à dire comme cela : ouf je suis diablement embarrassé. Moi j’ai deviné qu’il avait de l’embarras. Quand il a eu dit cela, il n’a rien dit davantage, il s’est promené ; ensuite il y a pris un grand frisson.

HORTENSE

En vérité, Madame, vous m’étonnez.

LA PRINCESSE

Que veux-tu dire : un frisson ?

ARLEQUIN

Oui, il a dit : je tremble. Et ce n’était pas pour des prunes, le gaillard ! Car, a-t-il repris, j’ai lorgné ma gentille maîtresse pendant cette belle fête ; et si cette Princesse, qui est plus fine qu’un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j’en dis du mirlirot. Là-dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu ! a-t-il dit, j’ai du guignon : je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon ; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu ! ai-je dit en moi-même, friponner, c’est le fait des larrons, et non pas d’une Princesse qui est fidèle comme l’or. Vertuchoux ! qu’est-ce que c’est que tout ce tripotage-là ? toutes ces paroles-là ont mauvaise mine ; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnête garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses : peut-être que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaît.

HORTENSE
, à part.

Quelle aventure !

FRÉDÉRIC
, à la Princesse.

Madame, vous m’avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio ; voyez l’abus qu’il fait de votre estime.

LA PRINCESSE

Taisez-vous ; je n’ai que faire de vos réflexions. (À Arlequin.) Pour toi, je vais t’apprendre à trahir ton maître, à te mêler de choses que tu ne devais pas entendre et à me compromettre dans l’impertinente répétition que tu en fais ; une étroite prison me répondra de ton silence.

ARLEQUIN
, se mettant à genoux.

Ah ! ma bonne dame, ayez pitié de moi ; arrachezmoi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine ! je ne suis qu’un butor, et c’est ce misérable conseiller de malheur qui m’a brouillé avec votre charitable personne.

LA PRINCESSE

Comment cela ?

FRÉDÉRIC

Madame, c’est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver ; je ne sais ce qu’il veut dire.

HORTENSE

Laissez, laissez-le parler, Monsieur.

ARLEQUIN
, à Frédéric.

Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m’avez pas voulu croire. Je ne suis qu’un chétif valet, et si pourtant, je voulais être homme de bien ; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n’a jamais eu le cœur d’être honnête homme.

FRÉDÉRIC

Il va vous en imposer, Madame.

LA PRINCESSE

Taisez-vous, vous dis-je ; je veux qu’il parle.

ARLEQUIN

Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m’a trouvé comme j’allais tout droit devant moi… Veux-tu me faire un plaisir ? m’a-t-il dit. — Hélas ! de toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. — Tiens, voilà une pistole. — Grand merci. — En voilà encore une autre. — Donnez, mon brave homme. — Prends encore cette poignée de pistoles. — Et oui-da, mon bon Monsieur. — Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maître ? — Et pourquoi cela ? — Pour rien, par curiosité. — Oh ! non, mon compère, non. — Mais je te donnerai tant de bonnes drogues ; je te ferai ci, je te ferai cela ; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles ; je la tiens dans ma manche ; je te la garde. — Oh ! oh ! montrez-la pour voir. — Je l’ai laissée au logis ; mais, suis-moi, tu l’auras. — Non, non, brocanteur, non. — Quoi ! tu ne veux pas d’une jolie fille ?… À la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l’âme ; il me semblait que je la voyais, qu’elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction ! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César ; vous m’auriez mangé de plaisir en voyant mon courage ; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j’ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu’elle n’est pas là ; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu’ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie.

LA PRINCESSE

Comment s’appelle-t-elle, cette fille ?

ARLEQUIN

Lisette. Ah ! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie ; avec cette créature-là, il faut que l’honneur d’un homme plie bagage, il n’y a pas moyen.

FRÉDÉRIC

Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d’impostures ?

ARLEQUIN

Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu’il m’a mise en gage pour de l’argent qu’il me doit donner tantôt. Regardez mon innocence. Vous qui êtes une princesse, si on vous donnait tant d’argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir ? Mettez la main sur la conscience. Je n’ai rien inventé ; j’ai dit ce que Monsieur Lélio a dit.

HORTENSE
, à part.

Juste ciel !

LA PRINCESSE
, à Frédéric en s’en allant.

Je verrai ce que je dois faire de vous, Frédéric ; mais vous êtes le plus indigne et le plus lâche de tous les hommes.

ARLEQUIN

Hélas ! délivrez-moi de la prison.

LA PRINCESSE

Laisse-moi.

HORTENSE
, déconcertée.

Voulez-vous que je vous suive, Madame ?

LA PRINCESSE

Non, Madame, restez, je suis bien aise d’être seule ; mais ne vous écartez point.

Scène XII

FRÉDÉRIC, HORTENSE, ARLEQUIN


ARLEQUIN

Me voilà bien accommodé ! je suis un bel oiseau ! j’aurai bon air en cage ! Et puis après cela fiez-vous aux prophéties ! prenez des pensions, et aimez les filles ! Pauvre Arlequin ! adieu la joie ; je n’userai plus de souliers, on va m’enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là (en montrant Frédéric).

