Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 219-224).


CHAPITRE XXIII.

LA SENTENCE.


Hendon eut un sourire. Il se pencha vers le roi et lui dit à l’oreille :

— Doucement, doucement, sire, ne parlez pas si vite, ou plutôt ne parlez pas du tout. Laissez-moi faire. Ayez confiance. Tout ira bien qui finira bien.

Puis il ajouta mentalement :

Sir Miles ! Miséricorde ! J’avais complètement oublié mon titre de noblesse ! Que Dieu me bénisse, si j’y puis rien comprendre ! Le malheur et le danger ne lui font point perdre la mémoire de ses coquecigrues !… Sir Miles ! Ce titre de chevalier ferait bien sur un parchemin ; c’est égal, sa folie ne le rend point injuste, car enfin ce titre, je l’ai quelque peu mérité. Je ne suis, il est vrai, qu’une ombre de chevalier avec l’ombre d’un titre, dans le royaume des ombres et des rêves, mais cela vaut peut-être mieux que d’être un vrai comte dans un vrai royaume, et de servir un vrai roi qui n’irait peut-être pas à la cheville de ce petit roi pour rire !

En ce moment, il y eut une bousculade dans la foule. Un officier de justice se frayait un passage au milieu des curieux. Il arriva jusqu’au roi et lui posa la main sur l’épaule.

— Doucement, mon ami, doucement, dit Hendon. Retirez votre main, je vous prie. Il ira où vous voudrez, je réponds de lui. Marchez devant, nous vous suivrons.

Le représentant de la loi ne répondit point. Il fit signe à la foule de se ranger. Puis il ouvrit la marche avec une grave lenteur. La femme était à côté de lui, son paquet sous le bras. Miles et le roi venaient derrière. La foule fermait le cortège. Le roi voulait regimber ; Hendon lui dit tout bas :

— Songez-y bien, sire, la loi est comme le souffle bienfaisant de la royauté ; qui mieux que vous peut donner l’exemple de la soumission aux officiers de la justice royale ? La loi a été violée. Quand le Roi sera remonté sur son trône, il n’aura point à rougir d’avoir, le jour où il ne paraissait être qu’un simple sujet, prouvé à son peuple que la loi doit être souveraine.

Ces paroles firent une profonde impression sur l’esprit de l’enfant.

— Vous avez raison, sir Miles ; je n’ai pas besoin d’en entendre davantage. Je saurai montrer à mon peuple que le Roi d’Angleterre n’impose point à ses sujets d’autres lois que celles qu’il veut observer lui-même.

Quand la femme fut appelée à témoigner devant le magistrat, elle prêta serment que le prisonnier, assis sur le banc des accusés, était bien celui qui avait commis le vol. Aucun témoin à décharge ne se présenta. La culpabilité du roi était évidente. N’avait-il pas été pris en flagrant délit ?

Alors on examina de plus près les pièces de conviction. Le magistrat plongea la main dans le panier et en retira le paquet qu’il ouvrit.

Il y trouva un petit cochon de lait.

Le juge pâlit. Hendon pâlit aussi. Un frissonnement circula dans la foule.

Le roi demeurait immobile, calme, presque indifférent.

Le juge réfléchit longtemps. Il avait l’air atterré. Enfin il regarda la femme avec une visible anxiété, et demanda :

— À combien évaluez-vous cet objet qui vous appartient ?

La femme fit une révérence et répondit :

— À trois shillings et huit pence, Votre Honneur. Pas un penny de moins, et je ne mens pas.

Le juge attacha sur la foule ses yeux attristés, puis il fit signe au constable et dit :

— Faites sortir l’assistance et fermez les portes.

Le constable obéit. Il ne resta plus dans la salle que le magistrat et l’officier de justice, l’accusé, le témoin et Miles Hendon. Celui-ci était livide et pétrifié. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son grand front et ruisselaient le long de ses joues.

Le juge se tourna pour la seconde fois vers la femme, et d’une voix où perçait la compassion :

— Ce malheureux enfant, dit-il, est ignorant, et c’est la faim sans doute qui l’a poussé à commettre ce méfait, car les temps où nous vivons sont durs pour les misérables : regardez-le bien, il n’a pas l’air mauvais, mais quand la faim vous pousse !… Femme, savez-vous que celui qui est accusé et convaincu d’avoir volé un objet de la valeur de treize pence et demi, doit être pendu ? C’est la loi !