FRÉDÉRIC

Que je suis malheureux, Madame ! Vous n’avez jamais paru me vouloir du mal ; dans la situation où m’a mis un zèle imprudent pour les intérêts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grâce ?

HORTENSE
, outrée.

Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu’on vous ôte la vie, pour vous délivrer du malheur d’être détesté de tous les hommes ? Voilà, je pense, tout le service qu’on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi.

Scène XIII

LÉLIO arrive, HORTENSE, FRÉDÉRIC, ARLEQUIN


FRÉDÉRIC

Que vous ai-je fait, Madame

ARLEQUIN
, voyant Lélio

Ah ! mon maître bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m’avez donné tantôt ; eh bien ce privilège est ma perdition : pour deux ou trois petites miettes de paroles que j’ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre ; et j’allais faire mes fiançailles.

LÉLIO

Que signifient les paroles qu’il a dites, Madame ? Je m’aperçois qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans le palais ; les gardes m’ont reçu avec une froideur qui m’a surpris ; qu’est-il arrivé ?

HORTENSE

Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu’il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul.

LÉLIO

Eh qu’a-t-il rapporté ?

HORTENSE

Que vous aimiez certaine dame ; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l’eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l’ôtât, si elle savait que vous l’aimiez.

LÉLIO

Et cette dame, l’a-t-on nommée ?

HORTENSE

Non ; mais apparemment on la connaît bien ; et voilà l’obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet.

ARLEQUIN

Oui, c’est fort bien dit ; il m’a corrompu ; j’avais le cœur plus net qu’une perle ; j’étais tout à fait gentil ; mais depuis que je l’ai fréquenté, je vaux moins d’écus que je ne valais de mailles.

FRÉDÉRIC
, se retirant de son abstraction.

Oui, Monsieur, je vous l’avouerai encore une fois, j’ai cru bien servir l’État et la Princesse en tâchant d’arrêter votre fortune ; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai ; mais quel pouvait être mon dessein ? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant ? Non, Monsieur ; trente années d’exercice m’ont rassasié d’emplois et d’honneurs, il ne me faut que du repos ; mais je voulais m’assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J’allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j’aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille ; vous l’avez refusée ; je l’avais prévu, et j’ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son cœur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu’elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j’appréhendais, et la raison de tous les efforts que j’ai fait contre vous. Vous m’avez cru jaloux de vous, quand je n’étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas : les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils ; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaître un zèle assez rare, et qui d’ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu’il en soit, tout louable qu’il est, ce zèle, je me vois près d’en être la victime. J’ai combattu vos desseins, parce qu’ils m’ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu’ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l’état où je suis, l’usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j’éprouverai, décidera de l’opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d’aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte ; je périrai du moins avec la consolation d’avoir été l’ennemi d’un homme qui, en effet, n’était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent.

ARLEQUIN

Il n’y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue.

LÉLIO
, à Frédéric.

Je vous sauverai si je puis, Frédéric ; vous me faites du tort ; mais l’honnête homme n’est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractère.

FRÉDÉRIC

Votre pitié !… Adieu, Lélio ; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne.

Il s’en va.

LÉLIO
, à Arlequin.

Va m’attendre.

Arlequin sort en pleurant.


Scène XIV

LÉLIO, HORTENSE


LÉLIO

Vous l’avez prévu, Madame, mon amour vous met dans le péril, et je n’ose presque vous regarder.

HORTENSE

Quoi ! l’on va peut-être me séparer d’avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime ! Montrez-moi du moins combien vous m’aimez, je veux vous voir.

LÉLIO
, lui baisant la main.

Je vous adore.

HORTENSE

J’en dirai autant que vous, si vous le voulez ; cela ne tient à rien ; je ne vous verrai plus, je ne me gêne point, je dis tout.

LÉLIO

Quel bonheur ! mais qu’il est traversé ; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais déclarer qui je suis à la Princesse, et lui avouer…

HORTENSE

Lui dire qui vous êtes !… Je vous le défends ; c’est une âme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l’aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui êtes ; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous êtes dans son palais sans secours, vous m’avez donné votre cœur, tout cela serait affreux pour elle ; vous péririez, j’en suis sûre ; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l’esprit ; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela ; mon amour le dit ; fiez-vous à lui, il vous connaît bien. Se voir enlever un homme comme vous ! vous ne savez pas ce que c’est ; j’en frémis, n’en parlons plus. Laissez-vous gouverner ; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-être allez-vous être arrêté ; ne restons point ici, retirons-nous ; je suis mourante de frayeur pour vous ; mon cher Prince, que vous m’avez donné d’amour ! N’importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu ; ne restons point à présent ensemble, peut-être nous verrons-nous libres.

LÉLIO

Je vous obéis ; mais si l’on s’en prend à vous, vous devez me laisser faire.