Le petit roi tressaillit. Il était consterné, mais il se maîtrisa et se tut.

La femme avait bondi de frayeur.

— Ah ! mon Dieu ! juste ciel ! miséricorde ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que je viens de faire ! Je ne voudrais pas que ce pauvre petit fût pendu pour tout l’or du monde. Il m’a volée, c’est vrai ; mais enfin on m’a rendu mon cochon ! Ah ! ce n’est pas possible, Votre Honneur, je vous en supplie ; que faire, comment empêcher ce malheur ?

Le juge demeurait grave et pensif.

— Vous avez encore le droit, dit-il, de revenir sur la valeur déclarée, puisqu’il n’y a pour le moment rien d’écrit ni de signé au procès-verbal.

— Au nom du ciel, mettez huit pence seulement, je vous en conjure, et que le bon Dieu me préserve de faire mener cet enfant à la potence !

Miles Hendon était si fou de joie qu’il oublia le respect dû à la justice. Il se jeta au cou de la brave femme et l’embrassa sur les deux joues. Puis il souleva le roi et le pressa contre son cœur.

La femme se retira en manifestant sa satisfaction par de grandes exclamations. Elle prit son cochon dans ses bras et fit un pas vers la porte de sortie. Le constable ramassa le panier vide qui était resté sur la table et la suivit.

Le magistrat avait ouvert un registre et écrivait.

Hendon, toujours l’œil au guet, était intrigué de la disparition du constable. Il sortit de la salle sur la pointe des pieds et rejoignit en un clin d’œil l’officier de justice et la femme.

Alors il entendit la conversation suivante :

— Il est gros et engraissera bien ; je l’achète, voici les huit pence.

— Huit pence ! vous n’y songez pas. Il me coûte trois shillings et huit pence, en bonne et loyale monnaie d’Angleterre, à l’effigie du roi Henri, que Dieu ait son âme. Huit pence ! Vous vous moquez de moi !

— Ah ! c’est comme ça que vous l’entendez ! Vous venez de prêter serment que le cochon vaut huit pence. Vous avez donc fait un faux témoignage. Vous allez me suivre devant le magistrat pour répondre de votre crime. Et comme il y a flagrant délit, vous serez condamnée sur l’heure et pendue demain, et l’enfant aussi.

La femme poussa un cri de terreur.

— Tenez, tenez, dit-elle éperdument, prenez-le, je ne discute plus. Donnez-moi vos huit pence et ne dites plus un mot. Surtout ne parlez pas au magistrat.

Le constable avait passé sous son bras le panier où il avait mis le cochon. La femme s’était enfuie comme si elle eût vu le diable.

Hendon revint à pas de loup dans la salle de justice. Le constable l’y suivit presque aussitôt et déposa prudemment sa précieuse acquisition dans un coin.

Le magistrat écrivait toujours.

Enfin il s’arrêta, fixa ses lunettes sur son nez et lut au roi, d’une voix traînante, la sentence qui le condamnait à être emprisonné dans la prison commune, pour ensuite être fouetté en place publique.

Le roi abasourdi ouvrit la bouche. Il allait donner l’ordre d’arrêter le juge et de lui trancher la tête sans autre explication, mais un geste de Hendon l’arrêta, et il ferma la bouche avant que les paroles ne fussent arrivées à ses lèvres.

Hendon lui prit la main, s’inclina devant le magistrat, et suivit le constable qui les conduisit à la prison.

Ils avaient à peine mis le pied dans la rue, que le roi retira sa main avec violence et s’écria indigné :

— Me laisser mener en prison, jamais ; on me tuera d’abord.

Hendon se baissa vers l’enfant, et dissimulant sa voix pour n’être pas entendu par le constable :

— Ayez confiance en moi ! N’aggravez pas notre situation par vos discours inconsidérés. Laissez-moi faire, vous dis-je, et si je ne réussis pas, à la grâce de Dieu. Ce qui est est, vous avez beau vous démener, vous n’y pouvez rien changer. Donc paix et patience ! Encore une fois, laissez-moi faire, tout n’est pas perdu. Qui vivra verra !